Les psychiatres à la recherche d’une théorie
p. 471-482
Texte intégral
1Monsieur A. De Waelhens professait volontiers que les études médicales fermaient l’esprit à la psychologie.
2« Là où il y a du gêne, il n’y a pas de plaisir », aimait-il nous répéter en boutade. Il a cependant eu la patience de nous introduire à la lecture des textes de Lacan et, par là, à un monde auquel, sans lui, nous serions restés fermés.
3Les réflexions qui suivent sont écrites comme hommage reconnaissant à sa mémoire. Sa bienveillance et son humour nous en auraient sans doute pardonné les faiblesses toutes médicales.
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4Il est bien connu que la psychiatrie actuelle se trouve écartelée entre diverses tendances théoriques. Celles-ci peuvent se regrouper, nous semble-t-il, sur trois axes. Le premier, scientifique, connaît avec la neurophysiologie, le behaviourisme et la biochimie, un développement récent qui engendre les plus grands espoirs. Le second, psychothérapeutique, se construit un foisonnement de modèles : de la bioénergie inspirée des idées de Reich aux élaborations surprenantes du cri primai, voire de la re-naissance. Le troisième, structuraliste et phénoménologique, tente se tenir avec la psychanalyse lacanienne sur une ligne de crête qui éviterait les écueils des deux précédents.
5Ces oppositions ne restent nullement paisibles ou innocentes. Elles s’expriment en polémiques agressives et passionnées. Nous ne pouvons faire l’économie d’y reconnaître les luttes de pouvoir et d’argent qui les animent. Toutefois, il nous semblerait très réducteur de les ramener à ces seuls enjeux. Elaborant des modèles pour traiter la pathologie des autres, les psychiatres ne sauraient échapper à imaginer, ne fût-ce qu’implicitement, un idéal de normalité auquel ils espéreront s’identifier. C’est là, à n’en pas douter, une des racines les plus puissantes de leurs passions polémiques.
6Dans un remarquable article : Langage scientifique et langage spéculatif, M. J. Ladrière1 écrivait : « L’interprétation n’est jamais qu’un effort pour dire le monde. Mais cet effort ne vaut que par le mouvement qui le porte. Ce mouvement, c’est la montée opiniâtre de la raison vers elle-même, c’est aussi l’appel du monde, tel qu’il retentit à travers tous les cantons de l’expérience, c’est aussi la voix secrète d’une espérance qui toujours, en nous, attend et annonce un accord qui serait enfin vrai entre nous-mêmes et nous-mêmes, entre nous-mêmes et le monde, entre le monde et lui-même ».
7La psychanalyse lacanienne a thématisé cet espoir en termes de visée de jouissance et de refus de la castration symbolique. Parlant du psychisme, et essayant de le modéliser, les psychiatres échappent moins que quiconque à cet espoir d’une harmonie absolue.
8Trop souvent emportées par ce dernier, les théorisations psychiatriques se font volontiers impérialistes. Elles tranchent leurs oppositions sans chercher à les surmonter. Les scientifiques affirment la vérité d’une démarche expérimentale ; les psychothérapeutes brandissent l’euphorie de leurs adeptes ; les psychanalystes s’appuient sur la subversion incontournable de toute vérité. Chacun fixe ainsi quel est, pour lui, le champ acceptable de la castration symbolique et refuse que celle-ci puisse lui venir de l’autre. Mais y a-t-il un autre destin possible ? C’est ce que nous voudrions explorer ici.
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9Avec Jakobson, les linguistes nous ont appris à reconnaître deux lignes de structure dans le langage humain. L’axe métonymique, ou de contiguïté, et l’axe métaphorique, ou de similarité.
10La démarche métonymique accole les parties entre elle, les sépare, prend la partie pour le tout. La voile vaut pour le navire, le couvert pour le repas, le bras pour le travailleur. C’est une activité qui décompte, divise, analyse et quantifie. Nous prendrons ici pour hypothèse — ou pour image ? — que la démarche scientifique exploite essentiellement la dimension métonymique du langage et, même, la pousse à ses limites.
11La démarche métaphorique remplace, substitue un terme à un autre, d’un niveau différent. Le cœur vaut pour le sentiment, la gerbe de blé pour la générosité de Booz, la vie en rose pour le plaisir.
12L’activité métaphorique se déploie dans la poésie, voire dans la croyance. Notre hypothèse sera ici qu’elle préside aux mythes, y compris à la constitution des mythes psychothérapeutiques.
13Tout discours humain s’inscrit à la fois sur ces deux démarches, et les entrecroise d’une manière indissociable et mystérieuse. Mystérieuse parce que le sujet énonciateur ne peut lui-même en avoir pleinement conscience. Sitôt qu’il tente d’en saisir l’articulation, il privilégie une démarche au détriment de l’autre, qui lui devient inconsciente. A tel point que le lieu de cet insaisissable de son articulation lui devient cela même qui le désigne comme sujet : ce sujet permanent, lui-même, ce « vrai lui-même » qui se trouve à la source de ses énonciations. Et qu’il ne peut désigner que de son nom, ou du pronom « je ».
14Notre hypothèse sera aussi que la psychanalyse tente de subvenir la question de la vérité en déniant tant à la métonymie qu’à la métaphore le pouvoir d’y atteindre. Au risque cependant d’hypostasier tantôt le vide, tantôt la structure, comme échappatoires à l’impossibilité de maîtriser l’activité de symbolisation ; impossibilité qu’elle a désigné cependant du nom de « castration symbolique ».
15Notre hypothèse sera, enfin, qu’il n’y a pas lieu de se soustraire à cette espérance « d’un accueil qui serait enfin vrai entre nous-mêmes et nous-mêmes, nous-mêmes et le monde... ». Mais il n’y a pas lieu, non plus, de nous y croire parvenus ou sur le chemin d’y réussir. Nous y essayant cependant, nous mettrons le monde et nous-mêmes en diverses propositions de sens. Nous créons des mondes, et nous rencontrons de ce fait la question de l’éthique, qui est liée à la manière dont nous traitons de la castration symbolique.
16Or, c’est toujours l’axe métonymique qui marque la butée de castration pour la démarche métaphorique, et inversement. C’est à refuser ceci, peut-être, que s’emploient les impérialismes théoriciens des diverses tendances psychiatriques. Pourrions-nous prétendre à une structure théorique, une démarche qui ne tomberait pas dans ces pièges ? Puisqu’il nous faut espérer, voire rêver, pourquoi ne pas essayer ?
La psychiatrie scientifique
17Il est indéniable que la neurophysiologie du cerveau accompagne et soutient, plus que toute autre partie du corps, les mouvements de notre esprit. Divers médicaments peuvent nous tirer de l’angoisse, du délire ou de la dépression. D’où les recherches, toujours plus raffinées, sur les modes d’action de ces médicaments au niveau des cellules nerveuses et des synapses. Les états pathologiques, à l’horizon de ces recherches, pourraient se décrire en termes de troubles biochimiques qui les accompagnent. L’idée est, rapidement, que ces troubles sont étiologiques : leur correction guérissant donc la maladie mentale. Presque toutes les recherches biochimiques actuelles postulent au moins implicitement cette équivalence, voire cette étiologie biochimique de la maladie mentale.
18D’autre part, si nous voyons le cerveau comme une sorte de machine cybernétique, nous sommes amenés à considérer ce qu’on pourrait appeler la structure du logiciel : la manière dont elle se programme. C’est à quoi s’emploient les théories behavioristes. En partant de comportements qu’elles tâchent de définir de manière univoque et quantifiable, ces dernières espèrent dégager les liens mécaniques qui les lieraient aux émotions, avec, comme idéal, de maintenir celles-ci volontairement agréables.
19Seule la démarche scientifique expérimentale a droit de cité en ces matières.
20C’est-à-dire que les phénomènes envisagés sont conçus comme répondant à des lois déterministes. L’usage fréquent de la statistique probabiliste relève d’un artifice de calcul, en raison du trop grand nombre des paramètres, ou de l’insuffisance temporaire des connaissances. L’arrière-plan n’en reste pas moins une affirmation déterministe rigoureuse comme le rappelait encore tout récemment René Thom2.
21Les désirs, dans cette psychiatrie, sont ramenés à la chimie ou à la cybernétique des instincts. Le scientifique a pour tâche de modéliser des phénomènes qui se déroulent sous la pression de ces forces aveugles. La visée du langage scientifique est que chaque mot ne désigne qu’une seule chose, objet ou lien dynamique, en un langage soumis à une logique universelle, idéalement mathématique. Les signifiés sont supposés présents, et se déroulant selon leur mécanique propre. Les signifiants opèrent une modélisation d’autant meilleure et plus proche de la vérité que leur organisation se calque mieux sur celle des signifiés. A la limite, le signifiant n’a aucune vie propre, ni fonction créatrice : il n’est que le signe qui indique un signifié ; c’est pourquoi nous croyons pouvoir assimiler cette démarche à la dimension métonymique du langage, et proposer l’image, ou l’hypothèse que la psychiatrie scientifique tenterait de ramener son langage à cette seule dimension.
22Les scientifiques peuvent imaginer sans limites, et parfois confondre leurs imaginations avec la science. Ainsi de certains écrits de Watson, Skinner, Laborit, Wilson et d’autres encore lorsqu’ils tentent de ramener tout le psychisme ou tous les comportements à la combinaison de quelques éléments simples. Mais ce sont là, en réalité, des excès non scientifiques.
23En fait, l’immense majorité des psychiatres scientifiques ne se laissent pas aller à telles bévues. Bien au contraire, ils affirment leur soumission aux faits expérimentaux. Leurs théories sont des hypothèses falsifiables et modestes, inféodées à la vérité des faits. Ils se soumettent à une loi et donc, d’une certaine façon à un processus de « castration ».
24Nous pouvons apercevoir cependant qu’ils assignent à cette loi une place et une fonction précises, qui restent entièrement inscrites à l’intérieur de leur démarche métonymique. C’est la non concordance du fait avec le modèle, c’est-à-dire du signifié avec le signifiant, qui exige la modification de ce dernier. Ne sont remis en question, ni le postulat d’une mécanique autonome des signifiés ni celui d’une possible correspondance terme à terme des signifiants.
25C’est-à-dire que la dimension métaphorique du langage est évacuée. Le résultat le plus évident de cet escamotage est la quasi-impossibilité, pour cette démarche scientifique, de rendre compte du conscient réflexif, du désir, et du sujet. Ceux-ci exigent en effet, pour se désigner et exister, l’intervention de l’axe métaphorique. Les mathématiques ne contiennent pas les pronoms « je, tu, il ». Qu’on nous comprenne bien : la démarche scientifique nous a apporté l’exigence de restaurer la place du corps physico-chimique et mécanique dans notre abord du psychisme. Il ne s’agit ni de les nier, ni d’en faire l’économie. Mais la théorisation scientifique expérimentale, marquée de sa seule exigence métonymique, n’apparaît pas comme le langage scientifique adéquat pour parler du psychisme. Il nous faut un autre science...
La psychiatrie psychothérapeutique
26« Le traitement moral » existait dès les débuts de la psychiatrie. Depuis les premières « talking cures » de Freud, il a connu une efflorescence proprement incroyable. On ne dénombre plus, à l’heure actuelle, les méthodes qui se proposent sur le marché.
27A nos yeux, le propre de ces thérapies, et de leurs multiples théorisations, est bien de privilégier l’activité métaphorique du langage. Ainsi, par exemple, en analyse transactionnelle, parlera-t-on des instances « enfant « « adulte » et « parent » du psychisme. En bioénergie, on rapportera des tensions musculaires diverses à différents avatars historiques de refoulements et d’interdits. Ailleurs, il s’agira de crier les émois éprouvés à la naissance et réprimés depuis lors, etc... Si tout être humain a de lui-même, de ses émotions et comportements un discours plus ou moins cohérent puisé dans sa culture, ces diverses démarches psychothérapeutiques en proposent un discours nouveau, une interprétation fondée sur de nouveaux postulats. Ceux-ci ne sont autre chose que quelques métaphores posées en évidences fondatrices. Par analogie avec la théorie générale des systèmes, la famille devient un système soumis aux contraintes de l’homéostasie et du changement. Par analogie avec la dynamique des relations parents-enfants, les relations sociales hiérarchisées sont affirmée comme répondant aux mêmes modèles. Ailleurs encore, l’expression musculaire et sensorielle culturalisée des affects se voit définie comme constituant l’affect lui-même, désormais rendu accessible par un apprentissage gestuel et expressif du corps. La psychanalyse elle-même se trouve ainsi déviée, bien souvent, de son épistémologie première. Divers comportements, diverses idées sont automatiquement référés à des pulsions premières, orales, anales ou génitales refoulées et indirectement symbolisées.
28Ces diverses psychothérapies construisent, chacune à sa manière, une nouvelle théorie du psychisme. Partant du discours du patient sur lui-même, elles lui proposent de ses idées, émois et actions, une autre interprétatoin que la sienne. Dans la mesure où il l’adopte, il modifie la relation à lui-même, comme énonciateur de son destin, et ses possibilités d’accès au plaisir. C’est cette substitution d’un discours à un autre, quant à soi-même, qui est censée fonder le ressort thérapeutique. C’est pourquoi nous pensons pouvoir affirmer que ces théorisations privilégient toujours la dimension métaphorique du langage. Telles quelles, elles nous ouvrent cependant à la réalité du conscient réflexif, du désir et du sujet. Elles nous sensibilisent aussi à repérer l’impact que l’activité symbolique du psychisme peut exercer sur la physiologie même du sujet.
29D’une façon générale, on peut dire que ces théories ne cherchent leurs propres limites qu’à l’intérieur de leur logique métaphorique. Elles ne se soumettent pas à l’expérimentation, mais tout au plus à un certain empirisme pragmatique. Interprétant les phénomènes observés sur la base de quelques propositions au champ sémantique assez flou, elles peuvent toujours proposer, du déroulement des faits, des explications finalement invérifiables, sinon purement tautologiques. Elles refusent, le plus souvent, la « castration » qui leur viendrait de la dimension métonymique du langage.
La psychanalyse
30Prise dans toute sa rigueur, la psychanalyse prétendrait subvertir l’une et l’autre des démarches décrites. A l’impérialisme d’une dimension métonymique posée comme moyen de vérité, elle oppose que cette activité scientifique se trouve, volens nolens, infiltrée de métaphores faute de quoi elle ne peut être que meurtrière du sujet. Tandis qu’aux croyances métaphoriques elle reproche de transformer ces dernières en vérités et d’y enfermer le sujet dans une prison pseudo-hédonique.
31Ce que la psychanalyse subvertit donc, c’est la question de la vérité, au moins en tant qu’une vérité du sujet psychique pourrait être atteinte et dite. Elle récuse tout autant l’annulation du désir et du sujet dans la pure mécanique biologique que leur exaltation dans la croyance en un mythe qui les aurait enfin cernés.
32Idéalement — mais c’est impossible — la psychanalyse n’est pas une théorie mais une démarche relationnelle qui fait surgir la subversion structurelle du discours sur le psychisme. Dans le transfert, celui qui confie sa foi à une rigueur scientifique de type métonymique verra son discours logique et expérimental être infiltré d’autres métonymies, et de métaphores jusque-là inaperçues, qui en invalident la vérité. Et celui qui se confie à la foi en un mythe verra ce dernier infiltré d’autres métaphores, et de métonymies qui en transforment malgré lui le sens et la portée.
33Mais il est impossible de ne pas théoriser, sous peine de se taire, définitivement.
34La psychanalyse tente cependant d’échapper aux pièges qu’elle désigne. Ses théories essaient d’entrecroiser les dimensions métaphoriques et métonymiques. Elle décrit des éléments de démarche et quelques structures mais évite (parfois) de construire un modèle complet et cohérent du psychisme. Elle définit le désir et le sujet comme inaccessibles.
35Se donnant pour champ la parole et le langage, la psychanalyse se coupe cependant d’une considérable dimension de la psychiatrie, dont elle se méfie de surcroît. Toute activité sociale impose que certaines croyances ou interprétations du monde soient posées comme réalités. Si dans la méthode des associations libres produites dans un champ transférentiel individuel, la psychanalyse nous offre une procédure de subversion, elle se trouve en grande difficulté pour thématiser les thérapies collectives, cependant verbales, que sont les groupes, le psychodrame, les thérapies familiales. Elle est plus en peine encore de thématiser l’expressivité du corps en mouvement. Elle ne peut pratiquement rien nous apporter dans l’étude des déterminismes neuro-physiologiques : si elle en parle, c’est pour les soumettre exclusivement à l’activité symbolique essentiellement verbale.
Quelle psychiatrie ?
36Comme psychiatres, nous sommes ainsi confrontés à trois démarches hétérogènes. Aucune d’entre elles n’est capable de répondre à toutes les situations que nous rencontrons. Dans le dialogue avec le patient, il est presque impossible de les articuler l’une à l’autre : chaque approche thérapeutique situe en effet le sujet en des positions si différentes qu’elles en deviennent contradictoires.
37On peut évidemment proposer que ces contradictions traversent tout psychisme humain et contribuent à sa constitution comme sujet. Le psychiatre n’aurait donc pas à les résoudre, mais bien plutôt à les accepter. Tantôt prescripteur de médicaments, tantôt psychothérapeute, tantôt psychanalyste, il aurait à bien marquer les limites de la réponse qu’il apporte à la demande psychopathologique. Acceptant ainsi le champ de sa castration comme psychiatre, il ouvrirait précisément au patient la possibilité de reconnaître la sienne propre.
38Sans doute. Et nous pourrions même ajouter que là réside précisément une des plus essentielles démarches éthiques qu’on serait en droit d’attendre de tout psychiatre.
39Il n’en reste pas moins légitime, nous semble-t-il, de tenter inlassablement des recherches pour mieux éclaircir cette jonction du psychologique et du neurophysiologique. C’est même là une des tâches spécifiques de la psychiatrie.
40Aucun progrès ne pourra surgir d’une pensée qui absolutise un seul type d’approche et de logique. Il serait prétentieux, d’autre part, de proposer quelque nouvelle théorie : trop d’éléments nous manquent encore pour nous y essayer. Reste donc, à notre avis, la possibilité d’efforts modestes pour rapprocher les points de vue, à propos de cas cliniques concrets. Une démarche interdisciplinaire en somme, mais dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire au cours de laquelle chacun accepte de modifier, éventuellement, certaines hypothèses de ses propres convictions théoriques.
41Et tout d’abord avons-nous peut-être à accepter d’écouter mieux nos patients, et de prendre en compte dans nos raisonnements des chaînes d’événements multiples et d’ordre disparate qu’ils nous proposent eux-mêmes. Ainsi, par exemple, telle patiente présente une acné que le médecin estime d’origine psychosomatique. Son anamnèse montre que cette affection récidive chaque fois que la patiente présente des préoccupations anxieuses et dépressives. Mais on peut apprendre également que, lors de ces périodes, elle absorbe de grandes quantités de chocolat que son foie métabolise difficilement. Il apparaît enfin qu’elle-même n’ignore pas que son acné se trouve en relation directe avec l’absorption de chocolat, qu’elle soit ou non en phase dépressive. Nous voyons donc ici une chaîne causale disparate et très simple se développer : des problèmes psychologiques entraînent un état dépressif anxieux modéré. La patiente s’en défend au moyen de la valeur symbolique que représente pour elle l’absorption de chocolat. Lequel entraîne par des voies métaboliques plus ou moins simples l’apparition de troubles cutanés. Ceux-ci à leur tour prennent éventuellement pour la malade une nouvelle valeur symbolique qui l’amène à consulter.
42Cet exemple est bien trop simple pour illustrer tous les problèmes posés. Tel quel cependant il permet déjà certaines réflexions.
43En premier lieu, il nous semble que les liens du champ symbolique avec le corps peuvent revêtir plusieurs modalités ; mais aussi que toutes passent sans doute par l’analyse du support matériel du symbole.
44Ainsi, dans ce cas cité, le chocolat constitue-t-il une modalité simple du rapport psycho-physique. En tant qu’objet culturalisé et inséré dans l’histoire affective de la patiente, il a statut de symbole, renvoyant aux relations qui furent problématiques avec sa mère et sa grand-mère surtout. Et simultanément, en tant qu’objet matériel, il concerne le métabolisme biochimique de la malade. L’enchaînement des deux ordres de phénomènes peut ici être décrit assez facilement, parce qu’à l’intérieur de l’objet symbolique les deux niveaux se compénètrent relativement peu : la signification du chocolat joue un rôle faible dans sa composition chimique, et réciproquement.
45Généralement, le statut psycho-physique du symbole est évidemment beaucoup plus complexe, le plus souvent auditif ou visuel. Rien ne nous interdit de garder cependant, pour en analyser l’impact psychosomatique, le même type de démarche. Ainsi le langage constitue-t-il un support matériel dont la structure physique est déjà profondément marquée par la structure de signification du symbole. Il reste que c’est bien en tant que structure sonore, visuelle, etc... qu’il entame son entrée dans le corps, et va y suivre des destins complexes. Il est donc peut-être intéressant, dans une recherche psychosomatique, de comprendre mieux les mécanismes phasiques, gnosiques, praxiques, etc... A ce propos, on peut remarquer que ce sont très généralement des neurologues qui effectuent ces études, et qu’ils s’intéressent peu aux liens affectifs des fonctions qu’ils analysent. Tout comme on peut souligner que les psychothérapeutes se servent de concepts linguistiques qu’ils ne vérifient généralement pas dans la clinique de l’aphasie. Il y a donc là une voie d’approche qu’il serait peut-être utile de développer bien plus qu’elle ne l’est actuellement, et en particulier dans la clinique pédopsychiatrique.
46Quant à la manière de réfléchir une étiologie et d’en déduire un traitement, le cas décrit peut également nous apporter des éclairages. Trop souvent, on se limite a un seul champ étiologique et thérapeutique, en méconnaissant la très longue chaîne d’événements de niveaux différents qui aboutit à la situation pathologique. On pourra ainsi considérer la dépression comme telle, dans son impact physiologique, et proposer des médicaments antidépresseurs. On pourra aussi, comme l’ont fait certains, donner des médicaments hépatiques ; on pourra également proposer une psychothérapie, et ainsi de suite. Chaque fois, on isole un élément de la chaîne en lui conférant un statut étiologique comme responsable des plaintes. Même si cette démarche réductrice est plus ou moins nécessaire selon le cas, pour se donner une action et un type de relation déterminé envers le patient, il serait peut-être utile que le psychiatre reste pleinement conscient de son choix réducteur. Trop souvent, il hypostasie ce choix comme une causalité linéaire simple, et oublie qu’il a sélectionné un seul élément d’une très longue chaîne d’événements, tous significatifs et nécessaires dans la situation. Prendre l’habitude de reconstituer, autant que possible, des chaînes longues et moins réductrices pourrait sans doute contribuer à former le psychiatre à des positions moins dogmatiques quant à ses théories.
47On peut remarquer également que ces chaînes comportent des éléments au statut très déterministe, comme certaines suites métaboliques, et d’autres au déterminisme beaucoup plus lâche, comme les configurations symboliques. Les premières permettent au psychiatre une attitude prévisionnelle beaucoup plus sûre de son action, mais impliquent aussi une manipulation beaucoup plus grande du psychisme du patient, qui voit s’estomper son rôle comme sujet de son propre destin. Par contre, les configurations symboliques ne permettent pas de telles prévisions et renvoient le psychiatre à des attitudes beaucoup plus incertaines dont la logique n’apparaît bien souvent qu’a posteriori. Mais elles permettent aussi le déploiement d’un champ de création pour le patient. Pour guérir, il n’a pas nécessairement à s’inféoder à une étiologie stricte, qu’il corrigerait. Il peut aussi procéder à la création d’un sens nouveau à certains événements, et voir de ce fait disparaître ses symptômes et se renouveler son rapport à lui-même. On peut imaginer, par exemple, que la patiente décrite s’enrôle dans un groupe aux croyances idéologiques très marquées, y trouve comme un substitut à des désirs envers sa mère, et se guérisse ainsi de la dépression. S’il n’appartient pas au psychiatre de l’endoctriner dans ce sens, il n’a peut-être pas à oublier que ces champs de possibles existent aussi.
48Prendre l’habitude de raisonner de la sorte sur des chaînes d’événements, longues et disparates, nous apparaît donc comme la première démarche nécessaire au psychiatre, s’il veut surmonter un peu le fossé psycho-physique. Les choix localisés et réducteurs qu’il continuera à devoir effectuer s’en trouveront à la fois éclairés de jours nouveaux, et débarrassés peut-être d’un certain dogmatisme théorique. Nous pourrions donner ici de nombreux exemples de la manière dont des hypothèses tout à fait organiques peuvent, sans quitter leur champ, se renouveler par une prise de conscience de la dimension symbolique présente à d’autres moments du décours des événements, et réciproquement. Mais ceci nous entraînerait dans des descriptions trop longues et fastidieuses qui n’ont pas ici leur place.
49Nous limitant à ce qui a été dit, nous espérons avoir pu indiquer que la psychiatrie devrait avoir, pour nous, le statut d’une science des frontières : psycho-socio-physiques. Et qu’elle peut remplir ce rôle, par exemple, en s’intéressant au symbole aussi bien dans sa structure psychologique que dans la matérialité de son support.
Notes de bas de page
Auteur
Chef du service de psychiatrie aux cliniques universitaires Saint-Luc (Louvain-en-Woluwe), professeur à l’Université catholique de Louvain, Les psychiatres à la recherche d’une théorie.
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