Chapitre VI. Le démoniaque, envers du divin
p. 135-145
Texte intégral
1D’entrée de jeu, je voudrais dissiper un malentendu possible sur l’apport du théologien. Monsieur Vergote, dans son intervention sur le démoniaque, a utilisé les méthodes des sciences humaines, et en conséquence il devait mettre entre parenthèses la question de l’existence ou de l’individualité de Satan. Ce qu’il a fait avec beaucoup d’honnêteté. Mais, me semble-t-il, il a prêté au théologien une autorité qu’il ne détient pas. En effet, dit-il, il est « du ressort du théologien de juger si l’existence de Satan est révélée ou non ».
2C’est faire porter au théologien une responsabilité trop lourde dans la communauté ecclésiale. Le théologien est un croyant parmi d’autres. C’est la communauté ecclésiale qui témoigne de la Parole, c’est elle qui juge si telle doctrine relève de la cohérence de sa foi, si elle est révélée. Le théologien ne décide pas, il n’a pas le don de voyance, il interprète ce dont témoigne la communauté ecclésiale. Si ce témoignage n’est pas assuré, le théologien ne peut le faire accéder à la certitude. Je n’ai donc aucune autorité pour décider de l’individualité de Satan, je fournirai quelques éléments vous conduisant sinon à décider par vous-même, du moins à prendre quelques distances avec les idées reçues, et ainsi sans doute, à être plus attentifs au noyau de la foi ecclésiale.
3J’indique la logique de mon intervention : la figure satanique représente le précipité de ce qui est devenu de plus en plus intolérable dans la manière d’entendre le divin en le rendant responsable à égalité des biens et des maux ; le divin ayant dérivé vers un excès du bien a appelé son contraire : l’excès du mal — excès apparemment nécessaire à l’intelligence du caractère tragique ou contradictoire de l’existence humaine.
4Pour clore cette introduction, je cite le texte de H. Rousseau, emprunté à l’Encyclopaedia Universalis (art. Satan). Ce texte pose lucidement le problème qui nous occupe.
Toutes les religions croient en des esprits malfaisants. Dans la tradition judéo-chrétienne, toutefois, une telle croyance s’est structurée de manière originale autour de la figure d’un prince des démons, Satan ou le Diable : cette originalité se dégage de la comparaison avec des figures analogues qu'on peut observer dans le mazdéisme, la gnose, le manichéisme, le catharisme et qui se présentent sous d’autres noms tels que Ahriman, le Prince des Ténèbres, Satanaël. Esquissée dans l’Ancien Testament, la figure de Satan a été progressivement précisée par la théologie chrétienne ; cependant le problème doctrinal a toujours été complexe et controversé, car il ne s’agit pas là d'un objet qu’on puisse décrire en lui-même, mais d’une représentation qui ne se comprend que dans le contexte des systèmes théologiques variés s’efforçant d’interpréter les indications éparses des Écritures juives et chrétiennes.
5L’auteur conclut :
Le problème de Satan se ramène à celui du mal. Quelle est la réalité de celui-ci ? Peut-on le réduire à un concept impersonnel ? Est-ce une puissance indéterminée, diffuse et insaisissable qu’on pourrait ramener à la nature ? Peut-on penser le mal sans le personnaliser ? L’incognito de Satan indique-t-il sa suprême ruse ou son inexistence ?
6Ces questions habiteront l’exposé qui suit. Je l’organise ainsi : un premier point sera consacré au démoniaque et à l’ambiguïté du divin dans l’Écriture, dans un second point je proposerai une interprétation théologique tournant autour du thème de la métaphore nécessaire ou de l’individualité énigmatique. La conclusion sera consacrée à une réflexion sur le tragique.
1. L’Écriture : le démoniaque et l’ambiguïté du divin
7Je présente de façon schématique les données de l’un et l’autre testaments au sujet du démoniaque. Mon but n’est pas tant d’élaborer une exégèse savante et pointilleuse que de dégager les interrogations qui deviendront matière de la réflexion théologique.
A. L’Ancien Testament
8Il existe une grande différence entre la littérature environnant Israël et la Bible au sujet du « démoniaque ». Dans le premier cas, on a affaire à une luxuriance étonnante, dans le second la sobriété domine.
9Déjà les textes à ce sujet sont peu nombreux. Entre Gen 3 et les textes tardifs de l’introduction du livre de Job, de Sag 2, 24 et d’Ecclésiastique 25, 23, il n’existe aucun témoin biblique.
10Cette sobriété s’explique : dans l’Ancien Testament, il n’existe pas de place pour assurer une fonction aux démons. En effet, les écrits bibliques anciens reportent sur Dieu ce que les traditions orientales reconnaissent être l’effet des démons : maladies, malheurs, mort. Les anciennes traditions n’hésitent pas à faire de Yahweh l’agent immédiat du malheur ou même du crime : ainsi Yahweh rend lépreuse la sœur de Moïse (Deut 24, 9 etc.). Ces traditions ne distinguent pas entre une volonté ferme de Dieu et un laisser-faire ou une volonté permissive de sa part. On fera donc de Dieu le tentateur : Dieu tente Abraham : Gen, 22, 1 ; il endurcit Pharaon : Ex 7,13.22 ; un mauvais esprit fond sur Saül, c’est un esprit de Yahweh : 1 Sam 16, 14 ; Yahweh envoie un mauvais esprit aux gens de Sichem et à Abimelek pour les inciter à la révolte les uns contre les autres (Jug 9, 23). Il pousse David à recenser le peuple d’Israël (2 Sam 24, 1) et l’accuse ensuite de folie et de péché au point de le sanctionner sévèrement (2 Sam 24,10 : il faut comparer ce texte avec le passage parallèle de 1 Chron 21, 1, Yahweh y est disculpé. En effet, il n’y est plus question de la colère ou de la tentation de Yahweh, mais bien de Satan, ange exécuteur des volontés de Yahweh).
11Le transfert de l'exécution des maux à un ange est certes une idée ancienne. L’ange exécuteur apparaît dans le ravage de Jérusalem (1 Sam 24,16 cfr 1 Chron 21,15), cet ange est analogue à celui qui détruisit Sodome (Gen 19, 13), et à celui qui frappa les premiers nés des Egyptiens (Ex 12, 23) ; la Sag 18, 14-16 paradoxalement, identifiera cet ange exterminateur à la parole de Dieu. Il est analogue également à l’ange qui abattra 180 000 Assyriens (2 Reg 19, 35) ou frappera à mort les deux calomniateurs de Suzanne (Da 13, 55-59).
12Ces variations dans les exécuteurs des malheurs : Y ahweh, colère de Y ahweh, ange exterminateur, Parole de Dieu, Satan, témoignent de l’hésitation à attribuer à Yahweh lui-même les effets malheureux et assurent de la tendance à les lui soustraire. On se décide peu à peu à ne plus reporter sur Yahweh les aspects démoniques de l’existence.
13Le personnage occulté sous les fonctions d'ange exterminateur apparaît sous le nom de l’Adversaire, de l’accusateur, de Satan dans le Prologue du livre de Job 1 et 2. Mais il faut tout de suite noter que dans le poème, tout se passe comme si Dieu était seul en cause. L’Adversaire n’y jouit d’aucune activité, il est étrangement absent.
14Le personnage de l’accusateur n’a rien de commun avec la figure traditionnelle ou populaire du diable. Dans le Prologue du livre de Job, il a le statut d’un ange se présentant devant Yahweh, il siège parmi les fils de Dieu. Il détient une fonction d’accusateur public au tribunal céleste. Il a pour tâche de faire respecter les droits de Dieu. Apparemment, il n’agit que dans l’intérêt et sur l’ordre de Yahweh. Cependant, il prend trop au sérieux son rôle ; son zèle cache mal une volonté hostile aux hommes. Il agit avec Job comme s’il en voulait non seulement à ses biens, mais à sa justice. Ne croyant d’ailleurs ni à sa sincérité, ni à sa justice, il pousse Job dans une situation où la vérité de sa perversité finira par éclater. Il semble faire sien le jugement de la femme de Job : blasphème donc Dieu et meurs. Aussi le prologue du livre de Job, à partir d'une tradition difficile à déterminer, trace un portrait de l’accusateur public qui est fort proche du caractère énigmatique du serpent de Gen 3.
15Ce personnage reparaît dans la vision de Zach 3, 15. Il joue le rôle d’accusateur placé à la droite de l’ange de Yahweh, il intervient ici dans le jugement à porter sur Israël. Dans ce cadre, il se rapproche du rôle d’un ennemi, il est presque l’Adversaire. Le cadre de ce jugement en Zacharie reprend celui d’un vieux récit : la vision de Michée en 1 R 22, 19-22. L’esprit du mensonge y tient la place de l’accusateur. Il s’agit alors d’un instrument de Yahweh.
16Si on compare ce texte ancien aux deux précédents (Job et Zach), on se convainc que le souci animant les écrivains bibliques est d’éviter le dualisme, c’est-à-dire de mettre en face de Yahweh un principe inverse aussi puissant que lui (dans les religions des peuples environnants, les démons étaient les rivaux des dieux).
17Ajoutons que si la Bible nomme l’ange accusateur, c’est en vue de lui reconnaître un rôle officiel au tribunal de Yahweh, donc de l’insérer dans une dépendance à l’égard de Yahweh, comme s’il avait été nommé par lui : l’accusateur est ainsi privé d’autonomie, mais son zèle donne l’impression qu’il rue dans les brancards ou qu’il désire s’installer à son compte. Notons enfin que là où des démons portent un nom, celui-ci est emprunté au folklore ; comme tels, ces démons n’ont aucun rôle dans la Bible. On peut dire que Satan n’est alors que la représentation de l’ambiguïté du divin : créateur et destructeur. La tendance émerge peu à peu : séparer radicalement l’activité créatrice de l’activité destructrice.
18C’est sur cette toile de fond qu'il faut relire ce qui est dit de la figure du serpent en Gen 3.
19Gen 3 ne parle pas explicitement de Satan, il introduit une figure pour signifier une possibilité autre que le paradis innocent. Toutefois, le serpent y est campé de telle façon que le Nouveau Testament n’ajoutera rien à son sujet.
20L’explication de ce texte n’est pas simple. J’indique ici quelques points qui me paraissent importants pour l’interprétation théologique.
211. Gen 3 écarte le dualisme : en effet le serpent est une créature et il est sous la souveraineté de Dieu, il sera maudit (3, 14). Cette créature n’est pas banale : elle est suprêmement habile à manipuler la question, elle est savante, elle sait ce que ni Adam ni Eve ne savent. Sa forme de questionnement correspond à la phrase de Cioran : la liberté est d’essence démoniaque.
222. Gen 3 insinue que le serpent est animé d'une intention perverse. Plus tard, le livre de la Sagesse (2, 24), parlera de sa jalousie, de sa volonté de ravir à l’homme l’immortalité. Mais le texte de la Genèse ne dit rien de tel. Il suggère seulement son ironie.
233. Gen 3 décrit le serpent comme une figure ambiguë. En effet celui-ci apparaît soucieux des intérêts d’Eve, il lui montre sa naïveté, il l’incite à ne pas prendre au sérieux l’interdit de Dieu, car cet interdit cache quelque chose qui n’est pas avouable : Dieu a peur de perdre ses privilèges, il n’a aucun souci du bonheur des hommes. Aussi passer outre à l’interdit, c'est faire éclater la vérité : Eve sera au rang de Dieu, elle maîtrisera le bien et le mal, elle ne sera plus un enfant berné. La question fait douter Eve de Dieu : le serpent n’a pas menti, Eve sait la vérité, mais la connaissance du bien et du mal n’est que la caricature du rang divin. Eve a été bernée.
24Je résume les résultats de ce parcours vétéro-testamentaire. L’interprétation du rôle de l’Accusateur et de l’Interrogateur n’est pas simple. S’agit-il de la personnification d’une possibilité énigmatique de Yahweh ? Ou bien cette figure fournit-elle le moyen de dédouaner Yahweh des aspects négatifs de son action lorsqu’elle prend la forme de l’accusation ? Celle-ci revêt alors un aspect agressif qui s’accorde mal avec les qualités par ailleurs reconnues au Dieu de l’Alliance.
25S’agit-il d’un opérateur énigmatique unique, personnage imaginé, identique en Gen 3, Sag 2, 24 et Z 3, 1-5, non plus seulement adversaire de l’homme mais ennemi de Dieu et l’atteignant dans son œuvre ? Ou bien n’a-t-on affaire qu’à un moyen littéraire de dédouaner l’homme ?
26En somme, Satan ne joue-t-il pas le double rôle de bouc émissaire innocentant à la fois Dieu et les Hommes ? Il représenterait la faille nécessaire à toute explication théiste ou anthropocentrique. Le Nouveau Testament permet-il d’échapper à cette ambiguïté ?
B. Le Nouveau Testament
27A titre de remarque préliminaire, et cependant nécessaire à une juste évaluation du témoignage néotestamentaire sur le monde invisible pervers, il faut se souvenir de l’exubérance de la démonologie judaïque, précédant, accompagnant ou suivant l’époque néo-testamentaire.
28Dans des écrits contemporains à ceux du Nouveau Testament, on spécule sur les noms des démons, leurs habitats, leurs natures et surtout sur la raison de leur péché. Plusieurs raisons de leur chute sont avancées :
- en Henoch slave ch. 29, c’est leur révolte contre Dieu,
- dans la Vie d’Adam et Eve ch. 13-16, c’est leur refus de rendre hommage à Adam (et plusieurs Pères reprenant ce thème y verront le refus de reconnaître le Christ, le Nouvel Adam)
- dans l’Henoch éthiopien, ch. 6, 7, 15, c’est leur union aux filles des hommes, thème tiré de Gen 6, 1-4.
29Des traces sans importance de ces spéculations apparaissent dans le Nouveau Testament. Il semble qu’il s’agisse plus d’allusions que de prises en compte. Citons dans l’Apocalypse, le chapitre 12 et Luc 10, 18 où la thèse de l’Henoch slave semble être connu, et Jud. 6 où le thème de la Vie d’Adam et Eve semble être à l’horizon. En réalité, ce sont là des éléments annexes. Malgré une allusion constante, en raison des maladies dont on les dit être la cause, et donc de présence massivement démoniaque, le Nouveau Testament est sobre et construit sa démonologie à partir d’un seul personnage : le serpent de Gen. 3 auquel on attribuera soit le nom de Prince de ce monde, soit celui de diable (Jo 12,31, Paul 2 Cor 4, 4, 1 Jo 3 8). D’entrée de jeu se manifeste une différence radicale avec l’Intertestamentaire. C’est celle-ci qu’il nous faut fonder en montrant quel rôle le Nouveau Testament attribue à la figure diabolique.
30Le Nouveau Testament oppose deux règnes : celui du Fils de l’homme venu pour détruire les œuvres du diable (1 Jo 3 8), celui du diable se réalisant par la mort. Le moyen qu’il utilise pour y précipiter les hommes, c’est la séduction. Ce règne pour la mort est suggéré par Héb 2, 14 ou 1 Cor 15, 2428. Quant à la séduction, elle est évoquée en Apoc. 12, 9 et 20, 8 s.
31Jésus (Col 1, 13) arrache à cette situation mortelle et transfère dans le Royaume. Ainsi l’Accusateur de l’Ancien Testament, qui peu à peu devenait adversaire, est décidément l’Adversaire par excellence. Jésus entreprend la lutte contre lui, contre sa séduction et son pouvoir, la mort. Cette lutte s’inscrit dans sa vie telle que nous la présente le récit évangélique : lutte qui s’ouvre par la tentation (Mtt 4,1), qui se poursuit dans la délivrance des possédés (Mc 3, 22 s.), qui s’inscrit dans l’affrontement avec l’incrédulité des chefs juifs (Jo 8, 44 et Mtt 13, 38), et qui s’achève à la Passion (comparer Luc 4, 13 et 22, 53). Celle-ci représente l’effort suprême de la figure diabolique pour vaincre Jésus (Jo 13, 2-27 et Jo 14, 30), mais, paradoxalement, elle inaugure la victoire de Jésus (Luc 10, 17-20 ; Jo 14, 30 ; Jo 12, 31 ; 16, 11 ; Apoc 12, 9-13). Dès lors le Royaume du monde, qui revenait à Satan, est désormais à Christ.
32Cette dramatisation de la vie de Jésus, s’achevant par une victoire, se prolonge dans la dramatisation de la vie du disciple, car la défaite de Satan par rapport à Jésus ne le prive pas de tout pouvoir : il ne cesse de rôder pour dévorer (1 P 5,8), il cherche à séduire (1 Th 3,5). Les jeux ne sont pas faits : il faut choisir son camp (1 Jo 5, 18 s.). Cependant, le règne de Satan est désonnais provisoire et sans avenir : sa fin est déjà racontée (Apoc 20). L’Apocalypse est la chronique d’une mort annoncée.
33Je rassemble l'apport du Nouveau Testament.
34Il présente :
- Une double dramatisation : le combat de Jésus contre ce maître de la mort, le combat du chrétien contre la fascination de ce seigneur de la mort.
- Un jeu de personnalisation. La figure de l’accusateur se transforme en adversaire conscient, patient, haineux, persistant, visant à construire un ContreRoyaume, une contre-utopie. Mais cet adversaire n’est jamais décrit en luimême. Certes, on fait allusion à son mensonge, mais en fonction des choix pervers des hommes.
- Une fonction. Elle pourrait être exprimée à trois niveaux :
- établir que les choix pervers des hommes dépassent leur capacité de lucidité, et pour leur origine et pour leurs effets. Ceci est le cas de la décision de Judas comme celle des chefs juifs à propos de l’assassinat de Jésus.
- indiquer que le choix pervers enchaîne. Il vend à un maître, et l’homme est esclave : il n’a pas le pouvoir de maîtriser la logique issue d’un choix pervers.
- souligner la nécessité d’un acte libérant, issu d’un autre pouvoir, et supérieur à tout pouvoir enchaînant. Cet acte libérant sera l’acte de Jésus. Jésus voit Satan tomber du ciel.
35Je dirai donc en conclusion : le Nouveau Testament relativise et démythise la puissance de Satan. Désormais la victoire du Christ est définitive et Satan n’a de pouvoir qu’à partir de nous-mêmes.
36Le Nouveau Testament personnalise l’Adversaire, auquel il oppose un Avocat, sans qu’on puisse préciser s’il s’agit là d’un effet littéraire, symbolique, ou d’une volonté explicite, Satan n’intéressant jamais dans son destin, mais uniquement dans ses effets.
37La question demeure : Satan symbolise-t-il les conséquences tragiques du choix pervers et notre incapacité à en dire l’origine et les effets ? Bref, est-il le moyen d’arracher Dieu à l’ambiguïté du Créateur-destructeur ? Ou bien est-il l’Adversaire, surhumain, invisible, intelligent des hommes et de leur bonheur ?
2. L’interprétation théologique
38L’Écriture, malgré son caractère démythisant, laisse entière la question de l’interprétation du monde invisible maléfique : Satan est-il une fonction imaginaire ou un Adversaire personnel ?
39L’interprétation de l’Écriture se situe au sein d’une tradition dont je rappelle les deux points essentiels :
- l’acte créateur de Dieu porte sur la totalité : monde visible et invisible
- les démons furent créés bons.
40Le but de cette double affirmation est le suivant : Dieu seul est Dieu, il n’existe pas d’autre principe en face de lui, fût-ce dans l’ordre du mal (la force du mal étant si présente, il était nécessaire de le préciser). Cette affirmation recoupe une croyance générale et non spécifiquement chrétienne : il y a des démons mauvais et pas seulement des hommes pervers.
41Je dirai donc que la foi de l’Église pourrait s’exprimer ainsi :
42S’il y a des démons (ce dont traditionnellement, nul n’a douté), ils ont pour fonction de démythiser la question issue de la prolifération et de la permanence du mal, en l’arrachant à l’ordre du divin, et en le fondant dans des libertés responsables. Cette démythisation a pour fin de soustraire à la crainte de Satan et de son pouvoir, forme de la séduction du mal. En ce sens, la foi est une thérapie de la peur à l’égard des forces maléfiques qui seraient imaginées égales à Dieu.
43Le double fondement de cette démythisation est :
- l’acte créateur de Dieu : il exprime l’option anti-manichéenne.
- La victoire du Christ : nous avons un adversaire, mais il est celui du Christ.
44Nous n’avons plus d’accusateur, mais un Avocat, notre accusateur étant d’abord celui de Dieu, avant d’être le nôtre.
45Cette fonction démythisante de la foi n’est pas sans ambivalence.
46En effet, rehausser la toute-puissance de Dieu, l’innocenter de tout mal, priser fort la victoire du Christ contribuent à renforcer les images populaires : le diable doit être un adversaire digne de Dieu (images dont on essaie de se défendre par le grotesque). Ainsi la fonction démythisante du dogme créateur et de l’Écriture perd de son efficacité en raison de la nécessité de maintenir l'effet dramatique (lutte entre le Diable et le Bon Dieu) et de désigner un bouc émissaire redoutable de puissance et d’intelligence. Aussi la purification du démonisme qu’entreprend l’Écriture n’a trouvé son effectivité que par un apport extérieur : la destruction de la Cosmologie antique. Ce qui explique la boutade de R. Bultmann : « On ne peut utiliser la lumière électrique ou un appareil de radio, en cas de maladies recourir aux procédés médicaux et chimiques modernes, et en même temps, croire au monde des esprits du Nouveau Testament... ».
47Peut-on pousser jusqu’à son terme la purification entreprise par le Nouveau Testament et rejeter toutes les croyances au démon comme formes populaires ou comme métaphores littéraires sans fondement dans la Confession chrétienne de la foi ? Satan n’est-il qu’une façon imagée de présenter l’enjeu non-banal du choix libre maléfique et de tempérer ainsi les croyances populaires ? Ou bien est-il un être hors de notre expérience ayant posé un acte insondable pour nous d’opposition à Dieu et dont les effets se répercutent jusqu’en notre monde visible ?
48La réponse à ces questions dépend des fonctions reconnues à l’image. Celles-ci sont au nombre de trois — schématiquement parlant.
- Dans les représentations populaires, Satan symbolise la peur devant la part d’animalité brutale qui joue dans le monde, et la victoire sur cette peur par le grotesque et le rire. Satan représente également le rejet à l’extérieur des pulsions sadiques de l’être humain : il est un bouc émissaire innocentant les hommes. Enfin, il représente la peur du blasphème devant l’accusation venant spontanément aux lèvres contre Dieu : il est un abcès de fixation dispensant de l’interrogation, du doute et de la révolte. Il est l’ennemi qui permet de faire de Dieu un allié.
- Dans les représentations littéraires, il est soit le double, soit le mensonge. Il est un moyen mythique de faire apparaître l’ambiguïté de l’action humaine et la perversité occultée. Le double inversé est aussi un exorcisme : il permet parfois de maintenir l’idéologie de l’homme bon, il propose les éléments d’une thérapie, si le double n’est pas la forme suprême de jouissance tel le rire de Ouine et de Cenabre dans les romans de G. Bernanos. Satan est le mensonge, en tant que fascination du vide : il est une parole qui détruit, parce qu’elle n’a aucune consistance. Elle jouit de son jeu formel.
- Dans les représentations théologiques, il est le vertige inscrit dans la liberté : la préférence du malheur à l’acceptation du bonheur comme don. Satan est un miroir : il permet d’analyser en une sorte de précipité l’entêtement des hommes dans la destruction.
49Ces éléments sont sous-jacents au débat, ils ne rendent pas simple la détermination du statut de l’image ou de la figure. En effet, une fois reconnues les différentes fonctions, on peut tenir que :
- L’évidence culturelle, jusqu’à nos jours, d’esprits malfaisants a été prise comme telle en compte par la tradition, et la vie chrétienne fut présentée comme un combat contre la puissance des ténèbres. Cette croyance antérieure au christianisme tend à disparaître. Faut-il la réactiver ?
- La démythisation des croyances populaires opérée par la théologie a conduit à une réflexion hautement spéculative sur le péché d’un esprit pur. Ainsi Satan est une liberté, sans conditionnement, se déterminant par soi-même dans le mal, en raison du refus de recevoir son bonheur comme don d’un autre. Satan fut un lieu d’interrogation sur le vertige de la liberté. Mais une liberté si lucide dans le mal est-elle pensable ? Quels sont les fondements d’une réflexion si abstraite ?
- Il n’est pas aisé de montrer que la foi chrétienne serait déséquilibrée par la disparition de la figure satanique. A moins d’en montrer la nécessité a priori, indépendamment d’une réaction vitale de cette communauté, sous l’effet d’une série de négations (on ne croit pas à Satan, mais à Dieu). L’existence sociale et la fonction culturelle de Satan suffiraient peut-être à évoquer l’incapacité à saisir l’origine du mal et à relativitiser la responsabilité humaine : le mal est déjà-là lorsqu’on le produit. Il faut toutefois bien mesurer les enjeux des restrictions ici énoncées. En effet, même si on doit admettre une démythologisation totale (Satan ne serait qu’une figure imaginaire liée à des cultures archaïques), on ne peut supprimer la question à laquelle essayait de répondre cette mythologie : l’excès du mal eu égard aux capacités des choix humains.
50Dans cette problématique de démythologisation le risque est :
- ou bien de faire porter à la liberté humaine (décision) un poids que l’expérience confirme difficilement, bref d’avoir une position idéaliste, au point de transposer à l'homme une liberté angélique ;
- ou bien de réduire l’espace de la liberté et d’accepter les contraintes radicales des lois biologiques, cosmiques, psychologiques, des rapports de force ; la conscience de malheur ne serait qu’une superstructure sans intérêt pour la pensée. Le mal n’est que le heurt d’une loi parfaitement raisonnable avec une sensibilité qui se veut juger égoïste (stoïcisme et matérialisme).
51Peut-on aller au-delà de ces hésitations et affirmer plus que ceci ?
52Satan est-il un théologoumène (c’est-à-dire une affirmation n’ayant d’autre valeur que le soutien théologique apporté à une doctrine de foi, mais n’ayant pas de statut théologal) facilitant la présentation du caractère dramatique de la rédemption, et situant comme simplement humaine, donc la relativisant, la liberté de l’homme dans la production du mal ?
53- Ou bien d’une façon plus critique : Satan est-il une donnée imaginaire issues des croyances populaires, importée malencontreusement en théologie sous prétexte de purification, mais visant à ôter l'angoisse issue du vertige de la liberté et à camoufler la responsabilité des hommes dans la prolifération du mal, et plus profondément à ôter toute ambiguïté au divin ?
54Je dirai, pour ma part, que l’agnosticisme me paraît être pour l'instant la seule position raisonnable, devant l’ampleur de la question du mal. En conséquence :
551. Aucune réflexion théorique ne peut ni confirmer ni infirmer l’existence d’une liberté à la fois si contingente et si lucide.
562. Si l’on tient à un argument orientant vers l’affirmation de l’existence individuelle de Satan, il pourrait être exprimé de la façon suivante : l’insistance du Nouveau Testament sur la lutte entre Jésus et Satan, conjuguée à l’excès historique du mal, postule un au-delà des capacités humaines de malfaisance.
57Il ne faut cependant pas oublier que les puissances dont parle le Nouveau Testament peuvent être des forces objectives, produites par les hommes, mais dont ils ne possèdent plus la maîtrise. La dénonciation présente des pouvoirs anonymes de la bureaucratie et de l’accumulation technique peut orienter dans cette perspective.
58Quoiqu’il en soit, il faut à tout prix éviter de faire jouer à Satan le rôle de bouc émissaire : il ne répond pas à la question de l’origine du mal. Il la rend plus mystérieuse ou plus vertigineuse, puisque, par hypothèse, le mal est advenu en lui dans une liberté quasi pure, non grevée par la faiblesse de l’humanité et des passions.
593. Ce n’est pas tant l’existence personnelle de Satan qui importe à notre relation à Dieu que la reconnaissance de la fascination que nous éprouvons pour le néant et la destruction. La lutte contre Satan représente la part onéreuse du pari pour la vie sur la mort, pour la communication contre l’option pour l'enfermement. La lutte contre Satan appartient à l’ordre de la conversion, non à celui de la connaissance ou de l’information.
60Aussi, je pense pouvoir conclure en quatre points évoquant le tragique :
- La figure de Satan ôte le tragique a l’ambiguïté du divin, destructeur et créateur. En devenant destructeur par excès de mal, il innocente Dieu en le situant dans l’excès de bien. Il rend l’univers à sa beauté comme trace de Dieu.
- La figure de Satan exacerbe la dramatique de la liberté : elle correspond à un monde dont les lois sont en définitive éthiques — la liberté est d’essence démoniaque tant la responsabilité qui lui incombe est considérable. De l’univers anonyme pour l’homme, le tragique passe à la liberté incapable de maîtriser ses effets.
- Le retour actuel du tragique dans la ligne de Nietzsche et de Freud, tend à relativiser la liberté et à restituer au divin son ambiguïté. On revient au procès avec Dieu : la théologie juive après Auschwitz ne dit rien de Satan, elle s’interroge sur Dieu et entame un procès avec lui.
- Le théologien catholique ne peut que dire aujourd’hui l’indécision de la Communauté (l’enfer et Satan ont quasi déserté la prédication la plus officielle), mais en le disant, il doit indiquer que d’autres questions non moins redoutables réapparaissent : ce qu’on retire au précipité de l’horreur librement produite qu’était Satan, on risque de le restituer à Dieu. Dieu tend à devenir pervers, selon le titre d’un ouvrage de M. Bellet. Il ne suffit pas de démythiser Satan ou de renvoyer son image à la seule métaphore pour être exorcisé des questions que la persistance de l’horreur véhicule. L’énigme du mal n’est levé par aucune des options possibles.
Auteur
Théologien, professeur à l'Institut catholique de Lyon et à l'Université de Genève.
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