De l’amour1
p. 675-682
Texte intégral
1Afin d’éviter toute déception, il me faut avant tout vous informer de ceci, que je ne fournirai aujourd’hui aucune contribution scientifique à l’étude de l’amour.
2A vrai dire, j’aimerais plutôt prendre part, tel « un hôte tardif », au « Banquet » (Symposion) de Platon et y poser la question suivante aux convives qui, tour à tour, font l’éloge d’Eros :
3Est-il possible que les différentes conceptions de l’amour qui ont été avancées soient encore valables aujourd’hui après plus de deux mille ans ?
4Certes, je dois convenir qu’avec cette question, j’arrive un peu trop tard à ce Symposion, qui s’est tenu au quatrième siècle avant le Christ pour fêter la victoire du poète Agathon. Mais il me presse de savoir si dans les différentes orientations de la psychologie des profondeurs contemporaine, on rencontre encore des traces des éloges à Eros datant de cette époque.
5Pour pouvoir répondre positivement ou négativement à cette question, il me faut tout d’abord vous rappeler brièvement ce qui s’est dit sur l’amour à ce banquet.
6Comme vous vous en souvenez, le poète Agathon remporta le prix avec sa première tragédie et ses amis Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristophane et Socrate célèbrèrent alors les fêtes de sa victoire.
7Le premier jour de la fête, tous avaient déjà fait passablement honneur au vin, mais le jour suivant chacun devait boire avec mesure car ils voulaient — en procédant de la gauche vers la droite — magnifier l’amour, le dieu Eros.
8Phèdre, l’ami de Platon et l’amant de Socrate, commença. Il dit : « Eros est un grand dieu, digne de l’admiration des hommes, ne serait-ce que par sa naissance, car de parents, il n’en eut point. Il fait partie des dieux les plus anciens. Quand le Chaos disparut dans le Tout et que la Terre fut là, Eros aussi advint. Ainsi le raconta Hésiode. Eros et la terre ont donc la même ancienneté, tous deux sont intemporels et n’ont pas d’âge. Eros est aussi l’auteur des biens les plus élevés car, pour les humains, il n’y a pas de plus grand bien qu’un amant noble de cœur et son aimé ».
9A Phèdre succéda Pausanias.
10Il parla d’un double Eros, d’un amour sensuel, terrestre, et d’un amour élevé, céleste, qu’il glorifia. Tout Eros, en effet, n’est pas noble et digne de louange. Au contraire, ne l’est que celui qui nous pousse à aimer d’une belle façon. L’amant doit consacrer beaucoup de soin à sa vertu tout comme son aimé. Toutes les autres sortes d’amour proviennent de l’Eros terrestre et sont ignominieuses.
11Après Pausanias parla Eryximaque (Eurymachos), le médecin et philosophe de la nature. Il enchaîna sur le discours de Pausanias de la manière suivante : « Il y a bien en fait un double Eros, mais celui-ci n’agit pas simplement dans l’âme des humains en tant qu’amour des hommes beaux ; au contraire, il œuvre à beaucoup d’autres fins encore, dans beaucoup d’autres choses : dans le corps de tous les animaux et dans tout ce qui croît sur la terre, en un mot, dans toute chose... »
12Il parla ensuite de la médecine : « Le bon médecin est celui qui est capable de susciter l’amour là où nul amour n’est présent alors qu’il devrait l’être et, pareillement, de chasser l’amour présent qui ne devrait pas l’être ».
13Seul le juste mélange des contraires réalise l’harmonie, aussi bien chez les humains que chez les animaux, tant dans la gymnastique que dans l’agriculture, aussi bien dans la musique que dans les saisons.
14Seul le juste mélange du froid et du chaud, de l’amer et du doux, de l’humide et du sec, apporte une année fertile aux humains et au reste des créatures.
15Ainsi parla Eryximaque, le médecin.
16Aristophane, le principal narrateur de la fête, le suivit. Dans sa longue narration, il exposa la véritable origine de l’attraction entre l’amant et l’aimé.
17« Notre ancienne complexion naturelle — c’est ainsi qu’Aristophane commença son récit — n’était pas la même que maintenant. Alors qu’il n’y a aujourd’hui que deux sexes, le masculin et le féminin, il y eut aussi, autrefois, l’androgyne qui formait, aux origines, un véritable sexe ».
18La forme des androgynes était alors arrondie et chacun d’eux possédait quatre mains, quatre pieds, deux visages absolument semblables situés de côtés opposés, la tête leur étant cependant commune ; ils avaient en plus quatre oreilles et deux organes génitaux.
19Or ces androgynes étaient d’une vigueur et d’une force considérables. Ils s’entendaient en pensées élevées, osaient même se soulever contre les dieux et « voulurent se frayer un passage, vers le ciel pour attaquer les dieux ».
20Zeus et le reste des dieux ne savait pas comment s’y prendre avec ces androgynes. Finalement, Zeus trouva une solution. Il dit au conseil des dieux : « Je crois avoir trouvé un moyen de laisser subsister les hommes, tout en mettant fin à leur présomption... Je veux en effet, dès à présent, les couper chacun en deux moitiés afin qu’ils soient affaiblis et nous deviennent à la fois plus utiles par l’augmentation de leur nombre ; désormais, ils ne marcheront plus que debout sur deux jambes ».
21Et de fait, il divisa les hommes en deux, comme on coupe des coings pour les mettre en conserve. Ensuite, il fit tourner par Apollon leur visage et leur moitié de cou du côté du sectionnement, afin que la vue de leur coupure les rendît plus policés. Mais alors il se passa la chose suivante : chaque moitié s’approchait de l’autre avec ardeur et tombant dans les bras l’une de l’autre, elles se tenaient enlacées pleines du désir de se refondre. Comme elles ne voulaient rien faire séparément, elles mouraient de faim.
22Alors Zeus eut pitié... et transporta sur le devant leurs organes génitaux. C’est ainsi qu’il les fit procréer l’un dans l’autre, notamment par le masculin dans le féminin.
23« C’est depuis ce temps reculé, poursuivit Aristophane, que l’amour mutuel est inné chez les hommes et s’efforce de restaurer l’ancienne nature en faisant de deux un... » « Chacun de nous n’est par conséquent qu’une demi-mesure (Halbmarke) d’être humain... D’où chacun cherche constamment son autre moitié ».
24Qu’est-ce que l’amour ?
25L’amour est le désir et l’appétit du tout.
26L’orateur suivant fut Agathon, le tragédien couronné. Il parla brièvement et loua Eros comme le plus heureux d’entre les dieux parce qu’il est le plus beau et le meilleur d’entre eux.
27Le dernier à parler fut Socrate qui raconta ce que la prêtresse Diotime de Mantinée lui avait apprit sur Eros : l’amour est un acte divin qui vise la génération et la parturition dans le beau et par là l’immortalité.
***
28Je repose maintenant la question déjà soulevée au début du texte :
29Les conceptions de l’amour mentionnées plus haut, qui furent développées il y a vingt-quatre siècles, ont-elles laissé des traces dans les différentes orientations de la psychologie des profondeurs contemporaine ?
30Les conceptions de Phèdre et Pausanias ont trouvé leur analogon avec la psychologie analytique de C. G. Jung.
31La psychologie analytique de C. G. Jung parle également d’un double Eros mais elle s’occupe davantage de l’amour de Dieu que de l’amour de l’autre. Cependant, ce n’est pas seulement à Dieu mais aussi au prochain que l’amour doit nous relier.
32C. G. Jung cite les préceptes pauliniens suivants :
33« Assistez-vous mutuellement par l’amour... »
34« Que l’amour fraternel demeure... »
35« Et veillons à nous stimuler les uns les autres à l’amour et aux bonnes œuvres et à ne pas abandonner notre assemblée ».
36Ceci correspond aux mots de Pausanias : « L’amant doit consacrer beaucoup de soin à sa vertu tout comme son aimé ».
37Jung cite également la première épître de Jean : « Personne n’a jamais contemplé Dieu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous... » (4, 12).
38Jung dit à ce propos : « Si Dieu ne demeure en nous que quand nous aimons “le frère”, on peut presque supposer que l’amour est encore plus important que Dieu ». « Mais l’amour — ajoute Jung — est aussi, à côté de la faim, la force pulsionnelle psychique classiquement présente chez l’homme. Il est, vu psychologiquement, d’une part, une fonction de relation, d’autre part, un état psychique sentimentalement prononcé qui, à l’évidence, coïncide pour ainsi dire avec l’image de Dieu ».
39Puisque l’amour est une activité et un attribut de l’homme, il a donc aussi — à côté de son déterminant spirituel — un déterminant pulsionnel. Cependant, d’après le langage religieux, c’est Dieu qui est l’amour. Il s’ensuit que l’on peut confondre l’amour pulsionnel agissant dans l’homme avec l’action de Dieu. Or, cet amour de Dieu est un archétype. En conséquence, il est très difficile de faire la distinction entre l’action de la Psyché personnelle et celle de l’archétype collectif (cf. « Symbole der Wandlung », p. 106).
40Les archétypes sont, d’après Jung, des images intemporelles faisant éternellement retour et des régulateurs, tant de la force pulsionnelle que de l’esprit. En faisant ainsi de l’amour de Dieu un archétype, C. G. Jung confère à l’amour, exactement comme le fait Phèdre, le caractère de l’éternité. Mais Jung parle aussi le langage de Pausanias parce qu’il parle aussi d’un double Eros.
41Il existe également une analogie entre la conception d’Eryximaque et l’opinion de Freud concernant l’amour et cela, à deux niveaux : premièrement, au niveau de l’art psychanalytique de guérir ; deuxièmement, sur le plan de la représentation théorique du « mélange » des fonctions psychiques.
42On ne saurait trouver définition plus claire de la finalité thérapeutique de la psychanalyse que celle qu’Eryximaque a proposé vingt-quatre siècles avant Freud, à savoir : « Le bon médecin est celui qui est capable de susciter l’amour là où nul amour n’est présent alors qu’il devrait l’être (par exemple dans l’incapacité d’aimer) et pareillement, de chasser l’amour présent qui ne devrait pas l’être (par exemple, chez les pervers) ».
43Venons-en maintenant à l’analogon théorique du phénomène de « mélange ». Vous avez entendu la conception d’Eryximaque qui disait : « Seul le juste mélange des contraires réalise l’harmonie, aussi bien chez les hommes que chez les animaux... qu’en toute chose ».
44Au vingtième siècle de notre ère, Sigmund Freud parla du « mélange » des pulsions de la manière suivante : « Dans le ça (inconscient) les pulsions organiques agissent elles-mêmes en tant qu’elles sont un mélange de deux forces originaires (Eros et Destruction, pulsion de vie et pulsion de mort) unies en proportions variables et différenciées l’une de l’autre par leurs relations aux organes ou aux systèmes d’organes » (« Abriss der Psychoanalyse », G. W., XVII, p. 128).
45Freud construisit même la théorie selon laquelle l’équilibre dans la vie (Eryximaque, lui, parle d’harmonie) — y compris dans la vie sexuelle — dépend du juste mélange de l’énergie libidinale et de l’énergie agressive : « Comment les deux pulsions se mélangent dans le processus vital et comment la pulsion de mort est mise au service des intentions d’Eros, particulièrement dans son retournement vers le dehors en tant qu’agression, ce sont là des problèmes qui doivent être laissés à la recherche future » (« Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », G. W., XV, p. 115).
46Le concept de « mélange » et sa signification dans la doctrine pulsionnelle de Freud apparaissent le plus clairement là où il affirme : « Ces deux pulsions sont aussi indispensables l’une que l’autre ; les phénomènes de la vie proviennent de l’action commune et contrastée de ces deux forces (Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort) » (Freud-Einstein, « Warum Krieg ? », G. W., XVI, p. 20).
47Il devient par-là évident que Freud a attribué au mélange des antagonistes pulsionnels une incidence générale sur tous les processus vitaux, exactement comme le fit Eryximaque vingt-quatre siècles avant lui.
***
48Où trouvons-nous dans la psychologie des profondeurs contemporaine les traces de la conception d’Aristophane concernant l’origine de l’amour ? Comme nous l’avons entendu, Aristophane a développé trois thèses à propos de l’amour :
49Premièrement : aux origines, l’homme était un androgyne, c’est-à-dire un hermaphrodite complet, dans lequel l’homme et la femme étaient soudés ; Deuxièmement : ces androgynes furent coupés en deux par Zeus et formèrent alors des demi-êtres ;
50Troisièmement : ces demi-êtres se sont attirés mutuellement dans l’amour avec une force irrésistible.
51La première thèse d’Aristophane sur les androgynes fut reprise par toutes les orientations de la psychologie des profondeurs sous la forme d’un concept psycho-biologique : celui de « bisexualité ». On entend par là la disposition, la tendance, à répartir les forces amoureuses sur des objets des deux sexes, que ce soit de manière manifeste ou latente, sous une forme native ou sublimée.
52La deuxième thèse, celle qui concerne les « demi-êtres », fut retrouvée par la biologie dans la gamétogenèse. La mythologie s’est ainsi transformée en une physiologie des gamètes. Comme on le sait, le nombre des chromosomes est réduit de moitié lors de la gamétogenèse, chaque gamète recueillant l’un des partenaires des paires chromosomiques. Le rôle de Zeus dans la « coupure » de l’homme originaire a donc été repris par la biologie ou encore par la nature, dès que fut découverte cette « méiose » des gamètes, c’est-à-dire la bipartition des paires chromosomiques.
53La troisième thèse, celle de l’attraction, correspond pleinement au phénomène que l’Analyse du Destin appelle, depuis 1937, « génotropisme ».
54Le génotropisme est un concept fondamental de l’Analyse du Destin. Il désigne le fait que des êtres humains se sentent attirés l’un vers l’autre en amour quand leur patrimoine héréditaire, c’est-à-dire leur assortiment génique, contient secrètement par demi-dose des gènes identiques ou apparentés. Le génotropisme rend donc possible que dans l’étreinte ou dans l’acte d’amour, les « demi êtres » peuvent se compléter un court instant jusqu’à former un « être plein ».
55L’orgasme signifie en effet ce plaisir suprême au cours duquel le besoin de « plénitude d’être » est satisfait. Dans l’union duelle native des amants, l’être-double originaire est rétabli pour un court moment de l’existence, avec ses quatre mains, ses quatre pieds, ses deux visages, ses deux dos, et ses deux espèces d’organes génitaux.
***
56Les conceptions de l’Eros, à travers lesquelles Platon fait faire l’éloge de l’amour dans « Le banquet », montrent ainsi une ressemblance frappante avec les doctrines de l’amour qu’on trouve dans les orientations modernes de la psychologie des profondeurs.
57Notre savoir sur l’amour ne semble donc pas s’être modifié, pour l’essentiel, depuis vingt-quatre siècles. De la mythologie, on est passé à des processus biologiques qui nous conduisent toutefois aux mêmes conclusions, notamment en ce qui concerne la « bipartition » et l’attraction.
58Cela signifie-t-il que le génie de Platon a exprimé ce qu’il y a de plus profond et d’ultime quant à l’essence de l’amour ? La réponse nous fait encore défaut. Personnellement, je le crois.
Notes de fin
1 « Ueber die Liebe », que nous présentons ici en version française, fut l’objet d’un communication de Léopold SZONDI, le 26 septembre 1976, à l’Académie d’Amriswil, en Suisse. La version allemande de ce texte a paru en 1977 chez Amriswiler Bücherei, CH-8580 Amriswil.
La traduction française est de Ph. LEKEUCHE et J. SCHOTTE.
Auteur
Stiftung Szondi Institut (Zürich), De l’amour.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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