Les babouches d’Aboukassem
p. 483-493
Texte intégral
1Cher Alphonse de Waelhens, cher ami sage et savant à qui tous ceux qui vous ont aimé — et que vous, hélas maintenant lointain pour nous, savez aimer comme on ne le peut sur terre — vous à qui tous vos amis ont pour votre album d’honneur envoyé des textes savants comme eux, veuillez accepter le mien, un peu farfelu sans doute, mais qui amènera sur votre visage mobile et lumineux ce sourire que j’aimais, et, de tout votre buste, ce rire sincère du vrai philosophe, celui qui aime les humains. Sans doute, maintenant, toute vérité dévoilée pour vous, vous les aimez avec encore plus de jeunesse et d’indulgence, vous nous aimez, pauvres êtres que nous sommes, et vous aurez pour moi, parmi tous les autres, autant d’indulgence que vous en aviez quand vous veniez à l’hôpital Trousseau suivre ma consultation d’enfants comme un jeune apprenti psychanalyste.
2J’ai décidé de vous raconter une histoire : « Les babouches d’Aboukassem » ; ou plutôt comment j’ai découvert, sur lit de peine et de déception, le bonheur de la lecture.
3« Les babouches d’Aboukassem ». Titre prestigieux, non ? Je vous entends acquiescer comme à la promesse d’un match de football. C’est le titre de ce livre à la belle reliure rouge, qui est associé pour moi à des heures d’espoir et de larmes mêlées. (« Françoise, pourquoi pleures-tu ? » — « Parce que je n’y arriverai jamais ! »). Les phonèmes de ce titre m’évoquent un jour radieux du mois d’août 1913 au bord de la mer, en Normandie, où j’eus la révélation qui brusquement m’a fait passer de l’analphabétisme à la lecture ! Peut-être était-ce la répétition du long travail dans l’obscurité et le patient silence, qui avait préparé, pour moi, l’éblouissement criant de mon être au jour ?
4Lire ! Quelle surprise extraordinaire pour moi ! alors que pour les autres autour de moi cela semblait tout naturel : la suite logique des événements, comme disent les grandes personnes qui ne s’étonnent de rien. Pas plus d’une naissance, pourtant toujours un miracle, que de cet autre miracle, qu’un objet fait de feuilles pleines de petits signes noirs, raconte une histoire, évoque un climat, un paysage, donne vie à des êtres imaginaires. Miracle aussi que les mots mêlés à nos pensées nous apportent le monde, les autres, là dans notre petite chambre. Miracle que dans la plage de lumière d’une lampe, ce trésor qu’est un livre répande dans notre coeur la vie enclose qu’il recèle en petits signes à déchiffrer. Et puis, comme c’est étrange, que, ces pages magiques sans lecteur ou « l’objet » refermé, cela ne soit plus qu’une chose. Un objet, peut-être jamais comme un autre, mais qui, lui, ne rêve pas : un livre. Ne sommes-nous pas, nous-mêmes, chacun de nous, dans notre chair chose, neuve comme rouge ou dorée, ou vieille et défraîchie, ne sommes-nous pas couverts de petits signes ? Les autres peuvent y lire, un jour d’attention éveillée, de coeur éclairé, sans que nous en sachions, ni en rêvions. Ainsi chacun de nous ne donne-t-il pas aux autres, grâce à son existence en tant qu’objet, à en lire, à en déchiffrer, à en savoir d’eux-mêmes et du monde, et à en rêver ?
5Je me souviens, comme si c’était aujourd’hui de cette révolution dans mon coeur d’enfant. Que de plaisirs promis, dans tous ces autres livres rangés dans la bibliothèque dont je découvrais les titres. Car, depuis ce jour d’août (doux) mémorable de mes bientôt cinq ans (moi qui aimais beaucoup jouer et puis, quatrième d’une famille nombreuse, on n’est jamais tranquille dès que la maisonnée est éveillée, avec sa bonne odeur de pain grillé), je me souviens du rais de lumière entre les volets clos quand tout dormait encore, de cette heure de charme et de silence tamisé. Recroquevillée dans un fauteuil, dans le pinceau de soleil où dansaient les mystérieuses poussières jamais fatiguées, j’ouvrais un des livres, et gourmande et sourde je m’y absorbais. Livres neufs, ou abîmés, livres dits de classe de mes aînés, de contes ou d’aventures, livres de prix, marqués du lycée de Vanves avec une couronne de lauriers, trophées gagnés par mon père lorsqu’il était petit : Histoire Romaine, Jules Verne, contes de Florian, de Grimm, d’Andersen, de Perrault. Pages à la tranche dorée, collection reliée de « Mon journal », hebdomadaire pour enfants daté de 1880, avec des images d’enfants aux habits démodés comme ceux que portaient mon père et ma mère sur les photos Nadar... Et puis... puisqu’en apprenant à lire, j’avais appris à écrire... sur des feuilles aux lignes à écartement large où entre ces rails j’écrivais au crayon des lettres (je veux dire des missives faites de lettres à la queue leu-leu sûrement bien difficiles à lire) à mes grands-mères et à mon arrière-grand-mère, qui, celle-ci, adorable, répondait aussitôt. Alors, dès le brouhaha du petit déjeuner, j’attendais le facteur... Vous voyez, « Les babouches d’Aboukassem » avaient révolutionné ma vie.
6Quelle reconnaissance j’en ai gardé à « Mademoiselle », une jeune institutrice luxembourgeoise venue, cet été de 1913, aider ma mère alors que mon frère, le cinquième, venait de naître. Elle était venue pour « les grands ». Avec elle nous allions sur la plage, elle y tricotait ou brodait. J’admirais son adresse, figée devant elle à l’abri du parasol. « Allez, allez, Françoise, va jouer, va creuser un trou, ne reste pas là à “baguenauder” ». C’était son mot à elle, si on observait ou si on réfléchissait, Chère Mademoiselle ! elle était toujours occupée à « faire quelque chose ». Pour elle, vivre et réfléchir, c’était « baguenauder » ; quelque chose d’inutile ; ça m’étonnait. Et puis un jour, à la plage, elle avait apporté des aiguilles à tricoter pour moi (pour moi !) et elle avait monté des mailles « pour moi », elle m’avait montré à tricoter pour faire une couverture au berceau de ma poupée. Formidable, je savais tricoter, et ça m’amusait, ça m’amusait ! Nous avions bien fait connaissance Mademoiselle et moi. Le soir, c’était les devoirs de vacances des grands et près d’elle et d’eux, en tirant la langue, je tricotais. Miracle, elle savait rattrapper les mailles qui lâchaient (« pas toutes seules », me disait-elle, « et puis là tu as fait “un pou” »). Pendant longtemps, jusqu’aux tranchées de la guerre de 14, je croyais que les poux, c’était des ratés de tricot. (J’étais bien étonnée d’apprendre que les pauvres poilus en eussent beaucoup.) A la maison donc, quand les autres « travaillaient avec Mademoiselle » j’avais découvert un livre rouge, assez peu épais, qui contenait des images fascinantes. Quand j’avais fait trop de poux ou trop perdu de mailles, j’attendais que Mademoiselle ait le temps de réparer les malheurs, et — à la façon dont elle me lisait parfois des histoires — je lisais ces images prestigieuses pour moi. Je « baguenaudais » sans doute, sans faire de bruit. Mademoiselle me regardait du coin de l’œil. Parfois, je contemplais la couverture cartonnée. Je rêvais. J’essayais de me souvenir de tous les détails d’une des images (il fallait dire des « gravures »), puis, j’ouvrais le livre et j’étais toujours étonnée de retrouver l’image telle qu’elle était. Dans mon souvenir, les chameaux, les ânes, les gens à turban, tout bougeait, et je les retrouvais immobiles.
7A force de me voir faire ce manège d’ouvrir le livre, le fermer, puis le rouvrir et sans doute à voir mon expression, les autres, les grands, s’esclaffaient. Surtout quand je leur disais ma surprise toujours renouvelée. Mademoiselle, non. Elle me disait les noms des choses, mosquées, marché oriental, croissant turc, comme un croissant de lune, turban, caftan, fez, femmes voilées, palmiers, babouches. Alors, les images n’avaient plus tort de ne pas bouger, je les regardais avec tous ces mots merveilleux dans ma tête et c’était comme si j’y étais. Elle me dit un jour que le livre s’appelait « les babouches d’Aboukassem ». Aboukassem, c’était celui-là avec son turban, sa barbe, son caftan, sa large ceinture, toujours en train de discuter au marché strié d’ombres et de lumières crues, un souk.
8A part les pages à gravures, le reste était rempli de gros caractères. Mademoiselle me dit au bout de quelques jours : « Si tu veux apprendre à lire, tu pourras lire ce livre-là et connaître l’histoire qu’il raconte ».
9— « Oui ! Je veux apprendre à lire ! »
10Le lendemain matin nous commencions. Le fameux livre, « Les babouches d’Aboukassem », était là sur la table, mais ce n’est pas lui que Mademoiselle ouvrait. C’était un autre petit et tout plat, recouvert en papier bleu avec une étiquette collée, blanche rectangulaire bordée de deux traits bleus comme un col marin bleu l’est de galons blancs. Sur l’étiquette, de l’écriture de Mademoiselle, le mot qu’elle me dit être « Françoise ». « C’est ton livre de classe : “La méthode de lecture” ». C’était comme ça qu’on apprenait à lire.
11Elle l’ouvrait à la première page. Il s’ouvrait très à plat, ce livre mince, on n’avait pas besoin de le tenir ouvert, comme « Les babouches d’Aboukassem » qui se refermait si on ne le tenait pas des deux mains. Il y avait des signes tout seuls, « des lettres », disait Mademoiselle. Ça se prononce en sons. Il y avait des majuscules et des minuscules. Il y en avait avec des traits épais, et les mêmes avec des traits tout fins, des droites et des penchées, des raides et des moins raides, d’imprimerie et d’écriture cursive. Quel joli mot, je pensais (Ecrire en cursive ! comme pour M. Jourdain parler en prose ! n’était-ce pas magique ?).
12Il y avait les voyelles et les consonnes, celles qui n’avaient pas de son, si on ne les assemblait pas à une voyelle, et puis les diphtongues et puis... les attrapes. Ça, les attrapes, c’étaient les signes qu’on oublie, les accents, les trémas, les points, les apostrophes, les tirets, les cédilles, les virgules et tous ces signes qu’on oublie de mettre, qui n’ont l’air de rien, qui ne se prononcent pas mais qui changent les sons des lettres et les font se prononcer autrement, ou même, incroyable, changent le sens de ces assemblages de mots, faisant d’eux des questions ou des réponses, des farces ou des choses très sérieuses. C’était vraiment extraordinaire cette méthode de Mademoiselle, mais pas longtemps.
13Tous les matins, Mademoiselle m’appelait. A chaque page, il y avait à droite une petite image d’une chose dont le mot pour la dire commençait par le son clair ou sourd (consonne !) du signe majuscule et du jumeau minuscule, chacun en caractère d’imprimerie et de cursive, pas pareils à voir, mais pareils pour le son. Ces signes occupaient la gauche de la page. Chaque page présentait la même ordonnance. C’était la moitié supérieure de chaque page. L’autre moitié était occupée des assemblages de ces signes qu’on voyait avec ceux des pages d’avant. Mademoiselle montrait les signes avec le bout pointu du coupe-papier, et moi je cherchais le son qui correspondait aux signes. Mon attention allumée ressemblait à celle qu’on met à dépister un truc, à trouver une devinette. Si je tombais juste, la pointe du coupe-papier avançait. Sinon, elle restait sur place, ou pire, Mademoiselle retournait à une des pages d’avant et on y restait le temps que je trouve, puis on revenait à la page laissée en panne.
14Je voulais avancer, regarder les autres pages. Rien à faire. Patatras ! un groupe de signes que je ne reconnaissais pas faisait revenir en arrière à la page de « la méthode » où j’avais, disait-elle, appris ces signes et leur son pour la première fois.
15Après ça, Mademoiselle prenait un petit cahier à lignes, et je devais y écrire les lettres du jour en écriture cursive, avec un crayon dont je cassais souvent la pointe, tant j’appuyais fort. Elle ne me grondait pas. Je me sentais bête et maladroite. Avec son petit canif, elle retaillait le bois, et puis la pointe, patiemment en disant : « Pendant ce temps-là, détends bien ta main, comme ça, oui. Non, ne regarde pas l’heure. Il faut faire toute la page du livre, ça fait trois lignes d’écriture ».
16Je ne voyais pas du tout le rapport entre ce « travail », comme elle disait, et l’espoir toujours repoussé de lire l’histoire de ce livre merveilleux, fermé sur le coin de la table : « Les babouches d’Aboukassem ».
17Et ma sœur et mes frères aînés qui se moquaient de moi quand je redescendais de la chambre de Mademoiselle : « Alors, les babouches d’Aboukassem, c’est intéressant ? » et moi de répondre crânement (très vexée) : « Oui, très ! » — « Menteuse ! Qu’est-ce que ça racontait aujourd’hui ? ». Hélas, je n’allais pas leur dire « Pa, pe, pi, po, pu. Gna, gne, gni, gno, gnu », alors je disais « On a lu le marché oriental, les palmiers du désert..., tout ça... Mais vous êtes trop bêtes pour que je vous raconte ! ». Mademoiselle venait parfois à mon secours : « Ne vous moquez pas, elle apprend très vite, elle saura lire bientôt ». Quoi ? ça s’appelait apprendre à lire, cette demi-heure d’efforts complètement absurdes ? Ce qu’elle appelait « notre travail avec Françoise » qui avait l’air de la satisfaire cette mademoiselle toujours calme, alors que moi je n’en voyais ni le sens, ni la fin de ces ânonnements de sons qui ne voulaient rien dire d’autre que des sons.
18Enfin, on arrivait à la dernière page avec Z (zed), avec l’image du zèbre. A Paris, nous habitions rue Gustave Zédé. Eh bien, croyez-moi ou non, sur la page à écrire, Mademoiselle, entre les larges lignes avait fait un modèle « Rue Gus-ta-ve Zé-dé » que j’ai recopié sagement comme un dessin, ces signes-là qui n’étaient pas sur le livre, sans comprendre qu’il s’agissait de sons écrits et connus de moi. Je me souviens d’avoir admis, pour faire plaisir à Mademoiselle que j’avais écrit le nom de notre rue à Paris, mais sans comprendre ce qui lui faisait me faire croire et dire cela.
19Les trains de lettres, les groupes de signes que j’ânonnais et que j’écrivais sur les pages de mon cahier n’avaient aucun rapport avec l’ensemble si naturel de la modulation de la voix que me donnait en mémoire l’image de notre rue, quand trottinant au retour de promenade, je clamais joyeuse, oubliant ma fatigue et la peur de ne jamais retrouver le chemin de la maison : « Voilà ! on est arrivé rue Gustave Zédé ! » Après la page avec le zed, il y avait quelques pages sans image avec des lignes de signes noirs d’abord gros puis plus petits. C’était les « exercices de lecture ». Quelle affaire ! C’était seulement « du texte », disait Mademoiselle. « Allons ! tu peux, tu sais ! ». Alors j’y allais. A chaque blocage, ou erreur, c’était le retour à la page où ce groupe de signes, cette « syllabe », cette « diphtongue » que je ne reconnaissais pas, avaient été étudiés la première fois.
20Quel mystère, et quelle misère, ce retour aux pages d’avant, alors que je me croyais arrivée au bout de cette méthode de malheur. Ce bout de la méthode qui, me disait Mademoiselle, me permettrait de lire « Les babouches d’Aboukassem » ! Enfin, il fallait y arriver, les avoir lues ces quatres dernières pages de « textes » !
21Après une semaine qui m’a parue très longue, Mademoiselle disait que c’était très bien : « Cette fois, tu as lu sans aucune faute ». Pour moi ces « textes » étaient abscons. Mademoiselle était ravie. C’était vraiment incompréhensible les grandes personnes. « Demain, Françoise, on commencera “Les babouches d’Aboukassem” ». Quelle joie ! Finie la méthode ? « Oui, mais on la garde encore, au cas où tu aurais besoin d’y revenir... ! » Le lendemain, j’étais tout excitée en arrivant pour travailler. « Nous irons jusque là, dit-elle en mettant une marque au crayon vers la cinquième ou sixième ligne du “premier chapitre”. » — « Non non, jusque-là, disais-je en montrant le bas de la première page. » Elle riait : « Nous verrons ». Et me voilà ânonnant les syllabes des signes assemblés, passant sur une trop bizarre pour aller au bout du mot. « Non non, fais attention, tu as sauté une syllabe. » Et, avec un crayon, Mademoiselle limitait par un arc de cercle chaque syllabe à lire, en cachant les suivantes.
22Elle corrigeait : « Non, ce n’est pas ça, épelle “a”, “r”, ce n’est pas “ra”, c’est “ar”, et après “b.r.e. ” (oui, lis, “bre”). Tu vois le mot tout entier. » Elle coiffait d’un grand arc les deux petits arcs : arbre, arbre. « Tu vois bien, rabre, ça ne voudrait rien dire. Bon. Mais tu es fatiguée, tu as très bien lu sans faute jusque-là et maintenant tu lis n’importe comment. Arrêtons pour aujourd’hui ». On n’avait même pas été jusqu’à la marque du crayon !
23« Nous continuerons demain, mais si tu veux, tu vas écrire les deux premières lignes, là, jusqu’au point, sur ton cahier en caractères d’écriture, Dans le livre, c’est en caractère d’imprimerie, fais bien attention ».
24Ça, c’était à nouveau drôle, même très amusant, d’écrire pareil autrement. Mademoiselle ne bronchait pas. Je la regardais, en m’arrêtant : « Continue, c’est bien ; il n’y a pas de faute ». Mais tout cela pourquoi ?
25J’aimais bien Mademoiselle, mais je ne comprenais rien à ce qu’elle me faisait faire. Où ça nous menait ?
26Je me rappelle le jour où j’avais lu sans faute (comme elle disait) la première phrase entière. C’était une phrase parce que ça avait commencé par une majuscule, qu’il y avait eu des virgules, où il fallait s’arrêter pour respirer, et que, arrivée au point, je devais m’arrêter.
27« Bien, continue la deuxième phrase ». Et mes yeux trottinaient en ânonnant d’une voix tendue et monocorde les petits signes des mots que mon doigt suivait. Mademoiselle ne mettait plus des arcs de cercle au crayon au-dessus des lignes, elle ne bouchait plus avec son pouce la partie de la ligne pas lue. Enfin, je parvenais jusqu’au « pointalaligne ». Ça y est, arrivée !
- C’est très bien. Alors, qu’est-ce que tu as lu ? ». Je montrais le paragraphe : « Tout ça ».
- Oui, et qu’est-ce que tu as lu ?.. Qu’est-ce que ça raconte ? ». Il y avait une image sur la page de droite. Alors je me lançais à inventer ce que racontait l’image (à mon idée). Mademoiselle très sérieuse et toujours calme me disait : « Non, ça c’est ce que tu inventes. Ce n’est pas ce qui est écrit et que tu as très bien lu ».
- Quoi ? » (Qu’est-ce qu’elle veut dire par « très bien lu » ?). « Je vous assure, c’est ça ».
- Allons, recommence (larmes, mouchoir). Allons, du courage, nous arriverons ».
- (A quoi ? Toujours recommencer, recommencer). « Non, non, je n’ai plus envie de lire ».
- « Allons, Françoise, tu y es presque... Courage ! ». Et moi de reprendre en reniflant, à travers mes larmes, la demi-page. Insipide et absurde activité sonore, et d’autant plus difficile qu’on pleure et qu’il faut se moucher.
28Arrivée pour la troisième ou quatrième fois au bout de cette damnée phrase, Mademoiselle, toujours calme : « Alors, qu’est-ce que ça raconte ? ».
- Bon, eh bien, essuie tes larmes, mouche-toi, bois un peu d’eau, là, maintenant, recommence ».
- Non ! Ça ne veut rien dire ! ».
- Si, ça veut dire quelque chose. Allez, recommence, tu t’arrêteras bien aux virgules, écoute bien ce que tu lis ».
29Ecouter ? Ecouter ? ? Je recommence, et voilà le miracle ! J’écoutais ce que je lisais et la phrase prenait un sens ! C’était formidable ! Arrivée au point, je continuais, j’écoutais, puis arrivée au « pointalaligne », je recommençais sans que Mademoiselle ne dise rien, pour le plaisir, je lisais d’abord lentement, j’écoutais, et ma voix tendue et monocorde se faisait moins tendue, je lisais plus vite, je m’arrêtais aux virgules, je continuais, baissais le ton au point. Merveilleux ! Ça voulait dire quelque chose. C’était ça lire ! Je ne voulais plus m’arrêter, mais on annonçait le déjeuner. C’était ça lire ? Les phrases, les paragraphes voulaient dire quelque chose. Oui, mais...
30A table, Mademoiselle dit à ma mère : « Ça y est, Françoise sait lire ».
- Ah bien, ça n’a pas été long. »
- Non, mais pour Françoise, si, et puis je ne suis pas certaine qu’elle en soit contente, n’est-ce pas Françoise ? »
- Si..., mais je ne savais pas que c’était ça, lire. »
- les frères de dire : « Alors, tu croyais que c’était quoi ? ».
- Je ne sais pas..., autrement. »
- Qu’est-ce qu’elle est bête celle-là. » Lire c’est lire, toujours pareil, écrire c’est écrire, pas autre chose.
31Bien sûr, ils avaient raison, ça devait être ça.
32A la plage, l’après-midi, je m’approchais du parasol où Mademoiselle brodait.
- Dites, Mademoiselle ? »
- Quoi donc ? »
- Je voudrais savoir comment on apprend à lire pour de vrai. »
- Mais tu sais maintenant. »
- Oui, parce que vous m’avez dit d’écouter... Alors ça voulait dire quelque chose, mais peut-être que demain je ne saurai plus ! »
- Mais non, on n’oublie pas ; c’est comme de marcher ; quand on sait, on n’oublie plus. »
- Oui, mais ce que ça dit. C’est bien que ça dise, mais c’est pas intéressant, c’est pas les vraies “babouches d’Aboukassem”, »
- Mais si ; c’est le commencement de l’histoire ; tu as lu le premier chapitre. » Je réfléchissais. « A quoi penses-tu ? »
- Je pense à pourquoi, avant, vous ne m’aviez pas dit d’écouter. »
- Mais si, je te le disais tout le temps mais tu n’arrivais pas à écouter, tu étais trop occupée avec tes yeux peut-être. »
- Mais quand on lit en écoutant, c’est pas l’histoire qui est dessinée ? »
- Va jouer, demain matin on verra ce qui te tracasse. »
33Et le lendemain, je lisais plus vite et je comprenais ce que je lisais, mais vraiment ça ne racontait pas ce que j’aurais voulu savoir. « Pourquoi dit-il autre chose que les images ? »
- Ecoute », me révéla Mademoiselle, « celui qui a dessiné, il a d’abord lu l’histoire et puis il a inventé des images sur ce qu’il avait lu. Toi aussi, si tu n’avais pas vu des images, tu en aurais inventé à partir du texte. »
- Mais “les textes”, c’était dans les dernières pages de la méthode ? »
- Ah oui, tu as raison, mais l’histoire, celle des babouches d’Aboukassem, c’est aussi un texte. »
- Ah, c’est un texte ? un texte c’est une histoire ? » (j’étais perplexe). » Dans la méthode, les textes, ils ne voulaient rien dire, c’étaient des exercices de lecture. »
- Mais si, c’étaient des phrases qui racontaient “quelque chose”, tu n’avais pas compris ? »
- Non, il n’y avait pas d’image. »
- Mais, justement, c’est ça lire ; on n’a pas besoin d’image ; on pense à ce que ça veut dire et on peut dessiner à quoi ça fait penser. »
- Ah oui ! » Je commençais à entrevoir ; en même temps que ce savoir nouveau, je réalisais quelque chose qui pour moi, avant cet acquis, était impensable. Le foisonnement de mon imagination que les images merveilleuses de ce livre magique avait fait naître en moi, cela avait été un piège. L’histoire que je voulais connaître avait été l’appât pour lequel j’avais tant désiré apprendre à lire, grâce auquel j’avais comme on dit appris très vite, mais, associée à ce nouveau savoir, quelle déception !
34Et pourtant, le souvenir de cette mutation est resté attaché pour moi à ce titre inoubliable « Les babouches d’Aboukassem », à ces « gravures » pour moi sublimes, à un texte plat, inadéquat au foisonnement imaginaire dont les images si parlantes avaient suscité mon désir et mon persévérant effort d’apprendre à lire, effort qui grâce à Mademoiselle et à « la méthode » m’avait ouvert la voie de la culture.
35Est-ce que, si j’étais née cinquante ans plus tard, au temps des dessins animés, de l’audio-visuel, des bandes dessinées, j’aurais eu un désir aussi ardent d’apprendre à lire ? C’est peut-être une question pour les philosophes.
Auteur
Psychanalyste (Paris), Les babouches d’Aboukassem.
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