Chapitre V. La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social
Contribution au débat sur la « théologie politique »
p. 99-137
Texte intégral
1Le titre de ces quelques réflexions de théologie systématique risque de provoquer d’emblée une double interrogation. Pour les uns, relier « la foi trinitaire des chrétiens » à « l’énigme du lien social », n’est-ce pas l’entraîner plus qu’il convient dans le devenir historique du monde et réduire la dogmatique chrétienne au simple « reflet idéologique » d’une histoire culturelle de l’Occident, écrite en fonction de ses grandes formes politiques ?1 Pour d’autres au contraire, à vouloir traiter, aujourd’hui encore, des corrélations entre dogme trinitaire et politique, ne risque-t-on pas de nourrir des espoirs illusoires sur l’influence réelle de la foi chrétienne dans nos sociétés européennes ? Deux perspectives différentes, peut-être même deux âges historiques, se profilent derrière ces soupçons opposés, affectant le concept de « théologie politique », qui leur est commun, d’une ambiguïté fondamentale2. Pour préciser tout de suite notre objectif, nous situons d’abord la « théologie politique » dans le cadre de la théologie trinitaire contemporaine, avant d’adopter la perspective inverse, celle d’une « histoire politique de la religion »3, pour réfléchir, dans ce contexte, sur la plausibilité d’une foi trinitaire.
2La théologie trinitaire contemporaine, qui débute à notre avis en 1932 avec le premier volume de la Dogmatique de K. Barth, peut être organisée selon trois champs : K. Barth et bien d’autres après lui, comme K. Rahner, situent le traité de la Trinité dans les prolégomènes de la dogmatique, créant par là un lien circulaire entre l’énoncé trinitaire et les démarches fondamentales de l’herméneutique chrétienne. Désormais, la conception même de la tâche théologique, l’articulation entre ses différentes autorités, bibliques, dogmatiques et théologiques, se met en place en fonction de la Révélation trinitaire dont la structure se détermine inversement en fonction du style que prend l’engagement interprétatif du théologien.
3On imagine aisément que ce rapport circulaire entre épistémologie théologique et dogme trinitaire ait suscité des controverses qui se sont déplacées, dans la suite, sur un autre terrain, le célèbre axiome fondamental de K. Rahner : « La Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut est la Trinité immanente, et réciproquement »4. Si cet axiome a été largement reçu par les théologiens, certains n’ont cessé de critiquer le renversement, le « réciproquement »5. Ne risque-t-il pas de compromettre l’« orientation » ultime du mystère de Dieu6 et de confondre l’auto-interprétation de Dieu dans sa Révélation avec l’herméneutique ecclésiale et théologique qui n’existe que comme acte de réception ?7.
4Ce débat à la fois épistémologique et dogmatique prend une acuité plus grande quand on réfléchit à l’utilisation du concept de « personne » dans la théologie trinitaire. Selon la tradition patristique, ce terme est l’une des « traces trinitaires » (vestigia trinitatis) dans le monde et est, à ce titre, le lieu géométrique où se concrétisent et se vérifient toutes les décisions antérieures concernant le style théologique et l’articulation dogmatique entre la « Trinité économique » et la « Trinité immanente ». L’anthropologie « entre » à cet endroit dans le monothéisme trinitaire, obligeant l’Église et le théologien à repenser sans cesse l’historicité du mystère de Dieu.
5C’est sur ce dernier terrain que nous retrouvons enfin la « théologie politique » dans son statut controversé. Quand elle revient, en 1935, très proche de la recherche trinitaire d’un K. Barth, sur la scène de la théologie contemporaine, avec le célèbre essai d’Eric Peterson, Le monothéisme comme problème politique, elle présuppose déjà une prise de position sur la conception même du travail théologique8. La thèse de Peterson, selon laquelle la formulation du dogme trinitaire par l’Église du IVe siècle aurait consommé sa rupture définitive avec toute « théologie politique », a en fait son corollaire dans une épistémologie qui met la théologie à l’abri de ses crises historiques en la cantonnant dans la sphère du dogme absolu. La plupart des grand ouvrages sur la Trinité des années d’après-guerre se réfèrent à cette source et peuvent être classés selon leur approbation ou leur critique de l’héritage pétersonien. La perspective politique y est restée cependant plus ou moins enfouie jusqu’à ce qu’un des derniers traités, Trinité et Royaume de Dieu (1980) de J. Moltmann, fasse explicitement le lien entre la « théologie politique » et les problèmes de la recherche trinitaire évoqués à l’instant, à savoir l’axiome fondamental de K. Rahner et l’anthropologie contemporaine de la « personne »9.
6À relire aujourd’hui ces grands essais, on est surtout frappé par la prégnance de leur contexte d’origine, l’affrontement au totalitarisme, et par leurs hésitations théologiques, qui rappellent les renversements d’un Feuerbach, entre le souci de mettre l’identité trinitaire de la foi à l’abri d’une récupération politique et le désir inverse de montrer sa pertinence anthropologique et sociétaire. Il nous semble que cette « figure théologico-politique » est en train de disparaître en Europe10 pour laisser la place à l’autre perspective évoquée au départ.
7Sur le plan épistémologique apparaît alors l’ambiguïté profonde du concept même de « théologie politique » qui change de sens quand on le situe dans le cadre de ce que Marcel Gauchet a appelé récemment »une histoire politique de la religion »11. Carl Schmitt avait déjà pris acte de ce déplacement en 1969 dans sa lecture critique de l’essai de Peterson12. Ce nouveau débat sur la « théologie politique » se déroule aujourd’hui avec des partenaires qui proposent une généalogie de l’Etat moderne. En comprenant l’invention démocratique comme résultat d’un transfert et d’une métamorphose de l’imaginaire monothéiste dans l’espace politique, ces analystes de la « sécularisation » insistent sur la résorption de la légitimité à l’intérieur de la société et sur le caractère indéterminable du lien social13 : recomposition agnostique du « religieux » qui engendre selon eux un débat sans fin entre une « monothéisation » de la société par l’Etat démocratique et une dynamique social de type « polythéiste »14.
8Par ailleurs, ces travaux historico-politiques sur la « modernité » rejoignent maintenant une conjoncture européenne marquée par de profondes ruptures d’équilibre qui ne cessent de fragiliser le lien social, traversé plus que jamais par une dynamique supranationale et exposé en même temps à être confisqué par des religions qui se réfèrent à une élection divine.
9Cette situation, apparemment nouvelle par rapport au débat antérieur sur le totalitarisme, met la théologie devant le défi d’un « changement paradigmatique ». Comment peut-elle montrer la plausibilité et la pertinence de la foi trinitaire de l’Église dans une société démocratique soucieuse du respect de son auto-institution ? L’effacement social du christianisme, l’absence de fondement métaphysique du lien social et l’ambiguïté de l’actuel retour du religieux, exigent de la part du chrétien un « traitement théologico-politique » capable de réagir, dans la société et dans l’Église, par rapport à des tendances de privatisation ou de spiritualisation de la foi. Que ce traitement engage en même temps un style théologique, une prise de position dogmatique par rapport à l’axiome rahnérien et une reprise de l’anthropologie de la « personne », cela fait pressentir toute la difficulté de la tâche et appelle à la modestie.
10Notre réflexion commencera par une reprise critique du débat actuel sur la « théologie politique », à partir d’une confrontation entre l’essai d’Eric Peterson et la lecture qu’en a fait Carl Schmitt en 1969 (I). Elle s’engagera ensuite dans deux directions : nous essayerons d’abord, dans une perspective de théologie fondamentale, de comprendre la confession trinitaire comme régulatrice de la manière spécifique des chrétiens de se situer par rapport à l’énigme du lien social (II), puis nous voudrions tirer profit de cette perspective pour une intelligence dogmatique du mystère trinitaire lui-même (III).
1. Le débat contemporain sur la « théologie politique »
L’âge pétersonien de la théologie trinitaire
11Avec la parution, en 1935, de l’essai d’Eric Peterson sur Le monothéisme comme problème politique s’ouvre donc une nouvelle étape pour une théologie trinitaire soucieuse du contexte politique dans lequel le dogme central du christianisme a été formulé15.
12L’essentiel de l’ouvrage tient dans sa « légendaire thèse finale »16 : « La doctrine de la monarchie divine devait se briser sur le dogme trinitaire, et l’interprétation de la Pax Augustana (comme accomplissement des prophéties vétéro-testamentaires) sur l’eschatologie chrétienne. De ce fait, le monothéisme n’est pas seulement théologiquement liquidé comme problème politique et la foi chrétienne libérée des chaînes qui l’attachaient à l’Imperium Romanum, mais encore une rupture de principe est consommée avec toute “théologie politique” » qui abuse de la proclamation chrétienne pour légitimer une situation politique »17. On reviendra un peu plus loin sur le passage, essentiel pour la thèse, de l’enquête au jugement dogmatique présenté comme sans appel. Il est évidemment préparé par une très longue et très riche recherche historique qu’il convient d’abord de retracer.
13D’après Peterson, le monothéisme devient un problème politique quand le judaïsme hellénistique conjugue, dans un but apologétique, le Dieu unique de sa tradition et le principe monarchique de la philosophie grecque. Philon utilise, comme beaucoup d’autres après lui, la métaphore du grand roi de Perse qui est retiré dans son palais et gouverne grâce à des représentants, des satrapes, des serviteurs ou des messagers18. Aux yeux de Peterson, cette image a une valeur structurante pour toute l’évolution ultérieure, au point qu’il la relie à un adage du XIXe siècle : « Le roi règne mais ne gouverne pas »19, répété pas moins de sept fois dans la suite de son texte. Pour pouvoir être utilisée dans le contexte du monothéisme juif, la métaphore théologico-politique du roi perse doit être purifiée de toute interprétation polythéiste : « On n’a pas le droit, dit Philon, d’honorer les serviteurs à la place du roi »20. Cette même polémique se retrouve aussi chez les premiers théologiens chrétiens qui reprennent au judaïsme sa formule théologico-politique de la « monarchie divine » pour montrer la supériorité de l’Église sur le polythéisme politique des peuples païens21.
14Un premier tournant décisif dans l’évolution de la « théologie politique » se produit, selon Peterson, dans le débat entre Origène et Celse22. La discussion mérite d’être retenue parce qu’elle montre à l’évidence que l’Antiquité perçoit les conséquences politiques d’un « imaginaire politique » de Dieu23. Celse reproche aux chrétiens d’introduire une « révolte » (stasis) dans le monde métaphysique et politique de l’Empire romain : leur idée d’une unicité exclusive de Dieu est le « reflet » de leur isolement par rapport au reste de l’humanité et leur conscience d’être le parti du Dieu unique donne à leur monothéisme un sens partisan24. « Celui qui détruit les cultes nationaux détruit aussi en dernière instance les particularités nationales et attaque en même temps l’Imperium Romanum qui respecte la place des cultes et des particularités nationales »25. Le polythéisme est une nécessité parce que jamais « les habitants de l’Asie, de l’Europe, de la Lybie, Grecs et barbares » ne s’accorderont « pour observer une seule loi jusqu’aux extrémités de la terre »26. Origène aurait été poussé par ce polythéisme politique de Celse à développer sa propre réflexion théologico-politique27 qui argue de la capacité pédagogique du Logos à transformer les âmes, pour justifier le statut eschatologique28 d’une unification de la terre et d’un nivellement des particularités nationales29.
15À partir de ce tournant, qui marque, en régime chrétien, l’apparition explicite de la « théologie politique » comme « idéologie », l’analyse de Peterson s’oriente dans deux directions différentes qui vont se rejoindre d’ailleurs dans sa thèse finale : d’une part, le débat entre une interprétation politique et une compréhension eschatologique de la paix ; et, d’autre part, le dépassement du monothéisme « monarchique » Par la théologie trinitaire.
16Sur le premier versant nous trouvons un face-à-face imaginaire entre Eusèbe de Césarée et saint Augustin. Eusèbe, « prototype de la théologie politique »30, est le grand adversaire de Peterson parce qu’il aurait aboli la réserve eschatologique dans la « théologie politique » d’Origène. Le polythéisme et la polyarchie de l’Antiquité auraient été générateurs de violences et de guerres civiles, tandis qu’Auguste aurait, au début de l’ère chrétienne, introduit la paix : œuvre providentielle qui aurait commencé au moment de la naissance du Christ et se serait achevé sous Constantin, reliant définitivement l’Empire et la paix, le monothéisme et la monarchie politiques31. Il faudra attendre Augustin pour retrouver une vue plus réaliste de l’Empire romain et une vision eschatologique de la paix32.
17Peterson traite à peine de la théologie trinitaire d’Eusèbe qui aurait pu nuancer quelque peu son jugement sur les rapports entre le « publiciste » de Césarée et Constantin33. Il revient, en tout état de cause, aux Cappadociens d’avoir dépassé définitivement le « monarchisme politique » des Ariens par leur formulation achevée du dogme trinitaire, même s’ils continuent à utiliser le vocabulaire de la « monarchie divine ». C’est l’autre versant de l’analyse de Peterson. Citant alors le début du troisième discours théologique de Grégoire de Nazianze34, prononcé en 380 à Constantinople, il rapporte les trois opinions sur Dieu, l’« anarchie », la « polyarchie » et la « monarchie », les deux premières conduisant vers le désordre et la discorde. « Les chrétiens confessent la monarchie de Dieu ; non pas cependant la monarchie d’une seule personne dans la divinité, mais la monarchie du Dieu un et trine. Un tel concept d’unité n’a plus aucune correspondance (Entsprechung) dans la créature »35.
18D’après Peterson, le développement dogmatique atteint ici un point de non retour. Ainsi s’explique qu’il arrête là son analyse historique : elle lui a donné tout ce qu’elle pouvait lui donner, laissant désormais au dogme trinitaire lui-même la fonction normative unique dans toute comparaison structurelle entre l’Église de l’Antiquité et celle d’aujourd’hui. Le dogme de la Trinité implique en effet pour Peterson d’abord une vision de l’histoire que nous qualifierions volontiers de « typologique ». La formulation achevée de cette conception, au IVe siècle, est liée à une prise de conscience du « vieux front apostolique face aux juifs et aux païens »36, à qui le dogmaticien concède une « théologie politique » refusée, par contre, au christianisme orthodoxe. Ce scénario, initialement fondé d’ailleurs sur le procès de Jésus et sur l’Apocalypse, structurerait toute la suite de l’histoire de l’Église37. Dans une telle vision de l’histoire le dogme se définit aussi lui-même. Absolument différent de la prophétie et de l’exégèse juives ou de la mythologie et de la métaphysique païennes38, le dogme s’introduit dans l’histoire en prolongation du Logos incarné qu’il représente pendant le temps de son absence, entre sa première et sa deuxième venue39. « C’est seulement par le dogme que la théologie se libère de ses liens avec les sciences les plus douteuses de toutes, celles qu’on appelle sciences humaines (Geisteswissenschaften) »40.
19Ces présupposés épistémologiques de la thèse finale de l’article de 1935 sont, à quelques exceptions près41, restés inaperçus dans les débats récents sur la « théologie politique ». Peterson y jouit d’une autorité incontestée. On se réclame de lui, quitte à l’interpréter en des sens opposés42. Sauf erreur, seul H. Urs von Balthasar a repris dans sa Théodramatique l’aspect apocalyptique et dramatique du « dualisme » pétersonien43. Les autres lecteurs se distribuent selon deux figures différentes. D’un côté, on trouve ceux qui s’approprient, comme par exemple H. Maier en 1969 dans une réplique à J.B.Metz44, la thèse de la liquidation définitive de toute « théologie politique »45. Seule, la « réserve eschatologique » que Maier emprunte avec Peterson à saint Augustin46 permettrait de protéger le pluralisme politique d’une société sécularisée contre l’« intégralisme de gauche » qui ne serait qu’une réédition moderne de la « théologie politique » d’Eusèbe47.
20De l’autre côté se situent tous ceux qui relativisent la thèse pétersonienne de la liquidation, en prétendant que le verdict n’atteindrait pas toute théologie politique48, certainement pas la nouvelle « théologie politique » de Metz et de Moltmann49. Ces interprètes mettent à leur actif tel ou tel point oublié de la doctrine de Peterson, comme la remarque finale de son texte qui ne critique en effet que l’« abus de la proclamation chrétienne pour légitimer une situation politique »50 ou sa note initiale selon laquelle « il n’y a d’action politique pour le chrétien que sous la présupposition de la foi en Dieu trinitaire »51. Seul son texte de 1937 sur le martyre52 permettrait d’expliciter ces allusions et d’honorer pleinement sa propre « théologie politique » enracinée dans sa vision de la croix et dans sa martyrologie53, même si on peut regretter qu’il n’ait pas poussé jusqu’au bout sa critique du pouvoir « monarchique » en l’appliquant aussi à la structure de l’Église54. Sans malheureusement se référer au texte correspondant de Peterson, Metz engage ici un débat sur la fonction du dogme comme « mémoire dangereuse »55 sur lequel il nous faudra revenir ultérieurement.
21L’héritage de Peterson, qui a donc pris du relief dans cette deuxième figure, existe actuellement sous deux formes. Certains, comme K. Hemmerle56 ou W.Kasper, réfléchissent, dans la perspective d’une nouvelle ontologie, sur les « conséquences » (Folgen) politiques du monothéisme trinitaire en faisant de la « compréhension trinitaire de l’unité comme communion... le but de l’unité dans l’Église, dans la société et dans l’humanité »57. D’autres, suivant avec Moltmann les intuitions de la nouvelle « théologie politique », explicitent enfin ce qui est resté jusqu’alors en marge du débat : la foi trinitaire elle-même et les analogies, comme la socialité, qui permettent de chercher des « correspondances » (Entsprechungen) de Dieu sur la terre58. Voilà l’esquisse de ce qu’on pourrait appeler l’« âge pétersonien de la théologie trinitaire ».
Un trouble-fête : Carl Schmitt
22Cette esquisse serait cependant incomplète si on ne faisait une place au trouble-fête, C. Schmitt, qui annonce une problématique sensiblement différente. Visé en 1935 dans l’essai de Peterson59, il prend en 1969 sa revanche dans une longue réplique très soignée qui n’a malheureusement pas trouvé de véritable écho parmi les théologiens60.
23Elle présente cependant un double intérêt. C’est une première relecture du matériel politique et théologique du « document de la légende » comme dit Schmitt61, non pour critiquer l’analyse historique de Peterson mais pour relativiser l’extension de sa conclusion62. D’un point de vue politique, il émet essentiellement deux réserves. Seule la monarchie, comme pouvoir et domination d’un seul homme, sert de matériau à la démonstration du théologien ; l’immense domaine de la démocratie, le constat par exemple « que le principat de César Auguste s’est maintenu du fait de sa légitimation démocratique »63, reste hors de son champ d’observation. Par ailleurs, il n’a aucun sens des problèmes de « révolution » et de « résistance », comme le montre par exemple son analyse du célèbre texte de Grégoire de Nazianze sur la Trinité sans « trouble » (stasis)64 qu’on pourrait lire aussi, autrement que Peterson, comme « véritable stasiologie théologicopolitique »65. D’un point de vue théologique, Schmitt souligne les limites du schéma tripartite qui distingue entre le judaïsme, le paganisme et le christianisme trinitaire. Ne faudrait-il pas tenir compte aussi des autres religions, en particulier de l’islam, et du « monothéisme éclairé du XVIIIe siècle »66 ?
24L’ensemble de ces remarques politiques et théologiques est sous-tendu par une nouvelle perspective épistémologique qui constitue la pointe et le véritable intérêt de la réplique de Schmitt. Peterson, on s’en souvient, défend une vision dogmatique de l’histoire qui établit un rapport structurel entre la solution définitive apportée par l’Eglise de l’Antiquité au problème de la « théologie politique » et celle qu’il convient d’adopter dans n’importe quelle situation nouvelle. Schmitt est trop sensible à la « rupture » de la modernité pour accepter encore une telle abstraction.
25Quand l’ancienne délimitation de principe entre les deux societates perfectae, l’Eglise et l’Etat, s’effondre, comme dans beaucoup de sociétés du XXe siècle, on ne peut plus distinguer entre une sphère « purement politique » et un domaine « purement théologique », comme le voudrait Peterson ; « la sphère de la société et du social les envahit tous les deux et (met) fin à la distinction »67. À l’impossibilité de définir aujourd’hui le politique à partir de l’Etat parce qu’il le déborde de tous les côtés, correspond alors la difficulté analogue de garder le théologique à l’abri d’une détermination par le social68 ; par quoi Schmitt rejoint bien certaines intentions de Metz ou de Moltmann.
26Mais l’essentiel réside plutôt dans sa vision différentielle de l’histoire qui ne connaît plus de « substances » ou de « royaumes » mais seulement des « instances » ou des « sujets » susceptibles de s’opposer, comme des parties belligérantes, et pourtant obligés de se mettre d’accord dans les « matières mixtes », qu’elles soient d’ordre théologico-politique ou non, sans pouvoir recourir in concreto à une métaphysique commune qui d’avance les mettrait à l’abri de leurs conflits d’interprétation69.
27On comprend dès lors la nouvelle perspective de la « théologie politique » que Schmitt précise, d’ailleurs en référence à l’épistémologie leibnizienne70, comme le problème « de l’identité de structure entre les concepts de l’argumentation et de la connaissance juridiques et théologiques »71. La modernité se définit comme transfert historique et systématique de tous les grands concepts théologiques à la théorie de l’Etat. « L’idée de l’Etat de droit moderne (par exemple) s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle hors du monde et récusent la rupture des lois de la nature... exactement comme elles récusent l’intervention directe du souverain dans l’ordre juridique existant. Le rationalisme de l’Aufklarung condamna l’exception sous toutes ses formes. »72. Est-ce à dire que ce transfert, commencé aux temps des Lumières, aboutit à une vision radicalement dé-théologisée de l’histoire ?73 Par sa manière de donner droit de cité à la situation d’exception en politique (au jus reformandi et au jus revolutionis) et de respecter en conséquence le « besoin indéracinable de légitimation en tout homme », l’historien-juriste garde un « théologique » sécularisé entouré d’une certaine « réserve agnostique »74.
Vers un point de départ nouveau
28Avec ces dernières remarques de type épistémologique, Schmitt nous fait sortir de l’âge pétersonien de la théologie trinitaire. Certes, on peut avoir des hésitations légitimes par rapport à telle ou telle de ses positions politiques75. Mais ce qu’il dit de l’extrême diversité des situations théologico-politiques, difficilement réductibles au problème totalitaire, et ce qu’il a perçu du transfert épistémologique des concepts théologiques à la sphère de la sécularité, mettent les « théologies politiques » des dernières décennies en difficulté : dans la mesure où elles ne s’expliquent vraiment ni sur la césure de la modernité ni sur leur présupposé implicite, le concept pétersonien d’un dogme absolu et dégagé de tout lien avec les sciences humaines.
29Pour avancer, au-delà de ce cadre « classique », vers une réarticulation du « politique » et du « théologique » sur fond de théologie trinitaire, il convient donc d’expliciter notre nouveau point de départ, et cela tant du côté politique que du côté théologique.
30On pourrait, pour s’expliquer quelque peu sur la distance entre l’Antiquité et la modernité occidentale, revenir à ce que Peterson dit sur le débat entre Origène et Celse comme tournant décisif dans l’histoire de la « théologie politique ». Le premier, nous nous en souvenons, argue de la force pédagogique du Logos de Dieu, en lutte depuis la chute avec les puissances adverses, pour justifier l’attitude critique des chrétiens par rapport aux particularismes religieux ou culturelles et pour montrer en même temps l’appui providentiel qu’ils apportent à l’universalisme de l’Empire. Le second, par contre, ne peut voir dans la critique chrétienne du polythéisme qu’une « révolte » métaphysique et politique contre l’Empire qui respecte, en raison de son hénothéisme76 (pluraliste), la place des cultes et des particularités nationales.
31Cette opposition entre le monothéisme (trinitaire) et le polythéisme (hénothéiste) pourrait être relue aujourd’hui dans la perspective du transfert épistémologique analysé par C. Schmitt. Certains auteurs expliquent en effet la naissance de la société démocratique par la « monothéisation » du social77, en insistant sur la « désacralisation » de la légitimité divine, donc extérieure au politique, par la démocratie, mais aussi sur la « continuité religieuse » qui se manifeste dans la dynamique « monothéiste » de l’Etat moderne. M.Miranda situe dans cette dynamique vers une transparence sociale toujours plus grande, qui n’est pas sans rappeler la force du logos, le mouvement contemporain vers une individualisation croissante et l’idée d’un progrès, visant l’adéquation de la « société politique » et de la « société civile »78. De l’autre côté, on assiste, notamment depuis une dizaine d’années, au réveil d’une dynamique sociale de type « polythéiste » qui voudrait détourner les hommes de la « froide cité de cristal » pour honorer, avec la face irrationnelle de l’humain, l’intersubjectif et l’absence tragique d’une eschatologie progressiste79. Cette recomposition, inquiétante pour certains, d’un imaginaire « polycentriste » « qui accueille le désir de la communauté humaine d’entrer dans l’éternité des dieux »80 semble nous reconduire vers l’argumentation de Celse.
32Cette « adéquation significative »81 entre deux types de débat ne devrait pourtant pas nous faire oublier qu’il s’agit, dans le deuxième cas, d’une redéfinition complète du « lien social ». Alors que Celse et Origène auraient pu s’entendre au moins sur l’idée d’« un Dieu suprême dont ils tiennent l’unité et la transcendance »82, le débat contemporain part du principe de l’auto-organisation de la société qui suppose la « réserve agnostique », déjà signalée, par rapport à l’essence même du lien social et l’insistance simultanée sur le conflit entre des imaginaires sociaux qui veulent l’occuper. Par ailleurs, ce champ polycentrique des imaginaires est devenu, par la présence des grandes religions sur le sol européen, infiniment plus complexe qu’au temps de Celse.
33Les chrétiens, disposeraient-ils d’entrée de jeu d’une critériologie dogmatique pour se situer dans cette situation totalement inédite ? Doivent-ils prendre parti pour le respect du pluralisme religieux, sachant qu’il s’agit, dans ce combat, de leur propre avenir dans une société « désenchantée » ? Sont-ils plutôt appelés à défendre le caractère « indéterminable » du lien social, en y discernant par exemple la trace d’une alliance « religieuse », constitutive de toute société83, ou en participant simplement à l’institution permanente de la démocratie au cœur de l’entretien éthique de la société avec elle-même ?84. Ou encore peuvent-ils même proposer leur propre représentation du social en s’autorisant d’un dépassement de la « monothéisation » étatique et du « polycentrisme » social par un imaginaire trinitaire de la société ? 85.
34À vouloir trop vite décider, au plan dogmatique, entre ces possibilités et bien d’autres, on risque de ne plus voir les hésitations de la tradition chrétienne. Dans le seul champ labouré par E.Peterson on trouve encore les traces d’une pluralité de positions : la sympathie pour l’Empire, relative chez Origène, plus enthousiaste chez Eusèbe, mais aussi la méfiance d’un Hippolyte par rapport à un Etat mondial dont l’œcuménicité risque de faire concurrence à celle de l’Église86 ; l’intérêt des communautés chrétiennes pour un cadre politique plus universel qui favorise les communications missionnaires87, mais aussi le surgissement de chrétientés nationales après l’écroulement de l’Empire romain88. Par ailleurs, il n’est pas sûr que la comparaison avec l’effondrement de l’Empire romain et la référence ultime à l’eschatologie augustinienne, qui se comprend parfaitement dans le contexte de Peterson89, nous soit d’un grand secours dans les bouleversements actuels du paysage européen où le tissage complexe de liens supra-nationaux exige la collaboration active des chrétiens.
35La réarticulation du « politique » et du « théologique » sur fond de théologie trinitaire doit donc tenir compte d’une triple condition :
- Compte tenu de ce qui vient d’être dit de la « réserve agnostique » par rapport au « lien social » comme tel, ainsi que de la position des imaginaires monothéistes et polycentriques dans nos sociétés sécularisées, il nous semble préférable de ne pas commencer par inscrire l’énoncé trinitaire dans cette constellation nouvelle, mais de partir de l’instance énonciatrice de la foi trinitaire, de la fides qua creditur selon l’expression classique. Le travail spécifique de la foi baptismale dans l’humain précède l’articulation dogmatique du IVe siècle comme la formulation finale du troisième article du Symbole explicite en fait ce qui « précède » ou « sous-tend » l’ensemble de son développement : l’acte individuel et collectif du « croire » (« je crois en... », « nous croyons en... »), inspiré par l’Esprit. En ce sens, nous interprétons donc le dogme trinitaire, non pas d’abord comme contenu central de la foi, mais comme régulateur de la manière spécifique des chrétiens de se situer, toujours diversement, par rapport à l’énigme du « lien social ».
- La formulation du dogme s’est faite dans un contexte politico-religieux qui suppose, selon les analyses de Peterson, un schéma tripartite ; partant d’un cadre onto-théologique commun, il distingue entre le monothéisme juif, le paganisme polythéiste et le christianisme trinitaire. Le grand enjeu de la théologie contemporaine est donc, en deuxième lieu, de montrer, par une sorte de « démonstration « d’esprit et de puissance », la pertinence de la « règle trinitaire » dans un contexte totalement nouveau où les chrétiens ne disposent pas d’une onto-théologie ni peuvent se reconnaître immédiatement dans une division religieuse tripartite de l’humanité.
- Cette situation conduit, en troisième lieu, à prendre conscience du statut même de la règle dogmatique. La comprendre en tant que règle à partir de son contenu trinitaire permettra sans doute de dire quelque chose sur la façon dont les chrétiens conçoivent le lien social, le leur et celui de la société, dans son caractère énigmatique et sans cesse mis à l’épreuve par des dynamismes polycentriques.
2. Une manière de se situer par rapport à l’« énigme du lien social »
L’interprétation « agnostique » du lien social
36Situer et réinterpréter la foi trinitaire des chrétiens dans le contexte de nos sociétés sécularisées, exige qu’on s’arrête d’abord sur la position « agnostique » de la philosphie politique contemporaine, liée d’ailleurs, dans la plupart des cas, à une « histoire politique de la religion ». Le caractère énigmatique du lien social y paraît à travers une série de figures paradoxales dont la plus centrale est peut-être celle-ci : la société, conçue comme société d’hommes libres et égaux, idéalement une et homogène, parfaitement « monothéisée » dirait Miranda, est cependant incernable, parce que, ayant définitivement perdu le médiateur royal dans lequel elle s’était incarnée90, elle ne saurait plus se rapporter à elle-même dans tous ces éléments et se représenter comme un seul corps. Le statut des droit de l’homme dans les sociétés démocratiques est l’indice par excellence de ce paradoxe. Ils sont toujours « en excès »91 sur leur formulation, et le corpus juridique qui les contient recèle en même temps l’exigence de leur réinterprétation permanente.
37L’irréductibilité de la conscience du droit à toute objectivation des droits ouvre en effet dans la société un espace symbolique92, indéterminable et non maîtrisable par essence93. Seul le vocabulaire « transcendental » permet de le situer, dans la mesure où il se manifeste comme condition de possibilité d’une histoire sociale et comme « impératif continué d’un déchiffremment de la société par elle-même »94. S’il fait partie de sa légitimité que le pouvoir ne peut pas monopoliser le droit comme tel ni son déchiffrement, l’interrogation, incluse dans la conscience diffuse de la justice et de la réciprocité, se manifeste nécessairement par des oppositions au pouvoir qui réussissent à enrichir de nouveaux droits le patrimoine juridique, allant par exemple de la légitimation de la grève ou des syndicats au droit au travail ou à la Sécurité sociale. Ainsi se constitue une histoire des « droits de l’homme », tissée de récits de « luttes » pour la reconnaissance des aspirations de telle ou telle catégorie particulière de la population. Les débats sur l’émigration et sur les revendications culturelles et religieuses des émigrés constituent, pour l’heure, le dernier épisode de ce grand récit multiforme de nos sociétés modernes.
38Certains auteurs sont plus sensibles à la fragilité fondamentale du lien social95 ; d’autres essaient d’identifier avec plus de précision les menaces qui pèsent sur son « caractère énigmatique ». En reprenant la distinction de J. Habermas entre monde objectif, monde social et monde subjectif96, et en la suivant de loin, on pourrait discerner une triple réduction. L’agir communicationnel au sein de la société démocratique peut être restreint au modèle stratégique qui fixe les règles de l’action orientée vers le succès. Les relations se transforment alors en rapports de forces97 et le politique en technique de persuasion98, soumettant le lien symbolique au traitement exclusivement scientifique réservé aux choses. A l’autre bout se situe la réduction de l’agir communicationnel en processus d’intercompréhension, pur de tout élément stratégique. Le débat démocratique risque alors de subir les assauts de l’utopie progressiste ou de l’eschatologie religieuse qui, chacune à sa façon, ferme « l’interrogation qui habite l’institution du social »99, la première en militant pour l’abolition de la division sociale et la seconde en déplaçant l’attention des règles démocratiques qui relancent sans cesse le débat vers le consensus comme but réalisable une fois pour toute. Une troisième manière de neutraliser le lien social serait de donner finalement, dans l’agir communicationnel, le primat à la dimension expressive et subjective, en investissant l’« énigme » d’un imaginaire individualiste, religieux ou non.
L’obstacle de l’imaginaire de l’élection et la capacité d’auto-interrogation des traditions religieuses
39Ces quelques réflexions sur la fragilité du lien social et sur les menaces qui l’entourent nous avertissent du danger qu’il y aurait à reconduire directement l’interprétation « agnostique » de l’invention démocratique à ses racines théologiques. Il faut garder en mémoire que la démocratie s’est affirmée en laissant derrière elle le monothéisme chrétien et en donnant corps au peuple et à la nation. L’actuel fragilisation du lien par une dynamique supranationnale et par le « retour du religieux » ou « des grandes religions » oblige à se ressouvenir de ce passage primordial et explique peut-être l’intérêt grandissant pour une histoire politique de la religion. Cela dit, les religions et plus particulièrement le christianisme doivent eux-mêmes se situer par rapport à l’« énigme du lien ». Penser cette situation théologico-politique signifie pour les chrétiens encore tout autre chose que réintroduire dans l’analyse philosophique de l’institution démocratique tel ou tel élément théologique. À nous de montrer que la « théologie politique » n’est pas condamnée à re-théologiser le social.
40Face à la modernité sécularisée, les trois grandes religions monothéistes, symbolisées, dans la célèbre parabole de Lessing100, par les porteurs d’anneaux, ont une difficulté fondamentale, qui vient de leur référence à une élection divine. Déjà Celse avait reproché aux juifs et aux chrétiens leur conception exclusiviste de l’unicité divine : « C’est là, affirme-t-il, un cri de révolte de gens qui se retranchent en eux-mêmes et rompent avec le reste du genre humain. Parler ainsi... c’est projeter autant qu’il dépend de soi sa passion en Dieu. »101. Et Spinoza, dans un contexte différent, propose un argument tout à fait analogue quand il stigmatise dans le chapitre III du Traité théologico-politique l’idée d’élection qui laisserait entendre que la vraie béatitude consiste moins dans la jouissance du vrai bien que dans la gloire d’être seul à en jouir : « la joie qu’on éprouve à se croire supérieur, si elle n’est pas tout enfantine, ne peut naître que de l’envie et d’un mauvais cœur »102. Mais tandis que Celse se prononce, contre juifs et chrétiens pour un hénothéisme (pluraliste), Spinoza semble dépasser l’Un néo-platonicien dans l’idée de l’indeterminatum seu illimitatum103. Quoiqu’il en soit, l’imaginaire de l’élection et la mise à part eschatologique qu’il implique, risquent effectivement d’occulter ce que le lien social a de non figurable.
41Suffit-il alors aux religions qui se réfèrent à l’élection divine, pour obtenir droit de cité, de renoncer simplement à leur prétention à l’absolu ? Ce serait faire peu de cas des questions d’identité et oublier la présence inéluctable d’une « référence singularisante » dans la vie des collectivités et des individus. La trajectoire de « l’histoire politique de la religion », tracée par M.Gauchet, présente, aussi de ce point de vue, un grand intérêt parce qu’elle intègre, au moins jusqu’à un certain point, le problème de l’élection dans sa face théologico-politique (messianisme)104 et sa reprise anthropologique au niveau du désir du sujet105. Ne faudrait-il pas analyser plutôt comment les religions, le judaïsme et la foi chrétienne en particulier, « posent », chacune à sa façon, l’imaginaire d’un lien d’élection tout en le faisant traverser par une dynamique purificatrice d’universalisation106. Pour ce qui est du christianisme, l’historien peut se référer ici au travail fait par les livres sapientiaux à la jointure des Testaments, à l’inversion de la figure messianique dans la personne de Jésus ou à la transformation paulinienne de la notion d’élection dans la Première Lettre aux Corinthiens et dans l’Epître aux Romains.
42Mais avant d’analyser de plus près ce « travail spirituel » avec l’imaginaire de l’élection en régime chrétien, nous devrons, pour ne pas sortir du contexte de nos sociétés démocratiques, faire une remarque méthodologique. Dans la situation actuelle, la transformation laborieuse de l’imaginaire de l’élection n’est plus guère possible, nous semble-t-il, sans donner toute sa place au « comparatisme » des sciences humaines dont Peterson se croyait trop vite débarrassé par le « dogme absolu ». La méthode historique honore en effet la face « religieuse » ou « polycentrique » de l’institution démocratique107, sans niveler pour autant les identités. Elle fait paraître avec une acuité toujours plus grande la diversité extraordinaire des manières de se situer par rapport au lien social ; diversité qui se repère aussi à l’intérieur de chaque tradition religieuse, si on en juge par l’exemple de la foi chrétienne qui a su élaborer, d’après la célèbre typologie troeltschienne de l’Église, de la secte et de la mystique, une pluralité de façons de vivre en société108.
43La société moderne de communication met tous ces différents styles en relation souvent difficile et parfois même violente, provoquant par là une interrogation continuelle qui est l’expression parfaite de son statut paradoxal, déjà évoqué, et de son incapacité de se représenter à elle-même comme corps idéalement un et homogène. À y regarder de plus près, ce questionnement se découvre à un triple niveau : dans une interrogation générale de l’opinion publique sur le lien social ; dans un questionnement mutuel, souvent difficile, des traditions sur leur accueil, à l’intérieur de leur imaginaire particulier, d’une dynamique universalisante ; et enfin dans un retour réflexif de chaque tradition sur elle-même, cherchant tout au fond de son patrimoine ancestral la richesse d’un style que l’on peut provisoirement caractériser par deux qualités complémentaires : une manière d’espérer la paix universelle et une capacité particulière (auto-critique ?) de gérer les situations de violence109.
44Le comparatisme des sciences humaines est l’expression intellectuelle, déjà éprouvée dans une longue histoire, de cette triple interrogation. Il l’introduit dans le travail critique de la théologie avec l’imaginaire de l’élection et lui donne sa marque spécifiquement contemporaine110. Se situant à l’intersection des traditions religieuses et de la société moderne111, la méthode comparatiste permet aux premières de manifester ce qu’elles ont chacune de meilleur, mais en participant elle-même, comme attitude intellectuelle, à la dynamique à la fois « monothéisante » et « polycentrique » des démocraties contemporaines.
45La foi trinitaire des chrétiens a, comme d’autres traditions, des difficultés à se laisser blesser par une méthode et une attitude intellectuelles qui ont eu longtemps pour effet, il faut l’avouer, de « neutraliser » les identités religieuses. Mais si elle se situe vraiment dans cette situation d’auto-interrogation dont on vient de parler, elle découvre tout à coup qu’elle peut se comprendre, de façon absolument spécifique, comme une « religion de communication », ce qui explique peut-être son affinité exceptionnelle avec toute une partie de la modernité occidentale. Mais il faut pour cela qu’elle réitère, d’une manière toute nouvelle aujourd’hui, un « renoncement » déjà très ancien et même structurel dans le christianisme : elle doit prendre ses distances avec le besoin imaginaire d’une « gnose », même trinitaire, qui tenterait de surplomber les différences spirituelles de l’humanité, mais en quittant l’histoire ou en la dominant à partir de son point de vue totalitaire. Ne faut-il pas se souvenir ici de l’avertissement de saint Paul qui, après toute une méditation sur les relations entre juifs et chrétiens dans l’Epître aux Romains, s’en remet à l’abîme (bathos) de Dieu (Rom 11, 33) ? Et, dans la Première Épître aux Corinthiens, on retrouve aisément un renversement analogue ; la possibilité qu’a le chrétien de « connaître » le projet abyssal de Dieu (1 Cor 2, 6-16) est radicalement soumise à un discernement fondamental du jeu de relations entre chrétiens, juifs et Grecs (1 Cor 1, 10-2, 5), dans lequel seule la « démonstration d’esprit et de puissance » (1 Cor 1,4) permet de dépasser des appartenances exclusives (« moi, je suis d’un tel... ») basées sur telle ou telle interprétation globalisante du monde.
46À défaut d’une « gnose », le paradigme du combat sportif, cher à Paul, serait peut-être plus apte à rendre compte de la position spécifique des chrétiens au milieu des « convictions axiales »112, présentes dans une société : « Ne savez-vous pas que les coureurs, dans le stade, courent tous mais qu’un seul gagne le prix ? Courez donc de manière à le remporter. » (1 Cor 9, 24)
47On ne pourra pas rendre compte ici des différences importantes entre la compétition olympique dont Paul pouvait avoir l’idée et les spectacles sportifs auxquels nous pouvons assister113. Mais peut-être n’est-il pas excessif d’y découvrir, au cœur même de leur ambiguïté, d’ailleurs fortement soulignée dans l’Antiquité114, une aspiration fondamentale de l’humanité et le point de départ d’une transposition dans l’« eschatologie ». Si le désir passionné de dépasser les autres, d’occuper la première place et d’être honoré, est pour l’individu et le groupe qui participe à sa victoire, le mobile le plus puissant dans la compétition115, les anthropologues n’ont cessé de souligner aussi les possibles renversements de cette logique ludique dans les « compétitions de générosité ou de libéralité »116. Par ailleurs, on a observé les extensions du paradigme de la compétition à tous les domaines de la culture, et notamment au « seul concours olympique » qui « pourrait être appelé sacré à juste titre : non pas celui que célèbrent les gens d’Elide, mais celui qui vise à acquérir les vertus divines et vraiment olympiennes »117. C’est grâce à cette extension que peut surgir l’idée que « le mode de la victoire n’est pas le même pour tous mais que tous sont dignes d’estime »118 : vision grandiose d’une humanité où, dans le combat pour la vie véritable, chaque sujet et chaque groupe particulier sont premiers, chacun à sa façon.
48C’est dans ce cadre très large d’une métaphorisation éthique de la compétition119 que Paul peut se servir, lui aussi, de ce paradigme, le reliant à sa théologie de l’élection (Phil 3, 13 et Rom 9, 14-16). Certes, le caractère impérissable de la couronne promise au vainqueur (1 Cor 9, 25) et la remise du prix en fonction d’un appel gratuit (Phil 3, 13s) semblent rendre vain tout effort humain ; mais la gratuité du prix impose paradoxalement un combat et une ascèse toutes particulières (1 Cor 9, 24ss)120 : le libre renoncement du sujet croyant à ses propres droits dans le commerce avec autrui (1 Cor 8 - 9, 23) et la transformation du salaire mérité en don gratuit (9, 17s). Les modalités de ce renversement sont multiples121. On comprend dès lors que, dans une compétition éthique de ce genre, la question de savoir si on est le seul à remporter le prix, perd toute pertinence...
49La parabole de Lessing n’est pas, nous semble-t-il, si éloignée de ce contexte théologique, même si elle l’interprète en fonction du problème inédit posé par la présence, dans une même société, de plusieurs religions qui se réfèrent à une élection divine (« anneaux »). L’« énigme » (Rätsel) d’une absence122 oblige à renoncer provisoirement—pour « mille fois mille ans » — au jugement réservé à l’eschaton, au profit du conseil de sagesse qui fait de l’histoire un immense « pari » (Wette) (à ne pas confondre d’ailleurs avec le pari pascalien), où « le vrai anneau se met à parler » : « Le vrai anneau possède la force miraculeuse d’attirer l’amour : de rendre agréable à Dieu et aux hommes... Eh bien, quel est celui d’entre vous que les deux autres aiment le plus ?... Les anneaux n’ont d’effet que pour celui qui les porte ? Ils ne rayonnent pas au dehors ?... »123. Voilà l’auto-interrogation qui livre l’histoire sociale à l’incertitude et l’imaginaire de l’élection à un singulier travail sur lui-même.
Vers la définition théologique d’un style de communication
50Au point où nous sommes arrivés, comment préciser et comprendre, d’un point de vue théologique, un style de communication propre aux chrétiens ? Comment concevoir leur façon propre de respecter, comme croyants, cette « énigme » qui est celle du lien entre tous les hommes ?
51On pourrait chercher une réponse en commençant par méditer sur l’éthos commun à Jésus et à la communauté primitive, ainsi que sur tout ce qu’il a de commun avec l’éthos juif, en pensant notamment à la « règle d’or » et à l’inversion éthique qu’elle indique quand elle rend le cœur humain vulnérable par une interrogation infinie sur Dieu et le prochain ou plutôt sur le lien éthique entre les deux124. On retrouverait ici d’ailleurs assez vite, dans la ligne de la recherche néo-testamentaire actuelle125, le problème de l’eschatologie déjà aperçu sous l’angle de l’aspiration à la paix universelle et de la capacité propre aux croyants à gérer des situations de violence126.
52Nous voudrions cependant faire un pas de plus pour atteindre le lieu véritable où se joignent pour les croyants ce qu’on dit aujourd’hui du caractère énigmatique du lien social et leur confession trinitaire. Dans une société démocratique et pluraliste, ces deux affirmations ne s’excluent-elles pas totalement ? Certes, l’obstacle de la référence à l’élection divine a pu être globalement levé par une insistance plus grande dans la théologie sur le caractère eschatologique (ou u-topique) de la paix universelle et par une traduction rigoureusement éthique du privilège que croit avoir le porteur du vrai anneau. Nous venons de le montrer. Mais on ne voit pas encore en quoi cette articulation entre la réserve eschatologique et la traduction éthique d’une référence à l’élection divine est déterminée en dernier lieu par la nomination de Dieu ; on ne saisit pas encore en quoi la « figuration trinitaire » du Dieu biblique introduit à un « travail spirituel » sur l’imaginaire qui, loin d’occulter le caractère énigmatique du lien social, le renforce en l’entourant d’un respect véritable.
53Il faut donc comprendre la « figuration trinitaire » de Dieu sous l’angle du travail qu’elle accomplit effectivement dans la société et qu’elle permet d’accomplir de façon nouvelle à celui qui se l’approprie librement dans sa propre foi. En partant de ce qui est « commun » à tous — du « Dieu commun » — pour profiler, trait à trait, la figure de Dieu et, simultanément, définir un style de communication propre aux chrétiens, nous nous autorisons d’une « lecture à rebours » du symbole trinitaire, suivant en cela la logique globale d’un texte adressé par un anonyme, probablement au IIe siècle, à un certain Diognète : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres... »127.
541. Le caractère indéterminable et non maîtrisable du lien social entre tous s’identifie donc dès le départ au statut énigmatique de l’Esprit128. Certes, nous n’ignorons pas la richesse des interprétations de l’indétermination, qui peuvent s’articuler selon des perspectives aussi différentes que celle d’un Plotin, d’un saint Thomas, d’un Spinoza et de bien d’autres encore ; mais l’identification proposée se situe en-deçà de ces différences d’interprétation. Elle s’inspire de la fonction fondamentale de l’Esprit qu’on désigne dans la tradition biblique comme dynamis ou puissance. Jamais cette fonction ne se laisse réduire à la connaissance ou à la pensée, mais elle se réalise dans l’action — les actes de puissances (dynameis) — qui ne cesse d’ouvrir l’espace et le temps du corps social à ce qui est divers, lointain et imprévisible. La dynamique d’universalisation de l’Esprit qui pose l’imaginaire en même temps qu’il le critique ouvre un excès, le « plus que » de Matthieu et la « voie hyperbolique » dont parle l’Épître au Corinthiens (1 Cor 1, 25 et 12, 31).
55Cyprien de Carthage a su dire le premier cette « démesure » radicale de l’Esprit : « Pour acquérir ce don il n’y a aucune mesure ou limite. L’Esprit qui coule avec abondance n’est enfermé dans aucune frontière, et l’obstacle d’une digue ne le retient pas à l’intérieur de bornes fixes »129.
56Aussi le chrétien doit-il reprendre aujourd’hui l’antique identification entre le « gémissement de la création tout entière », le « gémissement intérieur de l’homme » et le « gémissement de l’Esprit » (Rom 8, 22, 23 et 26), sans se laisser trop vite déconcerter par la figure sécularisée de la société moderne et son institution énigmatique. Mais cette identification ne vient pas d’une relecture intellectuelle ; elle signifie, selon ce qui a été dit sur la fonction fondamentale de l’Esprit, la capacité du croyant à se laisser atteindre par les « douleurs d’enfantement » du corps social un et pourtant incapable de se représenter à lui-même le lien qui le constitue. Traversé, de ce fait, par un « excès », qui se manifeste en de multiples « luttes » pour la reconnaissance de tel ou tel groupe particulier, ce corps social, blessé et fragile, suscite le travail de son propre déchiffrement. L’Esprit est mystérieux parce qu’il « précède » toujours sa propre interprétation ; ce qui crée, non pas un simple rapport de convenance, mais bien plutôt une identité structurelle entre lui et le caractère énigmatique du « lien social » dont le statut transcendantal « précède » le travail interprétatif de la société sur elle-même.
572. Ce type d’identification nous interdit cependant de fermer les yeux sur les multiples résurgences de l’Esprit en marge de la société. De Montan aux divers mouvements de « réveil spirituel » au XXe siècle, l’histoire a constamment connu des dissidences qui se réclament de la fonction critique de l’Esprit. L’imaginaire social s’échauffe pour ainsi dire, en introduisant une vision eschatologique ou progressiste de l’histoire qui manifeste déjà dans le présent sa puissance de retournement, avec le risque que la représentation du groupe se referme sur elle-même et occulte le caractère indéterminable du lien. On pourrait signaler encore, pour reprendre la typologie de Troeltsch130, les multiples retraits intérieurs ou mystiques qui se réclament, eux aussi, de la force critique de l’Esprit. Mais, sur ce terrain, on trouve aussi un appel constant à la « sobriété » et au « jugement » qui ne sont pas l’apanage de la seule « institution » mais se comprennent comme signes d’un Esprit prophétique faisant agir et parler au nom de la sagesse et de la raison131.
58On ne voudrait surtout pas réduire la portée de cette effusion, si riche et ambiguë en même temps, qui participe de l’Esprit un et multiple. Elle fait venir à la surface un conflit d’interprétation qui concerne non seulement l’imaginaire mais aussi les formes mêmes de la socialisation humaine ; conflit déjà ancien mais redoublé dans une société moderne livrée dans sa totalité au travail de son propre déchiffrement. Notre but est de pointer au cœur même de cette diversité le moment d’émergence d’un style propre à la foi chrétienne librement adoptée et de poser donc le problème des critères d’interprétation.
59L’Esprit juge et discerne, et cette fonction critique est, depuis toujours et pour tous, le secret de son dynamisme : se situant là où la dé-création ou la mort et la re-création ou l’enfantement se touchent de près, il trouve désormais — marque inaliénable d’un style — son critère ultime de jugement dans la figure de quelqu’un, Jésus de Nazareth. Cette référence « messianique » ne risque-t-elle pas aujourd’hui d’occuper et de saturer de nouveau la « place vide du lien » et de compromettre ainsi la séparation créatrice entre la vie et la mort qui est la racine du dynamisme critique de l’Esprit ? L’histoire prouve amplement que la question est justifiée ; et la réponse, s’il y en a une, ne peut venir que du « logos de la croix », qui pose, il est vrai, un imaginaire « messianique » dans la société mais pour le déplacer immédiatement, en transformant ainsi la texture de tous les liens. La première Epître aux Corinthiens en est un bon témoin qui parle de la « folie » (moria) et de la « faiblesse » de Dieu en même temps que de sa « sagesse hyperbolique » (1 Cor 1, 25) ; elle associe, il faut bien dire « mystérieusement » (1 Cor 2,7), dans le jugement de l’Esprit (1 Cor 14,24s), le « renversement » de l’imaginaire, qui risque sans cesse de se muer en folie collective (1 Cor 14, 23)132, et une pensée (noûs), devenue en même temps autre et sobre (1 Cor 14, 14ss), et qui est en fait la « pensée du Christ » (1 Cor 2, 16). Dès lors, les relations sont bouleversées, elles échappent à une répartition trop simple et pourtant sans cesse renaissante entre le repli sectaire (dénoncé par Paul) et le retrait mystique se réclamant de la « sobriété » de la pensée. En principe, la conjonction entre une logique de « renversement » et une revendication sapientielle non moins forte conduit à ce que la particularisation d’une communauté « messianique » aille de pair avec son ouverture, non moins essentielle à l’ensemble du corps social.
60Mais pour fonder dans une perspective christologique ce qui vient d’être suggéré sur l’imaginaire messianique et la communauté qui s’en réclame, il faudrait retourner, au milieu de ce bref parcours, de l’interprétation paulinienne de l’existence « ecclésiale » vers l’éthos eschatologique de Jésus de Nazareth. Même si on tient compte des recherches récentes sur son procès133, il semble difficile d’éliminer l’étonnante « concomitance » entre la radicalité de son comportement éthique à l’égard de tous et un singulier déchaînement de violence autour de lui et à son endroit134 ; comme si la transformation de toutes les relations humaines engagée par lui135 provoquait, nécessairement et malgré la remise en ordre plus fondamentale de type sapientiel qu’elle visait, des réactions imprévisibles de résistance. Peut-être est-ce la présence de cette contradiction scandaleuse dans la vie de Jésus qui a fait, dans bon nombre d’écrits qui se référaient à lui, recourir à des schèmes apocalyptiques, sans que cela oblige l’historien pour autant à les voir déjà à l’œuvre dans son éthos. Quoi qu’il en soit, le « Messie » humilié et crucifié, dans cette contradiction entre sa « sainteté » et et le déploiement de la violence, devient le critère ultime d’un jugement qui tranche entre la vie et la mort, dans la mesure précisément où son existence éthique confronte chacun, disciple ou non, à sa propre violence comme aux forces de mort présentes dans la société ; il les initie par ce biais à une auto-interrogation dont Paul se fait l’interprète fidèle quand il questionne le style des relations communautaires à Corinthe.
61Revenant, comme à la fin de l’étape précédente, dans le champs des sociétés contemporaines, on n’a pas de peine à admettre que le « messianisme » des chrétiens ne prétend pas occuper la place vide du lien social, mais qu’il introduit, dans le conflit des interprétations engendré à partir du lien énigmatique, un critère autre de pensée et d’action qui associe tout homme atteint par la violence à la figure du « Messie inversé »136. Ce qui ne permet à nul homme, ni au sans-droit ni à celui qui l’associe au Christ, d’épuiser cette figure et de sortir ainsi de l’auto-interrogation qu’elle introduit encore dans la compétition entre « convictions axiales », religieuses ou non.
623. Pour que le style de communication des chrétiens puisse s’affermir et se préciser, il faut du temps et le temps. Parmi les multiples récits qui composent l’histoire et la temporalité différenciées de la société moderne137, émergent les récits bibliques, reconnaissables à leur genre, bien qu’ils ne se présentent pas selon les critères de ce qu’on appelle la grande littérature. Ils véhiculent une troisième fonction de l’Esprit aussi fondamentale que la dynamis et la krisis : un certain type de réflexivité, déjà présente dans ce qui précède. Certes, le « retour sur soi » est toujours menacé par la force narcissique de l’imaginaire ; mais on a pu montrer aussi comment la figure messianique de Jésus ouvre une distance entre lui et le disciple qui, en s’identifiant à son Maître, est initié à un « apprentissage » continuel. C’est précisément la vertu de ces récits de faire apparaître dans l’histoire ce qui, au contact du Maître, a été « enregistré » par les disciples face à des situations nouvelles, aussi nouvelles que la rencontre de l’autre et même de l’autrement croyant138. Comment comprendre l’étonnante « permanence » de la foi chrétienne à travers tant de mutations historiques sinon par une « capacité d’apprentissage » sans pareille, communiquée justement par la lecture de ces quelques récits ?
63Préciser la signification théologique de cette réflexivité pneumatologique, fait apparaître définitivement la spécificité d’un style chrétien. Revenant sur soi, le croyant et la communauté redécouvrent sans cesse, au cœur de leur dispersion historique, de la diversité même des christianismes et des divisions qui déchirent les sociétés humaines, un pardon déjà accordé par quelqu’un. Ce quelqu’un est reconnu comme le « Messie inversé » dont l’existence éthique face à la violence s’est achevée par un pardon inconditionnel, don gratuit de réconciliation que la communauté et le chrétien ne cessent dès lors de quêter auprès de tout homme ou de lui proposer gratuitement. Discrètement, les récits bibliques présentent ainsi la voie d’une régénération du « lien social » : possibilité effective d’une miséricorde inscrite, il y a deux mille ans, dans l’histoire des hommes où elle attend patiemment d’être saisie. Ils articulent même la question ultime posée par l’épuisement des sociétés et la mort qui défait le lien entre les vivants : l’histoire serait-elle vraiment irréversible ? Que signifie au juste une défense des sans-droit et une lutte pour plus de justice, sans parler de tous ceux qui sont mort pour cette cause sans avoir vu de leurs propres yeux l’accomplissement de ce qu’ils avaient inauguré ?139 Questions de tous les temps qui se profilent dans la vie même de Jésus au fur et à mesure qu’il approche de sa propre mort, en laissant ces interrogations blesser la relation à Celui qu’il appelle son propre Père, Abba140.
64Revenant une dernière fois avec ces questions sur le terrain de la société contemporaine, on constate que l’« énigme » du lien social, au contact des récits bibliques, ne peut que révéler ses dimensions les plus cachées141. Au-delà même de la « perspective messianique » d’une réconciliation universelle, elle reste travaillée, au moins, par la question d’une plénitude et d’une bonté originelles que l’Écriture traduit par sa symbolique du Père. Certes, il est toujours loisible de la récuser au nom d’un désenchantement tragique. Mais l’accueillir librement, c’est entrer dans une conversion qui poursuit le mouvement réflexif de l’Esprit au point de faire de la découverte de Dieu le point de départ véritable de tout le reste. Le « lien social » et la dynamique de l’Esprit, « énigme » qui englobe au départ tous les efforts de déchiffrement, est alors « fondé » lui-même à partir du don messianique et de l’orientation divine qui le sous-tend, « pierre angulaire » reconnue par le croyant comme posée par Dieu lui-même (1 P 2, 4ss).
65Même si on peut avoir aujourd’hui des réserves légitimes sur un certain arrière-fond stoïcien de la Lettre à Diognète et estimer qu’elle ne distingue pas assez, en raison de sa démarche ascendante, entre les chrétiens et « le Verbe saint et incompréhensible...affermi dans leurs cœurs »142, on est bien obligé de reconnaître l’audace avec laquelle ceux qui sont devenus croyants se situent par le fait même du côté du lien : « Si noble est le poste que Dieu leur a assigné, qu’il ne leur est pas permis de déserter »143. Le mouvement réflexif qui risque ici à nouveau de se clore sur lui-même dans l’imaginaire d’une totalité achevée entre Dieu et ses élus, se brise cependant en s’inscrivant une dernière fois dans un style de communication dont la norme démesurée est devenue la non-violence même de Dieu144.
66Relisons brièvement les trois étapes que nous venons de parcourir. Profiler trait à trait la figure du Dieu trinitaire et définir simultanément un style de communication propre aux chrétiens nous a obligé à comprendre la « figuration » de Dieu sous l’angle du travail qu’elle accomplit et permet d’accomplir dans l’imaginaire individuel et collectif. Pour rejoindre la démesure liée au nom de Dieu, nous nous sommes plusieurs fois servi de la notion d’« inversion » : dans le passage de la pensée vers l’éthique, dans la reprise chrétienne de la figure messianique et dans le retour vers une bonté originaire visée dans la symbolique du Père ; mais nous avons insisté aussi sur le fait que l’« inversion » reste soumise au risque de la folie et du sectarisme et appelle par là même des « retrouvailles », difficiles parce que jamais immédiates, avec une sagesse sobre et une ouverture à l’ensemble du corps social et de la création145.
67La démarche ascendante, liée à une lecture à rebours du Symbole trinitaire, ne nous a permis de rencontrer les récits bibliques qu’en fin de parcours. Ils émergent au milieu des multiples récits qui composent l’histoire et la temporalité contemporaines, laissant au comparatisme de déterminer leur identité propre et l’interrogation théologale qu’ils introduisent dans la société moderne. Certes, ce point de départ suppose une relativisation du corpus biblique comme texte fondateur d’une société constantinienne146. Le passage à la modernité ne signifie cependant pas la dissolution du Canon ; mais les récits, ayant engendré « canoniquement » des récits autres, peuvent être rejoints aussi, ce qu’il était dans notre intention de faire, à partir de ce qu’ils ont effectivement produit147. Restera à déterminer le statut de ce qui est « canonique », régulateur du style propre aux chrétiens.
68Si on veut, pour ressaisir ce style d’un coup d’œil au milieu des multiples « convictions axiales », revenir à la simplicité de l’image du combat sportif, qu’on nous permette de nous tenir au conseil de Jésus de Nazareth : « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite » (Mt 6, 3). L’incroyable « force d’effacement » qui caractérise le Maître dans sa communication avec autrui, exige du disciple, à en croire saint Paul, une « ascèse rigoureuse » (1 Cor 9, 25). Le disciple reste tenté, en dépit du caractère « laïc » des règles sociales, par la réduction du « jeu » en stratégie missionnaire ou par le fol espoir qu’il se termine un jour dans la transparence absolue d’une compréhension mutuelle de tous. Désenchanté de ces jeux, il pourra même se résigner, dans une société individualiste, à faire étalage de sa propre force et de son affectivité spirituelles148. Mais il peut arriver aussi que la « docte ignorance » de l’action lui soit donnée par la grâce de l’Esprit, dans un « jeu » où il sait s’exprimer et comprendre autrui sans renoncer au « désir oublié » de remporter un jour le prix.
3. La mystérieuse révélation d’un « style de communication »
69Notre objectif ne peut pas être ici de proposer, à partir des suggestions qu’on vient de lire, l’esquisse d’un traité. Trop d’éléments resteraient à reconsidérer : ce qui a été dit sur la modernité et la présence d’une pluralité de « convictions axiales » dans nos sociétés ; l’articulation entre l’éthos de Jésus, son eschatologie (la proclamation de la venue du Royaume) et son rapport sapentiel à la création, peu souligné dans ce qui précède ; la typologie des formes de socialisation ecclésiale ; le mystère du temps et de l’histoire... Evalué dans une perspective « économique », le parcours que nous venons de faire selon une démarche de théologie fondamentale nous paraît suffisant pour traiter des relations entre l’« énigme du lien social » et la confession trinitaire des chrétiens. Mais puisque la diversité « polycentrique » existe aussi dans l’Église et que nous avons commencé par situer notre réflexion dans le cadre de la théologie trinitaire contemporaine, nous allons devoir relire le chemin parcouru et montrer la cohérence dogmatique des choix qui ont été fait. La présentation de l’« économie trinitaire » (quoad nos) a été certainement guidée par une lecture particulière de la modernité, et comment pourrait-il en être autrement ? Mais y a-t-il des raisons « internes » au Mystère de Dieu qui justifient la lecture que nous venons de faire ? L’« économie de régénération » est-elle la communication sans reste de la « Trinité interne » (in se) qui la fonde ? Le style de communication « messianique » adopté effectivement par les croyants est-il la révélation de ce qui est caché depuis les origines dans l’énigme du lien entre tous les hommes ? Avec ces questions on retrouve donc les trois champs brièvement présentés dans l’introduction.
Le concept de « personne » et le lien
70La « nouvelle théologie politique » s’est explicitée dans l’œuvre de J. Moltmann comme théologie trinitaire par une réflexion sur les « traces » ou « correspondances » de Dieu dans le monde. Le théologien de Tübingen, on le sait, veut concilier, dans une perspective œcuménique, la trace psychologique, scrutée par Augustin et la théologie occidentale, et la trace familiale ou sociale plus habituelle dans l’orthodoxie orientale. « Le fait d’être référés à la doctrine chrétienne de la Trinité arrache le personnalisme et le socialisme à leur opposition et les ramène tous deux à un fondement commun. La doctrine chrétienne de la Trinité pousse au développement du personnalisme social, voir du socialisme personnaliste »149. Cette proposition n’est que la formulation extrême d’une tendance plus large dans la théologie contemporaine à utiliser, pour parler de la Trinité de Dieu, des catégories personnalistes, souvent empruntées au troisième livre du De trinitate de Richard de Saint-Victor ou conformes à sa pensée : « Il y a condilection, à proprement parler, lorsque deux amis en aiment un troisième dans une concorde de la dilection, dans une communauté de l’amour et que les affections des deux premiers s’unifient dans l’incendie de ce troisième amour »150. De l’autre côté de l’échiquier, on trouve les réserves d’un K. Barth et d’un K. Rahner sur l’utilisation du concept « moderne » de personne : désignant, selon eux, le sujet conscient, il conduirait fatalement, dans un contexte trinitaire, au trithéisme151.
71Comment comprendre ce face-à-face d’une terminologie moderne de « personne » qui se réfère au « sujet conscient » et d’une autre, apparemment plus moderne et plus ancienne en même temps, qui se réfère à un « personnalisme social » ; de la répugnance à utiliser le concept dans une définition dogmatique de la Trinité et de la tentative de l’y introduire pour « expliquer » le Mystère à partir d’une ontologie renouvelée ?
72Notons d’abord, dans les deux cas, l’absence d’une véritable prise en compte du « statut agnostique » du lien dans les sociétés modernes. Peut-on définir aujourd’hui les processus de personnalisation sans tenir compte de ce « contexte politique » ? Un Tertullien, premier « systématicien » du dogme trinitaire, avait à sa disposition la construction juridique du « double principat » avec l’idée de la « participatio imperii » pour réagir contre le monarchianisme d’un Praxeas152, même si la référence politique n’occupe pas le premier plan de son argumentation théologique153. Tout se passe comme si l’absence de représentations ou de figures d’identifications dans une société où personne ne peut occuper la place du lien, favorisait la production d’une pluralité de schèmes ou de modèles de personnalisation qui risquent tous de faire abstraction du problème nouveau de la sécularisation du lien social et de n’exprimer ainsi qu’une certaine marginalisation du christianisme dans la société globale. Certes, une philosophie transcendentale ou une ontologie théologale sont censées dans les deux cas garantir le caractère universel de la conception de la « personne » dont on se sert ; mais peut-on impunément faire abstraction de l’imaginaire qui les sous-tend ?
73Le problème qui se pose alors n’est pas d’abord de choisir entre tel ou tel modèle, mais plutôt de surveiller de près leur transposition analogique dont l’enjeu n’est d’ailleurs pas seulement de parler correctement de Dieu mais de réaliser que le « parler correct » a aussi des incidences sur la conversion de l’imaginaire croyant, face humaine du travail de Dieu dans sa créature. Certes, cette transposition analogique, destinée à rejoindre au cœur même des représentations humaines la « démesure divine », concerne d’abord la relation entre l’homme et Dieu ; mais elle joue aussi en Dieu lui-même quand on applique le concept de « personne » au Père, au Fils et à l’Esprit Saint. La tradition le savait et K. Rahner est un des rares théologiens contemporains à l’avoir rappelé : « Dire : En Dieu il y a trois personnes, Dieu subsiste en trois personnes, c’est appliquer à plusieurs sujets, faire entrer dans une numération, ce qui précisément ne peut faire nombre, la seule chose réellement commune au Père, au Fils et à l’Esprit étant justement la divinité, laquelle est absolument unique ; et, d’autre part, il n’existe pas de « genre » supérieur dans lequel on puisse ranger les Trois en tant que Père, Fils et Esprit. »154. Nous avons là une des deux raisons principales qui motivent la « réserve apophatique » de Rahner sur l’utilisation du concept de « personne » en théologie trinitaire ; elle est strictement intra-théologique155, alors que l’autre est liée à l’évolution du concept dans la culture contemporaine.
74Il nous semble que ce qui a été dit dans la partie précédente sur les sociétés modernes et notamment sur le caractère énigmatique du lien social rend encore plus fort l’argument théologique en faveur d’un certain « apophatisme ». La société sait qu’elle ne peut plus se représenter à elle-même son unité pourtant réelle, et pas seulement en raison de ses dimensions grandissantes et de sa diversité interne chaque jour plus visible à tous les yeux. En identifiant dans cette situation l’énigme du lien social avec celle de l’Esprit, le théologien introduit de son côté, par sa présentation même de l’« économie trinitaire », un principe de différence et d’excès qui confirme et interprète dans un contexte contemporain l’antique analogie intra-trinitaire. Quand on applique à la « Trinité interne » des modèles familiaux, amicaux, collégiaux ou sociaux, on risque d’occulter le travail de Dieu en sa créature prise par des douleurs d’enfantement, parce que ce travail exige précisément le respect de l’analogie intra-divine156. Ce travail tout à fait spécifique qui opère sur l’imaginaire social en le transformant par un débordement constant, risque d’être perverti si on l’arrête tout d’un coup, pour pouvoir fixer le mystère de l’origine d’un regard trop vite qualifié de contemplatif. L’imaginaire trinitaire se mue alors très facilement, selon une logique néo-platonicienne d’exemplarité, en projet théologico-politique, en troisième voie intégrale, en vision chrétienne du monde, en proposition chrétienne d’une représentation du social qui conduit à la marginalisation. Chercher, par contre, à discerner le travail trinitaire de Dieu « en toute chose »157, interdit au croyant de relier Dieu à tel ou tel imaginaire prétendument inspiré de lui, mais le conduit à se situer politiquement, c’est-à-dire selon le style « messianique » exposé précédemment, dans l’histoire, entre les droits écrits d’une société donnée et la conscience du droit qui les excède toujours.
75L’épineuse question des « personnes en Dieu » se déplace donc en même temps de l’imaginaire où elle est insoluble vers un travail spirituel indiqué par la collusion paradoxale des différents schèmes ou approches et régulé par l’analogie intra-trinitaire. Autrement dit, la question des « personnes » en Dieu ne peut être abordée que dans la perspective « économique », c’est-à-dire à travers l’expérience de « personnalisation » offerte à tout homme. Ce travail de personnalisation trouve en régime chrétien sa mesure ultime dans ce que nous croyons discerner en la personne de Jésus comme « force d’effacement » face à autrui, qui s’avère pour celui qui renonce à occuper la place vide du lien comme la véritable force de sa régénération. Ce travail de personnalisation qui régénère sans cesse le lien créé peut-il aboutir sans que soit rencontré, dans l’effacement même, « Celui » qui personnalise l’élu ? Mouvement réflexif, disions-nous, qui passe par l’épreuve d’une inversion et qui fait passer le croyant d’une relation de « colloque » à l’union « mystique »158 par laquelle sont libérées les capacités relationnelles d’effacement « ludique », le cœur et la raison sous toutes ses formes, y compris politiques.
76La question des « personnes » en Dieu surgit exactement au point où le sujet croyant passe par l’épreuve de l’inversion. C’est ici qu’entrent en collision des modèles dialogiques (personnalistes) et plus concrets ou d’autres génétiques (procession) et plus formels, des schèmes portés à souligner l’unité de la communication intra-divine à travers la relation au Logos et au Pneuma et d’autres forgés pour rendre consistance aux pôles de la relation dialogale entre le Père et le Fils. Certes, on peut dire que ces modèles correspondent à des contextes culturels et à des mentalités théologiques et s’appellent les uns les autres pour se corriger. Mais peut-être sont-ils aussi des indicateurs de ce travail spirituel qui se déroule toujours entre la détermination « imaginaire » d’un face-à-face et l’union avec l’origine. Dans la mesure où ce travail de Dieu en sa création reçoit son orientation et sa profondeur abyssale de l’engendrement du Fils, « Messie inversé », dans le lien énigmatique, on donnera une certaine prévalence au modèle génétique et à la réserve apophatique par rapport au concept de « personne » qu’il comporte.
L’axiome fondamental de la théologie trinitaire
77On comprend dès lors la signification de l’axiome fondamental de la théologie trinitaire qui sous-tendait tout le développement antérieur : « La Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut est la Trinité immanente, et réciproquement. » L’ultime « travail » d’un homme ne consiste-t-il pas en la découverte de cette « inversion temporelle » ? Peut-on se remettre, peut-on remettre l’histoire tout entière au mystère paternel d’une bonté originelle ? L’histoire humaine serait-elle « réversible », au point même de porter en elle la matrice spirituelle d’une « naissance d’en haut » qui donne à des hommes de régénérer le lien social dans toute son extension et dans toute sa profondeur ? Question que le récit biblique porté par l’Église est destiné à garder ouverte dans nos sociétés.
78Certes, la réponse positive à cette question est toujours libre et risquée ; et il fait partie de notre modernité, nous le disions, que le lien énigmatique entre les hommes n’impose de soi aucune interprétation. Mais celui qui dit oui à la question découvre que ce lien tient mystérieusement depuis les origines parce qu’il est sans cesse régénéré, non par des stratégies qui répondent à la violence par la violence, mais par la présence cachée dans la création d’une sagesse159 qui se manifeste en dernier ressort, dans la figure du « Messie inversé » et dans ceux qui vivent aujourd’hui de sa « force d’effacement », comme proprement divine : Dieu se révélant réellement lui-même en « s’effaçant » dans le grand jeu de communication autour du lien énigmatique de l’humanité. Peut-on faire une telle découverte, et entrer par le fait même dans un certain style de communication, sans « éprouver », dans ce qui menace sans cesse la consistance du « lien », que la réception effective du travail de Dieu dans sa création, toujours antérieure à la découverte des croyants, est en fait Dieu en lui-même, qui se communique lui-même sans reste au cœur même de son accueil ?
79La circularité réflexive (le « réciproquement »), fortement soulignée par K.Rahner, nous semble donc essentielle à ce travail spirituel, à la découverte, laborieuse et ludique en même temps, que Dieu lui-même est au travail dans le travail de l’homme. Mais on ne peut pas ne pas discerner dans le débat sur l’axiome les mêmes clivages théologico-politiques rencontrés déjà au sujet de l’utilisation du concept de « personne » dans l’explication du dogme trinitaire. Le renversement interne à la proposition rahnérienne, met-il en question l’orientation doxologique du mystère de Dieu ? Certains répondent par la positive ; mais ne pourrait-on pas soutenir aussi avec l’Apocalypse dite de Jean que la doxologie trinitaire s’achève sur terre, dans la demeure de Dieu avec les hommes (Ap 21, 3), dans la cité sans temple (Ap 21, 22-25) ?
80Faudra-t-il décider d’un point de vue dogmatique entre ces différences d’ordre théologique, spirituel et politique ? Ce n’est pas sûr. Mais ajoutons tout de suite que cette vision du lien entre chrétiens, ouverte et respectueuse de leur différences, implique déjà une certaine conception de la frontière toujours mobile entre le dogme et la théologie et du même coup un statut du dogme qui se rattache à l’interprétation du dogme trinitaire que nous venons de présenter : circularité herméneutique qui rend le débat intra-ecclésiale si difficile.
Le « statut régulateur » du dogme trinitaire
81C’est, en tout état de cause, une certaine interprétation du dogme trinitaire, au point de départ de notre recherche sur l’« énigme du lien social », qui nous a poussé, passant outre aux avertissements de Peterson, à renoncer à son idée du « dogme absolu » et à susciter le comparatisme des sciences humaines et en particulier de l’histoire politique de la religion en Occident. Précisons pour finir, en inversant notre démarche, la conception même du dogme qui se dégage, à notre avis, de sa structure trinitaire.
82A ce propos, C. Schmitt rappelle dans son essai la position paradigmatique de Tertullien. « Pour une image globale du rapport entre théologie et jusrisprudence, écrit-il, il demeure, et c’est un témoignage d’importance incomparable, que le juriste Tertullien, en l’instant décisif de l’institutionnalisation, a maintenu le charisme du martyr et s’est opposé à la transposition totale du charisme en charisme de fonction »160.
83Il faudrait analyser de près les conséquences de la crise montaniste sur la théologie trinitaire de Tertullien et sur son rapport aux « psychiques » et à la constitution juridique de l’Église, ce qui n’est pas notre propos ici161. Quoi qu’il en soit, il nous semble que cette auto-limitation de la figure juridique de l’Église, pour libérer en elle l’« excès » de l’Esprit prophétique qui échappe à toute codification intellectuelle ou juridique, est au moins une constante, parmi d’autres, de la Tradition, et qui se retrouve ultérieurement dans le troisième article du Symbole trinitaire de Constantinople.
84On peut se reporter, pour en saisir le sens, à la célèbre « économie basilienne »162 qui reste intacte même si elle s’explicite en faisant passer le croyant d’une réserve purement négative — « nier que l’Esprit soit une créature » - à l’obligation à ne pas le séparer du Père et du Fils et à l’inclure finalement avec eux dans une même adoration et une même gloire163. Si on ne demande pas davantage aux croyants, c’est pour sauvegarder le lien ecclésial. Voilà la raison principale de cette « économie ». Mais est-elle suffisante ? Ne faut-il pas arguer aussi du caractère expérimental de l’article pneumatologique qui n’est accessible dans sa plénitude qu’à celui qui entre dans le travail spirituel qu’il indique ?« J’estime qu’au-delà nous ne devons rien réclamer », écrit saint Basile aux prêtres de l’Église de Tarse. « Pour moi je suis persuadé qu’ils (ceux qui veulent entrer avec nous dans la communion des frères) trouvent, dans un commerce assidu avec nous, dans l’exercice pacifique de la vie commune, tous les éclaircissements désirables, grâce au Seigneur qui fait coopérer toute chose au bien de ceux qui l’aiment »164.
85Le symbole trinitaire de Constantinople165 s’inspire apparemment de l’« économie basilienne ». On ne peut nier, en tout état de cause, l’absence d’une homogénéité de langage entre les deux premiers articles et la partie pneumatologique : celle-ci n’omet pas seulement le « consubstantiel » du deuxième article mais aussi l’affirmation de l’« unité » (qui se retrouve ensuite à propos de l’Église et du baptême), en soulignant d’ailleurs en même temps le caractère « neutre » de l’Esprit166. Certains ont regretté cette moindre précision conceptuelle dans la troisième partie du Credo ; mais ne peut-on pas tenir aussi, pour les raisons qu’on vient d’indiquer, que la réserve théologique de l’article pneumatologique affecte le reste du texte : l’accès, par le concept de « consubstantiel », à une définition positive de la différence entre la créature et celui qui est l’engendré du Père (« engendré non pas créé ») étant réservé à celui qui entre réellement dans le travail de l’adoration et de la glorification. Tout se passe comme si le texte devait « trouer » à un endroit précis la représentation dogmatique pour y indiquer son propre mode d’emploi. Quand K. Rahner insiste dans son traité de la Trinité sur la distinction entre une « fonction logique » des concepts trinitaires et une « explication ontique » du mystère167, il s’inscrit, nous semble-t-il, précisément dans cette tradition qui donne au dogme, dans sa structure formelle et juridique, un « statut régulateur », rien de plus, rien de moins.
86Tout dépassement de cette fonction limitative ou négative vers une vision particulière du monde, fût-elle légitime à tel ou tel moment de l’histoire, devra se ressouvenir du statut initial et inaugural de la règle, s’il ne veut pas compromettre la créativité spirituelle et théologique exigée dans chaque situation nouvelle. Et pour revenir une dernière fois à la typologie troeltschienne des formes ecclésiales, ajoutons que seule la mise en œuvre d’une « normativité ouverte » peut permettre que cohabitent, dans une même « grande Église », la plus grande ouverture à tous, la référence « mystique » toujours singularisante et le jeu des « associations » particulières. Par essence mobile, la frontière entre la règle dogmatique et la créativité spirituelle et théologique dans tel ou tel contexte restera nécessairement et heureusement le « lieu » d’une fragilisation ecclésiale, difficile à gérer par ceux qui doivent « veiller ». Mais l’enjeu est capital dans une société moderne qui ne peut pas accepter que le caractère énigmatique du « lien » soit occulté par des représentations idéologiques. La règle dogmatique implique à sa racine la force d’effacement de l’Église au service d’une communication qui dépasse toute réglementation stratégique. N’est-elle pas en théorie, sinon toujours en acte, l’ultime codification d’un style qui se présente comme l’interprétation chrétienne de l’« énigmatique lien social » ?
Notes de bas de page
1 Cf. par exemple E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen, (Gesammelte Schriften. Erster Band) Tübingen, Mohr, 1912.
2 Cf. C. SCHMITT, Théologie politique. 1922, 1969. Traduit de l’allemand par J-L Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 117.
3 Cf. M. GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
4 K. RAHNER, Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), dans Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, 6, Paris, Le Cerf, 1971, p. 29.
5 Un bon résumé de ces débats actuels chez B. J. HILBERATH, Der Personbegriff der Trinitätstheologie in Rückfrage von Karl Rahner zu Tertullians « Adversus Praxean », dans Innsbrucker theologische Studien, no 17, InnsbruckWien, Tyrolia, 1986, p. 45-66.
6 C’est par exemple la question de Y. LABBÉ dans son Essai sur le monothéisme trinitaire (Cogitatio fidei, 145), Paris, Le Cerf 1987, p. 127.
7 Cf. par exemple K. BARTH, Dogmatique, I : La doctrine de la Parole de Dieu. Prolégomènes à la dogmatique, tome 1, vol. II, Genève, Labor et Fides, 1953, p. 48s.
8 Cf. E. PETERSON, Was ist Theologie, Bonn, 1925, reproduit dans Theologische Traktate, München, Kösel, 1950, p. 11-43, texte qui polémique contre une conférence de K. Barth sur « Das Wort Gottes als Aufgabe der Theologie » (1924).
9 Cf. J. MOLTMANN, Trinité et Royaume de Dieu (Cogitatio fidei, 123), Paris, Le Cerf, 1984, p. 202s, 215-223 et 239-254.
10 Ce qui expliquerait le silence relatif de la théologie européenne de ces toutes dernières années sur le problème de la « théologie politique ». Cf. notre bulletin dans RSR 78/1, 1990, p. 130 et 78/2, 1990, p. 255 et 268.
11 Cf. plus haut note 3.
12 C. SCHMITT, Théologie politique. 1922, 1969, Traduit de l’allemand par J.-L. Schegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 92s et 156-166.
13 Cf. Cl. LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981 et Permanence du théologico-politique ? dans Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 1986, p. 251-300.
14 M. MIRANDA, La société incertaine. Pour un imaginaire social contemporain, Paris, Méridiens, 1986.
15 E. PETERSON, Der Monotheismus als politisches Problem. Ein Beitrag zur Geschichte der politischen Theologie im Imperium Romanum, Leipzig, 1935, reproduit dans Theologische Traktate, München, Kösel, 1951, p. 45-147. Ce texte est la recomposition circonstanciée développée de deux essais antérieurs : E. PETERSON, Göttliche Monarchie, dans ThQu., 112, 1931, p. 537-564 et Kaiser Augustus im Urteil des antiken Christentums. Ein Beitrag zur Geschichte der politischen Theologie, dans Hochland, 30, 1932-33, p. 289-299. Pour une relecture historique et critique de l’ouvrage de Peterson, cf. Monotheismus als politisches Problem ? Erik Peterson und die kritik der politischen Theologie, éd. Schindler, Gütersloh, Mohn, 1987.
16 L’expression est de C. SCHMITT dans Théologie politique, p. 154 s.
17 E. PETERSON, Der Monotheismus als politisches Problem, dans Theologische Traktate, p. 104 s.
18 Theologische Traktate, p. 54-62.
19 Pour l’histoire de cette formule qui a connu un grand succès dans les partis politiques de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle voir C. SCHMITT, Théologie politique, p. 117-121.
20 Theologische Traktate, p. 57 et 73.
21 Theologische Traktate, p. 62 s.
22 Cf. maintenant aussi l’étude de M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le« Contre Celse » d’Origène, (Théologie historique, 81), Paris, Beauchesne, 1988, p. 517s et 551s.
23 J. BADEWIEN, Celsus und Origines (M 79-85), dans Monotheismus als politisches Problem ? Erik Peterson und die Kritik der politischen Theologie, p. 36-42 conteste cette thèse de Peterson et lui reproche une lecture tendancieuse des sources. Peut-être défendable sur tel ou tel point de détail, cette critique n’atteint pas véritablement la position de Peterson dans la mesure où elle rétrécit d’emblée son concept de « monothéisme » qui englobe, dans son interprétation du débat entre Celse et Origène, un certain nombre de comportements chrétiens.
24 Theologische Traktate, p. 79s.
25 Theologische Traktate, p. 80.
26 Theologische Traktate, p. 80s (citation de Contre Celse, VIII, 72).
27 Theologische Traktate, p. 84, 86 et 93.
28 On comparera avec profit dans ce contexte l’interprétation de Soph 3, 7-13 chez Origène (Contre Celse, VIII, 72) et chez Maimonide et Levinas (Cf. E. LEVINAS, L’Etat de César et l’Etat de David, dans Révélation et Histoire. Colloque organisé par le Centre international d’études humanistes et par l’Institut d’études philosophiques de Rome, E. Castelli, Paris, Aubier, 1971, p. 75). Le premier insiste sur la puissance de guérison du Logos qui est plus forte que tous les maux de l’âme et capable de s’adapter à chacun, de sorte qu’un jour le mal sera détruit et tous s’accorderont (comme avant la confusion babylonienne) à observer une seule loi...« Peut-être en effet est-ce impossible pour ceux qui sont toujours dans les corps, mais non pour ceux qui en sont délivrés ». Maimonide et Levinas, moins sensibles à l’universalisme du texte, distinguent entre le messianisme (non apocalyptique et philosophique) et les ultimes promesses (le monde futur) mais entretiennent aussi « la confiance, très platonicienne, en la possibilité qu’aurait l’ordre politique raisonnable (de l’Etat davidique et messianique) d’assurer la fin de tout exil, de toute violence et, dans la paix, le bonheur de la contemplation ».
29 Theologische Traktate, p. 81s.
30 L’expression est de C. SCHMITT dans Théologie Politique, p. 132.
31 Theologische Traktate, p. 86-93, (surtout, p. 88s et 92s).
32 Theologische Traktate, p. 103 s.
33 Theologische Traktate, p. 91. Une vision sensiblement différente des rapports entre Eusèbe et Constantin se trouve par exemple chez H.-J. VOGT, Politische Erfahrung als Quelle des Gottesbildes bei Kaiser Konstantin d.Gr., dans Dogma und Politik. Zur politischen Hermeneutik theologischer Aussagen, Mainz, Matthias-Grünewald, 1973, p. 35-1.
34 GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 29, 2 (Sources chrétiennes, 250), Paris Le Cerf, 1978, p. 179.
35 Theologische Traktate, p. 103.
36 Theologische Traktate, p. 103.
37 Cf. surtout E. PETERSON, Zeuge der Wahrheit, Leipzig, 1937, reproduit dans Theologische Traktate, p. 167-224 (surtout p. 194). Ce texte contient un certain nombre de référence à l’institution de la fête du Christ Roi en 1925 (cf. par exemple les notes 34, 35, 40 etc.). Il serait intéressant de comparer la démarche de Peterson avec celle de G. FESSARD dans Pax Nostra, Paris, Grasset, 1936.
38 E. PETERSON, Was ist Theologie ? Bonn, 1925, reproduit dans Theologische Traktate, München, Kösel, 1950, p. 26s.
39 Theologische Traktate, p. 31s.
40 Theologische Traktate, p. 32.
41 Nous allons retrouver dans quelques instants la relecture critique de C. Schmitt qui souligne immédiatement l’enjeu méthodologique du débat.
42 Cf. F. SCHOLZ, Bemerkungen zur Funktion der Peterson-These in der neueren Diskussion um eine politische Theologie, dans Monotheismus als politisches Problem ? Erik Peterson und die Kritik der politischen Theologie, éd. A Schindler, Gütersloh, Gerd Mohn, 1978, p. 170-201.
43 H. URS VON BALTHASAR, Theodramatik III. Die Handlung, Einsiedeln, Johannes, 1980, p. 419s (cf. aussi p. 274, note 44). Von Balthasar se réfère surtout au texte de 1937 : Zeuge der Wahrheit, dans Theologische Traktate, p. 167-224.
44 H. MAIER, « Politische Theologie » ?. Einwände eines Laien, dans Diskussion zur « politischen Theologie ». éd. Peukert, Mainz, Matthias Grünewald, 1969, p. 1-25.
45 Diskussion zur « politischen Theologie », p. 25.
46 Diskussion zur « politischen Theologie », p. 5s ; cf. cependant sa prise de distance par rapport à la « relativisation radicale des réalités du monde » chez Saint Augustin (ibid., p. 11).
47 Diskussion zur « politischen Theologie », p. 17, 21, 25.
48 Cf. W. KASPER, Le Dieu des chrétiens (1982), (Cogitatio fidei, 12), Paris, Le Cerf 1985, p. 443.
49 Cf. J. MOLTMANN, Le Dieu crucifié (1972), (Cogitatio fidei, 80) Paris, Le Cerf, 1974, p. 366s.
50 Theologische Traktate, p. 105.
51 Theologische Traktate, p. 47 ; cf. J. MOLTMANN, Trinité et Royaume de Dieu, p. 241, note 2.
52 E. PETERSON, Zeuge der Wahrheit, Leipzig, 1937, reproduit dans Theologische Traktate, p. 167-224.
53 Cf. J. MOLTMANN, Theologische Kritik der politischen Religion, dans J.B. METZ, J. MOLTMANN, W. OELMÜLLER, Kirche im Prozeβ derAufklärung, München, Kaiser, 1970, p. 35s.
54 Kirche im Prozeβ der Aufklärung, p. 26s.
55 J. B. METZ, La foi dans l’histoire et la société. Essai de théologie fondamentale pratique (1977), (Cogitatio fidei, 99), Paris, Le Cerf, 1979, p. 227s.
56 K. HEMMERLE, Thesen zu einer trinitarischen Ontologie, Einsiedeln, Johannes, 1976 (surtout p. 46 et 68-72)..
57 W. KASPER, Le Dieu des chrétiens, p. 443s ; cf. aussi R. BRAGUE, Du modèle chrétien de l’unité : la Trinité, dans Communie, 8, 1983/2, p. 15-30
58 J. MOLTMANN, Trinité et Royaume de Dieu, p. 249s.
59 Theologische Traktate, p. 147 note 168.
60 Cf. cependant quelques allusions chez J. MOLTMANN, Trinité et Royaume de Dieu, p. 241 s et surtout F. SCHOLZ, Die Theologïe Carl Schmitts, dans Monotheismus als politisches Problem ? Erik Peterson und die Kritik der politischen Theologie, p. 149-169.
61 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 111-153.
62 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 131.
63 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 124.
64 Cf. plus haut note 34.
65 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 16s et 173-175.
66 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 128.
67 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 90.
68 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 95s ; cf. aussi l’introduction du traducteur J.-L. SCHLEGEL dans Théologie Politique, IV.
69 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 944 et 164s avec la référence décisive à la philosophie politique de Hobbes comme point de passage vers la modernité.
70 C. SCHMITT, Théologie politique. Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté (1922), dans Théologie politique, p. 47.
71 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 92.
72 C. SCHMITT, Théologie politique. Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté (1922), dans Théologie politique, p. 46.
73 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 179.
74 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 160, note 1.
75 Cf. par exemple ce que J.-L. Schlegel dit de « son scepticisme sur le rôle de la discussion démocratique » (Théologie politique, XV).
76 J’emprunte cette expression à M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes, p. 288-293 (en particulier p. 289 note 169).
77 M. MIRANDA, La société incertaine. Pour un imaginaire social contemporain, Paris, Méridiens, 1986, p. 29-49, en se référant à J.-P. SIRONNEAU, Sécularisation et religions politiques, La Haye, Mouton, 1982.
78 M. MIRANDA, La société incertaine, p. 19 et 52-88 (cf. surtout le chapitre sur la « pédagogisation » du social : p. 64-69).
79 M. MIRANDA, La société incertaine, p. 21 et 123-188.
80 M. MIRANDA, La société incertaine, p. 21 et 195-200.
81 R. ARON, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1983, p. 537.
82 M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes, p. 289.
83 Cf. G. LAFON, Croire, espérer, aimer. Approches de la raison religieuse, Paris, Le Cerf, 1983, et G. LAFON, Du Verbe être au nom de Dieu, dans L’Etre et Dieu. Travaux du C.E.R.I.T. (Cogitatio fidei, 138) Paris, Le Cerf, 1986, p. 184-186.
84 Cf. P. VALADIER, L’Eglise en procès. Catholicisme et société moderne, Paris, Calman-Levy, 1987.
85 C’est, à notre avis, le présupposé de certains propositions d’une « ontologie trinitaire ».
86 Theologische Traktate, p. 85s.
87 Theologische Traktate, p. 83.
88 Theologische Traktate, p. 146s note.
89 On a souvent noté l’importance du contexte national-socialiste pour l’essai de Peterson ; cf. par exemple E.L. FELLECHNER, Petersons theologischer Weg, dans Monotheismus als politisches Problem ? Erik Peterson und die Kritik der politischen Theologie, p. 111-118.
90 Cf entre autre Cl. LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 63-65.
91 Cl. LEFORT, L’invention démocratique, p. 67.
92 Cl. LEFORT, L’invention démocratique, p. 69.
93 Cl. LEFORT, L’invention démocratique, p. 64 et 66.
94 Cl. LEFORT, L’invention démocratique, p. 70.
95 Cf. M. MIRANDA, La société incertaine.
96 J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel. Tome I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société (1981). Trad de l’allemand par J. M. Ferry, Paris, Fayard, 1987, p. 103-110.
97 Cf. Cl. LEFORT, L’invention démocratique, p. 74s.
98 Cf. M. MIRANDA, La société incertaine, p. 18s.
99 Cl. LEFORT, L’invention démocratique, p. 82s.
100 G. E. LESSING, Nathan le Sage, (Acte III, scène 6). Trad. de l’allemand par R. Pitrou, Paris, Aubier, 1939, p. 154-163.
101 ORIGÈNE, Contre Celse, VIII, 2, (Sources chrétiennes, 150), Paris, Le Cerf, 1969, p. 183.
102 SPINOZA, Œuvres 2 : Traité théologico-politique. Trad. et notes par Ch. Apuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 69.
103 Cf. St. BRETON, Spinoza. Théologie et politique, Paris, Desclée 1977, p. 67s (en référence à la lettre 36) : « Je serais donc tenté de rapprocher l’origine spinoziste de cet espace où « ça dissémine », dont parle quelque part Mallarmé. » Cf. aussi St. BRETON, L’unicité et monothéisme, (Cogitatio fidei, 10), Paris, Le Cerf, 1981.
104 M. GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 156-170.
105 M. GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 299-303.
106 Cf. par exemple P.E. DION, Dieu universel et peuple élu. L’universalisme religieux en Israël depuis les originesjusqu’à la veille des luttes maccabéennes, (Lectio divina, 83), Paris, Le Cerf, 1975.
107 Cf C. THEOBALD, Troeltsch et la méthode historico-critique, à paraître chez Labor et Fides.
108 Cf. E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (Gesammelte Schriften. Erster Band), Tübingen, J. C. B. Mobr, 1911, p. 967-975.
109 Cf. par exemple les textes du rassemblement d’Assise en octobre 1986 dans DC, t. 83, 1986, p. 1065-1083.
110 Cf comme premier exemple E. TROELTSCH, Die Absolutheit des Christentums und die Religionsgeschichte (1902), Gütersloh, Mohn (Siebenstern 138), 19852.
111 Ceci est pensé pour la première fois par Spinoza dans son Traité théologico-politique.
112 Ce concept a été forgé à partir de la notion analogue de « période axiale », introduite par K. JASPERS (Origine et sens de l’histoire, Trad. de l’allemand par H. Naefl, Paris, Plon, 1954, p. 8-14), pour marquer le « point de la puissance spirituelle de l’homme » (p. 8) : « Des conflits spirituelles naissent tandis que l’on s’efforce de convaincre les autres en partageant avec eux les idées, les raisons, les connaissances acquises. On tente alors des voies contradictoires. » (p. 10).
113 Il faudrait notamment préciser l’articulation entre les dimensions stratégiques, communicationnelles et expressives dans le jeu de compétition.
114 Cf. par exemple PHILON D’ALEXANDRIE, De agricultura, Intr., trad. et notes par J. Pouilloux, Paris, Le Cerf, 1961, p. 69-73 (§ 111-118).
115 Cf. J. HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Trad. du néerlandais par C. Seresia, Paris, Gallimard, 1951, p. 90.
116 Cf. Ibid., p. 102ss avec référence à M. MAUSS, Essai sur le don, forme archaïque de l’échange, dans L’année sociologique. Nouvelle série, t. I, Paris, PUF, 1923-24 et ce qu’il dit sur le potlach.
117 PHILON D’ALEXANDRIE, De agricultura, p. 73 (§ 119).
118 Ibid., p. 73 (§ 120).
119 Peut-être certains textes de Qumran ont-ils préparé l’utilisation paulienne de ce paradigme ; cf. Bauemfeind, Art. trecho, dans ThWNT, VIII, Stuttgart, Kohlhammer, 1965, p. 229s.
120 Le « modèle » de cette ascèse est pour Paul le Christ ; cf. Phil 2, 5.
121 Cf. par exemple Rom 12, 10 et contexte ou Phil 2, 3 et contexte.
122 Il s’agit, pour Lessing, de l’absence du père qui a fait faire deux des trois anneaux par un artiste.
123 G.E. LESSING, Nathan le Sage, p. 160-163. La formulation par Lessing de la « démonstration d’Esprit de puissance » est précise : « Que chacun de vous rivalise à manifester dans son anneau la force de la pierre ! Qu’il seconde cette force par sa douceur... ! » Nous faisons cependant ici une réserve sur la séparation trop rigoureuse (et trop optimiste en même temps) entre jugement eschatologique et conseil sapientiel ; cf. en particulier Rom 13, 18-21 qui ne supporte pas une telle séparation.
124 Cf. C. THEOBALD, Quand on dit aujourd’hui que Dieu est juste, dans Vivre selon la justice, un défi pour la foi chrétienne, Paris, Médiasèvres, 1990, p. 183-204.
125 Cf. entre autre H. SCHÜRMANN, Eschatologie und Liebesdienst in der Verkündigung Jesu, dans Ursprung und Gestalt. Erörterungen und Besinnungen zum Neuen Testament, Düsseldorf, Patmos, 1970, p. 279-298 ; Das hermeneutische Hauptproblem der Verkündigung Jesu. Eschatologie und Theo-logie im gegenseitigen Verhältnis, dans Traditionsgeschichtliche Untersuchungen zu den synoptischen Evangelien, Düsseldorf, Patmos, p. 13-35.
126 Cf plus haut, p. 118.
127 A Diognète, V, 1-2 (Sources chrétiennes, 33), Paris, Le Cerf, 1951, p. 63.
128 Cf. P. BEAUCHAMP, L’Esprit Saint et l’Écriture biblique, dans L’Esprit Saint, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 10, Bruxelles, 1978, p. 40.
129 CYPRIEN DE CARTHAGE, A Donat, 5 (Sources chrétiennes, 291), Paris, Le Cerf, 1982, p. 86-89.
130 Cf. J. SÉGUY, Un christianisme minoritaire : les sectes, dans J. DORÉ et un groupe d’auteurs, Sur l’identité chrétienne, (Relais-Études, 8), Paris, Desclée, 1990, p. 19-49.
131 Cf. par exemple THÉOPHILE D’ANTIOCHE, Trois livres à Autolycus, II, 8.9 (Sources chrétiennes, 20), Paris, Le Cerf, 1948. p. 115-121.
132 Il faut bien distinguer entre moria et mainesthai : tandis que le jugement sur la moria (1 Cor 1, 18), qui est celle du « logos de la croix », dépend entièrement de la perspective adoptée (« ...pour ceux qui se perdent,... pour ceux qui sont en train d’être sauvés »), le jugement paulinien sur le mainesthai (1 Cor 14,23) est plutôt négatif dans la mesure où il empêche la communication de la communauté avec l’incroyant.
133 Cf. par exemple H. WALDENFELS, Manuel de théologie fondamentale (Cogitatio fidei, 159), Paris, Le Cerf, p. 405s.
134 Cf. par exemple Ac 10, 37-39.
135 Cf. plus haut note 124.
136 Cf. M. GAUCHET, Le désenchantement du monde, p. 161-170.
137 Cf. plus haut, p. 115.
138 Cf. par exemple Mc 6, 30 - 8, 26.
139 On peut se souvenir du célèbre débat des années 1935/37 entre deux philosophes juifs sur ce sujet, M. Horckheimer et W. Benjamin, le premier arguant d’une clôture définitive du passé pour récuser l’idée d’une justice et d’une bonté universelles, le second donnant alors à l’historien cette responsabilité ultime de rendre justice à ceux qui ont donné leur vie et de les sauver, par une « solidarité anamnétique », de la mort. Cf. R. TIEDEMANN, Historischer Materialismus oder politischer Messianismus ? dans Materialien zu Benjamins Thesen « Uber den Begriff der Geschichte ». Beiträge und Interpretationen, éd. P. Bulthaupt, Frankfurt, 1975, 77-121, qui reproduit les pièces essentielles du dossier.
140 Cf. F.-X. DURRWELL, Le Père. Dieu en son mystère, Paris, Le Cerf, 1987, p. 62-72.
141 Cf. Ps 78, 2 et Mt 13, 33.
142 A Diognète, VII, 2 (Sources chrétiennes, 33), Paris, Le Cerf, 1951, p. 67.
143 Ibid., 67 (VI, 10) ; cf. aussi He 11 - 12, 2.
144 A Diognète, p. 69 (VII, 4).
145 Cf. par exemple E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen (Gesammelte Schriften. Erster Band), Tübingen, Mohr, 1912, p. 76-83.
146 Cf. P. VALLIN, La formation de la Bible chrétienne, dans Le Canon des Ecritures. Etudes historiques, exégétiques et systématiques. (Lectio divina, 140), Paris, Le Cerf, 1990, p. 189-236.
147 C. THEOBALD, L’Ecriture, âme de la théologie, ou le christianisme comme religion de l’interprétation, dans L’Ecriture, âme de la théologie. Actes du coloque à l’I.E.T., sept. 1989, Bruxelles, Editions de l’Institut d’Etudes théologiques, 1990, p. 111-132.
148 Cf. plus haut, p. 115s.
149 Trinité et Royaume de Dieu, p. 250.
150 RICHARD DE SAINT-VICTOR, La Trinité, Livre 3, XIX (Sources chrétiennes, 673), Paris, Le Cerf, 1959, p. 209-211 ; cf. aussi B.J. HILBERATH, Der Personbegriff der Trinitätstheologie in Rückfrage von Karl Rahner zu Tertullians « Adversus Praxean », p. 116-121 et 322-325.
151 Cf. K. BARTH, Dogmatique I : La doctrine de la parole de Dieu. Prolégomènes à la dogmatique. Tome 1, vol. II, p. 58-70, et K. RAHNER, Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), p. 116-129.
152 Cf. E. PETERSON, Theologische Traktate, p. 73.
153 Cf. J. MOINGT, Théologie trinitaire de Tertullien. Unité et processions, (Théologie, 70), Paris Aubier, 1966, p. 931.
154 K. RAHNER, Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), p. 117s.
155 Ce motif principal de l’« apophatisme » rahnérien n’est pas mentionné par B.J.Hilberath qui critique essentiellement le « transcendentalisme » de Rahner, responsable, selon lui, de la disparition du concept de « personne » dans sa théologie trinitaire (cf. Der Personhegriff der Trinitätstheologie in Rückfrage von Karl Rahner zu Tertullians « Adversus Praxean », p. 301-303).
156 Cf. DENZINGER-SCHÖNMETZER, no 806 : « Car entre le Créateur et la créature on ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit plus grande encore. » (Latran IV).
157 IGNACE DE LOYOLA, Exercices spirituels, no 236.
158 Ibid., no 231-237.
159 Cf. par exemple Pr 8, 30s.
160 C. SCHMITT, Théologie politique, p. 162s.
161 Cf. J. MOINGT, Théologie trinitaire de Tertullien. Histoire doctrine, méthodes (Théologie, 68), Paris, Aubier, 1966, p. 96-100 et 114-134.
162 BASILE DE CÉSARÉE, Traité du Saint-Esprit, (Sources chrétiennes, 17bis), Paris, Le Cerf, 1968 ; cf. en particulier l’introduction de B. Pruche p. 79-110.
163 Cf. Ibid, p. 104-110.
164 BASILE DE CÉSAREE, Lettre 113, dans PG 32, 528A.
165 DENZINGER-SCHÖNMETZER, no 150. Cf. le commentaire historique et systématique d’A. DE HALLEUX, La profession de l’Esprit-Saint dans le Symbole de Constantinople, dans RTL 10, 1979, p. 5-39.
166 D 150 : « ...et en l’Esprit Saint qui est de la catégorie de Seigneur » (cf. I. ORTIZ DE URBINA, Nicée et Constantinople. Histoire des Conciles œcuméniques, éd. G. Dumeige, Paris, Éditions de l’Orante, 1963, p. 194).
167 K. RAHNER, Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), p. 63-66.
Auteur
Professeur au Centre Sèvres (Paris).
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