Chapitre V. Quel face à face avec le démon ?
Figures bibliques et littéraires de notre responsabilité envers les choses terrifiantes
p. 111-134
Texte intégral
« Si même le démoniaque se trouve à l’extrême limite de la vie et se penche déjà au-dessus de l’inaccessible, de l’infini, il n’en fait pas moins partie de l’humain. »
Stefan ZWEIG, Le combat avec le Démon.
1S’interroger sur le démoniaque, c’est rencontrer, dans notre tradition chrétienne, l’image de l’opposant, de l’ennemi. C’est explorer la nécessité de la figure du combat, de l’affrontement entre l’humain et sa démesure. Nous proposons d’envisager ici le démon en tant que ce vis-à-vis effrayant de l’humanité de l’homme. Rencontre inéluctable avec « celui qui fait peur », et qui n’est pourtant jamais sans ressemblance avec moi, avec lequel je devine obscurément avoir à traiter.
2Souvenons-nous des Cananéens dans la Bible. Ils sont décrits au commencement comme des ogres, les descendants des géants d’avant le Déluge. Ennemis, partenaires obscurs et effrayants sans lesquels le peuple d’Israël n’aurait pu raconter son unité et son histoire. Le rôle de Canaan dans le récit biblique est double : le grossissement mythologique de l’ennemi originel (« Ses remparts montent jusqu’au ciel », Dt 1, 28), celui qui me projette hors de l’unité, la démonisation de l’ennemi, et la lente émergence d’une communauté possible avec lui, de « l’union sans confusion d’Israël et de son autre » cananéen, nous dit Paul Beauchamp1. Le prophète Ezéchiel rappelle ainsi à Jérusalem, après la fin de la monarchie, que par « son origine et sa naissance, (Jérusalem) appartient au pays de Canaan » (Ez 16, 4). L’ennemi est reconnu comme le partenaire mystérieux et nécessaire du salut.
3Il nous a semblé que cette figure du démoniaque en tant que combat avec celui qui est le partenaire obscur de mon histoire, de mon salut, était peu explorée. C’est pourtant une figure moderne que l’on retrouve chez des romanciers comme Dostoïevski ou Faulkner.
4L’énigme démoniaque ne se réduirait pas à celle de l’effroi, de la terreur qu’elle provoque, mais répondrait à l’abandon dans lequel nous avons plongé ce ou celui qui nous fait peur. La déréliction du démon ou du possédé relève alors de notre responsabilité. L’ennemi démonisé est une figure, et cette figure est appelée à disparaître au profit d’un sentiment de responsabilité et de réconciliation entre moi et l’objet de ma peur ou de ma haine. Notre proposition sera que le démoniaque n’a de résolution que dans le face à face responsable où, littéralement, une reconnaissance doit avoir lieu.
5Il ne s’agit pas de définir seulement le démoniaque comme objet d’un savoir théologique ou ethnologique, mais de l’aborder en partant des formes éthiques de responsabilité et de compassion envers la manifestation effrayante d’une opposition. Ce que nous appelons démoniaque n'est pas simplement l'effet d’une présence autre, magique, mais plutôt celui de notre « peur de la peur », de notre fuite devant le terrifiant, et dans lequel nous abandonnons celui qui n’est pas notre semblable.
6Nous plaçons ainsi notre réflexion sous la proposition poétique de Rilke, celle des Cahiers de M. L. Brigge ou des Lettres à un jeune poète :
« S’il est des frayeurs, ce sont les nôtres ; s’il est des abîmes, ce sont nos abîmes ; s’il est des dangers, nous devons nous efforcer de les aimer. Si nous construisons notre vie sur ce principe qu’il nous faut aller toujours au plus difficile, alors tout ce qui nous paraît aujourd’hui étranger nous deviendra familier et fidèle. Comment oublier ces mythes antiques que l’on trouve au début de l’histoire de tous les peuples ; les mythes de ces dragons qui, à la minute suprême, se changent en princesses ? (...) Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. »2
7L’existence du terrible peut accoucher de figures démoniaques ou démonisées. Ce qui signifie, si l’on entend bien Rilke, que la figure démoniaque est une forme d’abandon de l’objet de notre frayeur. Le régime du démoniaque, c’est d’être exogène. Pourtant, chez Homère déjà, la confrontation de l’homme avec l’effroyable est conçue comme une épreuve qui rend sage, avisé. Face à l’existence du terrible, la pensée poétique rend nécessaire l’union du « pâtir » et de l’« apprendre ». Chez les Grecs, le démon est avant tout pensé comme force, parole d’origine et d'accomplissement de l'humain.
8Voilà de quoi sérieusement réviser l’ambivalence traditionnelle ange et démon. S’agit-il de deux versants opposés mais nécessaires comme toute une tradition occidentale l’a défendu ? L’ambivalence humaine, angélisme et démonie, n’est-elle pas plutôt le signe figuré d’un inachèvement de l’humain ? Ne relève-t-elle pas l’inaccompli de l’homme ? « Je suis le chemin démoniaque tout en restant ton fils, ô Seigneur », confesse Dmitri Karamazov. En moi, l’horrible attend d’être compris et relevé de son abandon. Tâche éreintante, audacieuse, de reconnaissance de l’humain au cœur de la haine, de la peur. Épreuve évangélique la plus haute : porter la « bonne nouvelle » jusqu’aux extrêmes.
9L’idée radicale qu’il y a quelque chose à gagner, quelque chose de juste et de bien, dans le face à face avec le démon appartient à l’expérience spirituelle la plus audacieuse. « L’effroi que nous communique le démon peut être source d’une consolation admirable » notait Saint Jean de La Croix dans La Montée du Mont Carmel. Enseignement proche de l’expérience poétique de Rilke. Notre relation au terrible est vécue comme épreuve limite de la consolation. L’effroi qui caractérise la rencontre avec le démoniaque attend de nous consolation.
10Saint Jean de La Croix ajoutait qu’il n’y a qu’un seul moyen de lutter efficacement contre le démon, c’est de « rendre le bien pour le mal ». Il n’existe pas en effet de commandement particulier interdisant à l’homme de se livrer au démoniaque. L’énoncé négatif de la Loi porte précisément sur les limites que l’homme doit se donner. Le démoniaque est dépassement de la Loi : rien n’est impossible. Le combat avec le démon ne saurait donc se conclure dans l’interdiction ou le châtiment lui-même. Le dénouement du combat a lieu en luttant par le bien.
11La seule façon de ne pas être désarmé, découragé, par le démon est de puiser son courage non pas dans le seul désir de victoire contre le mal ou dans le désir de châtiment, mais dans celui de victoire sur sa propre peur et sa propre violence. Ce renversement évangélique — nous le verrons en évoquant le combat de Jésus à Gérasa — a inspiré à Jan Patočka toute une philosophie de l’histoire éclairée par le devoir spirituel de comprendre autrui au-delà même de la violence ou de l’opposition qui nous déchire de lui.
Jan Patočka : comment penser le démoniaque au xxe siècle ?
12Quelle intelligibilité éthique réservons-nous à ce que nous qualifions de démoniaque ? La philosophie de Jan Patočka (1907-1977) répond à cet effort permanent de penser la responsabilité de l’homme à l’égard de l’humain, en proposant une sorte de redécouverte du démoniaque dans la place que le xxe siècle paraît réserver à l’humanité de l’homme. Ce que Patočka appelle « la dimension démoniaque de la vie humaine »3 peut se définir comme la faculté humaine d’oubli de l’humain qui ponctue l’histoire des hommes, et qui semble se déchaîner dans les grands conflits mondiaux de notre siècle. Les guerres du xxe siècle témoignent, selon lui, de cet oubli de l’iPatočkassue vers l’humain, vers le courage humain devant le mirage de ce qui paraît sans limites : orgiasme, violence, destruction. Le signe le plus haut de cet oubli étant l’apparition d’une forme extrême de rappel de l’humain au cœur de la destruction généralisée. L’expérience du Front, dans les guerres, vécue comme expérience radicale du déclin de l’homme est à l’origine d’une fraternité paradoxale et nouvelle, « la fraternité des ébranlés, de ceux qui ont subi le choc, malgré leur antagonisme et le différend qui les sépare »4. Solidarité nouée dans l’expérience du terrible.
13Pour Patočka, l’homme se découvre humain dans la prise de conscience de la problématicité de l’existence. Notre « être-à-découvert humain », pour reprendre sa belle expression, n’est pas donné à l’origine. Il n’est pas le commencement mais la fin de l’homme, le travail qui structure l’existence humaine elle-même. Notre relation au démoniaque n’est pas compréhensible alors sans le rappel de cette entrée dans la problématicité de la vie figurée dans les grandes traditions narratives de l’humanité par le récit du dévoilement du mal. Dévoilement, écrit Patočka, qui est à la fois « notre privilège et notre bannissement »5. Selon cette lecture, les premiers chapitres de la Genèse racontent que la tâche de l’homme est de faire du monde, un monde humain. « Remplissez la terre, soumettez-la » (Gn 1, 28). Domine la terre, est-il dit à l’homme, mais domine-la par la douceur. L’homme est reconnu « pasteur » de la terre, « maître de douceur », selon la belle analyse de Paul Beauchamp6. Tout le problème alors, pour le philosophe tchèque, est de comprendre en quoi l’homme peut être pensé responsable de l’apparition du mal et de la violence. L’homme est « un étant qui peut se manifester » mais qui doit aussi « comprendre que son fond est la manifestation en tant que telle ». Il est responsable des étants et des phénomènes. Et l’irruption du mal n’est rien d’autre que la possibilité qu’a l’étant homme d’oublier sa responsabilité à l’égard des phénomènes et de la manifestation de l’étant. Oubli de l’humain, oubli du monde comme monde humain, c’est-à-dire « comme monde de vérité et de justice », écrit Patočka7. L’homme découvre qu'il peut désirer autre chose que son humanité. Il désire une autre maîtrise de la terre, une autre domination que celle de la douceur. Le récit de la Genèse représente cet oubli de la tâche d’humaniser la terre, comme tâche de l’étant humain, à travers la relation homme et animal. Relation admirablement étudiée par Paul Beauchamp comme figure originelle de la jalousie. Ce qui s’oppose à « l’être découvert humain », c’est « l’être caché », la Bête tapie à la porte de l’humain dont parle l’épisode de Caïn dans la Bible (Gn 4, 7).
14A partir de Genèse 9, après le Déluge, « nous devons comprendre, écrit Paul Beauchamp8, que l’homme est bien encore un maître, mais il n’est plus maître à l’image de Dieu, car régner à l’image de Dieu, c’est régner par la parole, par la raison et par l’amour. Au contraire, l’homme règne par « la crainte et l’effroi » (Gn 9, 2)... L’homme tuant l’animal, pour s’en nourrir, se sert à lui-même de miroir. Il voit son comportement d’homme tuant l’homme et régnant sur l’homme par une loi de fer. »
15L’intérêt de cette lecture est de nous faire saisir l’enjeu profond de la relation homme/animal dans le mythe des origines. Quand l’animal devient « miroir de l’homme », on peut dire que l’homme a perdu l’originalité de son image. Les premiers chapitres de la Genèse racontent comment l’homme doit conquérir sa propre humanité en se faisant « le pasteur de son animalité ». Paul Beauchamp montre que nous sommes passés du « domine la terre et les animaux » par la douceur, à « domine la Bête qui est en toi », adressé à Caïn : « Le péché n’est-il pas à ta porte, une bête tapie qui te convoite et que tu dois dominer ? »
16Nous sommes donc passés d’une problématique externe où l’homme devait être responsable de son « être découvert » à une problématique interne, intime, dans laquelle l’homme, parce qu’il n’a pas su dominer par la douceur le monde des étants, doit apprendre à dominer l’animalité qui est apparue en lui-même.
17Pour Patočka, cela se traduit par le devoir de penser cette puissance qu’a l’homme de suspendre sa propre humanité. « Notre vie fait partie de quelque chose qui n’est pas exclusivement humain »9. Le démoniaque est cette déchirure in-humaine constitutive de la liberté d’être homme sur terre.
« La dimension démoniaque de la vie où ce dont il y va n’est ni le poids de la responsabilité, ni la fuite devant elle, mais où nous sommes transportés, où, quelque chose de plus fort que notre libre possibilité, de plus fort que notre responsabilité, semble faire irruption dans la vie et lui donner un sens inconnu. C’est la dimension du démoniaque (...) L’homme est livré en proie. Il perd l’empire sur soi-même, se laisse emporter. Face à ce phénomène, nous avons tendance à oublier toute la dimension de la lutte pour nous-mêmes, la responsabilité comme si cette vie nouvelle n’avait plus besoin de se soucier de la responsabilité. »10
18Ce texte est fondateur de notre réflexion. L’homme, « livré en proie » dans la dimension démoniaque de son existence, c’est l’animal « miroir de l’homme ». La proie étant le symbole cruel de l’animalité conquise, écrasée, dominée. Perdre le sens de la responsabilité envers soi, c’est devenir une proie pour soi-même. Si le démoniaque se définit, chez Patočka, dans « la non-rencontre de l’homme avec lui-même en tant qu’humain », le démoniaque se laisse comprendre alors comme cette force de déshumanisation du soi.
Le frère et la bête
19L’homme est « gardien de son propre frère ». Oublier son frère, c'est oublier également que la Bête veille, tapie à notre porte. C’est donc oublier que mon frère est garant de ma propre humanité. Et dominer la bête tapie à ma porte instruit une certaine relation de justice avec la Terre elle-même. « La voix du sang de ton frère crie jusqu’à moi ». Le crime de Caïn est ainsi dénoncé par le sang. Le sang versé de la victime est toujours un sang qui parle, qui crie. « Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force ». Le châtiment touche déjà, avant le Déluge, la relation de l’homme à la terre. Par la violence contre son frère, l'homme perd la force de la terre, force de douceur, nourricière. Et d’une certaine façon, Caïn est condamné à veiller sur son propre crime comme il devait veiller sur son frère. N’est-ce pas le sens du signe énigmatique de la protection divine sur le meurtrier ? Refusant d’être le gardien de son frère, l’homme n’est plus que le gardien de son pouvoir-faire mal, gardien de sa propre violence.
20Je propose que l’histoire de Caïn soit comprise comme l'histoire de notre face à face avec le démon. Il faut penser ensemble « être le gardien de son frère » et « être le gardien de la Bête ». Rigoureusement, l’oubli de son frère correspond pour l’homme à se faire la proie de la Bête tapie à sa porte d’homme.
21Voilà pourquoi la tâche de la pensée est de « mettre en rapport le démoniaque avec la responsabilité »11. Le démon n’existe que là où l’homme cherche à se détourner de la problématicité de l'existence. Là où l’homme cherche à ne pas exercer sa responsabilité. Le dépassement des limites, la volonté prométhéenne de braver les dieux est une représentation de cette tentation. L’homme, nous explique Patočka, est sans cesse confronté à « l’amplitude de la vie ». Le devoir de l’homme est de s’engager dans cette amplitude des manifestations multiples des phénomènes et des étants. Celui qui cherche la vérité et la justice, l’achèvement de l’humain dans l’homme, ne peut se tenir à l’écart des manifestations déchirantes de la vie :
« La vie dans l’amplitude a le sens à la fois d’une épreuve et d’une protestation. Dans l’amplitude, l’homme s’expose aux possibilités extrêmes, qui pour la vie ordinaire demeurent abstraites ou lointaines. Ce n’est pas dire que l’exceptionnel ou l’extraordinaire soient une fin en soi. Loin de là, la recherche délibérée de l’extraordinaire demeure quelque chose de parfaitement ordinaire. L’homme entre dans l’amplitude en subissant la fascination des limites... Celui qui veut la vérité ne peut se permettre de la chercher uniquement dans les plats pays de l’existence, ne peut se laisser endormir par la quiétude de l’harmonie quotidienne, il est tenu de laisser croître en lui l’irréconcilié. l’inquiétant. l’énigmatique, ce dont la vie ordinaire se détourne pour passer à l’ordre du jour. »12
22Le démoniaque n’est pas hors de notre chemin d’homme. Patočka promeut ainsi la recherche d’une position éthique d’écoute, de veille de l’effrayant et de l’excès. L’homme spirituel est veilleur du déchirement de l’humain. La conscience de la problématicité de l’existence doit se faire si aiguë que l’homme puisse entretenir une familiarité avec l’étrangeté. L’homme spirituel, selon Patočka, est celui qui refuse de « quitter la sphère de la problématicité », de la compréhension du caractère énigmatique de la manifestation des étants. Veilleur de l’étrangeté, veilleur des hôtes effroyables de l’existence humaine, veilleur d’autrui jusque dans les situations de déchirement : guerre, criminalité, tyrannie...
23L’effort de Patočka consiste à inscrire l’excès démoniaque dans cette sollicitude de certains hommes pour le non-humain, pour la non-rencontre même qu’est la rencontre de l’homme possédé. « On sent, écrit Patočka, qu’il y a toujours en nous en tant qu’hommes un élément de ce qui est à même de nous détourner du chemin diurne. Nous sommes livrés au dévoiement, et en nous cet élément, cette conscience étrange de la problématicité. »13
24L’homme spirituel est celui qui « cesse d’avoir peur de sa propre peur », qui entretient une familiarité avec l'inhumain, qui veille sur les frayeurs des hommes.
La fraternité des ébranlés face au déchaînement de la Force
25Toute l’œuvre de Jan Patočka cherche à rendre possible la pensée d’une communauté, d’une fraternité de ceux qui font face au mal et à la violence. Ceux qui « affrontent les plus terribles catastrophes ». Leur courage n’est pas celui du simple combattant, il est celui atteint dans l’ébranlement de toutes les significations familières et rassurantes, quotidiennes du monde. Dans son étude sur Les guerres du xxe siècle14, la guerre devient le signe du démoniaque, moins pour sa démesure, sa mobilisation absolue des ressources qu’elle voue à l’anéantissement, que pour l’effort inouï de responsabilité qu’elle demande aux hommes. L’exercice de la responsabilité face à la violence dans la guerre est d’accomplir, au cœur même de la nuit des combats, « la solidarité des ébranlés ». Cette solidarité « s’édifie dans la persécution et l'incertitude ». Le déchaînement des forces de destruction et d’anéantissement de l’homme et de la planète apparaît comme « une possibilité insurpassable ». La seule issue, note superbement Patočka, est l’issue humaine : « l’ennemi n’est plus un adversaire... Il n’est plus ce qui n’est là que pour être supprimé. L’ennemi participe de la même situation que nous, il est celui avec qui on peut arriver à un accord sur la contradiction, notre complice dans l’ébranlement du jour, de la paix, de la vie... Ici donc s’ouvre le domaine abyssal de la prière pour l’ennemi. Le phénomène de l’amour de ceux qui nous haïssent, la solidarité des ébranlés, de ceux qui ont subi le choc malgré leur antagonisme et le différend qui les oppose. »15
26Mon ennemi est la seule personne qui soit solidaire de mon propre ébranlement de la vie et du sens. C’est avec lui que je partage cette expérience. C’est donc avec lui seul que je peux fraterniser au-delà de la violence qui nous oppose. Patočka fonde cet acte de reconnaissance d’une épreuve commune à celui qui nous est opposé comme retournement, revirement évangélique, conversion de la violence. L’amour de notre ennemi n’est pas une simple idée pieuse. C’est reconnaître qu’il ne saurait jamais y avoir de vraie guérison de la violence en l’absence de l’adversaire. La solidarité des ébranlés est donc un sacrifice de soi conçu comme acte commensal, comme service. Le sacrifice est enfin débarrassé de son archaïsme victimaire : « le sacrifice, explique Patočka, prend le sens d’un acte qui relie l’homme à l’humain »16. La valeur du sacrifice est non plus le prix accordé à la victime pour payer le mal, mais la réponse faite au déchaînement de la violence : invention d’un lien jusque dans l’opposition et le combat, au cœur de la déchirure. Si le démoniaque est ce qui défait l’homme de sa responsabilité originelle d’avoir à penser et à faire l’humain, le sacrifice est ici l’assujettissement de l’homme à l’humain.
Au-delà du tragique
27La fraternité des ébranlés est ce mouvement ultime, au cœur même du déchaînement démoniaque des forces, par lequel l’homme tente de dominer, en lui et en l’autre, la faculté d’oubli de l'humain. Cette conception cherche à débarrasser notre notion du démoniaque de toute fatalité tragique. Le héros grec de la tragédie antique, à l’image d’Œdipe, était immergé dans une force qui le dépassait et l’entraînait malgré lui, dominé par un « fatum » qui était son « démon ». « Ce que j’ai commis provient d’un démon », déclare Oedipe. Et le choryphée, au vers 1311 de la tragédie de Sophocle, reprend : « Oedipe victime d’un destin qui s’attache à lui comme un démon ». Comme le soulignait Walter Benjamin, la fatalité démonique précipite les innocents dans la culpabilité universelle. Il n’y a donc pas de responsabilité au sens moderne du terme, il ne peut y en avoir.
28Patočka lui-même, dans un éclairant essai sur le drame des Labdacides17, a montré comment Œdipe était un « coupable sans faute ». Le drame œdipien étant alors lu comme drame de la non-responsabilité du « coupable élu ». Mais sans cette notion destinale du démon humain, de quelle façon lutter contre « cette chute en dessous du seuil de l’humain » si ce n’est en œuvrant pour une fraternité seconde, humble, au cœur même de l’in-humain ?
29Si, selon l’expression de Patočka, le démoniaque doit être mis aujourd’hui en relation avec notre responsabilité, n’est-ce pas parce qu’à l’origine le démoniaque est ce qui arrache l’homme de tout sentiment actif de responsabilité ? Le démoniaque est abandon, ravissement, aliénation. La forte leçon de Patočka est de nous rappeler que le démoniaque se définit comme ce qui fait « oublier aux hommes toute la dimension de la lutte pour eux-mêmes ». L’homme possédé oublie de lutter pour lui-même, pour son humanité.
30Lutter pour soi doit aussi signifier que l’on arrête de lutter contre l’autre. La sollicitude envers l'autre ne saurait être pensée en dehors de l'estime de soi. Cette thèse rejoint le récent travail de Paul Ricœur d’une définition réconciliatrice de l’estime de soi et de l’amour du prochain18. La responsabilité de l’homme à l’égard de l’humain s’exerce aux limites de l’amour de soi et de l’amour de l’autre, dans la manifestation de l’excès, de l’impossible. Il ne saurait y avoir de responsabilité juste et fondée qui laisserait de côté celles et ceux qui ont franchi les limites. La responsabilité de l’homme s’exerce dans l’amplitude de la vie et doit porter également sur l’irréconcilié, l’impardonnable, sur l’inexpiable. Le soi, l'estime du soi dépend tragiquement de notre capacité de compréhension de l’autre possédé.
Dostoïevski : souffrance de la responsabilité
31Patočka, dans une étude portant sur le sens du mythe du pacte avec le Diable19, montre que le sentiment de la responsabilité universelle devant les souffrances du monde est un sentiment moderne qui renouvelle nos représentations du démoniaque.
« C’est un sentiment de solidarité dans la participation à la vérité et à ce qui la rend possible : au destin humain. Que signifie cette responsabilité au sens universel ? Rien d’autre que ceci : se soumettre au jugement, vouloir être jugé en sachant qu’on est complice de tout mal, vouloir porter et payer sa part de l’iniquité universelle sans la fuir dans la sphère privée (...), vouloir prendre part à la justice universelle comme à la seule situation dans laquelle l’âme comme telle puisse exister, l’âme en tant qu’étant dont l’être est un essor qui relève hors de la déchéance. »
32Au mythe faustien se substitue le sentiment d’une responsabilité universelle de chacun face au maléfique. A rebours de bien des commentateurs de la trop célèbre déclaration d’Ivan Karamazov, « Nous sommes tous coupables de tout et de tous et moi plus que les autres », Patočka s’éloigne d’une pathologie d’auto-culpabilisation pour souligner au contraire le renversement moderne concernant notre rapport au mal qu’effectue cette affirmation. Ivan Karamazov souffre de la responsabilité universelle de la violence. Le partage des souffrances est lui-même souffrance.
33Le démoniaque, chez Dostoïevski, peut se définir ainsi : c’est la faillite des deux grandes figures éthiques civilisatrices de l’humain, la compassion (partager la souffrance) et la culpabilité (partager la mauvaise action). Sans elles, l’homme est incapable de supporter la souffrance et la violence. La fragilité essentielle du titanisme des héros dostoïevskiens s’explique par cette peur maladive de souffrir. « La vie est souffrance », s’exclame Kirilov dans Les Démons, cherchant alors à mettre fin à la souffrance par tous les moyens.
34Le démoniaque, pour le romancier russe, n’est rien d’autre que cette soif impossible, insatiable de paix et de pardon devant les souffrances du monde. La lecture des Carnets des Démons est révélatrice ; on y découvre principalement que Dostoïevski fixait son travail d’écriture sur le sentiment de l’inexpiable. L’œuvre romanesque apparaît comme un douloureux travail d’exposition d’une souffrance qui ne se partage pas, d’une faute impardonnable. L’impuissance du châtiment éclaire le destin des grands personnages démoniaques.
35Le démon est celui qui avoue, comme Ivan à son frère Aliocha : « Je n’ai jamais su comprendre comment on peut aimer son prochain ». Celui qui a « conscience de se délecter aux souffrances des autres » et qui souffre, non pas du remords, mais de l’impossibilité de connaître un remords. « Je ne connaîtrai jamais l’indignation et la honte, ni le désespoir par conséquent », écrit Stavroguine, personnage des Démons, dans sa confession. Même aporie éthique du personnage possédé chez Faulkner dans Absalon, Absalon. L’effroi que provoque Thomas Sutpen dans le récit de la vieille Rosa Coldfield n’est pas simplement dû au mal qu’il commet ou qu’il aurait commis (le lecteur n’apprendra rien de certain), mais il tient avant tout au fait que cet homme énigmatique apparaît divisé contre lui-même. « Son visage était l’inquisiteur de sa propre âme, sa main était l’agent de sa propre crucifixion ». L’homme possédé est un sujet divisé : à la fois victime et coupable, agent du mal et souffrant de ce mal. « Soif de crucifixion chez un être qui n’a pas foi dans le Christ », explique l’évêque Tikhone à propos de Stavroguine.
36Pour Dostoïevski, la question est de savoir si le démoniaque n’est pas un défi au sentiment moderne de responsabilité universelle, à « la loi d’amour » qui est d’aimer son semblable comme soi-même. Le démoniaque est la marque du tourment de ne jamais pouvoir aimer tous les hommes. Comment venir en aide, se demande le narrateur de L’Idiot, à « ces criminels qui estiment en toute conscience avoir mal agi bien qu’ils n’en éprouvent aucun repentir » ? Comment comprendre ces êtres qui sont à la fois les agents et les patients de leur propre excès ? La manifestation démoniaque se caractérise par l’interruption énigmatique du dévouement, l’extinction du pouvoir comprendre autrui, la fin de la parole compatissante. Le paradigme éthique du démoniaque est d’avoir affaire à un sujet divisé, à la fois agent et patient de son malheur. En ce sens, le démoniaque est souffrance du soi, défaut de la sollicitude et de l’instance de ressemblance.
La rencontre évangélique avec l'homme possédé
37Les récits évangéliques de guérison rythment l'histoire et l'enseignement de Jésus. Ce sont pour la plupart des récits de rencontre. La personne souffrante (ou un proche) se porte au-devant de Jésus et témoigne de sa foi en Jésus guérisseur — même si elle ne reconnaît pas explicitement qui est Jésus. Rarement Jésus est reconnu « Fils de Dieu ». L’aveugle à Jéricho le proclame « Fils de David », selon l’acclamation messianique traditionnelle. Retenons de suite que les bénéficiaires de ces récits, avant même de confesser qui est Jésus, donnent une preuve d'amour, font une déclaration de confiance. Jésus se dessaisit alors de son acte thérapeutique par la formule : « Ta foi t’a sauvé », marquant ainsi que la guérison est un acte réciproque fondé sur un partage, un acte de confiance. C’est un acte qui unit. Il est fondamental pour nous de noter que l’acte de guérison est un acte qui rend l’homme à lui-même, à son pouvoir-croire, à sa propre responsabilité. Jésus ne s'approprie pas la guérison. Enfin, rapidement, rappelons que la communauté bouleversée reconnaît ce témoignage et « rend gloire à Dieu ».
38Ce qui est en jeu, dans chacun des récits de guérison, c’est l’invocation à l’autre. On déclare s’en remettre à sa grâce. « Si tu le veux, tu peux », déclare le lépreux (Lc 5, 11). La liturgie a retenu la parole du centurion : « Dis un mot et mon serviteur sera guéri ». La Cananéenne s’exclame : « J’ai foi, viens au secours de mon incrédulité ».
39Dans l’ensemble de ces récits de guérison, Jésus est appelé à guérir des cas de démoniaques. L’apparition des démons sur la route de Jésus n’est pas un cas de plus à la liste des maux soulagés. C’est au contraire une pierre d’achoppement, l’apparition du « skandalon » évangélique au cœur même de la bonne action. Les récits de guérison de possédés constituent même pour nous une aporie dans le narratif évangélique des guérisons. Ils répondent à une économie précise dans l’intervention de Jésus et de son acte de guérisseur.
40Économie d’autant plus difficile à repérer qu’il est bien dit qu’exorcismes et guérisons vont de pair (Mt 8,16-17). Si Jésus a chassé les démons, expliquent les évangélistes, c’est « pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Esaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies ». N’est-ce pas reconnaître donc que la figure du Serviteur Souffrant travaille aussi le face à face entre Jésus et les possédés ? Servir, pour Jésus, est allé jusqu’à prendre nos démons, jusqu’à se charger de notre épouvante, de nos frayeurs.
L’épisode de Gérasa
41On entre dans ce récit par la porte d’une tempête apaisée. Mer traversée, mer domptée. Acte de voyage, d’émigration et acte cosmique. La traversée de la mer fait référence à l’acte créateur qui soumet les éléments. Ce sont pour nous des figures. C’est-à-dire les pièces d’un jeu, d’un enjeu, des clés de compréhension. Si on nous donne ces images (et pas d’autres) pour entrer dans ce récit, c’est qu’elles ont quelque chose à voir, à faire voir de particulier qui concerne directement la rencontre avec l’homme possédé. Cette entrée n’est pas neutre. Elle signifie qu’on change de registre comme on change de pays, qu’on est passé dans un territoire inconnu comme on a franchi une double frontière, géographique et cosmique.
42Récit d’abordage, d’accostage. Récit de découverte, d’explorateur. Région païenne, face à la Galilée. Comme il se doit pour les histoires périlleuses de navigation et des terres explorées. Terres de passage, du face à face.
43La description de l’homme possédé a son importance. A passer trop vite sur ces détails littéraires, on défigure la rencontre elle-même. Le narrateur évangélique prend soin de nous décrire l’autre à travers le regard normatif de l’explorateur : on vit dans des maisons, on porte des vêtements, on parle, on vit en communauté, on distingue la nuit du jour, on se protège. L’homme possédé est décrit par tout ce qu’il n’est pas, par ce qu’il ne fait pas. Il est décrit comme autre. L’humain est un terme de comparaison, une référence inexpugnable. Ce n’est pas tant le pittoresque grimaçant, l’effrayant visible qui importe ici. C’est la conduite autre de l’homme qui est minutieusement rapportée : il vit dans des tombeaux, il pousse des cris (animalité), il est nu, « nuit et jour sans cesse dans les tombeaux » (Mc 5, 5), être nocturne qui ne vit pas selon le rythme du jour et de la nuit, il vit seul, on ne peut pas l’entraver, il ne supporte aucun lien (démesure, violence). Chez Marc, la description est encore plus précise : « personne ne pouvait plus le lier même avec des chaînes... Il se déchirait avec des pierres » (Mc 5, 3-5). Il ne se protège pas, refuse tout lien et se blesse lui-même. L’homme possédé n’a pas de nom unique (comme le sauvage) : son nom est multiple, il n’est pas une personne.
44La valeur de cette description, relativement longue dans le narratif évangélique des guérisons, est de faire porter l’intérêt du lecteur sur l’enjeu du récit lui-même : l’autre est décrit parce qu’il n’est pas, ou par ce qu’il n’est plus. L’enjeu, c’est ce « plus humain » décrit comme effet de la présence démoniaque. Une présence oxymore entre vie et mort, humain et animal, entre deux pays...
45Jésus n’a encore rien dit, rien fait. Le possédé l’apostrophe, prend la parole. Il reconnaît Jésus. A la différence des autres personnages des récits de guérison, lui confesse immédiatement le nom de Jésus, « Fils du Dieu très-Haut ». Le possédé reconnaît en Jésus Celui que les autres bénéficiaires d’une guérison ne reconnaissaient pas, du moins par la parole. Schématiquement, on aurait dans la plupart des récits de guérison : « Qui es-tu ? Sauve-moi » — expression de la confiance qui précède la révélation et qui est nécessaire à sa proclamation ; opposé dans les récits d'exorcisme à : « Tu es le Fils de Dieu. Éloigne-toi de moi » — confession et refus du salut. L’énonciation du possédé est une énonciation vacillante, dédoublée. Nous ne pensons pas qu’il faille discréditer la confession de foi du possédé. Le démon reconnaît son adversaire. Cette reconnaissance est prière, selon notre lecture. Et le « laisse-moi tranquille » qui suit immédiatement cette reconnaissance a la valeur d’une dénégation.
46Régime paradoxal du récit évangélique, le possédé supplie, le possédé prie. Insistons bien : il y a une prière de l’homme possédé, prière bouleversante si nous l’entendons. « Ne me tourmente pas » ou « Ne me sauve pas. » L’interpellation démoniaque (« de quoi te mêles-tu ? »), la confession de Jésus comme Fils de Dieu, sont les signes racontés, les indices d’un frisson et d’une inquiétude. Nous sommes dans le régime du double, de la non-identité au sens du déchirement du « soi-même ». Il ne suffit pas de dire que les démons ont peur de Jésus. Il faut rendre au temps pris dans le récit par la description de l’autre possédé sa valeur éthique. Il faut entendre ce qui ne se dit pas littéralement, interpréter la dénégation. L’autre parle hors de soi. Et si l’on a pris le temps de décrire ce que l’homme n’est plus en tant que soi, c’est pour signifier que la tâche, l’épreuve du récit est bien d’écouter l’humain dans sa propre dénégation. La tâche évangélique est de reconnaître « cet homme » dans le possédé. Chez Marc, Jésus s’adresse ainsi au démon : « Sors de cet homme. » Jésus s’efforce de séparer, de distinguer l'humain de ce qu’il n’est pas. Ce ne sont pas les démons qui souffrent, comme certaines lectures peuvent le laisser entendre, c’est l’homme possédé, l’homme divisé qui souffre et parle contre lui-même. C’est le corps humain qui parle et qui signifie, au cœur même de sa possession, de son ravissement. Ce ne sont pas les démons.
47L’apparition de Jésus est ici une visitation limite du Dieu fait homme, du Dieu serviteur à l’homme qui souffre de n’être plus soi, de n’être plus lui-même. La grande beauté de ce récit est donc de donner aux lecteurs les indices humains, visibles, racontables, de l’inquiétude qui saisit l’homme possédé face à Celui, serviteur et adversaire tout à la fois, qui rend possible l’espoir de guérison. Frisson de l’humain dans la possession qui passe par la plainte paradoxale du « C’est toi le Sauveur — Ne me sauve pas. »
48« Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ? » (Hb 2, 6). L’acte de guérison de Jésus est d’abord un acte de mémoire de l’humain. Souvenir qui répond aussi à cette mémoire du soi qui fait frémir et avouer le possédé. Jésus se souvenant de l’homme face au possédé fait renaître en lui le fragile sentiment du soi. C’est pourquoi ces récits d’exorcisme prennent une place capitale dans la geste même de Jésus. L’acte du serviteur, c’est bien d’être capable de se souvenir à tout moment de l'autre comme lui-même, comme frère et semblable. N’est-ce pas ce que voulait signifier Jan Patočka en parlant de la « solidarité des ébranlés » ? Solidarité de ceux qui ont su, dans la guerre, dans l’affrontement, se reconnaître comme semblables et frères.
49Solidarité de la déchirure, de la rupture, de la crise, peut-être bien solidarité la plus contemporaine qui soit en cette fin de siècle. Le démon a pris en otage le corps de l’autre, mon frère. Il y a bien une situation démoniaque, au sens sartrien du mot « situation » : un moment donné où je suis dans l’obligation d’un choix, d’un engagement. Soit ne parler que du et qu’au démon, soit m’adresser d’abord à l’autre, mon semblable. Je suis mis en demeure d’être responsable d’autrui.
50Le démon se sert du corps de l’autre homme pour apitoyer et ruser. Si je choisis d'oublier que ce corps « plus tout à fait humain et semblable » est le corps d’un frère qui souffre, et non le corps monstrueux d’une altérité, je donne la victoire au démon. C’est là que prend place le sens de l’épisode, souvent mal élucidé, des démons qui s’échappent dans les porcs.
51Les démons peuvent changer de corps. Pas l’homme. Et le corps animal vient ici pour signifier l’importance du corps de l’homme. Nous devons prendre soin du corps humain, veiller sur lui. Le porc, l’animal, c’est ce vivant distinct de l’humain qui peut ici mourir à la place de l’homme. Terrible indication d’une dette qui doit remonter à l’origine. L’homme n’est pas le semblable de l’animal. Le démon, lui, pense que si. Il croit ruser en misant sur la substitution. Et il perd. Il a oublié la leçon du commencement. Pour le démon, la ruse consiste simplement à « changer de peau » — thème repérable dans la tradition narrative et légendaire des métamorphoses homme et animal. Pour Jésus, la peau de mon frère a son importance. Elle est unique. « Sauver sa peau » ne revient pas à « changer de peau ».
52L’épisode des porcs qui se précipitent dans la mer, les démons retournant à l’abîme, révèle la victoire de Jésus. Ou plus exactement, la justesse de son jeu face au démon. Il s’agit, si Ton veut, d’une partie de « poker menteur ». Jésus accède à la prière démoniaque, il permet aux démons de changer de corps. Parodie terrible de la prière, où les démons sont en quelque sorte exaucés. Mais les porcs se noient : la demande était nulle. La lettre de leur prière n’était qu’un désir de mort et de destruction.
53C’était le corps otage de l’autre qui avait besoin de justice. On ne remarquera pas assez combien ce récit est juste, combien son action évite de justesse l’échec. Une fracture traverse tout le récit, elle déchire l’humain lui-même. Elle passe entre le désir et sa dénégation. Entre le désir et le salut, remarquait superbement Saint Augustin. « Les démons confessent sans aimer », écrivait-il20. La victoire contre les démons porte sur un désir qui n’est pas amour. Il était nécessaire que Jésus accède au désir démoniaque pour révéler le désir de mort. Confesser sans aimer, c’est croire que la reconnaissance de Jésus comme sauveur n’est pas acte d’amour. Pas de « confessio » sans déclaration d’amour. Pour reconnaître l’autre, je dois l’aimer. Saint Augustin souligne l’antécédence de l’amour sur la confession elle-même. Pas de « confessio » qui ne soit d’abord « dilectio ». C’est dire, enfin, que l’on peut croire sans aimer : « Les démons aussi croient, écrit Saint Augustin. Et ils tremblent. Ils disent : Nous savons que tu es le Fils de Dieu. Mais la foi des démons manque de la dilection ». Dilectio, du verbe latin diligo : aimer au sens de choisir, de discerner. Dans les Carnets de son roman Les Démons, Dostoïevski notait aussi : « Les démons croient également, mais ils tremblent »21.
54S’il est raconté que les démons prennent peur et s’inquiètent dans et par le corps de l’autre homme possédé, à l’apparition de Celui qu’ils reconnaissent comme le Sauveur, c’est pour nous dire que dans le face à face avec le démon, la victoire appartient à la compassion. Ce dont les démons ont peur, c’est de l’amour. C’est pourquoi ils s’empressent de confesser l’identité messianique de Jésus, croyant par là se débarrasser d’un devoir, et payer à bon compte la question du « pourquoi viens-tu ? » ou du « pourquoi me sauves-tu ? » Payer à bon compte la question de l’amour qui était précisément, si l’on suit Saint Augustin, la vraie question : celle d’un discernement et d’un choix.
55L’homme possédé, dépouillé des insignes de la vie civilisée et humaine est alors reconnu guéri : « assis, vêtu et dans son bon sens. » L’homme est rendu à son intégrité, à son sens de la responsabilité, à ses choix. Tout s’est joué sur l’extrême frontière entre l’homme et l’animal, le civilisé et le sauvage, la prière et la ruse. L’acte de Jésus est un acte d’audace. Un acte risqué. Le témoignage des gardiens (dont on apprend la présence au moment précis où disparaissent les démons) donne la mesure exacte de l’audace. « (Les gens) furent saisis de crainte... Alors toute la population de la région demanda à Jésus de s’éloigner d’eux car ils étaient en proie à une grande crainte. » N’oublions pas que c’était précisément ce que demandaient aussi les démons à Jésus ! Ce dénouement est capital. Notre lecture est de dire qu’il s’agit d’une crainte différente de celle qui témoigne du respect et de la reconnaissance des foules — ou plutôt de montrer qu’il s’agit d’une autre dimension de cette crainte. Si nombre de récits évangéliques de guérison s’achèvent par la crainte des foules « qui rendent gloire à Dieu », pas un ne reprend le thème d’une épouvante qui fait chasser Jésus. Ce trait est extrêmement important : il signifie avec force qu’une chose reste à guérir : l’épouvante de la communauté. La peur des hommes n’est pas vaincue. Le récit reste inachevé.
56L’épisode se clôt sur une terre de passage, sur les frontières, dans le registre violent de l’expulsion. Il a fallu dompter la mer pour mettre pied à terre, chasser les démons pour rencontrer l’autre homme, mais une chose n’a pas été vaincue : la peur elle-même. On pourrait dire que cette communauté n’a pas été évangélisée, au sens premier où elle n’a pas été accueillante à la Bonne Nouvelle. La Bonne Nouvelle provoque l’effroi. Jésus vainc les démons et reste vaincu par la peur des hommes. Le dénouement n’a pas eu lieu, le récit est retardé, suspendu à une autre épreuve : celle dans laquelle Jésus vaincra l’épouvante de toute la communauté.
57Le face à face avec le démon demande donc que soit aussi vaincue la peur des autres. La peur est du domaine de l'intériorité. Et c’est à ce dénouement retardé que nous renvoient les figures ouvrant notre épisode : mer traversée et domptée, passage d’une terre à l’autre. Figures de la tradition biblique attachées à la peur du peuple, depuis le grand récit fondateur de l’Exode. N’est-ce pas une façon profonde de signifier que le témoignage qui fait peur demande une guérison d’une autre ampleur ? En résonance avec la figure cosmique des éléments maîtrisés, de la mer traversée comme on traverse la peur et la mort. Ce n’est pas la moindre beauté de ce récit que de montrer que la victoire sur les démons doit aussi se dire guérison de l'intériorité humaine, et que cela passe par la figure légendaire du cosmos dominé.
58L’expérience démoniaque est donc inséparable de la rencontre avec l’effrayant. Avec une certaine modestie d’effets, le narrateur évangélique évoque cette rencontre sans chercher à effrayer son narrataire. Tout le récit vise au contraire à rendre possible et vraisemblable cette rencontre avec l’effrayant. Comme si c’était là le véritable enjeu du récit : familiariser son destinataire avec la rencontre de l’étrangeté. La mission de Jésus n’est pas sans rappeler ici la proposition freudienne concernant l’expérience fondatrice de la rencontre avec le semblable, toujours porteuse d’une inquiétante étrangeté. Où l’homme est alors « confronté à la manifestation de forces qu’il ne présumait pas chez son semblable et dont il lui est donné de ressentir obscurément le mouvement dans les coins reculés de sa propre personnalité ». (L’inquiétante étrangeté)
59Le récit évangélique invente donc une stratégie de la consolation de ce qui paraît inconsolable. La rencontre avec les démons est une figure de notre relation nécessaire à l’effroyable. Jésus fait ainsi l’expérience émouvante des limites mêmes de son acte thérapeutique, de son acte consolateur. La peur de la communauté, après la guérison du possédé de Gérasa, est à lire comme ce qui échappe à l’acte consolateur de Jésus. Cet enjeu résonne également chez Rilke ou encore dans certains questionnements de Kafka. « Est-il possible de penser quelque chose d’inconsolable ? Ou plutôt de penser quelque chose d’inconsolable sans le souffle de la consolation ? »22. Le souffle de l’Esprit est souffle de la consolation. Dans les récits évangéliques d’exorcisme, le souffle de la consolation est précisément suspendu à quelque chose d’inconsolable, à la part inhumaine de l’existence humaine, à une traversée nécessaire de l'horrible. Cette tâche extrême, Kafka l’a également endossée. La dimension démoniaque chez lui atteint un renversement inquiétant et magistral : le démoniaque est l’effet du croisement de l’épouvante et de la familiarité au cœur des voies narratives. On peut dire que la position du narrateur kafkaïen est d’être en permanence en position d’inconsolateur. Son point de vue est à l’opposé de toute responsabilisation du narrataire. Dans l’horrible, l’effrayant, il ne voit jamais rien de surprenant, mais simplement une platitude grotesque, quotidienne, qui en rend la vision effrayante et neutre à la fois. Mais la grandeur de Kafka est d’avoir inventé un narrateur qui ne raconte que pour attendre de nous qu’on lui vienne en aide. Ironie énorme de sa propre narration. Le dénouement du Procès, par exemple, tient précisément à ce que K... refuse de « tenir son rôle jusqu’au bout » et qu’il se mette à la fin à poser la bonne question, celle de la compassion : « Existait-il encore un recours ? Quelqu’un qui prenne part à son malheur. »
Guerre et démoniaque
60La figure de la guerre est au cœur des représentations du démoniaque. C’est Jésus lui-même qui invoque cette figure du combat sans merci pour justifier son action. Car il y a un rebondissement à la peur de la communauté, c’est l’accusation : « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons ». Jésus emploie alors un discours figuré guerrier, de guerre civile plutôt : « tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine, et les maisons s’y écroulent les unes sur les autres ». Comment Satan pourrait-il être divisé contre lui-même, demande Jésus, pour pouvoir se chasser lui-même ? Il faut prendre l’accusation des Pharisiens au sérieux. La guérison de l’homme possédé fait apparaître un double niveau d’action : lutte contre les démons et sollicitude « camouflée » envers l’humain possédé. Il y a eu ruse, dénoncent très justement les Pharisiens. La maîtrise des éléments déchaînés ne peut-elle pas se rapprocher d’ailleurs de la maîtrise des démons ? N’est-ce pas ce que les propres disciples de Jésus disent : « Il commande aux flots et aux vents qui lui obéissent. » Pourquoi le maître du cosmos ne serait-il pas aussi le maître des démons ? L’accusation est logique. Elle est juste.
61La réponse de Jésus se place au niveau d’une herméneutique du soi, donnant ainsi à son acte de guérison sa véritable portée : réconcilier mon semblable avec lui-même, comme si l’autre divisé d’avec soi-même ne pouvait être guéri que par l’amour du prochain. Si j’étais le chef des démons, explique Jésus, je serais en guerre contre moi-même. C’est dire que celui qui chasse les démons, qui guérit l’homme divisé d’avec lui-même, ne saurait être en guerre contre soi. Curieuse et violente stratégie de compassion qui unit guerre et sollicitude. On ne saurait guérir l’homme en guerre contre lui-même sans être soi-même en paix avec soi. Voilà, sans doute, la haute signification de la béatitude, « aimer son prochain comme soi-même » : l’aimer comme soi, c’est dire qu’on ne saurait l’aimer si soi-même on ne s’aimait pas.
62La guérison du possédé nous enseigne que l’amour du prochain ne saurait aller sans l’amour ou le respect du soi. C’est aussi nous apprendre à penser et à vivre une solidarité avec ce qui nous effraie, avec le méchant. « Je vous demande de ne pas résister au méchant » (Mt 5, 39). Il ne s’agit pas ici de prôner simplement la non-résistance mais de reconnaître plutôt qu’on a quelque chose à voir avec le méchant qui déborde la simple opposition, et le combat lui-même. Nous devons penser une communauté avec le méchant. L’enjeu est celui-ci : vivre uni avec soi et avec autrui. L’un n’allant pas sans l’autre. L’enjeu est l’humanisation de l’homme gagnée à travers la réciprocité de l’estime jusqu’au cœur de l’opposition, jusqu’à une traversée de la violence et de l’horreur.
63Le démoniaque est une figure circulaire et jalouse. C’est, en ce sens, une figure de la guerre. Le démon est ce qui divise l'homme d’avec soi. La guérison passe alors par le témoignage de celui qui, soi-même, se reconnaît en paix, et reconnaît l’autre divisé comme partenaire de cette paix.
64La question ouverte par l’épisode de Gérasa est donc de savoir si Jésus n’a pas trompé son monde et guéri le possédé grâce à son pouvoir occulte sur les démons, pendant de son pouvoir sur le cosmos. L’accusation des Pharisiens, ainsi légitimée, reste peu compréhensible si l’on ne s’arrête pas sur ce qu’elle avoue : la peur d’une similitude, voire d’une confusion, entre ce qui nous effraie et ce qui nous console.
65Matthieu rappelle la figure isaïenne du Serviteur Souffrant pour expliquer précisément pourquoi Jésus guérit et exorcise. Le Serviteur Souffrant était celui dont les souffrances le faisaient ressembler étrangement à celui reconnu coupable : « A son sujet s’épouvante le plus grand nombre, il a l’aspect ruiné. Il n’était plus un homme. Son apparence était inhumaine » (Is 52, 14-15 et 53, 1-12). Comme le Serviteur Souffrant, Jésus ne pourrait guérir s’il ne devenait pas semblable ou proche de celui qui souffre. L’accusation des Pharisiens dénonçait bien cette étrange proximité : Jésus devait être bien proche des démons pour pouvoir guérir leur victime. C’est donc aussi reconnaître que sa mission de consolation est inachevée : il lui reste encore à se faire victime, à porter toutes les souffrances de l’homme.
66Dans l’intrigue guerrière, il y a une rationnalité aveugle. Cette intrigue reste par elle-même indénouable. Sans dénouement autre qu’un excès qui ne sera jamais satisfaisant pour tous. Un vainqueur, un vaincu, au mieux. Jan Patočka situait un autre dénouement possible par la fondation d’une « communauté des ébranlés » : communauté de ceux qui misent sur l'après de la violence. Cet après ne se fera pas entre un vainqueur et un vaincu mais entre ceux qui se reconnaissent quelque chose de commun dans l’expérience solidaire de l’ébranlement humain du monde. D’où l’extrême justesse de la mise en parallèle du démoniaque et de la guerre. Il s’agit de la même figure d’une rationnalité prisonnière de sa propre fatalité. Si Jésus demande à ce qu’on reconnaisse qu’il est en guerre contre un adversaire, c’est moins pour lancer un appel à la guerre que pour faire reconnaître, en creux, que l'enjeu du face à face avec le démon est celui de la désunion de soi avec soi, de soi avec autrui, de soi avec la communauté. Le problème n’est donc pas tant la guerre elle-même que l’issue à la guerre. L’issue, c’est d’être avec moi et non contre moi, dit Jésus pour indiquer la nature de l’issue : vers le respect infini de l’humain.
67Que l’idée d’une solidarité reste possible au cœur même de l’horreur, c’est-— comme le rappelle E. Lévinas — l’expérience séculaire d’Israël. Les récits de guerre sont innombrables dans la Bible. Souvent, comme c’est le cas dans les livres des Rois, le dénouement est invraisemblable en ce qu’il trouve une issue dans ce qui a l’apparence du découragement et du désespoir. Des lépreux sont expulsés de la ville de Samarie assiégée et affamée (Rois II 7, 24) par le roi de Syrie et toutes ses armées. Ils décident de se rendre à l’ennemi plutôt que de tenter de rentrer dans Samarie et risquer mourir de faim. Dénouement invraisemblable ? Il s’agit, écrit Lévinas23 « d’une indication d’une issue possible vers l’humain : fussent-ils ennemis, on peut davantage espérer des hommes que de cette chose élémentale, ce Rien que symbolise la famine », mais aussi la guerre.
Absalon, Absalon
68Personnage biblique, Absalon est le diviseur de la famille de David. Celui qui provoque des crises, des guerres compromettant l’avenir du royaume. Faulkner en fait le titre symbole d’un roman sur le démoniaque. Il emprunte plus qu’une histoire à la matière biblique. Il fait, avec Absalon, Absalon, un roman écrit de la somme éclatée des moments où l’on raconte comprendre et guérir la force démoniaque qui déchire la communauté humaine.
69Absalon est donc un roman de conteurs, selon la tradition orale, les « vieilles histoires », les dits des familles et des clans dans lesquels le romancier américain a puisé son inspiration. Mais ce faisant, le conte familial et clanique est remis en circulation, il se reconstitue en se racontant. Ou plutôt, il acquiert une autre dimension en se cherchant dans les différentes tentatives maladroites, complexes, de récit. Il devient mémoire vive où s’amassent les sédiments de toutes les époques, où s'inscrivent les différents désirs de chacun des conteurs.
70C’est une construction proche de la situation narrative des Mille et Une Nuits, souvent citées dans le roman faulknérien, où raconter est un geste de l’existence elle-même, un acte de rencontre et de communauté. Le récit est liens multiples. Une étendue où vivre, parler et mourir sont les actes d’une seule et même vérité face à l’effroyable.
71La « situation cadre » du roman est simple, contrairement aux impressions d’une lecture trop rapide : une vieille demoiselle, Rosa Coldfield, impose à un jeune étudiant, Quentin Compson, le récit plein de ressentiment et d’effroi de l’apparition d’un nommé Stupen, affublé du sombre sobriquet « le démon », en 1833, escorté d’une horde d’esclaves fidèles et violents, dans une petite ville du Sud. Il y fonde un domaine, se marie et a deux enfants, Henry et Judith. La guerre éclate dans les années 60 en même temps que le drame familial et incestueux. Henry a rencontré à l’Université le premier fils bâtard de son père : Charles Bon, un métis qui décide de se fiancer avec sa propre demi-sœur, Judith. Très vite les conteurs se passent le relais du récit, de génération en génération. Quentin est le petit-fils du Général Compson, ami de Sutpen. Il donne la version des faits qu’il a pu entendre ou recueillir, ou imaginer et reconstruire à partir de ce qu’il sait de son grand-père. Pour mener ce travail d’investigation et d’imagination, il lui faut un partenaire de récit. C'est son compagnon de chambrée à l’Université, Shreve Mac Cannon, qui ne connaît rien de cette vieille histoire sudiste. Mais lui aussi peut aider à la tâche du récit, de la remémoration, par simples déductions, par hypothèses. Tout ce long échange polyphonique de récits aboutit à la redécouverte d’Henry Sutpen, caché sur les terres désolées de son père mort, et disparu depuis le fratricide de son demi-frère, Charles Bon.
72Absalon est ainsi une longue spirale narrative entre quatre principaux conteurs (Miss Rosa Coldfield, belle-soeur du « démon », le Général Compson, ami du « démon », Quentin Compson, petit-fils du Général, et Shreve Mac Cannon, camarade de Quentin). Deux générations écrivent ainsi le roman dans le délicat travail de transmission, entre mémoire et conjecture, souvenir et hypothèse. On peut donc proposer de condenser l’intrigue sur le schéma : deux générations, les témoins survivants et leurs descendants, tentent de comprendre « ce qui s’est passé »
73Cette vieille histoire de meurtre familial et de guerre nous est racontée à rebours. Le roman s’ouvre sur ce désir de raconter, cette urgence obscure et incompréhensible qui entraîne tout le monde, cette nécessité de parler, de raconter qui naît dans le cœur d’une vieille femme, dans des chambres closes, noires et froides, poussièreuses, et d’où naît la lente et douloureuse élucidation par la parole.
74D’où vient cette nécessité de parler, de transmettre ? Le premier narrateur, Rosa, est décrit sous la figure tourmentée d’une victime oubliée : « elle avait l’air d’une enfant crucifiée ; et sa voix qui ne s’arrêtait pas mais disparaissait puis reparaissait à de longs intervalles (...) évoquant le fantôme de celui à qui elle ne pourrait jamais pardonner et dont elle ne pourrait jamais se venger ». On commence donc par le récit d’une victime. Celle qui peut encore parler et qui endosse, parlant au pluriel, tous les récits de toutes les victimes mortes et disparues. Sans voix. Mais du même coup, son récit avorte dans l’impossibilité d’un dénouement : elle ne pourra ni pardonner, ni se venger. Vengeance et pardon sont les deux figures du dénouement qui ouvrent paradoxalement le roman. Ce sont des leurres. Car la véritable force du récit de Rosa sera de contaminer d’autres narrateurs, plus jeunes, plus innocents, et qui auront à achever son propre récit.
75Mais quel est donc le crime dont Rosa Coldfield s’avoue victime ? Ce n’est pas le fait-divers familial teinté d’inceste, le fratricide. Ce n’est pas la guerre et la défaite du Sud. C’est l’incarnation de ces malheurs dans la personne d’un seul homme, Thomas Sutpen, et qui lui donne un statut démoniaque.
76L’enjeu romanesque d’Absalon est la compréhension de la démonisation, de la diabolisation de l’Histoire et des petites histoires des hommes. La victime condense toutes les souffrances (désastre familial, défaite d'un pays, débâcle de l'Histoire, échec personnel de son existence...) et fait de son « récit-plainte » un face à face avec le démon. La tâche du récit apparaît dans toute sa violence et son enjeu : il s’agit de raconter l’irruption démoniaque dans l’Histoire et des histoires, ou plus exactement, il s’agit de raconter le malheur comme événement démoniaque.
77Cette « démonologie » narrative échappe à sa narratrice. La tâche n’est plus seulement de dénoncer ou de démasquer le démon mais de comprendre qu’il fût homme, qu’il fût époux, père, soldat...
78Chez Faulkner, proche en cela de Dostoïevski, il y a la certitude que le tourment du démon lui-même ne vient que de la part humaine, irréductible qui l’habite inexpugnablement. « Il y a dans le démoniaque, lit-on dans Absalon, Absalon, quelque chose que fuit Satan terrifié de son propre ouvrage et que Dieu regarde avec pitié — quelque étincelle, quelque miette pour être le ferment et la rédemption de cette chair douée de parole, de ce parler, cette vue, cette ouïe, ce goût, cette existence que nous appelons un être humain ». Image qui rappelle le récit évangélique de Gérasa. Le récit des malheurs affronte non pas d’abord la faute ou le mal commis mais l’humanité énigmatique responsable du mal. On ne rappelle pas les faits simplement, on doit se souvenir et faire revivre dans la parole conteuse le tourment de celui qui « est l’inquisiteur de sa propre âme » et dont « la main est l’agent de sa propre crucifixion ».
79Tout le roman, cette immense litanie polyphonique de la mémoire des vaincus et des victimes, revient sans cesse sur la « dette insolvable » du possédé. Le démon « se livrait à une frénésie définitive de mal avant que le Créancier ne le rattrapât ». L’acte juste par excellence sera de solver la dette infinie du mal commis à travers le récit de plusieurs, qui va du ressentiment et de la haine à la sobre et douloureuse litote finale du jeune narrateur : « Je ne hais point ».
80Comprenons bien : il faut tout l’effort verbal de restitution de la mémoire et de l’imagination pour sauver les rescapés du malheur et de la défaite. La dette à payer au démoniaque, c’est le roman lui-même. Raconter est une œuvre de dépossession et d’exorcisme, de sauvetage de l’humain.
81« Peut-être une chose une fois arrivée, n’est-elle jamais passée mais semblable à des cercles de rides sur l’eau lorsqu’un caillou a coulé... l’écho liquide de ce caillou se répercute à son tour à travers la surface de la même façon que le premier cercle. » Cette métaphore du récit, que se donnent Quentin et Shreve pour avoir le courage de prendre possession de cette histoire, marque bien l’originalité du roman faulknérien. Derrière la banalité de l’image des cercles dans l’eau qui se répercutent, il y a l’idée forte qu’un événement du passé est inachevé s’il ne se répercute pas dans la mémoire et le récit d’un vivant. « Peut-être sommes-nous tous Thomas Sutpen ? » s’interroge plusieurs fois Quentin. Ce qui revient à se demander si nous ne sommes pas tous coupables, à mesure que nous prenons part à l’œuvre narrative. Il ne s’agit pas, là non plus, d’une auto-culpabilité universelle, mais du sentiment de responsabilité absolue du narrateur qui répercute en son corps, dans sa propre histoire, le récit du mal et de la défaite.
82Et cela est si vrai, que Faulkner a conçu comme un dénouement secret, second à son roman, sur un parallélisme complexe. De la même façon que le fratricide a eu lieu après que les deux frères et leur père vécurent ensemble l’effroyable débâcle du Sud, qu’ils eurent en quelque sorte fraternisé dans la honte d’être vaincus, les deux narrateurs Quentin et Shreve fraternisent en racontant ensemble cet épisode sombre : « tous les deux qui pensaient et racontaient comme un seul... créant entre eux un ramassis de vieilles histoires et de vieux ragots ».
83Quentin, l’héritier du Sud, et Shreve, le jeune homme du Nord, unis par cette tâche dérisoire en apparence de raconter des ragots et des légendes familiales. Fondant une communauté de compréhension, permettant enfin un récit reposé de la « fraternité des ébranlés » dans la guerre et l’épouvante de la défaite. « Peu importait à l’un et à l’autre quel était celui qui parlait, puisque ce n’était pas seulement le fait de parler qui faisait, achevait, accomplissait celui de négliger, mais une heureuse combinaison de la parole et de l’écoute dans laquelle chacun avant de réclamer, d’exiger, pardonnait les erreurs de l’autre erreurs à la fois dans la création de cette ombre qu’ils tâchaient d’éclaircir (ou plutôt dans laquelle ils existaient), et dans la façon de comprendre, de trier, de rejeter le faux et conserver ce qui paraissait vrai ou qui s’adaptait à l’idée préconçue — afin de passer directement à l’amour. » (il s’agit de savoir si Judith et Charles s’aimaient vraiment).
84Texte magnifique qui reprend toute la tâche et l’ambition du roman lui-même. La nécessité de raconter a valeur de rédemption quand elle fonde cette communauté de « la parole et de l’écoute » — communauté dans le travail de la création verbale et de l’imagination, de la recherche et de l’apprentissage de la vérité.
85C’est là que se dénoue définitivement la « démonisation » du passé, le ressentiment de la victime, sa haine de la mémoire. « Non, je ne hais point le Sud », conclut Quentin. Ce n’est ni un cri de victoire, ni de salut. C’est une acceptation crépusculaire de son origine, une sorte de « moindre mal » arraché à la déréliction dans laquelle était plongé le malheur lui-même « dans lequel on existe ».
86La grande leçon du face à face avec celui qu’on désigne sous le nom de « démon » est de dénoncer la démonisation comme volonté d’abandonner le mal lui-même. Si on ne peut pas oublier le récit et le témoignage de ceux qui ont subi le mal, Dostoïevski et Faulkner nous ont montré qu’on ne pouvait pas non plus oublier ceux qui ont fait le mal. Le récit de la victime reste inachevé s’il ne prend pas aussi à un moment donné le point de vue de l’acteur du mal.
87Le régime du démoniaque, de la possession n’a-t-il pas toujours voulu dire cela : la difficulté et la nécessité de relever le mal de l’abandon dans lequel nous le plongeons ? L’homme possédé est bien l’image extrême d’un mal passif ou d’un pâtir coupable. L’effrayant Thomas Sutpen, dans la mémoire endeuillée de Rosa, est doublement un monstre : non seulement « il n’avait confiance en personne » mais « il ne possédait l’affection de personne ». Il n’y a pas de « démon aimé ». Comme si le drame du démon était d’abord l’impossible compassion de son état.
88Démons, possessions, démonologie... Figures repoussantes de l’exclusion qui tiennent le mal loin de nous, de notre responsabilité. Plus profondément encore, ces figures qui marquent une rupture, une crise inouïe de l’humain, ne sont relevées de leur abandon que dans l’acte consolateur qui réconcilie d’un même élan la personne avec soi, et soi avec autrui.
Notes de bas de page
1 Paul BEAUCHAMP, L’un et l'autre testament, t. 2, Accomplir les Écritures, Paris, 1990, sur l’affrontement avec Canaan dans la Bible, p. 84.
2 Rainer Maria RILKE, Lettres à un jeune poète, lettre du 12 août 1904
3 Jan PATOĊKA, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Paris, Verdier, 1981, p. 108.
4 Ibid. p. 140141.
5 Jan PATOĊKA, Platon et l’Europe, Paris, Verdier, 1983, p. 57.
6 voir Paul BEAUCHAMP, le chapitre « Adam » dans Parler d’Écritures Saintes, Seuil, et Cahiers Évangile, no 76.
7 Jan PATOĊKA, Platon et l’Europe, p. 44.
8 Paul BEAUCHAMP. op. cit.
9 Jan PATOĊKA, Platon et l’Europe, p. 10.
10 Jan PATOĊKA, Essais hérétiques, p. 109.
11 Ibid. p. 110.
12 Jan PATOĊKA, Liberté et Sacrifice, Paris, Millon, 1991, p. 36.
13 Jan PATOĊKA, Platon et l’Europe, p. 54.
14 Essais hérétiques, p. 129-146.
15 Ibid. p. 140.
16 Liberté et Sacrifice, p. 274-275.
17 Jan PATOĊKA, L’écrivain, son « objet », Paris, 1990, P.O.L, p. 39.
18 Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, Seuil, p. 212.
19 L’écrivain, son « objet », p. 128-149.
20 Saint AUGUSTIN, Commentaire de la 1ère Épître de saint Jean, traité X.
21 F. DOSTOIEVSKI, Les Démons - Carnets, « La Pléiade », p. 962.
22 F. KAFKA, Troisième cahier in-octavo, volume Gallimard/Folio, « Préparatifs de noce », p. 87
23 Emmanuel LEVINAS, Du sacré au saint, Paris, 1977, Minuit, p. 173.
Auteur
Philosophe et herméneute, docteur en littérature comparée (Paris).
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