La vérité de l’humain entre dé-fonctionnalisation de la pulsion et création
p. 101-115
Texte intégral
1Lors d’une conférence consacrée au thème de l’égalité, Castoriadis parlait des « béquilles » que l’homme occidental abandonne peu à peu au cours de son processus émancipatoire. Au nombre de ces béquilles, permettant « de faire accepter par tous un certain ordre social », il comptait « la divinité » et « la tradition », mais également « l’ordre naturel » qui, pensé comme structurant une organisation sociale donnée, la fige en lui donnant les moyens de se prévaloir d’un fondement universel et d’assigner à l’être humain des comportements et des orientations essentiellement prédéfinis.
2L’importance d’une telle idée pour notre tradition culturelle se manifeste par le fait que les sociétés actuelles n’en ont toujours pas fini avec le travail de dénaturalisation des règles et des institutions qui les gouvernent. Des trois béquilles évoquées par Castoriadis, celle consistant à faire appel à un ordre essentiel et stable, prétendument naturel, est sans doute la plus difficile à lâcher puisqu’elle est source de certitudes et de garanties pour les conduites individuelles et sociales. Aussi ne faut-il pas trop s’étonner si, sous couvert de scientificité, l’on assiste au retour en force de l’idée de nature humaine comme l’atteste le développement de la psychologie cognitive, des neurosciences ou encore de la socio-biologie.
3Cela n’a pas empêché Castoriadis d’insister sur l’irréductibilité du nomos à la physis1. Secouant l’évidence présumée de la naturalité des règles qui gèrent les affaires humaines, il pointait ainsi la condition même du processus incessant d’interrogation et de reprise des normes sociales, lesquelles n’ont rien d’a-temporel ou d’immuable. Cette considération nous paraît extrêmement précieuse, aujourd’hui où le débat sur le statut des normes humaines et de leur rapport avec l’ordre naturel est loin d’être clos. Elle relève d’une « lutte à contre-pente2 » du naturalisme, trouvant à ses côtés des courants de pensée apparemment distants de Castoriadis comme certaines expressions des gender studies et du post-féminisme se constituant autour des travaux de Judith Butler.
4Malgré sa tendance à s’appuyer sur les béquilles de la naturalisation, l’humain se caractérise par le fait de rompre avec l’ordre naturel : il est cet être dont les expressions psychiques et sociales se trouvent en excès sur ce dernier. C’est ce qu’exprime Castoriadis en parlant de dé-fonctionnalisation, notion dont nous voudrions, dans les pages qui suivent, montrer la place centrale qu’elle occupe dans son approche anthropologique et psychanalytique. Non seulement elle permet de saisir la différence anthropologique ainsi que l’irréductibilité de la sphère du nomos à celle de la physis, mais elle permet surtout de développer une conception dynamique et active de la vérité. Dans le champ humain, en effet, la vérité n’est pas définie à l’avance, elle ne répète pas des finalités préformées ni des normes universelles et canoniques : elle est plutôt création imaginaire, produit d’une activité désirante et formatrice de représentations, images, affects et intentions qui ne se subordonnent pas au substrat biologique et aux fonctions vitales3. La notion de pulsion, sur laquelle nous allons ici nous pencher, pourrait fournir un tel exemple, dans la mesure où elle « trouve son expression psychique sous la forme de représentation(s) et d’affect(s)4 ».
I. Défonctionnalisation et carence instinctuelle
5Qu’est-ce qu’on entend donc par défonctionnalisation ? Castoriadis explique que chez l’être humain, la logique du fonctionnement biologique persiste, tout en étant en même temps partiellement interrompue et fragmentée. « L’homme n’est pas, d’abord et pour commencer, un zoon logon echon, un vivant possédant le logos, mais un vivant dont le logos a été morcelé, les morceaux étant au service de maîtres opposés5 ». Le terme de dé-fonctionnalisation est donc l’expression castoriadienne indiquant un certain type de compréhension des phénomènes humains qui les rend irréductibles aux régularités biologiques et au fonctionnement vivant.
6Nous pourrions tout aussi bien parler de dé-biologisation ou de dénaturalisation, faisant référence à un ensemble de théories qui ne concernent pas seulement l’explication scientifique, mais également la philosophie et la psychanalyse. De l’anthropologie du Mangelwesen à sa reprise par Jacques Lacan, l’homme apparaît comme un être instinctivement faible et dépourvu de spécialisations, comme l’être chez lequel « la nature [...] est altérée par une certaine déhiscence de l’organisme en son sein6 ». L’homme est caractérisé par un état d’« inachèvement anatomique7 » et biologique qui se retrouve dans la condition de prématuration, de fœtalisation et de néoténie. Par ces termes, nous entendons le manque et le retard biologiques propres au vivant humain. Les autres animaux sont en effet bien davantage aptes à la survie en raison du fait qu’ils sont dotés d’instincts et d’organes performants. Depuis la naissance, l’homme est un être de manque, comme si le processus de sa maturation n’avait pas fini de s’accomplir. Castoriadis souligne du reste à plusieurs reprises la portée de cette dé-fonctionnalisation, faisant de l’espèce humaine « une espèce monstrueuse, inapte à la vie, aussi bien du point de vue psychologique que du point de vue biologique8 ». L’être humain manque ainsi de la garantie des règles instinctuelles.
7Arrivant au monde, le nouveau-né est comme au-delà de ses capacités : il vit une condition de fœtalisation, de retards anatomobiologiques, d’incomplétudes qui affectent pour toujours le processus inachevé de sa maturation. La condition de l’humain est ainsi marquée par « une double rupture vitale : rupture de cette immédiate adaptation au milieu qui définit le monde de l’animal par sa connaturalité ; rupture de cette unité de fonctionnement du vivant qui asservit chez l’animal la perception à la pulsion9 ». Cette situation n’est pas toute négative dans la mesure où elle confère au vivant humain une plasticité qui rompt avec les schèmes préfixés de l’instinct. La biologie ne fournit pas de règles de comportement ni ne prédispose à des normes devant présider aux fonctionnements de notre psychisme : irréductible aux processus de cognition et à la transmission d’informations génétiques, ce dernier connaît plutôt le règne de la variabilité et de la différence. Lacan peut bien dire, dès lors, que « l’ordre de l’humain » est « cette subversion de toute fixité instinctive, d’où surgissent les formes fondamentales, grosse de variations infinies, de culture10 ». Soulignons ici le pouvoir subversif de cette débiologisation qui fait de l’homme un être de frontière et d’entrelacement du naturel et du culturel où le langage et la capacité d’humanisation trouvent la possibilité même de leur concrétude.
8Le terrain premier de la dé-fonctionnalisation se comprend donc comme celui de la rupture de la rigidité instinctuelle laissant place à quelque chose de profondément plastique, d’indéfini, d’indéterminé, auquel la psychanalyse donne le nom de pulsion11. Par son lien indirect avec sa base biologique, celle-ci nous paraît manifester une contestation permanente et incontournable de l’idée de nature humaine. Elle constitue le modèle de l’autonomisation psychique à l’égard du substrat naturel permettant à la psyché de réinvestir toujours l’élément corporel sur lequel elle fait fond. « Les données somatiques privilégiées seront toujours reprises par la psyché. L’élaboration psychique devra “en tenir compte”, elles y laisseront leur marque – mais quelle marque, et de quelle manière, cela ne peut pas être réfléchi dans le référentiel identitaire de la déterminité. Car ici rentre en jeu la créativité de la psyché comme imagination radicale[...]12 ».
9Précisons dès à présent que la pulsion indique le champ de l’émergence d’un sens irréductible à l’inné, un sens qui excède le donné de la nature pour le recréer. Elle incarne l’impossible correspondance de l’invariable biologique (étayage ou appui vide et indéterminé) avec l’ordre du sens et de la norme. Castoriadis reprend ici la thèse de Laplanche et Pontalis sur la priorité structurante du fantasme dans l’organisation pulsionnelle13, sur le fait que l’orientation de la pulsion ne précède pas le fantasme. Il précise toutefois que le rôle constituant du fantasme serait incompréhensible sans l’activité propre de l’imagination radicale. Il nous invite en effet à reconnaître que « la phantasmatisation originaire » – qu’il nomme l’imagination radicale – « préexiste et préside à toute organisation, même la plus primitive, de la pulsion, qu’elle est la condition d’accès de celle-ci à l’existence psychique, que c’est à un fonds de représentation originaire (Ur-Vorstellung) que la pulsion emprunte “au départ” sa “délégation par représentation”14 ». La représentation est ici le produit de l’imagination radicale, entendue comme faculté « formante » et créatrice, irréductible à la simple combinatoire d’éléments perçus ou réellement vécus ainsi qu’à toute organisation préformée de buts et d’objets naturels.
10Ce que Castoriadis appelle la dé-fonctionnalisation de l’imagination humaine radicale, c’est-à-dire son insoumission à l’égard des buts et des finalités biologiques, nous semble présupposer que la relation de la pulsion à l’égard de son objet soit originairement dénaturalisée. Elle implique que notre naturalité corporelle soit opaque, qu’elle ne contienne pas de contenus ou de normes biologiquement déterminables et par là contraignants. Ce qui est inné, c’est donc un vide qui coïncide avec cette carence instinctuelle, cette indétermination voire cet indéfini qui est notre étayage. La pulsion n’est pas un effet direct et simple de l’excitation somatique dont elle est pourtant issue, car elle exige la médiation d’un sens créé par une représentation psychique. Comme le rappelle Jean Laplanche duquel Castoriadis reste ici très proche, la pulsion s’incarne dans un « processus somatique inconnu, mais en droit connaissable, une espèce de X biologique dont la traduction psychique serait précisément la pulsion15 ».
II. Le champ défonctionnalisé de la pulsion
11Que savons-nous en effet de la pulsion en dehors de son représentant psychique ? Et plus radicalement, en quoi consisterait-elle en dehors de l’activité psychique qui la reprend et la recrée ? Dans sa source somatique, elle ne serait en effet qu’opacité, profondeur en elle-même (dans sa simple naturalité) non directement disponible, indétermination. « Par pulsion – écrit Freud dans les Trois Essais – nous ne pouvons, de prime abord, rien désigner d’autre que la représentance psychique d’une source endosomatique de stimulations, s’écoulant de façon continue, par opposition à la “stimulation”, produite par des excitations sporadiques et externes. La pulsion est donc un des concepts de la démarcation entre le psychique et le somatique. L’hypothèse la plus simple et la plus commode sur la nature des pulsions serait qu’elles ne possèdent aucune qualité par elles-mêmes, mais qu’elles ne doivent être considérées que comme mesure du travail demandé à la vie psychique16. » Freud résume ainsi son geste fondamental qui, pour nous, est bien celui de la dénaturalisation de la pulsion : celle-ci n’a pas de nature propre sinon celle qu’à chaque fois la représentation lui confère. Ainsi, la pulsion – et ici il s’agit avant tout de la pulsion sexuelle en tant qu’elle est « la seule pulsion au sens propre du terme17 » – n’existe que dans et par ses multiples représentants : elle est « l’objet énigmatique [...] qui est inconnaissable sinon par ces représentants et ses représentations18 ».
12Nous ne faisons ici que mentionner la métaphore freudienne de la « délégation de la pulsion par représentation » dont il est fait mention dans la Métapsychologie et sur laquelle Castoriadis revient à plusieurs reprises19. Par cette image de la représentance, Freud essaie de rendre compte de l’articulation somatopsychique de la pulsion, de son statut de « concept-frontière20 », lieu d’empiètement du sexuel et du psychique. Ce qui fait le pont ou la médiation entre ces deux dimensions, c’est bien la représentation par laquelle la pulsion prend forme et figure auprès de la psyché. Il y a par là une traduction psychique du magma pulsionnel. En effet, écrit Freud, « le concept de “pulsion” nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychisme en conséquence de sa liaison au corpore21. » La pulsion n’est donc pas un effet direct, une manifestation simple et immédiate de l’excitation corporelle22, car elle exige la médiation d’un sens créé et produit par la représentance psychique. Castoriadis explique à ce propos que « la pulsion, selon Freud, a son origine dans le somatique, mais [que] pour pouvoir agir sur la psyché, il faut qu’elle parle la langue de la psyché, qu’elle trouve une traduction sur le plan psychique, et cette traduction est la Repräsentanz moyennant une Vorstellung, une représentation. C’est comme une ambassade, une délégation qui prend la forme d’une représentation [...] : il n’y a pas de lien prédéterminé ou de relation obligatoire entre la pulsion et son représentant psychique. Cela se voit avec une clarté absolue dans la sexualité. » Tout en incarnant l’ancrage corporel des processus psychiques, la pulsion est aussi l’expression de la dérégulation de ces derniers ainsi que de leur autonomisation à l’égard de la fonctionnalité biologique. Les manifestations de la pulsion et les modes concrets de la représentance (les contenus) ne sont, en effet, pas dérivables ni déductibles de sa base somatique, donc de l’excitation physique qui lui est propre. Dès lors, la pulsion manifeste son caractère originairement dé-fonctionnalisé.
13Cet aspect nous conduit à la différence entre instinct et pulsion qui marque la spécificité du vivant humain, sa dé-fonctionnalisation justement. Il s’agit ici d’une acquisition théorique à notre avis fondamentale de la psychanalyse freudienne, même si Freud lui-même, qui n’a pas abordé frontalement cette question, ne reprend pas cette distinction de manière claire et explicite. Se demandant ce qu’il faut dire « de cette différence qui, après tout, commande dans l’optique freudienne la différence entre animalité et humanité », Castoriadis remarque que « ni le texte de 1915 ni les autres n’affrontent jamais directement cette question ». Cela traduit bien une ambiguïté chez Freud quant à cette question puisqu’on trouve chez lui « à la fois une pluralité d’esquisses de réponse et comme un évitement du problème ». Ainsi, « à l’une des extrémités se situe la thèse “biologiste” qui, poussée à la limite conduirait à effacer cette différence », que Freud semble bien parfois accentuer, surtout à partir de 192023, même si « à l’autre extrémité se situe l’aveu, plusieurs fois répété que nous ne connaissons rien à cette qualité essentielle d’une partie au moins des phénomènes psychiques chez l’humain24 ».
14La distinction entre instinct et pulsion reste toutefois un grand chantier de la psychanalyse. Elle a été largement reprise et travaillée en profondeur par Laplanche qui, avec Pontalis, a également développé et donné relief à la notion d’étayage25. La pulsion excède l’ordre naturel de l’instinct, elle incarne cet écart ou ce surplus à l’égard de l’inné biologique et de l’instinct. Comment entendre dès lors cet excès ? Nous pourrions dire que la pulsion dépasse le caractère fonctionnel et prédéterminé de l’instinct qui est une « réaction finalisée et préformée, donnée en héritage26 ». L’espace de la pulsion est celui d’une dérive ou d’une déviation à l’égard de la finalité et de la fonctionnalité instinctuelle. Il nous paraît qu’elle parvient presque à renverser les caractères qui constituent l’instinct animal, à savoir l’adaptation et la subordination aux finalités biologiques, schèmes fixes dictés par la structure innée. Aussi affirmons-nous que la notion de pulsion est ce qui permet de dessiner le lieu de la différence anthropologique, c’est-à-dire de la différence entre le vivant simple et ce vivant particulier et complexe qu’est le vivant humain.
15La première expression de ce renversement, opéré par la pulsion à l’égard de l’instinct, consiste dans la relation libre et variable avec son objet. Encore une fois, c’est la condition de prématuration et de carence instinctuelle qui se dégage dans cette liberté de la pulsion à l’égard de tout objet naturellement préfixé. Cette carence autorise la liberté de la représentation à l’égard de l’excitation somatique qui laisse la place à la plus grande variabilité quant au choix d’objet. Dans les Trois Essais, Freud insiste sur le caractère non naturel de ce lien, par lequel la pulsion ne porte pas comme inscrit en elle-même l’objet vers lequel elle se dirige. Celui-ci n’est pas préétabli et l’intention du mouvement n’est pas préfigurée. En contestant « la théorie populaire de la pulsion sexuelle27 », Freud souligne qu’elle tend à se représenter le lien avec l’objet pulsionnel « sous une forme trop étroite28 », car la pulsion paraît contenir naturellement son objet. « Nous sommes ici mis en demeure de relâcher dans nos pensées les liens entre pulsions et objet. Il est probable que la pulsion sexuelle est d’abord indépendante de son objet et que ce ne sont pas davantage les attraits de ce dernier qui déterminent son apparition29 », assure Freud qui reconnaît donc une certaine opacité de la pulsion à laquelle un objet n’est pas donné de manière clairement définie. La métaphore biologisante, qui réduit la pulsion sexuelle à un besoin comparable à celui de la faim, ne tient donc plus face à l’univers créateur de la condition humaine. Nous pourrions dire dès lors que l’imagination radicale jaillit dans toute sa force à partir de l’espace creux de la carence naturelle de l’homme.
16La pulsion surgit donc de la rupture de la régulation instinctuelle qui ouvre l’espace d’une réponse active, non prédéfinie et adaptée à l’objet. La médiation de la représentation introduit une distance eu égard à l’objet, car cette représentation est création de la psyché singulière et non pas canonique et universelle pour l’espèce. Castoriadis reprend précisément cet élément de la pensée freudienne (au moins dans les Trois Essais) sous la notion de défonctionnalisation. « Il n’y a pas, pour les humains, de représentant ou d’objet “canonique” de la pulsion, sa figuration est arbitraire et contingente, contrairement à ce qui se passe chez les animaux [...]. Cette indétermination relative de l’objet représentatif de la pulsion a une importance décisive pour le processus d’hominisation30. »
17C’est bien en ce sens que nous avons parlé de la pulsion humaine comme d’une dérive, voire, d’une déviation à l’égard de l’instinct et de l’ordre fonctionnel du vivant. Une dérive qui ne présuppose pourtant aucun but et aucun objet pré-donné, car l’élément naturel sur lequel elle fait fond n’en détermine ni n’en pré-ordonne les formes d’expression. Comme le rappelle Laplanche, en tant que terme de frontière entre soma et psyché, la pulsion est « tout entière d’abord appuyée sur la fonction » et « en même temps tout entière dans le mouvement qui la dissocie d’avec la fonction vitale31 ».
III. Vérité de la pulsion et création
18Laplanche fait de la sexualité le modèle de la pulsion dans son irréductibilité à l’instinct et à toute préformation ou orientation. Dans son écart à l’égard de l’inné et de l’instinctuel, elle est le lieu dans lequel l’exception devient la règle, ou finit par effacer toute règle naturelle. Ainsi, « l’exception qui devrait supposer l’existence d’un instinct défini, d’une fonction sexuelle préexistante, avec ses normes d’accomplissement bien définies [...] finit par saper et détruire la notion de norme biologique32 ».
19Soulignons encore une fois la proximité des vues de Laplanche et de Castoriadis : toutes deux nous mettent face à l’énigme anthropologique de la défonctionnalistion, mais aussi de l’élaboration créatrice propre à l’être humain. La carence instinctuelle, le manque de normes biologiquement fondées est, pour le vivant humain, source permanente de plasticité. C’est donc bien en relation avec le caractère défonctionnalisé de notre vie psychique (ou psycho-sexuelle), informée par le pouvoir de l’imagination radicale, que nous pouvons comprendre l’affirmation du caractère poïétique de la vérité. Celle-ci relève, comme telle, de l’ordre du faire, de la création. Faute de représentations canoniques et préfixées, la pulsion, pourrions-nous dire, est le lieu premier d’incarnation de cette vérité humaine comme étant à faire. Elle est donc, avant tout, la condition d’une vérité singulière, inscrite et produite dans et par l’histoire personnelle. En effet, assure Castoriadis, « chez les humains, l’exception est pour ainsi dire la règle. En termes psychanalytiques, il n’y a pas de représentants canoniques de la pulsion à travers l’espèce, ni même pour le même individu dans des circonstances ou des moments différents33. » Nous pourrions même dire que, sans cette référence à la pulsion, la psychanalyse ne pourrait pas exister comme théorie et surtout comme pratique clinique portant le témoignage de la production de cette vérité singulière.
20Si donc, pour Castoriadis, la vérité humaine est le champ même de la création imaginaire, nous pouvons bien dire que la défonctionnalisation de la psyché, mais aussi de tout le corps pulsionnel ou désirant, en est la condition incontournable : le sens que la psyché (somato-psyché) crée et qui, incessamment, l’informe et la façonne, ne tire pas sa norme des fonctions naturelles et instinctuelles de la conservation et de la reproduction. Ainsi, l’œuvre médiatrice de la pulsion créant son sens, les représentations dans et par lesquelles elle existe, est déjà espace de production d’une vérité déliée de tout critère, modèle ou idéal préformé. Comme l’affirme Castoriadis, « il y a émerémergence ou création de la psyché humaine en général comme telle, en tant que niveau d’être différent aussi bien du système nerveux central que même du psychisme biologique [...] ; par rapport au psychisme biologique, le sens que la psyché humaine crée et est en créant est défonctionnalisé ; ce sens dans la psyché humaine n’est pas astreint à la conservation de l’individu ni à la production de l’espèce [...]. La sexualité n’est pas fonctionnelle chez l’être humain, elle l’est chez tous les mammifères qu’on connaît et les autres êtres sexués34. »
21Le nœud que Castoriadis laisse pressentir entre défonctionnalisation, créativité de la pulsion et caractère poïétique de la vérité nous semble particulièrement fécond tant sur le plan anthropologique que sur celui de ses enjeux socio-politiques. Cette perspective est en effet solidaire des arguments anti-naturalistes qui rejettent toute prétendue fondation naturelle et essentialiste des règles censées gouverner les affaires humaines. La dé-fonctionnalisation conteste l’idée de nature humaine comme origine directement disponible et comme critère normatif, vérité préétablie et fonctionnelle déterminant un ordre immuable et fixe des vicissitudes humaines.
Conclusion
22En conclusion, nous voudrions souligner l’importance de la notion de défonctionnalisation, notamment dans son rapport intrinsèque avec la pulsion, pour la pensée de Castoriadis : elle permet en effet de faire le lien entre les domaines de l’homme – psyché et société – en tant qu’expression de la créativité. La défonctionnalisation nous met ainsi sur la voie de l’institution.
23Ce n’est pas un hasard si Castoriadis insiste sur le lien entre plasticité pulsionnelle et institution sociale et si, dans sa lecture de Freud, il évoque à plusieurs reprises le caractère indéfini et non pré-déterminé de la pulsion. La spécificité de cette dernière est donnée « par la labilité des représentants psychiques des pulsions chez les humains, par opposition à la rigidité de cette liaison dans le psychisme animal pour lequel chaque pulsion (instinct) possède son ou ses représentants canoniques et biologiquement fonctionnels35 ». Ainsi, la pulsion se présente-t-elle comme facteur d’hominisation, comme le facteur préalable de la genèse et de l’origine de la culture. En s’étayant sur la carence instinctuelle et biologique, sur la faiblesse de l’ordre fonctionnel, le pouvoir représentatif, faisant appel à l’imagination radicale, se trouve dégagé, libéré de toute subordination à la source somatique de l’excitation.
24La dé-fonctionnalisation de la pulsion et de sa composante imaginative « va de pair, chez l’humain, avec un autre trait décisif : le plaisir de représentation tend à y prendre le pas sur le plaisir d’organe36 ». Cela implique le processus de la sublimation, à savoir le fait que « sont pour l’être humain source de plaisir (et capables de dominer ses besoins biologiques ou même de s’opposer à sa simple conservation) des investissements d’objets et d’activités qui non seulement ne procurent aucun plaisir d’organe et ne pourraient en procurer aucun, mais dont la création et la valorisation est sociale et la dimension essentielle non perceptible37 ». La spécificité de la pulsion, sa variabilité, sa richesse jamais pré-définie et la labilité de ses investissements forment un moment incontournable de la naissance de l’institution et de la culture tout aussi riches de variations et de multiples investissements38. Mais elle est surtout la condition d’un être humain qui fait sa vérité, un sujet de désir et d’imagination toujours ouvert à la création d’autres possibles.
25Dé-fonctionnalisation et institution sont ainsi les deux faces d’une même énigme anthropologique : l’exigence de l’institution, l’instauration d’un ordre variable du culturel, et de la créativité des normes sociales ont leur source dans le manque bio-physiologique, dans la carence instinctuelle, donc dans la condition dé-fonctionnalisée qui fait le propre de la sexualité humaine39. Dans son irréductibilité à la sphère des instincts, la pulsion se tient entre l’opacité du naturel et la reprise incessante de l’ordre psycho-culturel.
26En libérant la pensée anthropologique et sociale de la béquille que représente la référence à l’ordre naturel, fixant ses règles immuables, la notion de dé-fonctionnalisation nous paraît de grande actualité, car, grâce à elle, Castoriadis semble anticiper, sinon inaugurer, ce débat critique qui déstabilise les fondements essentialistes et naturalistes. La dé-fonctionnalisation nous a mis, en effet, face à l’après-coup de tout accès à un ordre réel du corps humain, à la primauté incontournable de la médiation. Ce qui était présumé originaire (donc principe normalisant) s’avère plutôt être postérieur, produit de et par l’institution, car toujours déjà inscrit dans le « cercle de la création ».
27Traitant de cette notion, nous entendons inscrire notre recherche sur l’énigme anthropologique dans le cadre plus large d’« une enquête de type antifondationnaliste40 » démasquant les tentations persistantes à figer la vérité et les normes sociales et humaines dans l’immuabilité d’un ordre ontologique. Néanmoins, comme le rappelle très lucidement J. Butler, l’« ontologie n’est [...] pas un fondement, mais une injonction normative qui opère insidieusement en se faisant passer dans le discours politique pour son fondement nécessaire41 ». C’est dire combien cette lutte à contre-pente reste d’actualité.
Notes de bas de page
1 Castoriadis ne cesse d’affirmer « l’opposition infranchissable entre le monde “naturel” [...] et le nomos, le monde social-historique comme établi par convention/institution – étant entendu que les êtres humains ne peuvent vivre que dans ce monde du nomos » (Castoriadis (C.), Sujet et vérité dans le monde social-historique, Seuil, Paris, 2002, p. 371).
2 Castoriadis (C.), Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Seuil, Paris, 1999, p. 196.
3 « Chez l’être humain en tant que désirant, les intentions ne sont pas liées aux fonctions biologiques. On pourrait même chercher des termes spécifiques différents pour la représentation et l’affect. » (ibidem, p. 244-245).
4 Assoun (P.-L.), le vocabulaire de Freud, Ellipses, 2002, p. 54.
5 Castoriadis (C.), Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Seuil, Paris, 1990, p. 253.
6 Lacan (J.), « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », in Écrits, Seuil, Paris, 1966 [1949], p. 96.
7 Ibidem.
8 Castoriadis (C.), Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Seuil, Paris, 1977, p. 48. Il précise : « Qu’elle soit biologiquement inapte à la vie, c’est clair. Nous sommes le seul animal qui ne connaît pas par instinct ce qui est nourriture et ce qui est poison. »
9 Lacan (J.), « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres Écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 41.
10 Ibidem, p. 28.
11 Nous ferons ici référence particulièrement à la conception freudienne faisant de la pulsion une notion métapsychologique fondamentale. Pulsion comme terme ambigu, car elle est située à la frontière somato-psychique. Elle apparaît ainsi tantôt comme dé-biologisée, tantôt encore confondue avec ce mouvement fixe de l’instinct à l’égard duquel elle est pourtant à jamais en excès.
12 Castoriadis (C.), L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, coll. « Points », 1999, p. 424.
13 La médiation du fantasme est considérée par ces auteurs comme un moment génétique de la pulsion et de la sexualité humaine distinct de toute fonction biologique et de tout besoin. Celle-ci « se détache de tout objet naturel, se voit livrée au fantasme et par là même se crée comme sexualité. Mais on peut aussi bien dire, à l’inverse, que c’est l’irruption du fantasme qui provoque cette disjonction de la sexualité et du besoin. » (Laplanche (J.) et Pontalis (J. B.), Fantasme originaire, fantasme des origines, origines du fantasme, Hachette, Paris, 1985, p. 93. Ce texte avait été édité vingt ans auparavant dans la revue Temps modernes).
14 Laplanche (J.) et Pontalis (J. B.), op. cit., p. 419.
15 Laplanche (J.), Vie et mort en psychanalyse, Flammarion, Paris, 1970, p. 25.
16 Freud (S.), Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Gallimard, Paris, 1987, éd. de poche, p. 83.
17 Laplanche (J.), Vie et mort en psychanalyse, Flammarion, Paris, 1970, p. 20. Ce qui est en jeu dans les Trois Essais n’est pas, selon Laplanche, une théorie abstraite des pulsions, main bien plutôt une approche de « cette pulsion par excellence qu’est la pulsion sexuelle » (idem).
18 Gribinski (M.), Préface aux Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 17.
19 A ce propos cf. Castoriadis (C.), L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 412 et p. 426 ; Les figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, op. cit., p. 240 ; Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, op. cit. p. 132.
20 Gribinski (M.), Préface aux Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit. p. 17.
21 Freud (S.), Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968, p. 17-18.
22 Castoriadis (C.), Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, op. cit. p. 240.
23 Nous pensons ici au remaniement de la notion de pulsion opéré par Freud dans « L’au-delà du principe de plaisir » (1920) qui apparaît difficilement conciliable avec la ligne que nous avons jusqu’ici développée. Ici Freud soutient une version biologisante de la pulsion sexuelle, ayant origine dans la cyclicité du besoin. Comme le souligne très clairement Laplanche, Freud semble ici faire marche en arrière à l’égard des thèses soutenues en 1905 en présentant l’image d’une sexualité préformée et naturellement réglée. Pour une lecture plus détaillée de cette double tendance de la théorisation freudienne, nous renvoyons à Laplanche (J.), Problématiques VII. Le fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud, PUF, Paris, 1993, nouvelle éd., 2006.
24 Castoriadis (C.), Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, op. cit. p. 132.
25 Laplanche (J.), Problématiques VII. Le fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud, op. cit., p. 36. La notion d’Anlehung, pourtant présente chez Freud, ne fait pas l’objet d’une théorisation. C’est Pontalis et surtout Laplanche qui ont insisté sur l’importance de cette notion (idem). Nous pensons que ce n’est pas un hasard du point de vue théorique si les auteurs qui ont insisté sur la spécificité de l’étayage, comme base et appui somatique irréductible à la structure de fondement, ont aussi accentué la différence de la pulsion humaine (et par là de l’énigme propre du sexuel humain) à l’égard de la fixité de l’instinct animal. C’est dans une telle perspective, aux côtés de Pontalis et surtout de Laplanche, que nous situons Castoriadis qui revendique également avec insistance l’écart entre la pulsion et la fonction.
26 Ibidem, p. 23.
27 Freud (S.), Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit. p. 38.
28 Ibidem, p. 54.
29 Idem.
30 Castoriadis (C.), Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, op. cit., p. 147-148.
31 Laplanche (J.), Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 33.
32 Laplanche (J.), Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 40.
33 Castoriadis (C.), Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, op. cit. p. 134.
34 Castoriadis (C.), Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, op. cit., p. 283.
35 Castoriadis (C.), La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, Paris, 1996, p. 144.
36 Castoriadis (C.), Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, op. cit. p. 134.
37 Idem.
38 La psychanalyse définie la sublimation comme le « destin culturel de la pulsion » (Assoun (P-L.), Psychanalyse, PUF, 1997, p. 397). Elle comporte la capacité de changer d’investissements, de substituer à des buts sexuellement investis des buts non sexuels, mais psychiques ou sociaux. « Cela suppose une labilité, une attitude de déplacement qui en fait la valeur culturelle » (ibidem, p. 398).
39 Il s’agit bien ici de la sexualité élargie que la notion de dé-fonctionnalisation rend possible. Comme le dit Laplanche, « la sexualité recouvre non seulement le petit secteur de l’activité génitale, non seulement les perversions, non seulement les névroses, mais toute activité humaine comme le démontre par exemple l’introduction du concept de sublimation » (Laplanche (J.), Vie et mort en psychanalyse, op. cit. p. 46).
40 Butler (J.), Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990, trad. française, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris, 2006, p. 55.
41 Ibidem, p. 275.
Auteur
Philosophe, université de Lille 3
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