Psyché intra-muros
Un aperçu historique sur l’hospitalisation psychiatrique1
p. 457-469
Texte intégral
1Le trouble mental, en tant que phénomène, est aussi vieux que l’homme. Comme problème, toutefois, au sens grec, c’est-à-dire comme quelque chose à quoi quelqu’un doit s’affronter pour le résoudre, il n’a pas encore deux siècles d’âge. Pendant tout ce temps, l’hospitalisation demeura fondamentale dans l’aide aux malades mentaux, mais le statut du trouble psychique lui-même a subi d’importants déplacements. Ces déplacements fournissent le meilleur fil conducteur pour un bref historique.
1. Le trouble mental, occasion d’assistance caritative : 1800-1865
2La Révolution française, issue d’un mouvement social, n’eut aucune considération pour la médecine contemporaine : elle supprima toutes les facultés de médecine, déclara nuls tous les diplômes médicaux, et autorisa tout citoyen à exercer la médecine moyennant inscription et paiement d’une taxe.
3Quelques années plus tard, et pour la Belgique ce fut en 1796, elle décida de supprimer toutes les communautés religieuses qui ne pouvaient justifier leur existence par une utilité sociale. Les Alexiens, qui avaient depuis quatre siècles hébergé et soigné des malades1, reçurent subitement la compagnie de nombre d’autres congrégations, qui, souvent avec l’aide des autorités, voulaient parvenir à leur but social, et, pour cette raison, accueillaient des cas sociaux.
4Parmi ceux-ci, il y avait aussi beaucoup de handicapés et de malades mentaux que l’on appelait alors fous, insensés, aliénés. C’est ainsi que les Sœurs Noires de Louvain qui desserviraient plus tard la première clinique psychiatrique, ont dû leur survie à l’esprit de décision du bourgmestre qui fit revenir promptement de Geel un certain nombre de femmes louvanistes.
5Mais le climat social était si stimulant que de nouvelles congrégations religieuses à but social virent aussi le jour. Ainsi, entre autres, celles des Sœurs et Frères de Charité qui dans les premières années du XIXe siècle, furent fondées par le chanoine Triest et reçurent deux patrons : saint Bernard pour leur vie spirituelle et saint Vincent de Paul pour leur travail social. Elles porteraient plus tard la grande expansion de l’hospitalisation psychiatrique du deuxième quart de notre siècle.
6Mais ces maisons n’étaient pas des institutions de nature médicale. C’étaient des « hôpitaux » au sens étymologique : les personnes qui avaient besoin d’aide y étaient hébergées à titre d’hôtes. La situation à laquelle ces maisons avaient à remédier, était une situation sociale. Et le fait que les troubles mentaux s’y trouvaient à la base, ne signifiait pas que la médecine y eût affaire. Le médecin n’y intervenait qu’en cas de maladie physique, tout comme il le fait de nos jours, par exemple, dans un foyer pour des gens sans famille. Mais cette situation allait rapidement changer.
7A Paris, en 1798, fut soumis au Conseil des Cinq Cents un rapport demandé par lui, et dans lequel on explicitait ce qui devait, à l’avenir, servir de base pour le nouvel enseignement médical à instituer. On y lisait : « La médecine a des relations très étendues, d’une part, avec les différentes branches de la physique, d’autre part, avec l’étude de ce que l’on appelle le moral de l’homme, c’est-à-dire les opérations dont résultent ses idées et ses sentiments »2.
8Cette déclaration de principe posait donc explicitement que le moral de l’homme — ce que nous appellerions maintenant le psychique — relevait de la médecine et que cette dernière se devait de s’en occuper.
9Ce qui se produisait. Parce que Pinel, médecin et philantrope, ne se contenta pas d’adoucir en 1791 le sort des aliénés qui étaient hébergés à l’hôpital Bicêtre de Paris, mais écrivit aussi dix ans plus tard un livre qui s’intitulait Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale (1801). Bien que le terme philosophique ne pouvait pas encore être évité, il était affirmé dans le titre que l’aliénation mentale ressortit aussi à la médecine et qu’on peut reconnaître en elle un aspect qui en fait une maladie. L’aliénation mentale devint dès lors maladie mentale, geestesziekte, Geisteskrankheit. La psychiatrie comme branche de la médecine était donc née.
10Les médecins qui visitaient les asiles commencèrent à s’intéresser, en tant que médecins, aux troubles mentaux ; ils reçurent le nom d’aliénistes ou de psychiatres. Les plus doués d’entre eux mirent leurs découvertes par écrit. Ainsi Guislain à Gand, qui rédigea un Traité sur l’aliénation mentale (1825) et Esquirol qui publia en 1838 : Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et médico-légal.
11Dans le dernier de ces titres, on peut encore bien percevoir l’évolution qui venait de se produire. Bien que le mot « maladie » y soit employé, la considération du trouble mental sous le rapport médical n’est cependant qu’une des manières de le considérer.
12Ces précurseurs avaient aussi éveillé les responsabilités des universités, et l’aliénation mentale devint une matière d’enseignement qui fut confiée à un titulaire qui avait de l’expérience dans ce domaine, mais qui recevait cependant d’autres branches à enseigner, à titre de charge principale.
13Ainsi lisons-nous dans le programme de l’année académique 1839 à l’Université de Louvain cette primeur pour la Belgique :
« In Facultate medecinae ».
Pro auditoribus qui praeparantur ad gradum DOCTORIS.
J. B. VRANCKEN, Professeur extraordinaire,
Pharmacologiam et materiam medicam docere continuabit diebus Lunae, Veneris, Saturnae, hora X.
Lectiones habebit de Alienatione mentis in Nosocomio Alexiano diebus Martis et Jouis, hora V.
14Quatre ans auparavant, Vrancken, médecin-aliéniste des instituts des Alexiens et des Sœurs Noires, avait été chargé de l’enseignement de la pharmacologie et de la « matière médicale » (pharmaco-dynamie). Et il faudra attendre encore jusqu’à 1919 avant que soit nommé, dans notre pays, le premier professeur qui n’enseignât que la psychiatrie : le professeur d’Hollander à Louvain.
15Si importante que fût cette évolution, elle pouvait seulement humaniser quelque peu l’atmosphère dans les asiles. Mais le but et l’entreprise demeuraient ce qu’ils étaient : caritatifs.
2. Le trouble mental, objet de la neuropsychiatrie : 1865-1945
16Cela dura jusqu’en 1865. En cette année se produisirent deux événements importants. C’est la raison pour laquelle on peut placer à ce moment la césure — même si elle s’avère quelque peu artificielle. Tout d’abord, c’est en cette année que s’ouvrit à Berlin la première clinique psychiatrique authentique. Ce qui veut dire : une clinique spécialisée où n’étaient admis que des patients psychiatriques, et exclusivement en raison de leur maladie mentale ; une clinique placée sous la direction d’un psychiatre, Wilhelm Griesinger, et avec comme objectif l’examen et le traitement scientifiques des affections mentales. Cette première clinique, qui reçut donc une estampille scientifique et non caritative, s’appelait — de manière un peu paradoxale — « La Charité ».
17Le second fait important survenu en cette année fut la parution d’un livre du médecin français, devenu célèbre depuis, Claude Bernard : Introduction à l’Etude de la Médecine expérimentale. Ce livre, qui ne représente pas moins que la Magna carta de la médecine contemporaine, et qui la fondait formellement comme science, annonçait aussi son extension.
18La psychiatrie n’a pas manqué le train, mais la chose n’allait pas de soi. Pour le comprendre, esquissons brièvement la démarche du raisonnement de Cl. Bernard3.
19Il n’existe au monde que deux choses, dit-il : l’esprit humain et les phénomènes de la nature. Ces phénomènes naturels comprennent deux éléments : les corps bruts et les corps vivants. Les corps bruts sont connaissables sur base des lois naturelles qui les régissent. Les corps vivants, par contre, en raison de leur spontanéité, nous donnent l’impression d’y échapper. Mais ce n’est qu’apparence : « Les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des conditions d’ordre purement physico-chimique ».
20Claude Bernard entreprend donc de s’approcher scientifiquement de l’homme comme phénomène de la nature, après avoir au préalable et consciemment mis de côté l’esprit humain. Paradoxalement, l’année même où le docteur Cl. Bernard bannit l’esprit humain comme objet de la science médicale, le docteur Griesinger ouvre une clinique pour étudier scientifiquement les maladies de l’esprit.
21Comment ce paradoxe a été résolu, on ne peut mieux l’indiquer qu’en citant le jugement apodictique de Griesinger lui-même — dans lequel il répétait, semble-t-il, Hippocrate — : « Geisteskrankheiten sind Gehirnkrankheiten »4.
22La psychiatrie pouvait donc monter dans le train de la médecine, mais seulement comme neuro-psychiatrie : le trouble mental était son objet formel, le cerveau était son objet matériel.
23Sur le plan académique, cette position trouva son expression dans le fait que le titulaire de la chaire de psychiatrie, qui précédemment avait comme fonction principale d’enseigner d’autres branches de la médecine, se mit alors à enseigner exclusivement la neuro-psychiatrie. Pour le dire plus clairement en y introduisant la distinction actuelle : il enseignait la neurologie et la psychiatrie. Cette situation demeura inchangée en Belgique et à l’étranger jusqu’après la Seconde Guerre mondiale5.
24Sur le plan pratique, l’optique médicale commença à définir clairement le but et la pratique des asiles d’aliénés. Nomination d’un médecin et tenue à jour d’un dossier médical devinrent obligatoires. Les hôtes devinrent des patients, les asiles des cliniques.
25Le Législateur belge, déjà dans sa loi du 18 juin 1850, avait fait de « l’organisation d’un service médical » une condition pour pouvoir ouvrir un « établissement d’aliénés ». Mais dans l’arrêté royal du1er juin 1874, il se vit à nouveau obligé de stipuler expressément : « Il est attaché au moins un médecin à chaque établissement. Le médecin a la direction du régime des aliénés, au point de vue de l’art médical, de l’hygiène et de la discipline (art. 17) ». « Les gardiens ou surveillants portent un signe distinctif. Ils sont placés sous l’autorité du médecin pour tout ce qui concerne le service médical ou hygiénique, et sous celle du directeur pour toutes les autres parties du service (art. 27) ».
26Chez les médecins, une exigence devint centrale : la description des troubles mentaux de chaque patient, afin de pouvoir les comparer avec les modèles nosologiques qui étaient en train de s’élaborer. On pouvait dès lors situer le patient sous une rubrique nosologique déterminée et donner le nom d’une maladie déterminée à l’affection dont il était atteint. C’est ce que l’on tenta partout.
27Dans les centres mieux équipés, on s’efforça en outre de parvenir systématiquement aussi après la mort du patient à un examen microscopique du cerveau, dans l’espoir de trouver une maladie cérébrale comme explication à chaque maladie mentale.
28Il fallut longtemps avant que la grande attente soit comblée pour la première fois, mais la chose se réalisa d’une manière exemplaire. Le psychiatre français Bayle avait déjà en 1822 circonscrit une maladie mentale, caractérisée par une détérioration progressive des facultés mentales et, à la longue aussi, par des paralysies corporelles : la paralysie générale. Quatre-vingt-deux ans s’écoulèrent avant que, en 1904, Nisl et Alzheimer pussent glisser sous cette image clinique une affection cérébrale certaine et spécifique. Mais lorsque, encore neuf ans après, le Japonais Noguchi put désigner dans le cerveau le spirochète de la syphilis comme le déclencheur de cette affection, l’idéal fut atteint.
29En ce qui concerne la thérapie, une conséquence à première vue surprenante survint au cours de cette période neuro-psychiatrique : les traitements furent supprimés. La cause en était, d’une part, que l’on demeurait démuni de diagnostics ou de moyens de lutte contre les maladies cérébrales que l’on découvrait ; et, d’autre part, aussi le fait que les modes de traitements existants ne pouvaient supporter l’épreuve de l’examen scientifique. L’on raisonnait dès lors de la manière suivante : si une amélioration ne peut être garantie, on ne peut prendre le risque de faire du tort. La thérapie fut supprimée et remplacée par ce que l’on appellerait aujourd’hui des règles générales d’hygiène : locaux aérés, bonne alimentation, alitement dans un environnement calme, horaire régulier.
30Lorsqu’après la Seconde Guerre mondiale, on en vint à découvrir que pour beaucoup de patients chroniques, ces façons de faire avaient conduit à un important « hospitalisme », on les a tournées en dérision en oubliant trop vite que l’on y appliquait la règle du primum non nocere et que l’avantage qu’on en retirait était loin d’être médiocre.
31Pour illustrer cette situation, on peut ici puiser dans de vieux récits. Par exemple, l’exposé d’un médecin, devant la Société des sciences naturelles de Bruges, en 1839. Il y explique comment on traitait alors une jeune fille de vingt-cinq ans qui manifestait depuis quelques années ce que nous appelons actuellement des crises d’hystérie. Ces crises avaient, selon la conviction des personnes concernées, quelque rapport avec le sang. « L’effet immédiat et constant de chaque accès est de lancer le sang vers la tête avec une telle violence qu’elle est bientôt menacée de suffocation, et le sang lui jaillit avec impétuosité par la bouche, le nez, les yeux et les oreilles, si saignée ne vient prévenir ces désordres ».
32On avait donc cherché refuge du côté de la saignée, qui cependant n’offrait qu’un soulagement très passager. « Il est à remarquer que plus elle s’éloigne de l’époque où elle a été saignée, plus les accès sont violents et plus le transport du sang vers la tête devient impétueux. Pour peu que l’on tarde à pratiquer la saignée, elle ne revient plus qu’incomplètement au bien-être dont elle jouissait entre l’intervalle d’un accès à l’autre. C’est ainsi qu’elle réclame elle-même la saignée tous les deux ou trois jours. On en était à la six cent quatorzième saignée lorsque nous la vîmes le dimanche 20 octobre. Elle, ainsi que ses parents nous assuraient qu’une nouvelle saignée devenait urgente. On a maintes fois essayé avec une application de sangsues, mais elle n’en a jamais ressenti le moindre avantage ».
33« Les nombreuses saignées que l’on est obligé de pratiquer sont devenues un mal nécessaire. Le sang est devenu aqueux et la soustraction de ce principe vital a amené une hydropisie générale. Celle-ci disparaît cependant tantôt d’elle-même tantôt sous l’influence du remède le plus simple : une infusion alcoolique de semence d’anis ».
34Cette infusion d’anis ne pouvait offrir que peu d’avantages, car l’année suivante, la jeune fille mourut, sans aucun doute par anémie et manque d’albumine, ce dont l’œdème généralisé constituait un signal d’alarme dépourvu— dans l’état actuel du savoir — de toute équivoque.
3. Le trouble mental envisagé simultanément dans deux cadres de pensée : de 1945 à aujourd’hui
35Après la Seconde Guerre mondiale, la période pendant laquelle la pensée conforme aux sciences de la nature était seule reconnue, et les maladies mentales considérées comme les suites exclusives de dérèglements physico-chimiques dans le cerveau, prit subitement fin.
36Les germes de cette évolution avaient cependant été semés déjà plus de cinquante ans auparavant. Freud, qui n’était encore à cette époque qu’un neurologue inconnu, publia en 1892 Ein Fall von hypnotischer Heilung nebst Bemerkungen iiber die Entstehung hysterischer Symptome durch den Gegenwillen. Il apparaissait qu’une paralysie, qui avait d’abord été prise pour une suite d’une affection nerveuse, pouvait être supprimée lorsque, sous hypnose, une intention inconsciente, qui était en conflit avec l’intention voulue, pouvait être manifestée et supprimée. Ce qui, à première vue, était une détérioration physico-chimique de l’appareil, apparaissait, après examen plus soigneux, comme l’occupation de cet appareil par une volonté contraire inconsciente, de sorte que la volonté consciente n’y trouvait plus accès. « L’intention contraire s’établit pour ainsi dire comme un contre-vouloir, tandis que le malade prend conscience avec étonnement d’un vouloir décidé mais impuissant »6.
37On est devant un ne-pas-pouvoir qui devient un ne-pas-(pouvoir)-vouloir ; une affection qui passe d’un cadre de pensée où l’homme est considéré comme objet de lois physico-chimiques, à un cadre de pensée où l’homme est sujet de signification et de comportement ; la naissance d’un modèle psychogène à côté d’un modèle organogène.
38La portée pincipielle de cette découverte fut rapidement perçue dans les milieux scientifiques et les divisa aussitôt. Au premier congrès international de psychiatrie d’Amsterdam en 1907, les anatomopathologues plaidèrent pour « que dorénavant la section “Assistance des Aliénés” — dans laquelle la psychothérapie était classée — ne constitue qu’une partie très accessoire du congrès suivant ». Mais la même année, le professeur titulaire de la chaire de psychiatrie à l’Université libre de la même ville, déclara dans sa leçon inaugurale : « L’idée que l’on ne peut être un psychiatre scientifique que si l’on est suffisamment à l’aise sur le terrain de l’anatomie doit être écartée »7.
39Lorsqu’il apparut que les conceptions de Freud ne postulaient pas seulement une origine psychogène des troubles mentaux, mais aussi l’inconscient et le refoulement des désirs inacceptables du sujet, la répugnance devint si forte que l’opposition dégénéra souvent en querelle passionnée. Au congrès des neuropsychiatres allemands de Hambourg en 1910, Wcygandt, professeur de psychiatrie à l’Université de cette ville, répliqua à la mention des théories de Freud en frappant du poing et en prononçant les mots que Jones traduit comme suit : « Tbis is not a topic for discussion at a scientific meeting ; it is a matter for the police »8.
40C’était plus que suffisant pour que les cliniques psychiatriques poursuivent le chemin neuro-psychiatrique jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Mais alors la modification survint rapidement. D’un côté, la psychanalyse, qui était bannie de l’Europe dans ses représentants juifs allemands depuis 1933, fut réimportée massivement à partir des pays anglo-saxons. Fille pouvait compter ici sur l’intérêt et l’appui d’une philosophie qui s’était détournée de la métaphysique vers l’existence humaine, et portait dès lors également son attention sur ce que la psychologie disait à ce sujet.
41D’autre part, le courant neuro-psychiatrique stagnait. Tandis que pour les affections psychiatriques les plus typiques, on ne disposait toujours d’aucun traitement — sauf l’électrochoc pour les dépressions graves —, on ne progressait pas non plus dans les diagnostics. On avait pu certes lier une partie des maladies mentales à des troubles cérébraux, mais on avait classé la partie la plus grave et la plus caractérisée de ces maladies dans un groupe de maladies « constitutionnelles » — concept qui ne semblait plus susceptible d’examen ultérieur.
42En somme, ces deux facteurs ont mené la psychiatrie à se constituer comme une science hybride, pourvue de deux ailes : l’une relevant des sciences de la nature, l’autre des sciences de l’homme.
43Qu’elle ait été l’objet d’attaques pour cette raison, la chose est bien connue. Mais pour mieux comprendre la critique, il faut au préalable signaler encore autre chose. Après la Seconde Guerre mondiale, on commença à prêter beaucoup d’attention à ce que l’on appelle maintenant le malaise moral et social de l’homme normal. La psychiatrie se laissa confronter avec ce monde immense de la souffrance morale sans se déclarer incompétente, mais manifestement aussi sans disposer d’un équipement diagostique et thérapeutique appropriés lui permettant d’affronter de façon adéquate tout ce qu’elle rencontrait dans son domaine si subitement élargi.
44En attendant, la critique de loin la plus bruyante venait du côté des sciences de l’homme : la psychiatrie travaillerait avec un modèle exclusivement médical, voudrait réduire tous les troubles mentaux à un trouble cérébral, et les combattre invariablement avec des pilules.
45Dans les milieux de la critique sociale, cette affirmation s’enflait en un reproche retentissant : celui qui tombe aux mains de la psychiatrie, serait invariablement défini comme malade et traité au besoin par la force ; la psychiatrie demeurerait ainsi complètement fermée au fait que beaucoup de gens vivent dans des relations personnelles et des circonstances sociales pathogènes ; que donc elle n’est pas seulement aveugle en raison de son modèle, mais complice en raison de son alliance avec l’establishment social. Et c’est pourquoi la psychiatrie existante ne devrait pas être améliorée, mais rejetée : c’est l’alternative de l’antipsychiatrie.
46Le monde médical n’est, de son côté, pas moins soupçonneux à l’égard de sa fille aînée : maintenant qu’elle ne s’en tient plus exclusivement au modèle médical, elle trahirait constamment son caractère scientifique. Elle se laisserait dévoyer vers toutes sortes d’activités pour lesquelles elle n’a pas compétence. Elle prendrait « trop de foin sur sa fourche » et gaspillerait son potentiel.
47A cette voix se joint facilement celle de l’autorité (judiciaire), qui craint que la psychiatrie ne soit détachée de son ancrage scientifique, qu’elle ne sache plus ce qui est normal et anormal, qu’elle se fourvoie en laissant glisser notre société, d’une manière intolérable, vers un chaos de violence et de sexe.
48Quand on veut juger la situation réelle à l’intérieur des cliniques psychiatriques, il faut distinguer recherche, doctrine et pratique. La recherche n’a que faire de la scission science de la nature/science de l’homme. Pour des raisons de méthode, elle s’inscrit à l’intérieur d’un seul cadre de pensée et se maintient soigneusement à l’extérieur de l’autre. C’est pourquoi aussi recherche et publications atteignent une qualité inédite, tant en psychiatrie biologique qu’en psychiatrie psychologique.
49Il en va bien sûr autrement de la doctrine. Il n’y a pas d’unité. On s’efforce en psychiatrie de mener une conduite cohérente, de garantir des soins suffisants sur la base d’une pensée qui, dans chaque cadre, essaie de demeurer rigoureuse, mais dont les cadres eux-mêmes demeurent juxtaposés.
50En théorie, il est évidemment possible, de rester très objectif et de suivre soigneusement la « relevance » propre des deux cadres de pensée pour le cas concret. Mais, en fait, il est facile, comme on peut s’y attendre, d’indiquer pour chaque soignant dans la clinique, depuis le médecin en chef jusqu’à l’infirmier, vers quel modèle il penche le plus spontanément : s’il est plus partisan de pilules ou de conversations, si en présence d’un état dépressif il pense davantage au cerveau, à la transmission nerveuse et à l’hérédité, qu’à une situation familiale désespérée.
51Pour ce qui est de la praxis, enfin — et c’est après tout ce qui importe au patient —, on peut dire en tout cas qu’elle est plus favorable qu’elle ne l’était autrefois. Ce n’est d’ailleurs pas trop difficile à comprendre. En premier lieu, il se fait que si les deux cadres de pensée différents ne se rencontrent pas l’un l’autre, il ne se dénient pas non plus le droit à l’existence. L’éclectisme du clinicien, qui dans chaque cas choisit consciemment dans les deux cadres de pensée, est inévitable, mais il est aussi possible.
52En second lieu, l’introduction d’une seconde manière de voir signifiait une ouverture vers un autre intérêt diagnostique et thérapeutique. Lorsqu’il ne peut trouver ou supposer aucun dérèglement physique, le psychiatre ne doit pas sans plus renoncer.
53Enfin, aussi bien la manière neuropsychiatrique de penser que la manière psychologisante, viennent d’enregistrer d’importants gains thérapeutiques.
54La psychiatrie biologique, exactement au moment où elle perd sa signification de base scientifique exclusive, nous fournit des produits psycho-pharmacologiques grâce auxquels tant des expériences perturbantes comme l’angoisse et la dépression, que des conduites troublées comme l’excitation et l’agressivité, le délire et l’hallucination, peuvent être combattues.
55La psychiatrie psychodynamique, de son côté, n’a pas seulement affiné, différencié et mené de manière plus méthodique l’entretien psychothérapeutique, elle a aussi cherché de nouveaux angles d’attaque : l’activité (ergothérapie), la corporéité (expression corporelle). Elle a redéfini ce que l’on appelait précédemment un symptôme chez un patient comme une ignorance chez un élève, elle a inséré cet « élève » dans un processus d’apprentissage systématique de ce qu’il était incapable de faire, par exemple regarder vers le bas sans vertige ou éviter l’éjaculation précoce dans le coït (thérapie comportementale).
56Elle a enfin remplacé des diagnostics descriptifs, qui n’offrent aucune perspective thérapeutique, par des diagnostics opérationnels qui procurent une prise sur la situation et permettent d’œuvrer pour obtenir un changement propice. Des dépressions atypiques suite à la perte d’un proche, qui ne s’amélioraient ni de manière spontanée ni après traitement par une cure antidépressive, ont été rebaptisées comme des cas de « deuil pathologique » et arrachées en quelques semaines à un blocage dans lequel elles stagnaient parfois depuis des années, par une thérapie cathartique d’une grande intensité et spécificité (thérapies du deuil).
57Le trouble mental, qui à l’origine ne constituait pas un problème pour les médecins, et qui, ensuite, fut conçu exclusivement comme la conséquence d’un trouble cérébral, est ainsi devenu une donnée susceptible de relever de deux cadres différents de pensée, donnée que l’on approche de manière toujours plus différenciée, et avec des disciplines et des experts toujours plus nombreux. La psychiatrie, qui était à l’origine une institution humanitaire, et qui, ensuite, devint une branche de la médecine centrée sur les troubles cérébraux, est devenue une entreprise équipée de deux modèles scientifiques différents, à laquelle médecins et non médecins collaborent, une praxis qui, sans quitter les murs de l’hôpital psychiatrique, les a largement dépassés. Confrontée avec le malaise psychique individuel et collectif, malaise qui souvent devient souffrance insupportable, elle se trouve au seuil du savoir et du pouvoir. Mais, pour qui est voué à pareille tâche, y a-t-il un autre lieu possible ?
Notes de bas de page
1 Dans des chambrettes ou cellules individuelles, d’où provient leur nom de Frères-Cellites (Cellebroeders).
2 Voir p. ex. P. VANDERMEERSCH, De Religie en bet ontstaan van de psychiatrie, dans Tijdschrift voor Théologie, Leuven, 1979, t. 19, pp. 329-351.
3 Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale, Genève, Les Editions du Cheval ailé. Voir surtout l’introduction et la deuxième partie.
4 « Les maladies de l’esprit sont des maladies du cerveau ».
5 Le fait que la séparation neurologie-psychiatrie soit déjà apparue en 1919 à Louvain, résultait d’une particularité locale. On y disposait dans la personne de A. Van Gehuchten d’un si éminent représentant de la neurologie « pure », que l’on créa pour cette branche une chaire spéciale.
6 Die Kontrastvorstellung etabliert ich sozusagen als Gegenwillen, während sich der Kranke mit Erstaunen eines entschiedenen aber machtlosen Willens bewusst ist.
7 Cf. H. C. RUF.MKE, Studies en voordrachten over psychiatrie, Amsterdam, 1958, Scheltems & Holkema N. V.
8 Cf. E. JONES, The Life and Works of S. Freud, « ... Ce n’est pas un sujet de discussion pour une rencontre scientifique ; c’est une affaire pour la police ».
Notes de fin
1 Traduction de D. COPPIETERS de GIBSON, revue par l’auteur.
Auteur
Médecin-directeur de la clinique psychiatrique Salva Mater de Lovenjoel, professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, Psyché intra muros. Une esquisse historique de l’hospitalisation psychiatrique.
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