De « l’autre scène » de Freud à « l’Autre » de Lacan1
p. 683-709
Texte intégral
1Lacan inaugure son enseignement par un vigoureux « retour à Freud ». Il s’installe résolument au centre de la théorie freudienne : le déchiffrement de l’inconscient et la définition de son statut. Contre le freudisme rétrospectif qui présente un tableau de connaissances acquises, il refait le chemin de la découverte freudienne, non pour le figer par une reprise littérale, mais pour la revivifier par l’apport d’une immense culture et par le va-et-vient avec l’expérience analytique. Lacan croit surtout que Freud n’était pas en mesure d’articuler sa science de l’inconscient parce qu’il ne disposait pas encore de la linguistique de Saussure et de Jakobson (Ecrits, 799). Paradoxalement le retour ainsi fait à Freud conduit Lacan à la déclaration tranchante : « L’inconscient n’est pas de Freud, il est de Lacan » (Ornicar, janvier 1977). Formule ambiguë comme souvent ! Lacan est-il le premier à présenter une articulation rigoureuse du concept d’inconscient ? Lacan dit-il mieux ce que Freud a voulu dire ? Ou son concept de l’inconscient transforme-t-il profondément la doctrine de Freud ?
2Que Lacan poursuive librement avec Freud, en marge de lui, voire à certains égards contre lui, n’est pas affaire d’orthodoxie analytique, mais de vérité par rapport à la chose qu’il entend penser : l’inconscient. Aussi notre contribution ne sera-t-elle pas un inventaire des idées de Lacan, mais une confrontation entre ses concepts et ceux de Freud et, dans cet entre-deux, le point fixe des perspectives où nous nous tiendrons sera l’inconscient qui est à penser.
3Lacan se veut réfractaire à une interprétation qui le délimite ; il n’invite pas moins à retracer son itinéraire : « Je mets toujours des balises à ce qu’on s’y retrouve en mon discours » (Scilicet 2/3, 1970, Seuil, Paris, p. 13). De fait, à travers les reprises diffractées, les précautions pédagogiques, les lueurs de découvertes ou les incantations poétiques, une même conception de l’inconscient insiste. Certes, la pensée de Lacan est une recherche qui chemine. N’empêche qu’à travers ses tentatives continuées une idée essentielle s’est toujours imposée à lui, au point qu’il replace même les « antécédents » de sa théorie dans un futur antérieur : « Ils auront devancé notre insertion de l’inconscient dans le langage » (E. 71)1. Le premier Lacan anticipe le dernier, et celui-ci n’ignore pas le premier. Comme dans les trouvailles du mot d’esprit qu’il affectionne tant, il est possédé par une idée plutôt qu’il ne la possède. Nous nous dispenserons dès lors de repérer ses mutations pour aller droit à son concept d’inconscient. Présenté dans sa nudité clinique ou revêtu de robes mythologiques, de livrées philosophiques ou de chasubles théologiques, c’est fondamentalement le même. Du retour initial à Freud à la déclaration insolite « l’inconscient est de Lacan », il y a une marche qui se confirme et qui, loin de se désavouer, retourne en soi-même. Dans la célèbre formule « l’inconscient est structuré comme un langage », plus que le « comme » ce sont les termes de structure et de langage qui exercent de plus en plus leur emprise sur la pensée de Lacan, alors que Freud, à supposer que la formule cerne sa pensée, creuse inlassablement la disjonction qu’ouvre le « comme ».
I. Les signifiants inconscients
4La thèse que l’inconscient est structuré comme un langage comporte deux principes solidaires. Elle affirme d’abord que les contenus de l’inconscient consistent en des éléments de langage. Lacan les désigne régulièrement avec le terme linguistique de « signifiants ».
5En deuxième lieu, d’après cette thèse, les contenus inconscients, parce que de nature linguistique, s’organisent et se transforment d’après les lois du langage, celles que la rhétorique a décrites et qui, d’après Lacan, relèvent des deux axes distingués par Jakobson : les axes métaphorique et métonymique. La nature de l’inconscient, fait d’éléments de langage et structuré par les lois qui lui sont propres, fonde la théorie du manque et du désir qui radicalise ce que Freud a promu comme la recherche de la satisfaction des désirs. Notons d’emblée que ce principe de la psychologie freudienne est la loi qui domine les processus primaires, ceux que ne règlent précisément pas les lois du langage.
6L’inconscient se compose donc d’éléments de langage que Lacan assimile aux signifiants de la linguistique (E. 799-801). En conceptualisant ainsi l’inconscient, sa théorie présente une double difficulté sur laquelle nous devons réfléchir. Il recentre incontestablement la psychanalyse sur une visée qui est essentielle chez Freud, celle du contenu proprement psychique de l’inconscient ; mais pour Freud le langage appartient néanmoins au préconscient/conscient, système psychique séparé de l’inconscient par la barre du refoulement. D’autre part, Lacan transforme le concept linguistique qu’il adopte, non seulement pour l’adapter au domaine psychanalytique, mais aussi pour corriger la théorie linguistique sur un point capital. Et comme ces transformations et déplacements des concepts de la psychanalyse et de la linguistique ne s’énoncent pas dans des exposés systématiques, il est souvent bien difficile de démêler les références objectives d’avec les reprises qui mettent à la dérive, les citations affectées d’un coefficient qui les déporte d’avec les emprunts délibérément tournés en instruments d’une pensée nouvelle.
7Freud parle de « pensées inconscientes ». Pour Lacan l’inconscient parle : « ça parle ». Les deux formules peuvent rendre compte de ce qui se passe dans l’analyse : sa situation particulière laisse l’inconscient s’entr’ouvrir et permet de donner vive voix à des représentations inconscientes. Pour que cela puisse se produire, il faut bien que l’inconscient soit psychique, de l’ordre de ce qui peut sa manifester dans la parole. C’est la grande contribution de Lacan d’avoir renouvelé la psychanalyse en insistant sur l’appartenance de l’inconscient au champ du langage. Dans une première approximation, ce fondement de Lacan est bien proprement freudien. Freud, en effet, compare l’interprétation des rêves à la traduction d’une langue dans une autre, à la solution d’un rebus, au déchiffrement des hiéroglyphes. Les « pensées du rêve » consistent donc bien en une écriture. Et, tout comme dans le langage conscient, les mots retrouvés dans les figurations plus ou moins idéographiques, peuvent remplir la fonction d’un « determinativum » (Traumdeutung, GW II/III, p. 326). Raconter le rêve, en poursuivre le récit par les associations auxquelles incitent ses éléments, l’interpréter par les lectures successives de ses éléments polysémiques, c’est donner la parole à l’inconscient. Est-ce dire que ça parle ? Pour Freud, ça pense seulement, ça rêve précisément, parce que ça ne sait pas parler.
8En fait, pour Freud ça parle presque. C’est pour autant que les pensées du rêve sont retravaillées et travesties qu’elles peuvent s’avancer sur la scène onirique. Dans la formation du rêve, Freud distingue quatre moments qui permettent à ces pensées de s’exprimer en se déguisant : la condensation, le déplacement, la prise en considération de la figurabilité et l’élaboration secondaire (Traumdeutung, GW II/III 511). Seule cette dernière est « une fonction psychique qui ne se distingue pas de notre pensée éveillée ». Par l’élaboration secondaire, autrement dit par le travail des lois du langage, les pensées du rêve prennent un aspect intelligible, « mais ce sens est le plus éloigné de la véritable signification du rêve ». (Traumdeutung, p. 510).
9Texte à traduire, rébus à résoudre, hiéroglyphes à déchiffrer : Lacan prend ces expressions à la lettre. Freud s’y prête, car, dans l’Interprétation des rêves au moins, il compare les pensées du rêve à un texte que déforme le travail du rêve, tout en mettant sur le compte de ce travail l’apparente lisibilité du rêve. Cette antinomie s’explique par la nouveauté de la découverte. En voulant affirmer le statut pleinement psychique de l’inconscient, Freud insiste paradoxalement sur sa parenté avec le conscient. Il tient l’inconscient pour si entièrement « pensée » qu’il se demandera à plusieurs reprises ce qu’il faut en plus pour que la pensée devienne consciente.
10Apparemment, la thèse de Lacan est évidente et simple : un texte est fait de signifiants. Sur les auditeurs l’expression a opéré comme une magie et elle circule comme un mot de passe. Dans son application à l’inconscient, ce concept complique pourtant étrangement les choses. L’inflexion qu’il imprime à la pensée de Freud s’accompagne d’un déplacement du sens que ce terme a chez de Saussure à qui Lacan le reprend. Dans la conception de Saussure, en effet, le signifiant, originellement l’image acoustique, est indissociablement lié au signifié (le concept, l’idée). Leur rapport constitue le signe, unité de base de la langue, définie dès lors comme un système de signes. De toute évidence le concept linguistique de signe ne saurait s’appliquer simplement ni au rêve ni au symptôme, puisque le rapport de signifiance entre les pensées inconscientes, d’une part, et, de l’autre, le symptôme manifeste, les images ou les mots du rêve qui les expriment, se trouve rompu. Les images du rêve ne sont pas des signes au sens de la linguistique puisque leur sens apparent ne correspond pas à leur vrai sens. C’est bien pourquoi Freud parle de deux textes. Et si on veut assimiler les pensées inconscientes à un langage, celui que restitue la traduction ou la résolution du rébus, il faut alors ajouter que ce langage s’accroche à des « signifiants » qui les masquent. Freud appelle « signes » le contenu manifeste du rêve. Au regard de la linguistique, ce terme est exact, car c’est le rêve manifeste qui contient un reste du vrai langage, utilisé par le travail du rêve pour lui donner une façade intelligible. Le sens que Freud donne au terme de signe est cependant plus général : c’est la chose perçue qui manifeste autre chose qui en est la vérité. Aussi n’emploie-t-il plus ce terme pour désigner le « texte » original. Cette dernière expression n’est d’ailleurs pas de lui. Jamais il n’identifie les pensées inconscientes à un ensemble de mots. L’expression « traduction » est seulement une comparaison qui sert à donner force à l’idée de l’interprétation. De même Freud emploie-t-il, dans ses textes théoriques, le terme d’inscriptions pour souligner que des souvenirs, fixés dans la mémoire, sont bien de l’ordre de pensées inconscientes.
11Si on prend la comparaison freudienne de la traduction dans son sens littéral, il faudrait dire, en termes de linguistique, qu’on a affaire à deux registres de signes composés de signifiants et de signifiés. Mais ce serait nier la différence entre conscient et inconscient. En adaptant la terminologie linguistique au rapport de déguisement onirique, on peut dire que les signes manifestes du rêve sont les signifiants dont les pensées du rêve sont les signifiés, puisque l’interprétation, d’après Freud, révèle précisément la signification du rêve manifeste. Si, par contre, on porte l’accent sur les pensées du rêve en tant qu’elles sont des inscriptions dans le psychisme, c’est elles qu’il faut appeler « signifiants ». C’est là l’option qu’a prise Lacan. Elle le porte, ou le déporte, loin, tant dans sa théorie psychanalytique que linguistique.
12La signification du rêve étant identifiée aux signifiants, les signes sont maintenant appelés effets de sens. « Effet » explicite effectivement l’action des pensées du rêve sur ses signes et exprime le clivage du lien signifiant-signifié, lien qui constitue le signe au sens de la linguistique de Saussure. Lacan marque ces deux caractéristiques par la manière dont il transforme la représentation du signe linguistique. Ce qu’il appelle son « algorithme », remplace la figure de Saussure : . La double barre désigne la coupure entre inconscient et conscient. L’inversion qui superpose le signifiant au signifié indique que le signifiant inconscient produit un sens qui, en fait, cache le signifiant plus qu’il ne le manifeste.
13En inversant la présentation du signe linguistique, Lacan veut rencontrer une difficulté majeure de la linguistique. Quoiqu’avec des hésitations, Saussure incline à accorder une relative autonomie au signifié et à concevoir le signifiant comme son support matériel : « Une série de sons n’appartient au langage que lorsqu’il fonctionne comme support d’une idée ; prise en elle-même elle n’est que le matériel d’une étude physiologique » (Cours de linguistique générale, P. U. F., Paris, 1964, p. 144). La thèse révolutionnaire de la linguistique consiste néanmoins à affirmer que l’idée ne subsiste pas par elle-même. Indépendamment des signifiants, la pensée ne serait qu’une masse amorphe. Elle ne devient signification que par l’articulation que produit le système des signifiants. Les concepts, les catégories lexicales ou grammaticales, ne sont donc que différentiels et ne sont dès lors pas déterminés par leur contenu (Cours..., p. 162). L’exemple classique des noms des couleurs le fait aisément comprendre : les idées des couleurs n’acquièrent leur relative identité que parce que les signifiants articulent le spectre des couleurs en découpages où chaque couleur se conçoit par sa différence d’avec les autres. S’il en est ainsi, Lacan a raison d’inverser la représentation de Saussure et de désigner le pouvoir articulant du signifiant en mettant le signifiant au-dessus du signifié. Le signifiant produit le signifié par sa précipitation dans le flux amorphe des représentations. Lacan accentue encore l’autonomie du signifiant en l’écrivant avec une majuscule. Il n’en reste pas là non plus, car d’après lui, le clivage topique de tout psychisme en conscient et inconscient affecte tout langage. Ainsi la linguistique impose ses concepts à l’interprétation de l’inconscient et, inversement, la thèse de la structure topique du psychisme détermine la théorie linguistique de Lacan. L’interprétation de la psychanalyse par la linguistique et celle, conjointement, de la linguistique par la psychanalyse, résultent dans la formule cellulaire que produit Lacan : . Le trait entre signifiant et signifié, qui, dans la formule de Saussure, marque l’unité du rapport de signifiance, devient « une barrière à la signification » (E. 497). Par là même le signifiant inconscient, substitué à la pensée inconsciente, se vide lui-même de sens, n’ayant que des effets de sens pour autant que la signifiance franchit la barrière.
14Comment concevoir une langue où se trouve détruite l’unité de base sur laquelle se fonde la linguistique comme science de la langue ? Notre propos n’étant pas proprement linguistique, nous ne nous engagerons pas dans cette discussion. Seul nous importe ici de voir si la conceptualisation de Lacan rend compte de l’expérience analytique et si elle peut la guider. L’idée d’un signifiant inconscient qui produit un effet de sens dans l’existence ou dans le rêve paraît une formule heureuse, à condition qu’on la prenne pour un langage approximatif et descriptif. La formule veut dire alors que des figures, plus ou moins de la nature du langage, anticipent sur un sens à venir dans les associations. De même les mots prononcés durant une séance analytique peuvent-ils être appelés des signifiants, car, par la marque inscrite dans l’inconscient, ils se relient à diverses chaînes de représentations inconscientes et, par elles, se trouvent surdéterminés dans leurs significations. Les « signifiants » du langage en analyse sont alors pris dans le sens de « mots », comme Lacan le laisse échapper à sa plume : « Le mot n’est pas signe, mais nœud de signification » (E. 166). Il s’agit de laisser se produire les concaténations dans lesquelles les « signifiants » (les mots) se trouvent inconsciemment pris et qu’ils entraînent avec eux lorsque le sujet en analyse se soumet à la règle fondamentale de la libre association. Ce n’est certes jamais si simple, car une telle conception de la cure fait abstraction des résistances, concept qui est pratiquement absent de la théorie lacanienne.
15Récapitulons. Pour clarifier les ambiguïtés de Saussure, Lacan accentue la fonction articulante du signifiant dans le langage et il inverse par conséquent la formule du signe. Interprétant les pensées inconscientes comme des éléments du langage qui ne révèlent cependant pas leur sens, il les appelle non pas des signes mais des signifiants séparés du sens par une double barre. En raison de l’universelle structure topique du psychisme, il impose son « algorithme » S = comme la cellule élémentaire de tout langage. Quels que soient s les problèmes que cette conception entraîne pour la linguistique, la formulation de Lacan a l’heureux effet de restituer à la psychanalyse un de ses éléments théorique et technique. Elle revalorise et elle justifie la libre association, car elle la fonde, d’une part, sur le pouvoir d’anticipation et d’articulation de sens qu’ont les représentations inconscientes et, d’autre part, sur la nature des mots prononcés qui sont effectivement des nœuds de signification. Ces deux principes fondateurs peuvent s’exprimer dans la formule ambiguë : les signifiants produisent des effets de sens.
16Il faudra cependant se demander en quelle mesure la conceptualisation lacanienne peut encore soutenir le projet de Freud qui est de retrouver, par l’interprétation et par un travail à rebours sur le travail du rêve ou de la formation du symptôme, les pensées inconscientes qui en sont les significations.
II. La rhétorique de l’inconscient
17La formule linguistique généralisée entraîne l’extension de la rhétorique à tout langage et, de façon solidaire, à tous les processus inconscients. Tout langage devient ce que la rhétorique appelle une figure. Toutes les transformations des représentations inconscientes lors de leur percée dans la conscience, dans le corps ou dans les comportements, deviennent des métaphores. Conséquent avec la logique de sa formulation linguistique de l’inconscient, Lacan entend offrir à la linguistique une théorie générale de la signifiance et à la psychanalyse une interprétation strictement linguistique du processus inconscient.
18En reprenant la fameuse distinction de Jakobson (Two Aspects of Language and Two Types of Aphasie Disturbances, in Fundamentals of Language II, Den Haag, Mouton, p. 16) entre les deux axes du langage, paradigmatique et syntagmatique, dans le « discours », identifié la plupart du temps à la langue, Lacan distingue, d’une part, la métaphore ou « le mot pour le mot » et, d’autre part, la connexion du signifiant au signifiant ou « le mot à mot » (E. 506). L’exemple classique de la catachrèse, trente voiles pour trente bateaux illustre pour lui la métonymie qui, dit-il, est en fait l’élision d’un signifiant, celui de bateau. Cette élision marque « le manque de l’être dans la relation d’objet » (E. 515). Autrement dit : le trou dans le langage qui voudrait couvrir l’être de l’objet. Aucune concaténation de signifiants ne rejoint vraiment l’être de l’objet. Tout discours est dès lors métonymique : il nous renvoie de signifiant à signifiant, dans une randonnée sans terme où s’abolit la référence à l’objet. Le réel est donc « l’impossible ». Passons sur la liquidation rapide du problème de la référence, essentiel dans la philosophie du langage, et voyons plutôt quelle logique conduit Lacan. Une fois qu’il a institué l’inconscient en ensemble de signifiants et qu’il introduit le clivage topique en tout langage, il est obligé de couper le rapport de référence, puisque le signifiant inconscient est de fait coupé du rapport au réel. Par conséquent, il n’y a plus de différence entre la langue et le « discours », le langage parlé qui porte sur le réel auquel il se réfère. On reproche souvent à Lacan d’introduire dans sa théorie de la langue des concepts qui servent habituellement à décrire des particularités du langage parlé. C’est ne pas voir que la logique de sa théorie l’amène à supprimer la distinction entre langue et discours. Sa conception du sujet est d’ailleurs solidaire de cette confusion intentionnelle entre les caractéristiques du discours et celles de la langue, entre les concepts de la linguistique et ceux de la rhétorique. Le sujet du discours, en effet, est fondamentalement celui de « la moderne théorie du jeu » (E. 860). Le sujet n’est que le lieu où se produit la combinatoire des signifiants autonomisés. Le clinicien se demandera si ce n’est pas à la limite le non-sujet de la schizophrénie, celui qui est l’enjeu du mot mais qui n’est plus lui-même dans le jeu du langage.
19La structure universellement métonymique de la langue-discours, en déstructurant la référence à l’objet, en condamnant le réel à l’impossible, est ce qui manifeste « le maintien de la barre —, qui dans l’algorithme premier marque l’irréductibilité où se constitue dans les rapports du signifiant au signifié, la résistance de la signification » (£. 515). La critique de Lacan fait d’une analyse qui veut rétablir une « relation à l’objet » ou réparer le rapport au réel, s’autorise de cette conception métonymique du discours.
20Par la métaphore, les signifiants inconscients franchissent pour un peu la barre. Contrairement à la métonymie qui signifie le maintien de la coupure entre conscient et inconscient, la métaphore comme substitution d’un mot à un autre, explique l’effet de sens que produit le signifiant inconscient. La surdétermination qui caractérise la représentation du rêve et le symptôme névrotique, représente pour Lacan la structure de la métaphore. Comme toujours, il universalise en même temps « la structure métaphorique » pour caractériser par elle toute production de signification. Si toute vie consciente recèle un inconscient et si l’inconscient est fait de signifiants, toute signifiance est métaphorique, car tout signifiant du discours conscient se substitue à un signifiant inconscient. L’argumentation est donc à nouveau circulaire. La psychanalyse donne le modèle pour la théorie de la métaphore et l’analyse linguistique de la métaphore fonde l’interprétation analytique. Il n’y a évidemment rien à redire à pareille argumentation si elle rend effectivement compte des phénomènes.
21Lacan adopte à raison la conception contemporaine selon laquelle la métaphore, loin d’être un ornement de style, est une production de sens nouveau. Même si, à l’encontre de Lacan, on estime que la perception de la ressemblance est un élément constitutif de la métaphorisation, on ne sait pas ramener celle-ci à une simple comparaison ; le terme de la comparaison fait défaut, puisque aucun terme préalable ne contient la signification que produit la métaphore. En identifiant ensuite toute signifiance à la métaphorisation, Lacan entend résoudre par un coup forcé le problème linguistique du sens propre des mots. Sa réponse est simple et péremptoire : il n’y a pas de sens propre, puisque toute signifiance est l’effet de la substitution d’un signifiant à un autre. L’idée d’une métaphorisation ainsi généralisée se soutient en plus de celle de la surdétermination des mots par leurs connotations contextuelles : « nulle chaîne signifiante en effet qui ne soutienne comme appendu à la ponctuation de chacune de ses unités tout ce qui s’articule de contextes attestés, à la verticale, si l’on peut dire, de ce point » (E. 503).
22Plus que la nature problématique de cette conception de la métaphore, l’important ici est de savoir ce que devient l’interprétation analytique dans la théorie de Lacan. Y a-t-il encore quelque chose à interpréter si tout a structure de métaphore, le symptôme (E. 528) et le rêve (E. 515) aussi bien que la poésie et, finalement, n’importe quelle parole signifiante ? C’est pourtant bien ce que Lacan propose et ce qui se justifie par sa définition de la métaphore : « ... l’implantation dans une chaîne signifiante d’un autre signifiant, par quoi celui qu’il supplante (...) tombe au rang de signifié, et comme signifiant latent y perpétue l’intervalle où une autre chaîne signifiante peut y être entée » (E. 708). Certes, l’effet de signification, dans la poésie comme dans le symptôme, manifeste « le franchissement de la barre » (E. 515) et, dans les deux cas, il y a un signifiant latent où une autre chaîne signifiante peut être entée. On n’interprète cependant pas un symptôme de la même manière qu’un poème ! Comme « signifiant » le symptôme supplante un signifiant latent sans que celui-ci tombe au rang de signifié, du moins aussi longtemps qu’il n’est pas mis au jour. Dans la métaphore poétique, par contre, le « signifiant » substitué est signifié activement par le signifiant métaphorique. La lisibilité immédiate d’une métaphore tend précisément à la production de sens. Le symptôme, par contre, requiert l’interprétation parce que le sens produit à la surface est en fait un non-sens dont il faut retrouver le sens occulté. A première vue, Lacan confond le symptôme et l’interprétation qui dit de quel « signifié refoulé » (E. 280) il est le signifiant.
23Rêver d’un loup, être pris de panique devant un homme qu’on tient inconsciemment pour un loup, ce n’est pas dire « l’homme est un loup>·. Dans un cauchemar, le loup qui se jette furieusement sur le rêveur n’est que loup. Lors des associations qui révèlent ceux qu’il figure, il peut devenir une métaphore dans une phrase qui commente l’identité de ceux auquel le loup du rêve s’est substitué. Le rêve, dirions-nous, emploie parfois des métaphores déjà utilisées, mais il les démétaphorise en en faisant un signe désignatif d’une action. Dans la métaphore, le terme métaphorisant a toujours la fonction, fût-ce implicite, d’un prédicat, à l’exception précisément des métaphores réutilisées qui ne sont dès lors plus qu’une vaine ornementation de style, comme dans « le roi des animaux dort ». Ces remarques supposent évidemment qu’on maintienne la distinction entre langue et discours, et qu’on entende par discours l’énoncé où le terme métaphorique est associé à un signe désignatif en position de sujet.
24Lacan veut subvenir cette conception commune parce qu’elle contredit la thèse de l’universelle barre qui, d’après lui, clive les signifiants conscient et inconscient et qui fait de tout sens conscient l’effet d’un signifiant inconscient.
25A la suite de Freud, Lacan a voulu montrer que tout symptôme est symbolique. On descend sous sa face manifeste pour laisser se produire sa signification latente. C’est parfois en s’attachant à la littéralité du mot qui désigne le symptôme que Freud parvient à l’interpréter. C’est essentiellement le cas pour les symptômes hystériques où, par la conversion somatique, le corps souffrant symbolise une représentation inconsciente. Bien des symptômes obsessionnels n’ont pas cette structure symbolique. Mais peut-on vraiment dire que le symptôme symbolique est une métaphore ? En plus des observations précédentes, il faut encore faire remarquer que bien souvent le mot qui soutient le « langage du corps » sert de ce que Freud appelle « un pont verbal ». La polysémie du mot permet de substituer un sens à un autre et donne lieu à la prise dans le corps du sens qui n’est justement pas celui de la représentation refoulée.
26L’identification entre symptôme et métaphore n’est cependant pas innocente. Elle incline à négliger le travail de l’interprétation, précisément par l’accent qu’elle porte sur le franchissement de la barre, alors que Freud insiste sur l’occultation et la distorsion de la représentation inconsciente à laquelle le symptôme se substitue tout en la laissant indirectement apparaître à la surface. Si on prenait vraiment au sérieux l’idée du symptôme-métaphore, on laisserait l’analysant « discourir », assuré que le signifiant inconscient continuerait de franchir la barre. Freud s’inquiétait déjà du silence obstiné de certains analystes. Que penser alors du silence de ceux qui croient encore plus fermement que « ça parle » ?
27Cette confiance peut en appeler à certains textes freudiens sur le mot d’esprit que Lacan commente avec une ferveur particulière, précisément parce que l’effet de l’inconscient s’y manifeste dans les trouvailles de l’esprit. Nous y sommes, écrit Lacan, « sur les confins où lapsus et mot d’esprit en leur collusion se confondent... » (E. 801.) Il y voit la preuve que dans « l’intra-dit d’un entre-deux-sujets » « se divise la transparence du sujet classique pour passer aux effets de fading qui spécifient le sujet freudien de son occultation par un signifiant toujours plus pur » (E.800). S’agit-il vraiment du même inconscient dans le mot d’esprit et dans le lapsus ? Freud semble parfois les confondre. Mais il ne dirait jamais du lapsus que « celui qui laisse ainsi échapper la vérité est en réalité heureux de jeter le masque » (FREUD, Der Witz, GW VI, 116). Bien au contraire ! Le lapsus est un symptôme alors que le mot d’esprit s’apparente à la métaphore. Aussi le lapsus demande-t-il la plupart du temps un travail d’interprétation, car il est « le signifiant pur » qui fait irruption dans le discours, tel un élément erratique qu’il faut replacer dans la chaîne signifiante refoulée. Le mot d’esprit, par contre, refuse l’interprétation car, tout comme la métaphore, il ne se soutient que de l’interaction maintenue entre deux chaînes signifiantes. Ce qu’il y a d’inconscient dans le mot d’esprit n’est d’ailleurs pas une représentation refoulée mais tout au plus une intention réprimée. La pratique analytique qui confond les deux donnerait la parole pour que s’allume de temps à autre, par un jeu quasi métaphorique sur les « signifiants », l’étincelle d’un mot d’esprit.
III. Le temps psychique
28Les considérations de Lacan sur le temps psychique éclairent singulièrement son concept de l’inconscient. Elles concernent deux données qu’il relie étroitement : l’effet de sens de l’événement traumatique et l’organisation de la libido.
29Freud n’a jamais élaboré une théorie englobante de l’évolution de la personnalité, car il était trop conscient que différents facteurs commandent plusieurs lignes d’évolution : les investissements successifs, particuliers mais non exclusifs, des zones érogènes, les types de relation d’objet, l’effet du refoulement dans le passage d’un stade à l’autre, l’incidence d’un événement traumatique... Sous l’influence de la psychologie génétique et plus encore de l’ego-psychology pour laquelle le moi comme variable indépendante se forme progressivement, nombre d’analystes ont essayé d’établir une histoire génétique de la libido, scandée par des stades successifs. Une téléologie dominerait ainsi le développement qui, des pulsions partielles en rapport à l’objet partiel, évoluerait normalement vers les pulsions intégrées en relation à l’objet génital. Dans un langage biologisant qui identifie pulsions et instincts, on conçoit même la genèse comme une maturation instinctuelle soutenue par un plan biologique.
30En revenant à Freud et en le purifiant de toute trace de pensée biologisante, Lacan affirme que les « stades instinctuels sont des organisations de la subjectivité fondées dans l’intersubjectivité » (E. 262). Autrement dit : elles sont purement historiques. Cela fondamentalement parce que, être de parole, l’homme engage son corps « en position de signifiant » (E. 803). Refusant le biologisme « abject » qu’on a prêté à Freud, Lacan interprète même la pulsion de mort, introduite par Freud en 1920, comme la « marge au-delà de la vie que le langage assure à l’être du fait qu’il parle » (E. 803).
31Les « stades prétendus organiques » sont donc « des événements particuliers de l’histoire d’un sujet » (E. 260), comparables aux événements qui jalonnent l’histoire d’une nation. Déjà au moment où ils se produisent, ils prennent un certain sens et sont déjà censurés sous certains aspects. Les événements postérieurs peuvent en ranimer le sens, sinon ils s’effacent, tout en demeurant inscrits et vifs dans les archives impénétrables de l’inconscient. En reproduisant après coup l’événement antérieur sur la scène du for extérieur ou intérieur, lors d’événements qui le rappellent, on le soumet à une nouvelle historisation. Les événements s’engrènent ainsi, continûment transformés par l’échange de leur sens. Cette histoire n’est pas centrée. Le temps est discontinu et réversible, car il y a une reprise signifiante de ses moments au gré du sens que, sous l’effet de l’événement actuel, on fait prévaloir. Aucune loi ni aucun paradigme ne régit la marche générale ni de l’histoire collective ni de l’histoire individuelle, Tous les événements, y compris les stades, sont ainsi surdéterminés de plusieurs manières, par leurs reprises après coup et par la dialectique entre les reprises et les censures qui rayent ou distordent des chapitres de l’histoire.
32Comme la forme essentielle du discours est une adresse à l’autre et que ce qu’on cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre, tout événement, en tant qu’historisation, se réfère au discours de l’autre (E. 298-299). L’historisation des stades et des événements consiste dès lors dans le sens qu’on leur donne en vue de l’attente des autres et non pas l’enregistrement de faits par un regard objectif tourné vers le passé. « Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir. » (E.300). En se référant au discours de l’autre, on se met dans un moment antérieur (le futur antérieur) par rapport à son propre avenir projeté, puisque l’autre est toujours en avant de cet avenir. On comprend par là une des formules célèbres de Lacan : l’inconscient est le discours de l’autre. L’autre, par sa parole qui évoque, désire ou interdit, marque du sceau du plaisir les souvenirs et de celui de la honte ou de la souffrance les événements refoulés hors du souvenir.
33On ne contestera pas qu’en élucidant l’organisation de la libido et l’impact des événements traumatiques comme une histoire instituée par une parole temporalisante et intersubjective, Lacan a puissamment revivifié les idées essentielles de Freud. On peut douter qu’il accorde aux modifications organiques le poids que Freud leur donne et qui, pour lui, rendent partiellement compte des conflits et des refoulements. Par rapport aux inscriptions historiques la thèse du primat du signifiant fait porter l’accent sur le discours appelant des autres.
34L’inconscient est le discours de l’autre. Mais qu’est-ce que ce discours ? L’autre lui-même se trouve sous l’empire du langage. Aussi bien le sujet que l’autre se trouvent donc, dans leurs discours, à l’intérieur d’un langage prédonné. C’est dire que la structure synchronique du langage domine le temps historique des discours. Le futur antérieur se réfère finalement à la synchronicité a-temporelle du langage. Car, c’est elle la structure essentielle du langage : « plus cachée, (...) c’est elle qui nous porte à l’origine » (E. 805). Dans la dimension syntagmatique, les signifiants s’enchaînent dans le discours de telle manière que chaque terme anticipe les autres et que ceux-ci déterminent le sens des précédents par leur effet rétroactif ; c’est là l’historicité instaurée par le langage. Mais le sens se produit, avons-nous vu, par la « métaphore » qui, substituant un signifiant à un autre, opère dans la structure synchronique. Or, d’après Lacan, aucun réel ne commande cette substitution. Il y a donc toujours des sens qui restent en blanc. L’inconscient comme « discours de l’autre » se compose donc aussi, et sans doute essentiellement, de l’immense rumeur de langage que le sujet anticipe en s’adressant à l’autre, mais qui reste inexorablement en dehors de la conscience dans le futur antérieur du langage. On reconnaîtra ici une des idées maîtresses du courant « structuraliste ». Que l’on compare la conception que nous venons de présenter avec la thèse de Lévi-Strauss pour lequel les mythes et les rites d’une communauté sont des fragments pris dans un stock de mythèmes et de rites qu’aucun groupe ni tous les groupes pris ensemble ne réalisent mais qui sont des disponibles dans la structure de l’inconscient (Séminaire, livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 23).
35L’inconscient individuel se forme donc dans un réseau de langage, fait de mythes familiaux et culturels, d’appels et de réponses, de désirs et d’intérêts. Ce qui est refoulé, c’est un moment de l’histoire. Or l’histoire est un discours sur un événement, discours rétroactif, surdéterminé par plusieurs après-coup, surdéterminé en plus, dans ses significations possibles, par la référence, en position de futur antérieur, au discours de l’autre qui lui-même est surplombé par le langage, « trésor du signifiant » (£. 806). Le langage comme empire supra-individuel de signifiants est l’élément tiers qui enveloppe l’interlocution entre deux sujets. De là cette définition : « L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient » (E. 258). Ou encore : « L’inconscient, à partir de Freud, est une chaîne de signifiants qui quelque part (sur une autre scène, écrit-il) se répète et insiste pour interférer dans les coupures que lui offre le discours effectif et la cogitation qu’il informe » (£. 799). Pour Freud lui aussi l’inconscient s’enracine dans une histoire collective. Le complexe d’Œdipe et tout ce qui lui est rattaché, la naissance de la culture, de la morale et de la religion, dérivent des événements protohistoriques dont Totem et Tabout tente la reconstruction. Mais alors que Freud fonde la genèse de l’homme sur une lutte de forces, Lacan pose qu’au départ c’est le langage, loi et pacte symbolique prédonnés, qui fait l’homme.
36Les deux définitions de l’inconscient que nous venons de citer ne mentionnent pas le refoulement résultant d’un conflit. On pourrait penser que Lacan ne s’attarde pas à ce qui va de soi. En fait, pour Lacan il y a déjà inconscient en tant que coupure dans le discours conscient parce que dans la conscience ne retentissent que quelques échos du discours ou du langage humain transindividuel ; discours d’ailleurs dont nous allons voir qu’il n’est pas le discours de l’homme ou de l’humanité historique, puisqu’il est « le trésor des signifiants ». L’inconscient se compose donc de tout ce qui manque à l’« omni communication » de l’« omniprésence du discours humain » (E. 265). Dès que le sujet entre dans le langage, il est fendu, divisé entre son discours conscient et l’omni discours qui l’enveloppe et le surplombe. Cette division est pour Lacan bien plus essentielle que les histoires de refoulement. Pris dans la chaîne transindividuelle des signifiants, le sujet n’est à chaque instant que l’incidence sur lui d’un signifiant qui réfère à un autre signifiant. Lorsqu’il parle, il est dans la mesure où un signifiant fait irruption en lui. Ainsi, la télépathie n’est rien d’autre que la coïncidence en deux sujets des mêmes signifiants qui circulent dans les réseaux communicants des inconscients. On le voit : la confusion du lapsus et du mot d’esprit n’est pas, de la part de Lacan, la méconnaissance de la distinction entre inconscient et préconscient, mais la position en thèse d’un inconscient défini essentiellement par la présence et par l’effet de chaînes de signifiants autonomes qui apparaissent en bribes et morceaux dans les clignotements de la conscience. « Le registre du signifiant s’institue de ce qu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. C’est la structure, rêve, lapsus et mot d’esprit, de toutes les formations de l’inconscient. Et c’est elle qui explique la division originaire du sujet » (E. 840).
37La psychanalyse freudienne est pour une part essentielle le travail sur les résistances et le dépistage des représentations mnémoniques refoulées. La pratique qui se veut conséquente avec la théorie de Lacan ne leur donnera plus la même importance. Les refoulements secondaires sur lesquels porte le travail analytique de Freud ne sont plus que les événements occasionnels où s’accomplit tangiblement le refoulement primaire, au sens de Lacan : l’omniprésente méconnaissance inhérente à la conscience elle-même. Dès que l’homme parle, il s’est déjà perdu : « Etre de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d’un discours où c’est la mort qui soutient l’existence » (E. 802). La véritable subsistance, c’est l’inconscient comme chaîne de signifiants. Cet inconscient s’entr’ouvre un moment, dans les trouvailles du mot d’esprit, dans les rêves, dans les symptômes symboliques, plus clairement dans les délires. Mais ce que dit et ce que pense l’homme n’en est que « la trace de ce qu’il faut bien qui soit pour choir de l’être » (E. 801), une trace qu’il faut pour qu’il sache que son discours agite le néant et que le je conscient n’est qu’un semblant d’être. La substance, c’est l’Autre, la chaîne des signifiants.
IV. L’Autre
38Ce que Lacan vise par l’effet de sens des signifiants inconscients peut se résumer : le discours conscient et les symptômes tropologisent leur mouvement. L’inversion linguistique du rapport signifiant-signifié et la généralisation psychanalytique de la métaphore indiquent déjà qu’« inconscient » n’a plus ici la même signification que chez Freud. Pour sortir le terme de sa duplicité, il faut considérer le principe sur lequel Lacan fonde sa compréhension originelle de l’inconscient. Nous appellerons volontiers son principe fondamental une métalinguistique au sens où Freud entendait élaborer une métapsychologie qui devait remplacer la métaphysique. Le terme de métalinguistique signifie alors qu’il n’y a pas d’au-delà du langage et que toute la tradition métaphysique se trouve démystifiée par sa réduction au langage. Deuxièmement, ce que nous appelons la métalinguistique se substitue à la métapsychologie de Freud en ce que Lacan remplace le concept de l’économie des forces pulsionnelles par le mouvement des signifiants. Beaucoup d’interrogations sur Lacan et sur son rapport à Freud demeurent incertaines parce qu’on laisse dans l’ombre les assises de sa pensée. Son art de recouvrir ses idées par des citations et des commentaires subtilement détournés, brouille d’ailleurs les cartes. Habileté stratégique ou rhétorique spontanée d’une métaphorisation englobante ? Ou les deux ? Peu importe.
39La pensée de Lacan se meut dans la grande tradition philosophique et elle se développe dans l’horizon de la culture théologique. Il leur règle leurs comptes, par une subversion qui en retient une « structure symbolique » tout en réduisant le contenu et l’intention à un miroitement de surface, en un mot : l’imaginaire.
40L’expérience analytique illustre, pour Lacan, ce que savait l’antique sagesse de la religion et de la philosophie : que l’homme n’est pas le propriétaire de son discours, parce que celui-ci se trouve sous la mouvance d’une vérité qui le dépasse. « Ça parle » en l’homme, car, s’il a l’illusion de mener son discours, en fait une vérité le conduit il ne sait pas où. La métaphysique nouait le régime du savoir à celui de la vérité et pensait celle-ci comme supérieure pour autant que tout savoir y participe sans jamais coïncider avec elle. Aussi le rationalisme qui invoque Copernic et Darwin se leurre-t-il en posant un centre du cosmos et en croyant que les hommes sont « le dessus du panier d’entre les créatures » (E. 797). L’écliptique, jugée une représentation naïve, donnait en fait un « modèle plus stimulant de nos rapports avec le vrai » (E. 797) ; elle signifiait la référence à un système symbolique qui domine le savoir et qui commande l’articulation du temps.
41L’homme ne dispose pas non plus de son désir. Les vœux inconscients que Freud découvre dans les rêves et dans les névroses ne sont que les manifestations parcellaires d’un mouvement fondamental qui entraîne l’homme sans qu’il puisse le maîtriser. A ce mouvement Lacan donne le nom de désir, en souvenir de l’éros platonicien et du « désir naturel » de la métaphysique chrétienne. Dans cette tradition, le désir constitue le dynamisme essentiel de l’être humain ; on le dit naturel pour autant qu’il est antérieur et sous-jacent à toutes les tendances particulières, précisément parce qu’implanté en lui par l’origine divine.
42Hegel reprend cette tradition en la rationalisant. Il offre le modèle philosophique à la fois homologique et antithétique de la révolution freudienne telle que Lacan entend la poursuivre. D’une part, Hegel, tout comme Freud, refuse la fausse évidence des sentiments et des expériences vécues ; il en définit les coordonnées à l’intérieur d’une logique. D’autre part, sa logique épistémogène veut résorber toute représentation, l’élever au niveau du concept, jusqu’à l’achèvement de la conscience en conscience de soi par sa conjonction avec le savoir absolu, supprimant ainsi la différence, principielle pour la métaphysique, entre savoir et vérité. Pour Lacan comme pour Hegel une raison secrète sous-tend le savoir et le désir, mais « la dialectique qui soutient notre expérience (d’analyste) nous oblige à comprendre le moi de bout en bout dans le mouvement d’aliénation progressive où se constitue la conscience de soi dans la phénoménologie de Hegel » (E. 374).
43Lacan préfère revenir au « rationalisme qui organise la pensée théologique » (E. 873). Celle-ci nous apprend la structure de la relation du sujet à la vérité comme cause. Au commencement, en effet, elle pose « le langage », ainsi que Lacan interprète, par un tour subversif, le « Logos » du début du quatrième Evangile (Séminaire, Livre II, Paris, Seuil, 1975, p. 325 ss.). Tout, le corps de l’homme, le monde, le discours humain est donc l’effet de la lettre originaire. Là où pour la théologie la vie de l’homme est inscrite dans le livre de Dieu « in qno totum continetur », pour Lacan tout est contenu dans le trésor des signifiants-causes. Mais ceux-ci ne renvoient pas au-delà d’eux-mêmes. « Dieu est inconscient » (Séminaire, Livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 58). C’est là « la véritable formule de l’athéisme » et de l’inconscient lacanien. Affirmer Dieu, c’est vouloir refermer la chaîne des signifiants par un centre alors qu’elle n’opère que par l’absence de centre, par le manque essentiel (E. 819). Poser Dieu, ce serait aussi douer les signifiants d’une référence et d’un sens, les deux coïncidant pour Lacan, alors qu’ils ne sont que les causes par lesquelles des sens se fabriquent dans le non-sens. Lacan exhausse au niveau transcendantal quelques éléments de la linguistique de Saussure. Les signes (devenus signifiants, nous avons vu pourquoi) sont purement différentiels ; ils forment un ensemble fermé et la référence ne définit pas leur entité linguistique. Leur clôture n’y supprime cependant pas le mouvement, car il y a le trou essentiel du signifiant manquant, celui du phallus, manque qui marque inexorablement le discours et le désir humain d’un manque et que Lacan appelle la castration symbolique.
44Il faut donc prendre à la lettre la formule « ça parle », car l’inconscient c’est l’homme pris par la lettre des signifiants sans signification, qui préexistent au commencement et qui viennent se localiser en lui. La quête philosophique ou religieuse du sens n’est que la vaine errance de l’homme qui ignore de quelle cause il est l’effet. La psychanalyse n’est pas, comme la religion, une question de sens mais de structure (voir la lettre que Lacan a publiée dans le journal Le Monde, Paris, 11 janvier 1980, p. 19). Du sens, il n’y en a pas ; il n’y a que la causalité du signifiant scriptural auquel l’homme est livré pour l’errance de son désir et de sa pensée n’ayant pour objet que le rien de la chose (E. 498). La poésie du rien n’est pas vaine cependant ; en captant les lettres séminales, en les subissant plutôt qu’en les dirigeant, en les laissant opérer leurs diableries, l’homme et la femme jouissent. La jouissance des femmes mystiques est paradigmatique. Elles pensent jouir de Dieu, l’Autre substantiel de la religion. Lacan, en exhumant la rationalité religieuse de ses guenilles imaginaires, interprète : leur jouissance est celle de l’Autre, le « de » ayant le sens du génétif subjectif et « Autre » celui de la chaîne des signifiants (Séminaire, Livre XX, Paris, Seuil, 1975, p. 70-71). C’est pourquoi « le témoignage essentiel des mystiques, c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent (la jouissance), mais qu’ils n’en savent rien ». Ça — ou l’Autre — jouit en eux...
V. L’inconscient : chaîne de signifiants ou souterrain illettré ?
45Le « ça parle » substitue la chaîne métonymique des signifiants à l’énergie anonyme et sauvage du ça que, dans sa deuxième topique, Freud emprunte à Groddeck. Cette substitution est une subversion si capitale qu’elle autorise la déclaration que « l’inconscient n’est pas de Freud ; il est de Lacan ». Le « corps subtil » (E. 301) du langage, en effet, expulse du champ psychanalytique le concept d’économie pulsionnelle, ce noyau dur de la théorie freudienne. Comment alors comprendre l’inconscient comme la part du refoulé que comporte le ça ? Que faire de la différence freudienne entre, d’une part, le (pré)conscient qui est le domaine du langage et, de l’autre, l’inconscient qui, ne disposant pas du langage, n’est pas réglé par ses lois ? La question pose tout le problème d’une cure psychanalytique, car pour Freud la guérison se fait par une levée du refoulement lorsque les mots viennent aux représentations refoulées. Et que reste-t-il de la théorie freudienne d’après laquelle la psychose se caractérise par l’abolition des représentations de chose de sorte que les seules représentations de mots, coupées de l’histoire originaire du sujet, ne se réfèrent plus au réel et que les mots soient traités comme des choses ? L’expérience clinique, vérifie-t-elle la pertinence de la théorie freudienne ou de celle de Lacan ?
46Pour celui qui prend la lettre de Lacan à la lettre, la visée ultime de la psychanalyse doit être de faire reconnaître le rien dévoilé au creux de la lettre et d’en libérer une poésie de la jouissance. Guérir du sens n’est pas pour autant un but qu’on saurait poursuivre. Plus que toute autre fin, elle vient « par surcroît ». Lacan rejoint là le cheminement paradoxal du bouddhisme. Et comme lui, il entend par la radicalisation de l’anti-humanisme conjurer le suicide qui tente ceux qui, aliénés par le simulacre de sens, en poursuivent obstinément la vaine quête.
47Lacan n’en a pas moins élaboré un dispositif théorique qui a fortement contribué à restituer à la parole en analyse sa vertu thérapeutique. L’accent porté sur la textualité de l’inconscient, tout d’abord, rend attentif à la surdétermination des mots, à l’incorporation de la lettre dans certaines souffrances corporelles et aux structures grammaticales des vicissitudes pulsionnelles. Si des analystes oublient que la psychanalyse se meut dans le champ du langage, précisément parce que l’homme est l’être parlant, ils sont tentés de « se guider sur un prétendu contact avec la réalité du sujet... » (E. 252). Ou bien, se targuant de dépasser la technique de Freud, estimée encore maladroite, ils centrent l’analyse sur les sentiments éprouvés ici maintenant dans le rapport analytique, ce qu’on appelle « analyse du transfert ». D’autres axent la thérapie sur la lutte contre les résistances, et ils transforment l’analyse en duel. En rappelant que les symptômes ont la structure du langage, Lacan libère la psychanalyse de ce qui fausse le dialogue analytique : l’agir de l’analyste, l’explication des névroses par des causes événementielles, la poursuite de souvenirs objectifs, l’effort orienté vers la prise de conscience introspectionniste... Le refus d’un au-delà du langage a la vertu de dénoncer le préjugé qui conduit à rechercher la vérité des faits. Ce qui compte, en effet, c’est de verbaliser dans l’épos où il rapporte à l’heure présente les origines de sa personne » (E. 255).
48Les critiques que font de la psychanalyse diverses écoles de thérapie, telle celle de Pearls ou de Wadzlavick, reposent toutes sur des méconnaissances qui répercutent celles qui ont cours dans les enseignements des analystes eux-mêmes. La plus commune est d’identifier la parole de la cure avec l’explication théorique des symptômes. La cure se dégrade alors en « une analyse ‘causaliste’ qui viserait à transformer le sujet dans son présent par des explications savantes de son passé » (E. 251). En promouvant l’idée de l’inconscient « structuré comme un langage », Lacan a voulu d’abord rendre à la parole comme verbalisation toute sa puissance de remémoration historisante et structurante.
49Cela dit, trop hâtivement, il reste à considérer les déplacements et les retournements que Lacan a fait subir aux concepts freudiens. L’inconscient de Lacan n’est pas celui de Freud, car pour Freud l’inconscient a pour nature de ne pas être comme langage. Certes, nous avons signalé les énoncés ambigus de Freud qui servent initialement d’appui à Lacan. Mais alors que Freud élabore progressivement son idée de l’inconscient précisément pour conceptualiser son statut différentiel, Lacan prend la direction opposée et son discours sur l’inconscient veut se produire comme le discours de l’inconscient lui-même. Cet écart progressivement creusé ne peut pas être sans effet sur la pratique analytique. On se demande même si à la limite de la théorie poussée vers ses conséquences, nous n’assistons pas à une nouvelle occultation de l’inconscient. La fascination qu’exerce Lacan sur les littéraires qui ignorent la réalité clinique rappelle le malentendu entre Freud et le poète surréaliste A. Breton. La théorie d’une rhétorique universalisée offre la mystique radicalement négative que cherchent les religieux des lettres ou les nostalgiques d’une impossible extase de folie. Mais comment concevoir un travail psychanalytique selon des coordonnées théoriques si radicalement transformées ? Le moins qu’il faille dire c’est que, dans les discours de Lacan, les références cliniques se font de plus en plus évasives. Cela doit nous inciter en tout cas à faire un nouveau retour à Freud, par-delà Lacan, tout en emportant avec nous ce que nous avons appris de lui. L’important en cela est de s’interroger sur l’aporie que l’expérience clinique impose à Freud : l’inconscient est une réalité psychique précisément pour autant que, susceptible de se résoudre par l’interprétation en paroles, il doit s’apparenter au langage ; mais il demeure inconscient pour autant qu’il n’est pas structuré comme un langage. L’effort de Freud pour ajuster ses concepts à l’expérience clinique de l’inconscient le mène à élaborer une théorie d’une immense complexité. Les résumés qu’en présentent les manuels ou les opposants à la psychanalyse font figure de parodies. Mon rappel des éléments essentiels ne servira qu’à problématiser l’inconscient de Lacan.
50Selon Freud un certain inconscient fonctionne comme un langage et les contenus inconscients sont pour une part faits d’inscriptions dans le psychique de marques qui sont comme des mots. C’est précisément l’inconscient qui résulte du refoulement secondaire, celui sur lequel la psychanalyse peut travailler, celui par contre, qui ne trouve pas vraiment de lieu dans la théorie de Lacan.
51Le mode de fonctionnement de l’inconscient, d’abord, représente des similitudes avec les procédés rhétoriques. Ce sont les « mécanismes » de l’inconscient : le déplacement de l’affect, la condensation des représentations, la conversion somatique qui fait du symptôme corporel un symbole, l’isolation obsessionnelle. On peut les comparer respectivement à la litote, à la composition de figures de roman, au geste symbolique expressif, à la fragmentation analytique, à l’institution d’un symbole. Visiblement l’inconscient reprend ses procédés à la pensée réglée par le langage ; mais c’est pour se soustraire à celle-ci. Prenons le premier procédé cité, celui du déplacement. Dès ses premières études Freud marque la différence essentielle entre la rhétorique de l’inconscient et celle du conscient. « L’hystérique que (la représentation) A fait pleurer ignore qu’il ne s’agit que d’une association entre A et B (le souvenir réellement triste) où B lui-même ne joue (plus) aucun rôle dans la vie psychique (consciente). Le symbole s’est, en pareil cas, complètement substitué à l’objet ». Au déplacement hystérique qui produit le symbole inconscient, Freud oppose le symbolisme « normal » : « Le chevalier qui se bat pour le gant de sa Dame sait bien que ce gant doit toute sa valeur à celle-ci et le prix qu’il y attache ne l’empêche nullement de penser à la Dame. » (Entwurf einer Psychologie, Aus den Anfängen, pp. 427-429), Une intention signifiante anime donc le symbolisme normal. L’inconscient en reprend la structure (Traumdeutung, GW II/III 346) ; mais c’est pour éliminer l’intention signifiante. Si celle-ci est constitutive du symbolisme, il s’ensuit que l’inconscient désymbolise le symbole. Aussi faut-il toute la théorie freudienne pour l’interpréter. Mais à l’opposé du symbole, le « symbole » inconscient disparaît lorsqu’il est traduit en langage signifiant. La technique freudienne est corrélative du concept d’inconscient comme déstructuration du langage.
52Or cette déstructuration est au service de l’intention, inconsciente bien sûr, de couper la référence au souvenir trop douloureux. Une énergie pulsionnelle va à l’encontre de son investissement, sans pouvoir empêcher néanmoins l’énergie de l’affect à chercher malgré tout à trouver une issue inconsciemment expressive dans le symbole inconscient. Le fonctionnement de l’inconscient comme utilisation à rebours des structures de langage ne se comprend donc que par l’introduction de deux concepts solidaires : celui, économique, de l’énergie psychique et celui, linguistique, de la référence. Or ce sont les deux concepts que Lacan expulse de sa théorie sur l’inconscient et sur le langage. Ainsi ne nous semble-t-il rendre compte ni de la métaphore ou du symbole normal ni de l’inconscient. On ne voit ni comment la signifiance se produit en franchissant « la barre » ni par quel procédé le refoulé se défend contre la traduction en langage.
53Lacan a certainement raison de soutenir la nature linguistique de certains contenus inconscients. Il n’est plus possible, après lui, d’assimiler l’inconscient aux besoins primaires, aux instincts de nature biologique ou à la déstructuration d’un contenu conscient opérée par des conditions psychophysiologiques. Quelle que soit l’ambiguïté du terme « signifiant », il désigne un type de contenus inconscients. Lorsque Freud poursuit la levée du refoulement par la prise de conscience, il s’agit bien de représentations mnémoniques qui faisaient partie des archives d’abord inaccessibles. L’irruption, dans les cas de psychose hystérique (GW I 62, 88-89, 93 ; SE III 38) fait voir à ciel ouvert un certain contenu inconscient qui reste normalement refoulé ou qui ne se produit que masqué dans les rêves et dans les symptômes de la névrose. On peut appeler signifiant les représentations signifiantes qui composent cet inconscient. Encore préférons-nous le terme saussurien de signe précisément parce que, dans ces cas, le signifié est indissociable de son support signifiant. La suspension de la référence, déterminant l’enfermement dans le délire, laisse les signes (les « signifiants » de Lacan) tourner comme des bandes lumineuses. Cet inconscient est structuré comme un langage mais il ne fonctionne pas comme un langage en acte de « discours ». Par contre, dans l’inconscient refoulé, c’est le fonctionnement de l’inconscient qui utilise des procédés de langage empruntés à la rhétorique.
54L’inconscient n’est donc jamais simplement structuré comme un langage. Tout l’effort théorique de Freud vise à concevoir à la fois la similitude et la dissimilitude entre, d’une part, le contenu et le fonctionnement inconscients et, de l’autre, le langage. D’où ses textes opposés. Les métaphores de traduction ou de rébus relèvent la similitude. Les textes plus théoriques insistent sur le clivage. Ainsi le langage définit-il, pour Freud, la structure du préconscient, en opposition à l’inconscient. Celui-ci est dit dépourvu de tout ce qui caractérise le langage : le temps, le lien de causalité, l’intention de communiquer...
55Cette tension dans la conceptualisation ne résulte pas seulement d’une difficulté théorique. Elle correspond également à un étagement dans l’inconscient. Certains contenus, plus proches du préconscient, sont plus structurés par les lois du langage. D’autres, plus archaïques, sont moins organisés par lui. Ce sont, croyons-nous, ceux que Freud appelle « représentations de choses » par opposition aux « représentations de mots » (Das Unbewusste, chap. 7, GW X 294-303). Dans « représentations de chose », « de » n’indique pas, comme le « de » objectif, la référence à la chose, puisque Freud parle aussi des Sachbesetzungen der Objekte, représentations-choses des objets. Ce sont des représentations, qui au contraire des mots, ne sont pas des signes référentiels. Ces représentations ont donc la nature d’une chose. Elles sont les investissements premiers des objets, comme l’indique l’expression : représentations-choses des objets. Ces représentations sont la condition pour que le langage puisse fonctionner comme langage, ce qui ne se réalise plus dans la psychose en raison de l’abolition des représentations-choses, supports de l’investissement d’objet. Pour Freud ce serait donc le langage du psychotique qui se compose de purs signifiants, glissant sans amarres, parce que sans référence à l’objet. Pris à la lettre, Lacan identifie l’inconscient au langage psychotique, celui qui, d’après Freud, manque précisément du support inconscient nécessaire pour qu’il fonctionne comme langage.
56Lacan nous apprend à entendre dans le « discours » analytique aussi bien le futur antérieur que la remise en scène remémorative, les réserves de virtualités signifiantes que les déplacements qui déforment. Nous avons lu et écouté ses discours de cette manière, avec une ferveur qui ne s’est pas laissé aliéner. Il nous est apparu qu’il a deux fois raison : en promouvant le retour à Freud et en déclarant finalement que son inconscient n’est pas de Freud.
Notes de bas de page
1 Nous citerons toujours les Ecrits de Lacan (Seuil, Paris, 1966) par le sigle E suivi de la page.
Notes de fin
1 Ce texte, rédigé en juillet 1981, paraîtra également en langue anglaise dans le volume spécial que Psychiatry and Humanities (Yale University Press) consacrera à Jacques Lacan et qui sera publié en 1983.
Auteur
Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven et à l’Université Catholique de Louvain, De « l’autre scène » de Freud à l’« Autre » de Lacan.
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Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010