Chapitre III. Le prince de ce monde
La fonction christologique du diable dans le quatrième évangile
p. 63-81
Texte intégral
Introduction
1Le quatrième évangile use pour le démon, de trois termes : le Prince de ce monde, Satan ou le diable. Ces termes, un examen attentif le montre, désignent le même personnage, ou la même réalité. En intégrant le diable à sa synthèse christologique, toute centrée sur le mystère de la Croix, Jean marque probablement le point le plus avancé et le plus épuré de la réflexion chrétienne primitive sur le démoniaque. On peut penser qu’il assume, au moins partiellement, les représentations du judaïsme tardif et de la première tradition chrétienne sur le démon, sinon sur les démons. Mon propos ici ne sera pas de montrer les continuités ou les enracinements, mais de cerner la pensée johannique dans ce qu’elle a d’original, tentant de comprendre un peu ce que l’évangéliste nous donne à comprendre1.
2Jean ne prononce certes pas le premier mot sur le démon dans la tradition chrétienne primitive. Il hérite de représentations et d'interprétations théologiques que l’on trouve dans les évangiles synoptiques ; mais il choisit ce qu’il en prend, et le plie aux articulations de sa doctrine.
3Ainsi, Jean reprend aux synoptiques l’antagonisme entre Jésus et le diable, la représentation de la vie et l’œuvre de Jésus comme un affrontement victorieux avec la puissance démoniaque. Ce trait est bien illustré, par exemple, par les débuts de l’évangile de Marc, dans lequel on s’accorde d’ordinaire à voir une sorte de programme : Jésus est poussé par l’Esprit au désert pour être éprouvé par le diable (Mc 1, 12-13) puis, entré à Caphamaüm, s’affronte d'emblée à un esprit impur (Mc 1, 21-28), pour terminer cette première journée en guérissant les malades et en expulsant les esprits impurs (Mc 1,32-34). L’exorcisme joue un grand rôle dans cette représentation de l’affrontement.
4Pareille conception, commune aux trois synoptiques, va de pair, chez Luc particulièrement, avec l’idée que la passion de Jésus est le sommet, le moment décisif de cet affrontement. Ceci se marque bien, entre autres, par le récit que nous donne Luc de la tentation au désert. Alors que Matthieu suit, pour les trois tentations de Jésus, l’ordre des tentations du peuple hébreu lors de l’Exode, faisant ainsi de Jésus l’accomplissement de l’histoire du peuple, Luc en modifie la succession pour faire paraître à la fin, donc au sommet, la tentation de se jeter en bas du pinacle du temple (Mt 4, 1-11 et Lc 4, 113). L’extrême de la tentation se déplace donc à Jérusalem qui, pour les trois synoptiques, est bien le lieu de la passion et de la mort. Luc souligne le trait en concluant : « ayant épuisé toute forme de tentation, le diable s’éloigna de lui jusqu’au moment fixé » (Lc 4, 13). Le sens est clair : l'affrontement des tentations anticipe l’affrontement décisif, au temps fixé et à Jérusalem, lorsque Jésus affrontera les forces hostiles dans le combat de sa mort. Satan sera d’ailleurs introduit par Luc dans le récit de la Passion, en deux passages qu’il ne partage pas avec Marc et Matthieu. « Simon, Simon », dit Jésus, parlant de l’épreuve qui vient, « voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment » (Lc 22, 31) ; et surtout cette notation, avant le récit de la Cène : « Or Satan entra en Judas, surnommé Iscariote, qui était du nombre des Douze » (Lc 22, 3), où nous pouvons reconnaître la matrice principale du personnage de Judas dans le quatrième évangile.
5Si Jean s’appuie bien sur ces traits fondamentaux et sur quelques données traditionnelles comme le fait que Jésus fut accusé d’être possédé (Mt 9, 34 ; 12, 24 par.) ou a qualifié l’un des Douze de satanique (Mt 16, 23 ; Mc 6, 33), il élague néanmoins et néglige nombre d’éléments. Ainsi les exorcismes de possédés disparaissent entièrement comme symbole de l’affrontement des forces hostiles et le satanique se réduit à l’unité du Prince de ce monde (sinon dans la bouche des adversaires de Jésus : Jn 7, 20 ; 8, 48 ; 10, 20). D’autre part, le récit de la tentation de Jésus disparaît. Cela ne saurait étonner dans un évangile peu fourni en récits ; mais Jean ne pouvait de toute manière mettre en scène la tentation. Montrant un Jésus sans faille et accompli, qui surplombe une histoire hiératiquement figée parce que terminée et saisie dans sa globalité, il ne saurait introduire en lui d’hésitation, de division. Son Jésus est hors de portée du diable qu’il affronte victorieusement dans le monde.
6Cette observation me permet de formuler la thèse qui sous-tend cet exposé. Jean ne parle du diable que par rapport à Jésus. Sa doctrine christologique détermine entièrement sa doctrine sur le diable, figure du drame central, ou mieux de l’acte unique du quatrième évangile : la mort glorieuse du Fils. Jean en effet écrit une christologie, et il la centre sur la croix. On pourrait, en raccourci, dire que le quatrième évangile, supposant une christologie communément qualifiée de « haute », pour laquelle Jésus est le Fils envoyé par le Père pour donner vie éternelle à ceux qui croient en lui, nous fait faire le chemin qui va de cette confession formelle, abstraite, au concret de l’amour crucifié, à la puissance d'un Dieu vulnérable parce qu’inscrit dans la contingence : le Verbe fait chair. Réintégrant le temps et le drame, la christologie johannique s’écrit donc en interprétant l’histoire de la mise à mort de Jésus. Drame humain, puisque des acteurs humains s’y trouvent mêlés ; drame paradoxalement divin, puisque la toute-puissance du Dieu transcendant, présent et agissant dans le Fils y est conduite à l'échec extrême de la mort. C’est dans l’interprétation de ce drame qu’apparaît la figure du diable, Satan, le Prince de ce monde.
1. L’heure du Prince de ce monde
Dans la conclusion du premier discours d’adieu (Jn 14, 29-31)
7Le premier discours d’adieu, qui est encore une conversation de Jésus avec ses disciples, au cours du dernier repas, et qui s’appuie donc sur le récit de celui-ci, culmine dans une consolation des disciples : « Je vous l’ai dit maintenant avant que cela n’advienne afin que, lorsque cela adviendra, vous croyiez » (v. 29). Avant que cela n’advienne, lorsque cela adviendra : les verbes n’ont pas de sujet exprimé et pointent vers l’événement, connu et mystérieux, qui est au centre et qui demande la foi. C’est la mort, allusivement mais clairement dite, comme dans tout le contexte. Le « maintenant » n’est pas celui de l'heure eschatologique, comme en Jn 13, 31 ou 12, 23, par exemple, mais bien le temps du discours ou du récit, antérieur à l’événement décisif (cfr Jn 13, 7.19).
8Ayant parlé dès avant l’événement, Jésus « ne s’entretiendra plus guère » avec ses disciples car « le Prince de ce monde vient » (v. 13). Ainsi l'événement visé par les paroles et qui sera objet de foi (v. 12) mettra aussi un terme aux paroles et coïncidera avec l’imminente venue du « Prince de ce monde ». Celui-ci « vient » comme « vient l’heure » (cfr Jn 2, 4 ; 7, 30 ; 8, 20 ; 12, 23 ; 13, 1 ; 17, 1). Le moment attendu sera celui du silence de Jésus ; le Prince de ce monde serait-il donc le vainqueur eschatologique ? Il paraîtra triompher, en effet : c’est pourquoi Jésus souligne que le Prince de ce monde ne peut rien sur lui (v. 30). Le sens de l’événement paradoxal est au contraire de révéler au monde l’unité de Jésus et du Père : « que j’aime le Père », réalisée dans l’unité entre le vouloir du Père et l’agir du Jésus : « et comme le Père m’a commandé, ainsi je fais » (v. 31).
9Le premier discours d’adieu, articulé au récit de la Cène (lavement des pieds, trahison de Judas), culmine donc en un « je fais ». Au moment attendu, le paradoxe va exiger la foi : ce moment sera surgissement du Prince de ce monde ; mais ce qui paraîtra relever de son pouvoir appartient à l’action de Jésus, obéissant à son Père, un avec Lui : et cela est proprement la révélation au monde. Observons l’effet d’écho : le Prince de ce monde vient (...) pour que le monde connaissance que j’aime le Père. Ambiguïté du monde : les hommes qui, accomplissant l’œuvre de leur prince, crucifieront Jésus sont en même temps les destinataires de la révélation qui s’opère à la croix.
Dans le discours de la gloire (Jn 12, 31)
10Le rapport entre le Prince de ce monde et l’heure de Jésus apparaît avec plus de clarté en Jn 12, 31, dans le dernier discours-dialogue précédant la conclusion (12, 3743) de ce qu’on appelle souvent le « livre des signes », avant l’entrée dans le récit de la passion. Toutefois, si l’on peut encore compter les chapitres 11 et 12 dans la première partie de l’évangile, ils font aussi charnière avec le récit de la Passion, qu’ils introduisent et déjà interprètent : la résurrection de Lazare est l’ombre portée de la résurrection de Jésus, l'onction à Béthanie anticipe sa sépulture et l’entrée triomphale à Jérusalem permet à l’évangéliste de formuler ce qu’on pourrait appeler la clé épistémologique du récit de la Passion (Jn 12, 16). Si donc le « discours de l’heure » n’est pas un discours d’adieu proprement dit, il n’en appartient pas moins au prélude de la passion : l’heure n’est plus à venir, elle est là. C’est bien ce que formule le titre qui commande le discours : « L’heure est venue où le Fils de l’Homme doit être glorifié ». La formulation exclut ici la simple notation chronologique ; il y a un lien intime entre l’heure (unique, avec l’article) et la glorification ; l’heure est évidemment le moment fixé, décisif de la mort, comme le confirme clairement le titre de Fils de l'Homme (cfr e.a. l’emploi de ce titre en Jn 3, 1415 ; 8, 28 ; 12, 34).
11Cette « heure » de la gloire est développée d’abord dans la métaphore du grain de blé (v.24), déchiffrée (v. 25) et étendue aux disciples parce que d’abord appliquée à Jésus (v. 26).
12Suit, concise, une prière angoissée de Jésus qui s’en remet au Père (v. 27), la réponse divine (v. 28), inaccessible à la foule (v. 29), mais expliquée par Jésus (v. 30-32) ; l’évangéliste conclut en soulignant ce qui était déjà clair : « il dit cela, signifiant de quelle mort il allait mourir » (v. 33).
13La prière de Jésus, marquée de trouble et d’indécision (« mon âme est troublée, que dirai-je ? »), correspond assez bien au ressort des récits de 1’agonie chez les synoptiques : « Père sauve-moi de cette heure » (« Abba ! éloigne de moi cette coupe », Mc, 14, 36), est dépassé par le consentement au vouloir du Père : « glorifie ton nom » (« pas ma volonté mais la tienne », Mc 14,36). Trois différences cependant sont à relever. D’abord « Sauve-moi de cette heure » n’est formulé que de façon hypothétique, parce que le Christ johannique, surplombant l'histoire, ne saurait connaître la division ni le changement. Ensuite, c’est moins l’imminence que la présence de l’heure qui se trouve soulignée (« maintenant », « je suis parvenu à cette heure »). Enfin, la catégorie de la volonté du Père, pourtant familière au quatrième évangile, est remplacée par la glorification du Nom, qu’il convient évidemment de rapprocher de la glorification du Fils de l’Homme, qui ouvre le discours et en énonce le thème (v. 23).
14La réponse d’en haut, par le biais de la répétition, marque la constance fidèle de Dieu et la certitude de la glorification : « J’ai glorifié et je glorifierai encore ». L’objet n’étant pas exprimé, il est permis d’étendre la glorification non seulement au Nom, mais aussi au Fils de l’Homme.
15A la foule perplexe — car l’homme ne peut, chez Jn, saisir ce qui vient de Dieu si le Fils ne le lui révèle — Jésus explique en deux temps en quoi consiste cette glorification. Négativement : « maintenant c’est le jugement de ce monde, maintenant le Prince de ce monde sera expulsé » (v. 31), et positivement : « et moi lorsque j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (v. 32). Ces deux temps, en fait, se recouvrent comme les deux faces d’une même réalité. Le « maintenant » reprend celui du v. 27, qui correspond à « cette heure », le moment décisif auquel Jésus est parvenu, le « maintenant » où « le Fils de l’homme est glorifié » (v. 23), c’est-à-dire où Jésus est élevé (de terre) (v. 32) car les deux expressions sont interchangeables et l’élévation implique toujours la glorification (cfr Jn 3, 14-15). La condamnation de « ce monde-ci » et l'expulsion de son prince coïncident donc avec l’élévation-glorification de Jésus sur la croix, point focal de l’évangile. Qu'il s’agisse de la mort, les interlocuteurs de Jésus le comprennent puisqu’ils objectent : « Nous avons appris de la Loi que le Christ demeure à jamais » (v. 34). Jésus les renvoie à l’urgence de croire : le « maintenant » n’est distant que de « peu de temps » (v. 35).
16Arrêtons-nous un instant à la condamnation de ce monde et à l’expulsion de son prince. Qu’est-ce que ce monde, qui est ce prince ?
17Le sens du « monde » en Jean est, dans la très grande majorité des cas, purement anthropologique, et non cosmologique. Il désigne l’homme — ou l’ensemble des hommes — considéré d’abord hors de Dieu, dans sa limite ou sa caducité ; de ce point de vue, son sens ne diffère guère de celui de la « chair » ; à ce titre il est déjà « sous le jugement », « sous la colère ». Mais cette colère est comme abstraite ou théorique, car l’amour de Dieu la retient, lorsque Dieu envoie (ou même donne, ce qui évoque la mort) son Fils (Jn 3, 16, à lire dans le mouvement de 3, 14-15). En fait l'historicité de la vie de Jésus, sa mort, opère une division dans le concept de monde, désignant l’humanité : les hommes (le monde) que Dieu aima de la sorte (je souligne l’aoriste qui rend la contingence de l’événement), « aimèrent mieux les ténèbres que la lumière » (Jn 3, 19) en ce qu’ils rejetèrent, crucifièrent le Fils, par là ils demeurent sous la colère. Le monde, en ce sens, désigne l’humanité en tant que close dans le refus de Dieu œuvrant en son Fils unique ; sa condamnation se scelle dans sa fermeture, qui s’opère à la croix : qui ne répond à cet amour de Dieu en Christ tue et, pourrait-on dire, se détruit.
18Le « Prince de ce monde » serait-il simplement la personnification mythique de cette humanité close ? Même s’il y a dualité d’expression et crescendo, la construction en parallèle des deux stiques du v. 31 peut suggérer leur synonymie ; à lui seul ce verset ne permet pas d’affirmer la distinction entre ce monde et son Prince. Ce sont plutôt les lieux où se marque le rapport entre le diable et les adversaires de Jésus ou Judas qui pointeront vers une réalité en amont de l’homme, comme antérieure à lui, vers un mal qui le précède et agit dans l’histoire.
19Hors d’où le Prince de ce monde est-il jeté ? On serait tenté de dire : hors du récit, de l’histoire, du sens. Il perd son pouvoir, il va à rien. Ne pourrait-on oser dire que la condamnation du monde, c'est l'expulsion, hors de lui, de son prince ? L’humanité close est perdue, mais ce n’est point la perte de l’humanité, c’est son salut. Il faut évidemment lire ensemble les v. 31 et 32 :
31a C’est la condamnation de ce monde
31b Le Prince de ce monde sera expulsé
32a Lorsque j’aurai été élevé
32b J’attirerai à moi tous les hommes.
20L’expulsion du prince est condamnation du monde (dans son sens négatif) ; la glorification de Jésus attire tous les hommes (c’est-à-dire le monde, dans son sens neutre). Le prince est donc chassé de son principat sur les hommes, dans la mesure où ceux-ci perdent leur qualification mondaine pour être attirés dans l’orbe de Jésus — dans la communion avec lui et le Père ; lors même que le monde-humanité se condamne par le rejet du Christ, celui-ci en attire à lui les composantes. La vision pessimiste se corrige : le monde était la totalité perdue, tous sont la totalité sauvée ; de là, le pressant appel à croire avant que ne manque la lumière. L’expulsion du Prince de ce monde est la fin de son empire sur les hommes ; la condamnation du monde est le salut des hommes qui le composent.
21Résumons. A l’heure décisive de la mort, qui est aussi celle de la gloire et de la fécondité, apparaissent deux protagonistes ; le Père, maître du temps, qui a mené Jésus jusqu’à cette heure, et Jésus lui-même qui, surmontant le trouble, s’en remet au Père. Le Prince de ce monde, le ressort du refus des hommes, que nous avons déjà rencontré comme « venant » (14, 30), mais sans pouvoir, est ici expulsé, en sorte que l'humanité de refus est condamnée, cependant que tous sont attirés au crucifié glorieux.
Dans le second discours d'adieu (Jn 16, 11)
22Resterait à dire quelques mots d’un passage du second discours d’adieu, où il nous est dit que le Prince de ce monde est jugé (ou condamné).
« Lorsque celui-ci (le Paraclet) viendra, il confondra le monde à propos de péché et de justice et de condamnation. De péché, parce qu’ils ne croient pas en moi. De justice parce que je vais vers le Père et vous ne me verrez plus. De condamnation, parce que le Prince de ce monde est condamné » (Jn 16, 8-11).
23N’attendez pas de moi le dernier mot sur ce passage sybillin. La condamnation du Prince de ce monde redit de façon laconique, vraisemblablement ce que nous avons lu au ch. 12. Mais ici le point de vue temporel diffère. Jésus parle de la venue du Paraclet, qui prendra sa place dans l’absence. Lorsque la mort l’aura séparé de ses disciples et que ceux-ci poursuivront leur chemin dans le temps, ils ne leur sautera nullement aux yeux que le monde est condamné et son Prince rejeté au néant. Il y faudra le Paraclet, qui fera paraître aux yeux de la foi que le principe du mal, destructeur et clos, qui semble continuer à régir l'humanité, a bien subi dans la mort de Jésus cette condamnation qui l’anéantit.
24En d’autres termes, ce que Jésus, dans les deux passages précédemment examinés, disait de sa mort victorieuse du mal s’éprouve, mais de façon cachée, dans la foi de la communauté à laquelle le Paraclet est présent :
« vous pleurerez et vous lamenterez
et le monde se réjouira
vous serez dans la tristesse
mais votre tristesse se tournera en joie » (Jn 16, 20).
2. Les fils du diable (Jn 8, 44)
25C’est lorsqu’il est question de l’heure de la mort de Jésus, de l’adversaire, impuissant et vaincu, que le quatrième évangile emploie le titre « Prince de ce monde » ; dans les autres cas, il parle de Satan ou du diable. Tous ces autres cas mêlent le diable avec d’autres acteurs, humains ceux-là, qui entretiennent avec lui une relation particulière et paraissent agir comme des médiations. Ce sont d’une part les opposants à Jésus, identifiés au monde et, d’autre part. Judas, l’un des Douze.
26Les chapitres 7 et 8, au centre de la grande section de polémique entre Jésus et les autorités juives (ch 5-10), participent du ton et de la démarche de procès qui marquent toute cette section ; le dialogue qui court, formellement, de 8, 31 à 8, 59, oppose Jésus et des « Juifs » qui, paradoxalement (v, 31), croient en lui, à propos de leur filiation abrahamique ; il se termine par une première lapidation (8, 59), inaboutie comme le sera la seconde (10, 31-39) car l’heure n’est pas encore venue, et Jésus garde l’absolue maîtrise de sa mort. Ce dialogue polémique est précédé d’une annonce claire de la passion (8, 28).
27La section qui va du v. 31 au v. 41 va faire passer de l’idée que les Juifs sont la descendance d’Abraham (v. 33) à l’idée d’une autre paternité, celle de l’adversaire encore innommé (v. 41). Le point de départ est l’affirmation « Si vous demeurez dans ma Parole (...) la Vérité vous libérera » (v. 31-32). A quoi répond la fière certitude des Juifs, d’être libres parce que descendants d’Abraham. L’argument de Jésus, qui ne nie point la filiation abrahamique selon la chair, et peut-être selon la promesse (v. 37) est de remonter des œuvres à leur origine : voulant me tuer, vous n'accomplissez pas l’œuvre de votre ancêtre Abraham, père des croyants, mais celle d’un autre père. Cette similitude, ou cette unité d’œuvre entre le fils et le père, comme critère de la filiation, est abondamment utilisée par le quatrième évangile dans le registre de la christologie : c’est parce qu’il accomplit les œuvres de son Père que le Fils peut être reconnu comme tel (cfr p. ex. Jn 5, 19 s ; 5, 36) ; ce transfert de l’homologie Père/Fils de la christologie aux adversaires de Jésus ressort bien du contraste. « Ce que j'ai vu auprès de mon Père le je dis ; et vous ce que vous avez entendu de votre père, vous le faites » (v. 38).
28Ce passage à un autre niveau de paternité est bien perçu par les interlocuteurs de Jésus, qui comprennent que « vous faites les œuvres de votre père » signifie bien l’œuvre démoniaque, puisqu’ils se défendent d’être « nés de la prostitution » et revendiquent cette fois d'avoir Dieu pour seul père (v. 41). Jésus leur répond par l’opposition : ils n’ont point Dieu pour père s’ils refusent son envoyé (v. 42-43), mais ils sont issus du diable dont ils veulent accomplir les désirs (v. 44), ce qui se réfère clairement à la volonté de le mettre à mort.
29Dans la suite du discours, Jésus va redire son rapport au Père (v. 45-47), être accusé et se défendre d’avoir un démon (v. 48-52) et, en inclusion avec le début du discours, situer Abraham par rapport à lui et par là dire sans ambiguïté son identité divine (v. 52-58). L’ensemble du discours, s’élève donc de l’idée de filiation abrahamique à l’opposition de deux filiations plus fondamentales : la filiation du Père, dont Jésus dit la Parole et la filiation du diable, dont ses interlocuteurs veulent mettre en œuvre le dessein homicide.
30Considérons de plus près le v. 44, seul lieu de l’évangile où s’explicite une doctrine démonologique :
« Vous, vous êtes issus du père qu’est le diable et vous voulez faire les désirs de votre père. Celui-ci était homicide dès l’origine, et il ne s’est point tenu dans la Vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsque parle le menteur, il parle de son bien propre, parce qu’il est menteur, et aussi son père ».
31Le ressort de l’argumentation, nous l’avons dit, est de déduire des œuvres l’appartenance, dite en termes de filiation. Or, dit Jésus, ses interlocuteurs veulent le tuer. Ils ne le nient pas dans cette section et, depuis Jn 5,18, le lecteur sait que ce dessein est formé ; il le verra mis en œuvre dès la fin de ce dialogue (8, 59), et en conclusion du chapitre 10. Ce propos homicide fait d’eux les fils du diable parce que « celui-ci était homicide dès l’origine ». L’affirmation renvoie à une représentation traditionnelle, et la référence à l’origine indique assez qu’il s’agit du récit de la Genèse (Gn 3). Pareillement, la première Epître de Jean présente le diable comme pécheur « dès l’origine » (1 Jn 5, 8). La tentation du diable, menant au péché (lequel n’est pas absent de notre contexte : v. 34-46), condamne l’homme à la mort. Il est très significatif que notre v. 44 glisse de l’homicide au menteur : c’est par son mensonge que le diable en Gn 3 perpètre son homide ; mais le mensonge ici n’est pas de l’ordre du moyen. On doit le considérer comme synonyme : il était homicide (...) et ne s’est pas tenu dans la Vérité. Deux traits caractérisent le menteur. Il est séparé de la Vérité en ce qu’il ne se tient pas en elle et ne l’a pas en lui ; on reconnaît ici les catégories de l'inhabitation réciproque qui exprime en Jn l’unité de Jésus et de son Père. Et c’est de son bien propre qu’il parle à l’inverse de Jésus qui ne parle pas de lui-même, mais dit ce qu’il a appris son Père (dans notre contexte : v. 38). Le rapport du diable à la Vérité est donc symétriquement l'inverse de celui de Jésus : il est séparé d’elle, parlant de son fonds propre, homicide, alors que Jésus est uni au Père, ne parlant pas de lui-même, donnant la vie (cfr v. 51). On voit sans peine que la Vérité doit être entendue dans le sens théologique plein que lui donne le quatrième évangile : Dieu seul est vrai en ce que, fidèle, il fonde solidement la vie « Je suis — dira Jésus — la Voie, la Vérité et la Vie » (14, 6) ; Dieu étant esprit doit être adoré « en esprit et vérité » (4, 23-24) ; le royauté de Jésus est de « rendre témoignage à la Vérité ; quiconque est de la Vérité entend (sa) voix » (18, 37). Séparé de la féconde fidélité divine, puisant en lui-même qui n’est point source de vie, le « menteur » coïncide avec le meurtrier.
32Ceci est confirmé par la lecture johannique du premier homicide perpétré dans l'histoire, celui d’Abel par Caïn : dans le verset cité plus haut, le diable est opposé à Jésus : « qui commet le péché est du diable, parce que dès l’origine le diable est pécheur. Voici pourquoi a paru le Fils de Dieu : pour détruire les œuvres du diable » (1 Jn 3, 8) ; « à ceci se révèlent les enfants du diable : quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, ni celui qui n’aime pas son frère. Car tel est le message que vous avez entendu dès l’origine, que nous nous aimions les uns les autres. Non comme Caïn : étant du mauvais il égorgea son frère » (1 Jn 3, 10-12). Caïn est donc le premier ; mais cela vient pourtant de plus loin que lui.
33L’agir homicide des hommes, qui se focalise comme en son point extrême sur Jésus, Vérité divine amoureusement offerte, vient de plus loin qu’eux et est précédé, dès l’origine. La représentation du diable qui affleure ici est celle du tentateur de Gn 3, c’est-à-dire de ce récit qui attribue à l’homme la responsabilité du péché, et pourtant le montre précédé, et pour ainsi dire trompé. Vu de la sorte, le diable n’est certes pas symétrique à Dieu ; et s’il est opposé à Jésus (dans un jeu d’oppositions littéraires symétriques que nous avons observé, et qui reflète le combat « duel » où ils s’affrontent), ce n’est point pourtant comme un égal. Le diable en effet était depuis l'origine homicide, alors que Jésus est avant qu’Abraham n’advienne (Jn 8,58, conclusion de notre discours), parce qu’il était Verbe à l’origine (1, 1) ; le diable a seulement une façon d’être qui se constate depuis l’origine et fait de lui le principe du non-sens de mort de l’humanité, confondu avec elle et la précédant. Dans le refus que les hommes opposent à la Vérité vivifiante que leur est offerte en Jésus, le mystère du mal qui court depuis le début de l’histoire trouve son accomplissement.
34Mais ce ne sera pourtant qu'un vouloir tuer et un vouloir tuer par deux fois impuissant. Le diable et ses fils ne sont pas maîtres de l’heure. Si, dans la suite de l’évangile, les autorités juives décident bien l’arrestation de Jésus, et le livrent à Pilate, c’est un autre personnage qui jouera le rôle d’instrument décisif du diable, Judas, et seulement lorsque Jésus le voudra. L’échec des deux tentatives de lapidation de Jésus montre bien que le Prince de ce monde n’a point sur lui de pouvoir.
35Nous pouvons déjà relever à quel point le diable est ici naturel, faisant corps avec le vouloir des hommes, inscrit dans l’histoire. Il n’y a pas ici de démoniaque possessif, d’affleurement visible d’un sacré satanique. Le diable se lit dans les actes des hommes ; ils sont ses fils, il ne les possède pas. La possession n’est évoquée, et à tort, qu’à propos de Jésus, par ses adversaires : « tu as un démon » (8, 48-52). Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois : l’accusation revient dans les polémiques du ch. 7, puis encore du ch. 10, où elle est synonyme de folie. « Il a un démon, il est fou » (10, 20) disent les uns, à quoi d’autres répondent « Est-ce qu’un démon peut ouvrir les yeux des aveugles ? » (10, 21) : c’est aux actes, inscrits dans l'histoire, et qui donnent vie ou mort, que l’évangéliste revient toujours.
3. La figure du Judas
36Plus que sur les opposants à Jésus, le démoniaque se concentre sur la figure de Judas, en tant que c’est lui qui livre Jésus à la mort. Par trois fois l’évangile y revient : « l’un de vous est un diable » (Jn 6, 70) annonce Jésus ; « alors que déjà le diable avait mis au cœur de Judas (...) le dessein de le livrer » (13, 2) note l’évangéliste avant le lavement des pieds, et enfin « Satan entra en lui » (13, 27) lorsqu’ayant pris la bouchée de pain Judas sortit dans la nuit.
37On ne s’attardera pas à l’apparente incohérence chronologique qui fait de Judas un diable avant que Satan ne soit entré en lui. Elle appartient à la manière dont le quatrième évangile traite ses principaux personnages, et en particulier les trois disciples qui gravitent autour de la mort de Jésus : Pierre, l’anonyme disciple bien-aimé et Judas. Ces trois figures sont liées, puisque Pierre est tantôt associé à Judas, tantôt au disciple, et qu’ils sont tous trois, avec Jésus, les acteurs nommés du récit de la Cène et de la « bouchée de pain ». Très sommairement, je dirais que le disciple sans nom, seul présent au pied de la croix et comme identifié à Jésus par une mère commune (19, 25-27), le seul que Jésus mette dans le secret lors du récit de la Cène (13, 23-26), qui introduit, semble-t-il, Pierre dans le lieu du reniement (18, 15) comme dans celui de la foi (le tombeau, 20, 3-8), mais dont seul il est dit qu’il crut, figure la foi accomplie, sereine ; et parce qu’il est le témoin (19, 35) on pourrait aller jusqu’à voir en lui la figure de l’évangile lui-même, qui énonce la foi pour la proposer à ses lecteurs (raison pour laquelle on identifie traditionnellement ce disciple avec l’évangéliste lui-même). Pierre en revanche, s’il confesse Jésus comme le saint de Dieu (6,68-69), refuse sa mort (refus du lavement des pieds, coup de glaive à Malchus, triple reniement, absence du calvaire). Il figure donc très exactement la confession de foi en la divinité, appelée à s’accomplir en foi dans la croix, malgré les résistances : il sera conduit, introduit dans le tombeau vide, et précédé encore par la foi du disciple sans nom. D’une certaine façon Pierre est le lecteur auquel, malgré ses résistances, est proposée la foi de l’évangile ; si l’on se souvient qu’au début il reçoit de Jésus son nom de Céphas-Pierre (1, 42), et que dans l’épilogue, au ch. 21, il se voit confier le troupeau, on n’hésitera pas non plus à le voir dans sa fonction ecclésiale : Pierre figure l’Église à laquelle l’évangile s’offre comme témoignage divin.
38On ne s’étonnera donc pas que les personnages, comme d’ailleurs tout le récit johannique, demeurent figés comme des icônes, figures immobiles saisies à partir de la fin de l’histoire, et que Judas soit un diable d’entrée de jeu, car dès le début il est vu comme « celui qui allait le livrer ».
L’épilogue du discours du pain de vie (Jn 6, 64.70.71)
39Dans l’épilogue au discours du pain de vie, Jésus conclut sa réaction aux réticences de nombreux disciples par « mais il en est certains d’entre vous qui ne croient pas » ; l’évangéliste commente « car Jésus savait dès l’origine quels sont ceux qui ne croient pas et quel est celui qui le livrera » (6,64). Cette mention du traître, à ce point, vient manifestement en surcharge, n’étant appelée par rien ; elle a néanmoins comme effet de montrer Jésus surplombant l’histoire et connaissant la fin (la mort, signifiée par la trahison), dès l’origine, et également d’associer déjà la trahison de Judas à la non-foi.
40La résistance tourne d’ailleurs à l’abandon et lorsque Jésus se tourne vers les Douze (noter ici le terminologie institutionnelle, rarissime en Jn) Simon-Pierre va confesser Jésus comme « le Saint de Dieu ». Le parallélisme est évident avec la confession de Pierre dans les évangiles synoptiques ; sans le détailler ici, j’observerai que le récit synoptique de la confession (Mc 8, 27-30 par.) est toujours suivis d’une annonce de la Passion, et d’un véhément refus de Pierre qui s’entend alors traiter de « Satan » par Jésus (Mc 8, 31-33 par.). Jean modifie le schéma classique, laissant la confession de Pierre dans une situation ambiguë : Jésus n’y répond pas, mais énonce brutalement que parmi les Douze qu’il a choisis (et qui viennent de le confesser par la bouche de Pierre) se trouve le diable. L’assertion est en elle-même mystérieuse et pourrait s’appliquera Pierre qui vient de parler, si l’évangéliste ne commentait, en écho au v. 54, « il parlait de Judas, fils de Simon l’Iscariote, car celui-là allait le livrer — l’un des Douze » (v. 71). Si Pierre garde l’ambivalence qu’il avait dans le récit synoptique (confessant-refusant), et sur laquelle le quatrième évangile va construire sa figure, la qualification diabolique est déviée sur Judas.
41Cette première apparition de Judas dans l’évangile — non en acteur, mais en personnage dont on parle — nous le montre comme étant, dès l’origine, connu de Jésus comme celui qui le livrera ; pour cela qualifié de diable ; mais cependant choisi, en connaissance de cause, par Jésus comme l’un des Douze. La fonction de ce passage est sans aucun doute, en conclusion au discours du pain de vie, de mettre tout le chapitre dans la perspective de la mort de Jésus. La double mention de la trahison de Judas, en commentaire de l'évangéliste, correspond d’ailleurs étroitement à la double mention que l’on trouve au début du ch. 13, qui ouvre le récit de la passion (comparer 6, 64 et 13, 11 ; 6, 70-71 et 13, 2) et où sont pareillement associées la figure de Pierre (acteur) et de Judas (évoqué). C’est pourquoi l'on peut lire, d’une certaine manière, cet épilogue du discours du pain de vie comme la pierre d’attente, l’annonce de la première séquence du récit de la Cène. Judas y figure, comme un indicateur codé, dans son personnage de traître, assimilé au diable, mais restant étroitement dépendant de Jésus qui, sachant dès l’origine, l’a choisi.
Première séquence du récit de la Cène : le lavement des pieds (Jn 13, 1-20)
42Le récit johannique de la Cène se compose, on le sait, de deux parties : le lavement des pieds et l’épisode du morceau de pain donné à Judas. S’il est inévitable que le second de ces épisodes mette Judas en scène, le premier au contraire ne suppose nullement que l’on parle de lui. Il y est néanmoins systématiquement introduit par trois fois.
43Dans l’introduction — deux phrases majestueuses et parallèles qui préludent à la fois au lavement des pieds, à la Cène et à tout le récit de la passion (13, 1-3) —, à la notation chronologique « au cours d’un repas » succède, également au génitif absolu : « le diable ayant déjà jeté dans le cœur que le livre Judas de Simon l’Iscariote ». Il faut comprendre que Judas a déjà formé le projet, mais que celui-ci n’en est qu’au niveau du cœur, pas encore à celui des actes ; et que ce dessein est attribué au diable. Cette mention du diable s’inscrit dans la chronologie johannique où « l’heure » est celle du Prince de ce monde : au verset précédent, Jésus sait « que son heure est venue de passer de ce monde vers le Père » (13, 1) ; elle est suivie immédiatement, pour contrebalancer l’idée que le diable puisse avoir quelque puissance, par la conscience qu’a Jésus d’avoir reçu maîtrise de son propre destin : « sachant que le Père lui a tout donné dans les mains, et que de Dieu il est sorti et que vers Dieu il s’en va » (13, 3). Rien de bien neuf, on le voit, par rapport aux thématiques que nous avons déjà explorées, mais leur rappel, qui campe les personnages — Jésus, le diable, Judas — les uns par rapport aux autres au moment où advient l'heure attendue et où s’ouvre le drame de la Passion.
44Judas va être à nouveau mentionné par Jésus en conclusion du dialogue avec Pierre, qui accompagne le lavement des pieds, et dans la conclusion à l’explication parénétique que Jésus donne de son geste. Les deux fois, Judas est introduit artificiellement comme une exception à ce que Jésus dit de ses disciples : « et vous, vous êtes purs — mais non pas tous » (v. 10) et « ce n’est pas pour vous tous que je parle : je sais qui j’ai choisi ; mais c’est afin que l’Écriture s’accomplisse : celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon » (v. 18). La première mention, énigmatique, est expliquée par l’évangéliste : « il connaissait celui qui le livrait, c’est pourquoi il dit : vous n’êtes pas tous purs » (v. 11). Retour à la connaissance de Jésus, et à la qualification de Judas comme « celui qui le livre » — au présent.
45La seconde mention insiste elle aussi sur la connaissance de Jésus, et sur le fait qu’il a choisi ses disciples, et donc le traître (cfr. 6, 70). La citation du Ps 41,10 ne lève pas l’énigme, mais n’est pas expliquée immédiatement. Elle le sera par Jésus au début de la séquence suivante : « amen, amen, je vous dit que l’un de vous me livrera ». Après trois énigmatiques allusions à Judas, par mode d’exception aux disciples, toutes trois laissées mystérieuses par Jésus, mais expliquées par l’évangéliste (6, 64, 70-71 ; 13, 10-11), c’est la première fois que Jésus fournit lui-même l’explication. Qu’il le fasse au début de la séquence suivante fait ressortir le rôle d’annonce, de transition du v. 18. Cependant l'énigme du v. 18 s'ouvre sur un horizon plus large, celui de l’interprétation de l'événement pascal, dans la foi, à la lumière des Écritures, lorsque tout sera accompli : « Dès à présent je vous le dis avant que cela n’arrive, afin que vous croyiez, lorsque cela arrivera, que Je suis » (v. 19). Ceci déborde manifestement la trahison de Judas et vise directement la mort à la croix ; néanmoins, c’est dit de la trahison de Judas : le lien entre les deux événements n’est donc pas seulement celui d’un enchaînement contingent, d’occasion ou de causalité. Les deux événements tendent bien à se recouvrir et à se confondre, comme deux faces d'un événement unique. C’est bien pourquoi par deux fois dans l’épilogue au discours du pain de vie, par trois fois dans le récit du lavement des pieds, Judas est introduit de manière obsédante comme le signe codé qui permet d’interpréter actes et paroles comme se rapportant à la mort de Jésus.
46Telle est bien sa fonction, en tout cas, dans la section du lavement des pieds où le refrain « le traître est à l’œuvre » fait de toute la section un enseignement sur la mort de Jésus comme purificatrice (v. 6-10) et fondatrice en même temps qu’exemplaire de la mission des disciples (v. 12-20).
Deuxième séquence du récit de la Cène : la bouchée de pain (Jn 13, 21-30)
47Toutes ces annonces de la trahison de Judas s’appuient sur le récit même de la trahison qui, en Jean, est celui de la sortie de Judas, du repas et du groupe de disciples, dans la nuit ; Judas n’apparaîtra plus qu’à la tête de la troupe qui vient arrêter Jésus au-delà du Cédron (18, 2-3, 5b) : les tractations avec les grands-prêtres, le baiser du traître, les trente deniers, la pendaison sont négligés. Le passage essentiel concernant Judas est bien celui-ci.
48Le point de départ est l’énigme scripturaire du v. 18 (« celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon »), dernier maillon de la chaîne des cinq allusions du ch. 6 et du ch. 13. Jésus l’élucide de façon solennelle (« il témoigna et dit : Amen, amen ») comme l’annonce qu’un des disciples va le livrer. Les disciples, qui n’avaient point saisi les annonces énigmatiques, ne saisissent pas davantage à qui se rapporte l’annonce claire : par eux-même les disciples sont dans l’ignorance, la connaissance appartient à Jésus seul. Cela va à nouveau se manifester lorsque Jésus enjoindra à Judas de « faire vite ce qu’il fait » : l’évangéliste va consacrer deux versets (v. 28-29) à la perplexité des disciples et à l'hypothèse erronée de certains sur le sens de la phrase de Jésus. Ce rapport d’incompréhension entre Jésus et ses disciples — entre autres — se rencontre souvent dans le quatrième évangile lorsque Jésus parle du mystère de son œuvre, et de son rapport au Père. Si le rapport d’incompréhension est mis en œuvre ici, c’est bien que l’on touche au mystère, à ce que les disciples ne pourront saisir qu’à partir du moment de la glorification. » Sachant que l’heure était venue », disait l’introduction ; et dès que Judas sera sorti, Jésus dévoilera le sens de l’événement : « Maintenant le Fils de l’Homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui » (v. 31). Les deux verbes, à l'aoriste, désignent un événement ponctuel passé ; mais à peine passé, car c’est « maintenant ». La glorification se joue dans l’échange avec Judas, qui aboutit à sa sortie.
49Les disciples donc ne savent de qui il s’agit ; Pierre point davantage, qui dans la séquence précédente n’avait pas saisi la signification du lavement des pieds : il invite d’un geste le disciple aimé, appuyé au côté de Jésus, à s’enquérir de l’identité du traître (v. 23-24) ; le disciple interroge Jésus qui, accomplissant le verset de psaume (Ps 41, 10) cité plus haut (v. 18), répond : « celui pour qui je tremperai le morceau de pain et à qui je le donnerai » (v. 25-26a). Notons que le disciple ne transmettra pas l’information à Pierre, qui la lui avait demandée ; celui-ci reste virtuellement dans l’ignorance, comme les autres. Le secret du geste est réservé au seul disciple, comme un seul disciple restera au pied de la croix, témoin de l’accomplissement des Écritures, de l’eau et du sang salutaires coulant de son côté, et assimilé à Jésus lui-même au point de prendre sa place auprès de sa mère. N’est-ce point que le disciple est par excellence témoin de la mort, qui se déroulera hiératiquement au Golgotha, mais qui se joue librement et souverainement dans la bouchée de pain tendue à Judas ?
50La suite du texte juxtapose un geste et une parole, suivis chacun d’un effet. Le geste « Ayant donc trempé la bouchée de pain, il la donne à Judas de Simon l’Iscariote » (v. 26 b) a pour effet : « et après la bouchée de pain, alors Satan entra en lui » (v. 27a). La parole « Ce que tu fais, fais le vite » (v. 27b) a pour effet que « celui-ci, donc, ayant pris la bouchée de pain, sortit aussitôt. C’était la nuit » (v. 30). La coïncidence matérielle de « après la bouchée de pain » et de « ayant pris la bouchée de pain » montre que le geste et la parole vont de pair, que Jésus en même temps donne le pain et dit de faire ; par conséquent aussi que l’entrée de Satan en Judas, et la sortie de Judas — sommet et fin de l’épisode — sont non seulement énoncées avec un symétrie remarquable, mais se confondent en une seule réalité, le mystère des ténèbres : « c’était la nuit ».
51Nous n’échapperons pas au paradoxe : dans le quatrième évangile, Judas ne livre pas le Fils de l’homme par un baiser ; c’est Jésus qui, par un morceau de pain offert enjoint à Judas de le trahir, fait en lui entrer Satan, le fait sortir dans la nuit. Certes, la liberté, l’autonomie de chaque acteur est affirmée : Satan jette le dessein au cœur de Judas et Judas, dans ce v. 30 où pour la première fois dans le chapitre il sort du rôle de quelqu’un dont on parle ou à qui l’on s’adresse, pour devenir acteur, prend le pain et sort ; mieux même : s’il obéit à l’injonction de Jésus, c’est à une injonction qui lui dit « ce que tu fais, fais le vite », et donc qui ne lui commande rien d’autre que ce qu’il fait (déjà), qui le renvoie à son propre agir. Tout se passe cependant comme si Satan, qui est acteur, et Judas, qui l’est également, ne pouvaient agir qu’à l’injonction de Jésus. Le principe du mal et l’acteur humain ne sont pas effacés, mais subordonnés au vouloir de Jésus : s’ils le livrent à la mort, ce n’est pas contre mais selon son vouloir.
52Il faut bien voir que ce qui commande, ici comme dans tout l’évangile, c’est une préoccupation christologique. Jésus, dans sa mort, n’est pas vaincu ni par les hommes ni par leur Prince ; dès l’origine il sait sa fin et la veut souverainement. La croix ne saurait être gloire et salut que si elle est amour, libre don. C’est bien pourquoi la gloire est acquise, advenue, dès la sortie de Judas. En tendant la bouchée de pain, Jésus dépose sa vie, comme il avait déposé ses vêtements pour laver les pieds des disciples. « C’est pour cela que le Père m’aime, parce que je dépose mon âme, afin de la prendre à nouveau. Personne ne me l’ôte, mais moi je la dépose de moi-même. J’ai le pouvoir de la déposer et j’ai le pouvoir de la reprendre. C’est ce commandement-là que j’ai reçu de mon Père » (Jn 10, 17-18).
53Crucifié par les hommes restés soumis au pouvoir d’un mal qui les habite depuis le début, Jésus n'est pas vaincu mais vainqueur parce que, uni à son Père, il meurt dans une liberté souveraine, donnant lui-même à l’adversaire les moyens de son homicide refus. Jésus est libre et souverain au moment où il s’offre, jusqu’à la mort, à la liberté.
54De là, peut-être, cette atténuation inattendue de la responsabilité des Juifs. Dès le ch. 5, ils veulent le tuer, « accomplissant l’œuvre de leur père » ; et pourtant Jésus ne cessera de se dérober à eux et pourtant celui qui le livrera, le principal auteur de sa mort, selon le quatrième évangile, est l’un des siens auquel il s’offre. C’est Jésus qui l’a choisi, l’évangéliste y insiste plusieurs fois. Les adversaires sont par leur dessein homicide fils du diable ; mais c’est un élu (et même : l’un des Douze) qui accomplit l’œuvre de mort, et celui là est identifié au diable, Satan entre en lui et agit par lui.
55La liberté de Judas n’est pas niée (« ce que tu fais... »), mais le principe du mal, antagoniste de Jésus, se focalise en lui. Mystère de l’obscurité qui est l'envers du mystère de lumière ; de même que le croyant, dans sa liberté, accomplit l’œuvre divine, de même l’acteur Judas accomplit l’œuvre satanique.
Conclusions
561. La figure du diable, Prince de ce monde, s’inscrit dans la christologie johannique et lui est subordonnée. Le quatrième évangile, bien qu’il soit en partie construit comme un récit et qu’il joue sur le temps, fonctionne comme une sorte d’icône immobile, une méditation centrée sur la mort de Jésus comme révélation et accomplissement de la gloire de Dieu. Dieu se révèle à la croix, le principe de toutes choses se donne dans le contingent.
57Seule, dans l’histoire des hommes, compte la croix glorieuse, expression johannique du mystère pascal de mort et de résurrection. Satan n’est vu que par rapport à cela, élément ou acteur second de l’événement christologique. Il n’a pas valeur en soi. Le merveilleux ou le surnaturel satanique, qui pour les synoptiques ont encore valeur de symbole, disparaissent ici. Il n’y a pas de possession démoniaque en Jean, sinon comme une accusation portée contre Jésus par ses adversaires, et synonyme de folie : c’est seulement une façon de dire, jamais un événement rapporté. Le démoniaque ne se donne pas plus à saisir directement à l’homme, que le divin. Dieu ne se connaît qu’en Jésus, et l’évangéliste ne montre le diable que comme un ressort de l'histoire de Jésus. C’est bien le même auteur qui évite les récits de possession et qui relativise le miracle, considéré comme impropre à conduire à la foi par son caractère merveilleux et ramené au rôle de métaphore de l’événement salutaire.
582. Le diable est donc ressort ou acteur de la mort de Jésus. Quand s’approche l’heure, il vient ; l’heure est celle du jugement du monde et de l’expulsion de son Prince. Mais il n’intervient pas directement : il est lu, déchiffré par Jésus derrière des acteurs qui gardent leur autonomie. Lorsque « les Juifs » refusent de croire en lui et veulent le mettre à mort comme blasphémateur, ils apparaissent, au delà de leur ascendance abrahamique, comme fils du diable et lui appartenant, en opposition avec la filiation divine dont ils se réclament. De cela les œuvres, l’agir humain en tant que tel, sont le critère. Judas pareillement, dont les ressorts psychologiques et l’histoire sont négligés, apparaît mené par Satan, habité par lui, identifié à lui : c’est que, faisant ce qu’il fait, il accomplit son œuvre.
59Dès lors, par la médiation d’acteurs humains responsables mais solidaires de lui, le « Prince de ce monde » poursuit la mort de Jésus. Il est l’ultime ressort des acteurs humains de la crucifixion. Par là, la crucifixion de Jésus transcende les péripéties de l’histoire pour apparaître comme le combat décisif où se termine un drame commencé avec les débuts de l’humanité.
603. Mais c’est un combat où Satan n’obtient ce qu’il veut que parce qu’on le lui laisse. « En moi, il n’a rien », dit Jésus. Ses fils, qui veulent accomplir son œuvre, tentent en vain par deux fois de lapider le Christ, qui leur échappe. Son heure n’est point venue. Qu’est son heure, sinon le temps décisif du vouloir de Dieu, où il faut de nécessité divine que le Fils de l’homme soit élevé pour que tout croyant ait par lui la vie éternelle ? Le commandement du Père est qu’il pose sa vie pour ses amis. L’auteur premier de la mort de Jésus, c’est l'amour du Père pour le monde qui donne, risque son Fils à la liberté des hommes serfs du mauvais. Le second auteur est Jésus lui-même, à la liberté de qui Dieu s'est confié en lui donnant souverain pouvoir de déposer sa vie et de la recevoir à nouveau. De cette liberté Jésus fait un acquiescement, une fascinante unité de vouloir avec Dieu, en s’offrant à la mort, en ouvrant le champ à l’adversaire homicide, lorsqu'avec la nourriture de l’amitié il s’offre à la liberté de Judas. Jésus n’a point de faille pour l’évangéliste ; il ne saurait être détruit, vaincu par le Prince de ce monde, puisque celui qui s’offre en souveraine liberté à l’anéantissement de la croix, fait de cet anéantissement la gloire, la vie et le salut. Il est, selon le jeu de mots johannique, élevé : à la fois hissé au gibet et exalté.
614. Agissant à travers des acteurs humains, le Prince de ce monde semble se confondre avec l’homme. Il s’en distingue pourtant, puisque c’est « dès l’origine » — depuis les débuts de l’humanité — qu’il est menteur et tueur d’hommes ; puisqu’il est père et que les hommes sont fils. Faut-il se borner à voir là une projection du mal qui habite les hommes, leur société, leur histoire ? Certes, le quatrième évangile ne spécule ni sur l’origine ni sur la nature du diable, et semble renvoyer seulement au récit mythique de la Genèse ; mais c’est précisément pour dire ce que dit le mythe, à savoir que l’homme est simultanément auteur responsable du mal, et précédé par lui. Le diable et l’idée de filiation du diable expriment au fond l'irréductible mystère du mal et le soumettent à la victoire du Christ. Ce mystère du mal est aussi un mystère du rapport de l’homme au mal. La terminologie employée pour dire le rapport à lui (fils/père) est la même que celle qui dit le rapport à Dieu, et elle fait, comme elle, appel à l’agir : le rapport au mauvais est communion de vouloir avec lui (« vous voulez me tuer »), comme le rapport à Dieu sera communion d’agapè, dans et par le Fils.
625. Nous voici conduits à l’inégal vis-à-vis du diable et de Dieu. Cette opposition duelle n’a rien du dualisme gnostique. Le Prince de ce monde n’est pas le démiurge créateur du monde inférieur et historique, auquel le Dieu transcendant et éternel demeurerait étranger. Le « monde » de Jean, c’est l’humanité ambiguë, vulnérable et mortelle, à la fois soumise dès l’origine au pouvoir du menteur homicide, et objet de l’amour de Dieu qui lui offre en Jésus sa vérité vivifiante. C’est dans ce monde des hommes que s’affrontent les deux rivaux inégaux, le Véritable et le mensonger. Écrit dans la foi, l’évangile ne saurait voir le combat comme incertain. Il s’écrit à partir de Pâques, et il voit dans la croix l’inéluctable victoire de l’amour divin qui s’est librement offert, en un homme libre, aux forces du mal qui parcourent et asservissent le monde des hommes.
63Le Verbe de Dieu s’est fait chair pour combattre et défaire à mains charnelles le Prince de ce monde dont les mains, toujours, sont humaines.
Notes de bas de page
1 Comme la présente esquisse ne s’adresse pas d’abord à des spécialistes de l’exégèse biblique, on me pardonnera de renoncer à l’appareil de discussions et de références qui est de règle dans les publications spécialisées. Les interprétations que j’avance n’en sont pas moins sujettes à discussions, et demanderaient parfois à être davantage justifiées. Le lecteur qui voudrait prendre quelque recul pourrait se référer à l’un ou l’autre commentaire du quatrième évangile. En anglais, celui de R.E. BROWN, The Gospel according to John, (Anchor Bible), New York, 1966, 2 vol. est classique et abordable ; en allemand, celui de R. SCHNACKENBURG, Dus Johannes-evangelium, Fribourg, 1965-1984, 4 vol., est très fourni, mais plus technique ; en français, où aucun grand commentaire de Jean n’a paru depuis ceux de Loisy et du P. Lagrange, on peut se réjouir de disposer maintenant pour un large public de X. LEON-DUFOUR, Lecture de l’Evangile selon Jean, Paris, 1988-1990, dont les deux volumes parus à ce jour couvrent les douze premiers chapitres de l’évangile.
Auteur
Q.F.M., exégète, doyen de la Faculté de Théologie de l'Université Catholique de Louvain.
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