Entre l’attitude esthétique et la mort de l’art
p. 401-420
Texte intégral
1L’hypothèse que nous voudrions ici mettre à l’épreuve se prête à la formulation relativement simple que voici : ce qui se produit et s’exhibe de nos jours dans les arts plastiques est inscrit dans un champ magnétique dont les pôles furent repérés et pris pour thème de réflexion, dès l’aurore de l’âge contemporain, par deux philosophes de premier rang : Kant et Hegel.
2Certes, pareille formule est à manier avec grande précaution. Il ne s’y agit nullement de prétendre que Kant, d’une part, et Hegel, de l’autre, auraient exercé une influence quelconque sur les courants qui façonnent la scène artistique contemporaine. Il ne s’agit pas ici d’influence, directe ou indirecte, évidente ou occulte ; la formule suggère seulement que, par le fait qu’ils étaient philosophes, c’est-à dire animés par le souci le plus exigeant de l’universel et du fondamental, Kant et Hegel furent l’un et l’autre capables, quoiqu’en des sens très divergents, d’appréhender les fondements mêmes de l’époque et de dégager quelque chose qui touche au sens dernier de l’entreprise artistique contemporaine. Et ce en dépit du fait que plusieurs décennies les séparent des premiers pas de celle-ci, dont ils étaient très loin, on s’en doute, de prévoir le cours.
3Ces précautions prises, tournons-nous successivement vers chacun d’eux. Ce qu’on doit à Kant c’est d’avoir circonscrit et inventorié pour la première fois, comme un comportement, une intentionnalité tout à fait spécifique, ce qu’on peut appeler l’attitude esthétique. Cette expression — attitude esthétique — n’est pas de Kant mais elle peut servir à exprimer ce qu’il décrit. Kant est le premier à avoir prétendu que dans l’économie générale des facultés et des activités de l’esprit humain qui d’une manière générale se signale par l’aptitude qu’il a de connaître d’une part et de désirer d’autre part, il y a place pour une aptitude et une activité irréductibles aussi bien à la connaissance qu’au désir : à savoir l’attitude esthétique, ou — pour employer le langage de Kant, la faculté de juger esthétiquement. Cette faculté, chacun de nous l’exerce, de manière plus ou moins pure, lorsqu’il prend l’initiative, devant des choses de la nature ou devant des produits de l’art, d’en reconnaître la beauté, de les apprécier et de les saluer comme beaux.
4Essayons de passer en revue les traits spécifiques et irréductibles de cette attitude, tels qu’ils sont dégagés par Kant, dans l’ouvrage où se trouve exposée toute sa réflexion en cette matière : la Critique de la faculté de juger. Le mot critique qui figure dans ce titre n’a bien entendu aucun sens péjoratif : il signifie tout simplement examen qui vise à discerner la spécificité de quelque chose. Mais d’emblée nous sommes en droit de considérer comme significatif le fait que Kant inscrive son interrogation dans le cadre d’un examen de la faculté de juger. En quoi est-ce significatif, du moins pour notre propos ? C’est significatif en ceci que l’art — étant donné le mode d’approche adopté par Kant — relève, à titre essentiel, de l’activité d’un individu qui s’en fait le juge ; ou encore, cela signifie que les produits de l’art tombent de plein droit sous le tribunal d’un Moi, d’un Je, d’un individu qui les apprécie, qui en fait le propos de son jugement. Or cette manière de voir — référer l’art à un sujet qui juge —, pour peu qu’on l’envisage sous l’angle de l’histoire des idées, est strictement datée comme l’est du reste l’esthétique en général. Elle est strictement datée parce qu’elle suppose, de toute évidence, que le Je, le Moi, ait émergé et se soit imposé comme centre de référence absolument privilégié. Cette émergence du Moi, ou de la subjectivité au sens actuel du mot, date du monde moderne. Elle a trouvé son expression théorique chez Descartes dans une théorie de la méthode qui fait du Je Pense, de l’Ego cogito le fondement du savoir, mais elle s’était préparée déjà au XVe et au XVIe siècles notamment dans la révolution de pensée qui a permis la naissance de la physique moderne, mais aussi parallèlement dans la mutation mentale qui a permis la naissance de la peinture moderne, à savoir l’institution de la perspective picturale, c’est-à dire la création d’un espace plastique qui de plein droit est polarisé par ce foyer idéal qu’est le pur regard d’un spectateur. La référence essentielle au Je, qui définit le cadre de l’esthétique kantienne, fait de Kant l’héritier d’un mouvement de pensée qui a partie liée avec les fondements même de la modernité. De même qu’on chercherait en vain dans la physique grecque et dans la physique médiévale des énoncés du type de la loi de l’inertie formulée par Galilée, de même qu’on chercherait en vain dans la peinture de ces époques l’équivalent ou l’anticipation de la perspective picturale des modernes, on chercherait en vain dans la pensée philosophique grecque et dans la spéculation théologique des médiévaux l’équivalent de ce qui depuis le XVIIIe siècle s’appelle l’esthétique. Le mot même d’esthétique en tant qu’il désigne une discipline qui traite des choses belles et des œuvres d’art par référence à un Je qui en est le juge a été forgé au XVIIIe siècle. Certes on trouve chez les philosophes grecs et chez les médiévaux toute une méditation hautement élaborée des choses belles et des œuvres d’art mais d’abord cette méditation est poétique et non pas esthétique, c’est-à dire qu’elle réfléchit sur les règles qui président à la production des œuvres et non à leur contemplation. Et ensuite ces règles elles-mêmes ont pour pivot soit l’ordre du cosmos, soit le rapport de ressemblance qui pour les médiévaux liait le créé au créateur ; leur pivot n’est justement pas la subjectivité. Pour que les œuvres d’art se mettent à relever d’une esthétique il a fallu que le Je, le Cogito au sens large en devienne le centre de référence, en l’occurrence sous la forme d’un Je qui en retire un plaisir sensible. L’esthétique, à son origine, au XVIIIe siècle, c’est très exactement une théorie de cette modalité de la subjectivité qu’est la sensibilité, plus précisément la perception sensible en tant qu’elle s’accompagne d’un plaisir. L’originalité de Kant sur ce point consiste en ceci qu’il assigne au plaisir qui accompagne la perception et l’appréciation de la chose belle des propriétés irréductibles. Cette irréductibilité, Kant la met en lumière en confrontant l’attitude esthétique — ou plus précisément le jugement esthétique — à d’autres types de jugement.
5Essayons de suivre cette confrontation dont nous allons voir que la logique interne est grosse de conséquences pour l’histoire contemporaine de la production artistique. Kant démarque très vigoureusement le jugement esthétique de trois autres types de jugement que nous conviendrons d’appeler, sans nous soucier de la terminologie du kantisme mais dans le respect de son esprit, 1° le jugement de connaissance ; 2° le jugement d’agrément ; 3° le jugement de finalité (ou de perfection).
6Le jugement esthétique n’est réductible à aucun de ces trois jugements, et s’il arrive que quelque chose dans ce que nous croyons être un pur jugement esthétique témoigne d’un compromis avec l’un ou l’autre de ces trois jugements, c’est qu’il est alourdi d’impureté, c’est qu’il n’est pas encore strictement esthétique.
7Voyons d’abord en quoi ce jugement diffère du jugement de connaissance. Ce dernier est susceptible de divers niveaux : ce peut-être au niveau le plus humble le simple constat de tel fait ici et maintenant ; ce peut être à un niveau plus élevé la mise en rapport empirique, c’est-à-dire par répétition d’un même type de constat, de tel fait avec tel autre fait ; ce peut être enfin un jugement proprement scientifique par lequel j’énonce une relation mesurable, (une loi) entre tel phénomène et tel autre (les corps s’attirant en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance). Quoi qu’il en soit de ces niveaux, ce qui caractérise dans tous les cas le jugement de connaissance, c’est qu’il vise une objectivité. Lorsque je dis que tel corps qui est là devant moi est composé de plomb, ou d’étain, ou de platine, je le rattache à une classe générale de corps dont les propriétés sont d’autant mieux connues que ceux qui les observent se rendent neutres, impersonnels, comme on le voit le plus clairement dans la vérification scientifique qui se pratique par des instruments tout à fait impersonnels de mesure. Qui dit objectivité dit impersonnalité. En revanche, le jugement esthétique requiert que je sois individuellement, personnellement impliqué. Pour pouvoir admirer telle chose, il faut que ce soit moi en tant qu’individu irremplaçable qui soit affecté par elle. En ce sens, le jugement esthétique est dit subjectif, par opposition à l’objectivité visée par le jugement de connaissance. Ce que je saisis de la chose n’est pas rapporté au domaine neutre de l’objectivité, mais à mon individualité affective. Ainsi envisagé, le jugement esthétique ne me donne, à proprement parler, rien à connaître. Il ne me livre aucun savoir. Cela ne signifie pas que mon admiration pour la chose belle soit stupide. Tout au contraire, elle implique bel et bien l’exercice de mon intelligence, mais d’une manière telle que mon intelligence n’y fait que jouer et se satisfaire de son jeu, sans viser le moins du monde à expliquer la chose qui me tient ainsi en éveil, à en trouver la formule, à en définir le sens, à m’en procurer un concept. Est beau, dit Kant, ce qui plaît sans concept.
8Voyons maintenant en quoi le jugement esthétique diffère du jugement d’agrément ou, si l’on préfère, de la jouissance sensorielle ordinaire. Dans la jouissance ordinaire et dans l’attitude esthétique, il y a sans conteste, prétend Kant, quelque chose de commun. Dans un cas comme dans l’autre, je suis impliqué dans mon individualité affective. C’est moi en tant qu’individu sensible qui suis affecté dans les deux cas. Mais la ressemblance s’arrête là et on se tromperait du tout au tout si sur la foi de cette ressemblance, on réduisait le jugement esthétique au jugement d’agrément, les confondant purement et simplement. En effet, il y a entre ces deux jugements trois différences majeures. 1° Dans la jouissance sensorielle ordinaire, qu’elle soit visuelle, auditive, gustative, olfactive ou érotique, je suis fondamentalement intéressé, c’est-à-dire que je subordonne la chose au bienêtre qu’elle me procure. Elle n’est en quelque sorte qu’un prétexte à la volupté que j’en retire. A la limite elle s’estompe et s’efface dans ma jouissance, elle n’est qu’un moyen au service de mon plaisir. Elle s’y asservit, même si l’on peut dire inversement que j’en suis dépendant dans la mesure où je tiens à mon plaisir. C’est justement cette relation de dépendance mutuelle, centrée en fin de compte sur mon intérêt, qui n’a pas cours dans l’attitude esthétique. Celle-ci, dit Kant, est essentiellement désintéressée. Cela signifie que loin d’être absorbée dans le processus de ma jouissance, la chose belle (ou l’œuvre d’art) est reconnue pour ce qu’elle est : au lieu de la ramener à mon bien-être, je la laisse être telle qu’elle est, je la considère, je la contemple purement et simplement. De quoi découlent deux autres différences. 2° Dans le cas de la jouissance ordinaire, intéressée par définition, l’intéressement mis en jeu me concerne exclusivement moi-même en tant qu’individu singulier. Il y a là comme un égoïsme fondamental du plaisir. Egoïsme bien exprimé par la sagesse des nations : à chacun son goût. Mais justement parce qu’elle est désintéressée, la satisfaction esthétique échappe à cet exclusivisme égoïste. Dans la mesure même où je suis désintéressé, je cesse d’être enfermé dans la clôture de mon individualité, je me dilate, je me dépasse en quelque sorte moi-même vers une universalité. De ce dépassement, Kant trouve un indice dans le fait que celui qui reconnaît la beauté d’une chose ou d’une œuvre invite les autres à participer à sa découverte et éprouve une sorte de regret si les autres n’y participent pas comme lui alors que rien d’analogue ne se produit s’il constate que les autres ont d’autres goûts culinaires que les siens. 3° Mais il y a encore une troisième différence, peut-être plus malaisée à saisir, parce qu’elle fait intervenir une distinction technique, la distinction du contenu et de la forme, ou du matériel et du formel. Kant prétend que la jouissance sensorielle ordinaire est d’ordre matériel, tandis que la perception esthétique est d’ordre formel. Cela signifie que dans la jouissance sensorielle ordinaire, l’essentiel est le bien-être organique dans lequel je suis emporté ou immergé ; à la limite, dans ce type de jouissance je ne suis plus que corps. Il n’en va pas de même dans la perception esthétique : bien sûr le sensible y est essentiel — il s’agit de percevoir, d’être tout regard ou toute oreille, mais justement parce que cette perception est désintéressée, elle me permet de ne pas être immergé dans mon corps, de ne pas être pure émotion, ou pure passion, elle me permet autrement dit d’être libre au sein même du sensible. Etre libre au sein même du sensible, c’est faire de ce qui est perçu l’occasion d’un jeu. Alors que je ne joue pas avec ce qui m’émeut, ou éveille mon désir ou ma passion, je joue avec ce que je perçois esthétiquement et la chose belle se présente à moi comme jeu de sons, de lignes, de couleurs, de rapports. C’est ce jeu, avec toutes les connotations de gratuité et de liberté inhérentes au domaine ludique, que Kant a en vue lorsqu’il souligne que la perception esthétique est formelle et non matérielle.
9Reste à démarquer le jugement esthétique de ce que nous avons appelé pour faire bref le jugement de finalité. Ce jugement est le jugement par lequel j’envisage une situation, un événement ou une chose dans la perspective d’un but, ou d’une fin, qui peut être d’ordre moral ou d’ordre simplement technique. Il arrive qu’à considérer ainsi quelque chose sous l’angle d’un but, j’éprouve une satisfaction. Ainsi, je peux éprouver de la satisfaction devant tel événement qui me paraît promouvoir la cause de la justice ou de la liberté. De même, je puis éprouver de la satisfaction à considérer l’adaptation de tel objet à l’usage que je veux en faire. Mais dans les deux cas, cette satisfaction est très différente de celle qui est inhérente à l’attitude ou au jugement esthétique. C’est en effet que la satisfaction issue de la mise en rapport de quelque chose avec un but est fatalement liée à un intérêt. Un intérêt certes différent de celui que j’évoquais tout à l’heure puisqu’il ne s’agit plus de la visée de ma jouissance égoïste, mais de la visée d’un idéal noble ou de la visée d’une certaine efficacité ou d’une utilité, Mais intérêt quand même en ce sens que je tiens à la réalisation de ces buts. Dans cette mesure même, je subordonne la chose envisagée à l’objectif auquel il me semble qu’elle va concourir, et je suis donc très éloigné de la pure contemplation désintéressée qui définit le jugement esthétique. Qui dit jugement esthétique dit dégagement complet à l’égard de toute fonctionnalité. De plus, si je considère une chose dans la perspective d’un but, je suis contraint de faire intervenir dans ma considération un concept de ce but, une définition de ce que la chose va promouvoir, ou de ce à quoi elle va servir, ou de son essence. Or nous le savons le beau est sans concept. C’est pourquoi, pour dissocier le jugement esthétique du jugement de finalité, Kant souligne que ce jugement se caractérise paradoxalement par ce qu’il appelle une finalité sans fin, et que la chose sur laquelle il porte se présente comme une beauté libre. Finalité sans fin, cela veut dire qu’il y a bien une convenance, une affinité entre la chose belle et moi-même, mais que cette affinité ne concerne en moi rien de spécifiable, ni mon émotion sensorielle ou ma volupté, ni un but que j’assigne à ma volonté, ni un sens ou une définition qui viendrait combler mon intelligence. Une beauté libre, celle sur laquelle porte le jugement esthétique pur, est une chose qui est libérée de toute subordination à un but, de tout appel à la volupté, de toute signification définissable, et même de toute règle immanente spécifiable, c’est-à-dire de toute formule repérable de composition. Il est significatif du purisme de cette notion que lorsque Kant veut donner des exemples artistiques de beauté libre, il ne puisse en trouver que dans les franges, dans les marges de la production artistique de son temps. Il ne peut en trouver dans la peinture de son temps car elle était à cette époque représentative ou figurative et donc contrainte par un sujet : le visage humain, le paysage, telle scène allégorique ou historique. Il ne peut en trouver dans les arts du langage qui à cette époque étaient plus ou moins contraints par des signifiés. Il ne peut en trouver non plus dans l’architecture qui par essence est indissociable d’une certaine fonctionnalité, privée ou publique, profane ou sacrée. Il ne peut en trouver que dans la musique pour autant qu’elle se rapproche d’une pure improvisation sans thème et sans texte et dans les marges extrêmes des arts plastiques, par exemple les volutes ou les rinceaux qui décoraient les papiers peints ou les motifs insignifiants qui ornaient les encadrements des tableaux, et qui pouvaient laisser libre cours à l’imagination sans que l’intelligence ne prenne les devants pour définir, nommer, expliquer.
10Arrêtons-là ce rappel des thèses kantiennes pour réfléchir sur leurs implications. D’une manière générale, ce qui frappe dans l’attitude définie par Kant c’est son purisme. Pure contemplation gratuite, l’attitude esthétique porte sur des choses qui ne demandent pas d’être expliquées, qui sont même rebelles à toute connaissance, qui ne tolèrent pas non plus de servir de prétexte à une volupté, et qui ne tolèrent pas davantage de concourir à un but. Ni vraies ni fausses parce qu’échappant au savoir, ni agréables ni déplaisantes parce que dépassant tout plaisir ordinaire et tout désir, ni utiles ni inutiles, ni parfaites ni imparfaites parce qu’échappant au registre des fins ou des buts. J’ai dit en commençant qu’il serait vain de chercher une influence directe de Kant sur la production artistique de l’époque contemporaine. Mais ce qu’on peut penser, c’est que l’histoire effective de cette production allait en quelque sorte déployer depuis le romantisme jusqu’à certains courants récents les conséquences logiques successives de cette attitude analysée par Kant avec tant de purisme. Autrement dit, Kant réfléchissait une attitude qui était en train de naître à son époque et qui, à partir du moment où elle allait fonder la production artistique elle-même, allait tendre à assurer progressivement dans les œuvres ce purisme esthétique.
11Cette attitude, c’est bien elle qui fonde, si l’on y réfléchit, une institution tout à fait nouvelle qui nait à cette époque et qui allait s’avérer déterminante pour le cours ultérieur des productions plastiques. Cette institution, c’est celle du musée des beaux-arts. Pour qu’une institution comme celle-là devienne possible, il a fallu que l’on adopte envers les œuvres d’art léguées par le passé une attitude qui n’avait pas présidé à leur production au moment où ces œuvres étaient nées. Les bas-reliefs grecs n’étaient pas, au moment où ils furent sculptés, des objets esthétiques, mais des expressions de la puissance et de la gloire de la cité ou des hommages aux divinités qui la protégeaient. Un crucifix roman n’était pas à l’âge roman un objet esthétique mais l’image des souffrances du Christ et le support d’une attitude de piété. Un portrait de bourgeois hollandais comme ceux que peignait Franz Hals n’était pas à l’époque un objet esthétique mais justement un portrait de notable témoignant d’une réussite sociale et du prestige qui y était attaché. On pourrait multiplier les exemples. Pour que des objets de ce type et quelle que soit leur diversité puissent être rassemblés dans un même lieu et ramenés au commun dénominateur d’un seul et même regard, il a fallu adopter à leur égard une attitude tout à fait neuve qui consistait, en les dissociant de l’enseignement, donc de la connaissance qu’ils livraient dans leur monde d’origine, et de la finalité sociale, politique ou religieuse qu’ils y remplissaient, à ne plus voir en eux que le propos d’un pur jugement esthétique.
12Cette institution muséale allait jouer à travers toute l’époque contemporaine jusqu’à nos jours un rôle absolument capital, que Malraux notamment a bien mis en lumière dans son Musée imaginaire. Grâce au musée, l’art prend conscience de soi comme art, des correspondances apparaissent entre les productions les plus diversifiées dans le temps et dans l’espace et les artistes se mettent à créer moins en fonction d’un monde qu’il s’agirait d’exprimer, de magnifier ou de dénoncer, qu’en fonction des tableaux et des sculptures d’autres artistes, antérieurs ou contemporains. Le processus historique de production des œuvres d’art acquiert une sorte d’autonomie, c’est une séquence qui en un sens se rapporte d’abord à elle-même, une sorte de chaîne dont les chaînons dans leur individualité même sont liés à ceux qui les précèdent. L’impressionnisme se situe par rapport au naturalisme, le fauvisme par rapport à l’impressionnisme, le cubisme par rapport à Cézanne, l’expressionnisme par rapport à l’impressionnisme, l’abstraction géométrique par rapport à tous ceux-là, l’abstraction lyrique par rapport à l’abstraction géométrique, le pop art par rapport aux diverses abstractions, l’art conceptuel par rapport au pop art et à l’hyperréalisme, etc. Outre que ces divers enchaînements trahissent l’autonomie du mouvement propre de la production artistique, donc, en vertu précisément de cette autonomie, le renvoi à cette attitude spécifique que Kant appelait esthétique, il est possible d’en déchiffrer les divers chaînons comme autant de variations nouvelles sur les constituantes de cette attitude esthétique : c’est-à-dire le non-savoir, la non-volupté, la non-fonctionnalité. L’aventure de l’art abstrait considérée dans ses moments initiaux peut être considérée comme la mise en œuvre des exigences propres à ces diverses constituantes : à partir du moment où un tableau, fût-il très éloigné de la vision commune, comme l’étaient par exemple les tableaux cubistes, permet de reconnaître des éléments qualifiables et connaissables par ailleurs : une pipe, un verre, un journal, une bouteille, il ne peut pas s’empêcher d’avoir encore quelque lien avec les domaines du savoir et de la fonctionnalité : chacun sait ce que c’est qu’un verre et à quoi il sert. L’art abstrait apparaît, notamment avec Kandinsky, lorsqu’il est fait table rase de ces éléments de savoir et de fonctionnalité et lorsque le tableau n’est plus rien d’autre qu’une composition de lignes, de figures non identifiables et de couleurs. Mais, là encore, le fait que ces compositions soient colorées, harmonieuses à la fois dans leur mouvement et dans les rapports qu’elles instituent, engendre un plaisir qui n’est pas sans rappeler l’agrément que l’on retire dans le monde quotidien d’un décor chaud, chatoyant ou allègre. Le purisme alors consistera à refuser ce plaisir trop proche des agréments quotidiens, à éliminer les couleurs et leur charge à la fois érotique et symbolique pour ne plus garder que le noir et le blanc : ce que fit le suprématisme de Malevitch. Mais le respect des exigences de l’attitude esthétique n’a pas de limite assignable ni de forme privilégiée. De même qu’on peut dans une sorte de vigilance du non-savoir, de la non-volupté, de la non-fonctionnalité, éliminer de l’œuvre tout ce qui rappelle du déjà-connu, tout ce qui fait plaisir, tout ce qui est du registre de l’utilité, on peut aussi en sens inverse y introduire tout cela massivement pour le subvertir. C’est ainsi que lorsque Duchamp prenait des produits manufacturés — les fameux readymade — tels un porte-bouteille ou une roue de bicyclette pour les placer comme des sculptures dans une salle d’exposition, ce geste, même s’il découlait d’un refus radical de l’objet esthétique, par le fait même qu’il était exposé, renforçait cette constituante de l’esthétique qu’est la non-fonctionnalité, puisque ne servant plus à rien ces ustensiles exhibaient une sorte d’auto-destruction de la fonctionnalité, et devenaient d’étranges objets de contemplation. De même aujourd’hui, les artistes dits « conceptuels » lorsqu’ils exposent comme des tableaux des pages de dictionnaire ou des listings d’ordinateur métamorphosent des instruments de connaissance en choses énigmatiques, exhibant une sorte d’auto-négation du concept, très conforme aux exigences de l’attitude esthétique.
13A tous les traits que nous venons d’évoquer : muséalisation généralisée, histoire autonome des productions plastiques, variations innombrables sur les constituants de l’attitude esthétique, il faudrait encore ajouter un trait que certains auteurs ont appelé la tradition du nouveau, c’est-à-dire une contrainte, une obligation d’être original au même titre que les devanciers l’étaient, mais autrement qu’eux, sans quoi justement il n’y aurait pas originalité.
14Mais il est temps maintenant de nous tourner vers Hegel dont nous disons qu’il avait repéré l’autre pôle du champ magnétique de l’art contemporain.
15Cet autre pôle, c’est la mon de l’art. Hegel est le premier à avoir introduit l’idée que l’art était mortel et destiné à mourir. Avant de suivre les avatars de cette idée dans l’art contemporain, essayons de nous rappeler le sens qu’elle revêtait dans le contexte de la pensée de Hegel. Un regard même rapide sur la monumentale Esthétique de Hegel a tôt fait de nous convaincre que la pensée de Hegel en la matière ne prend pas appui sur l’attitude esthétique telle que Kant venait de la définir. Non pas du tout que cette attitude ne soit pas examinée par Hegel < elle l’est pour être contestée >, mais le centre de gravité de l’esthétique hégelienne n’est pas le pur regard esthétique de ce contemplateur idéal et désintéressé qui est le pivot des analyses kantiennes ; le centre de gravité, c’est maintenant l’histoire même des arts. Alors que l’esthétique de Kant est la description d’une des attitudes que peut prendre la conscience d’un individu, celle de Hegel en revanche est une philosophie de l’histoire, et c’est justement en fonction d’une philosophie de l’histoire et sous ce biais seulement qu’il peut être dit que l’art est voué à mourir. D’une manière générale la philosophie de l’histoire de Hegel envisage le destin temporel de l’humanité comme une vaste Odyssée, qui, à travers certaines époques capitales, l’Orient, la Grèce, le Monde chrétien, s’achemine vers un accomplissement qui est la modernité elle-même. Cet accomplissement, c’est le règne de la raison. Ce règne est atteint lorsque le réel s’avère être de part en part pénétré de rationalité et lorsque réciproquement la rationalité n’est plus en rien une sorte d’idéal à atteindre, un vœu à réaliser, mais qu’elle coïncide bel et bien avec la réalité elle-même. Ce règne est à la fois pratique et théorique. Pratiquement — c’est-à-dire pour ce qui concerne l’activité des hommes — il se réalise dans un cadre politique spécifiquement moderne qui est celui de l’Etat constitutionnel et bureaucratique. Théoriquement — c’est-à-dire pour ce qui concerne le savoir — il se réalise dans la Science, au sens où Hegel l’entend, c’est-à-dire dans son propre système philosophique.
16Pour Hegel, toute l’histoire de l’humanité est orientée par cet accomplissement : ce que les hommes ont cherché dans leurs œuvres, dans leurs croyances, dans leurs institutions, dans leurs pensées, c’est ce règne de la rationalité qui n’atteint sa forme absolue qu’à l’époque où Hegel parle. De sorte que l’histoire de l’humanité est une sorte de maturation progressive de cette rationalité absolue, maturation progressive dans laquelle l’art occupe une certaine place, mais une place qui n’est qu’un échelon préliminaire, un premier degré, les degrés plus élevés étant la religion chrétienne et la philosophie moderne. Plus précisément l’art n’a été une étape essentielle, indispensable dans le processus de maturation progressive de la rationalité absolue, que dans un monde aujourd’hui définitivement disparu qui est le monde grec antique.
17Essayons de saisir cela d’une manière un peu plus rigoureuse. Pour Hegel, la rationalité absolue est atteinte lorsqu’il n’y a plus d’opposition entre ces antithèses apparemment insurmontables que sont l’humain et le divin, le fini et l’infini, le relatif et l’absolu, le multiple et l’Un, le temps et l’éternité, le sujet et l’objet, l’autre et le même, — elle est atteinte lorsqu’il apparaît que ces antithèses s’identifient et que cette identification est comprise. En dernier ressort, cette identification ne peut être pleinement comprise que dans le système hégélien lui-même, — mais toute l’histoire de l’humanité a été, selon Hegel, la visée et la recherche de cette identification. Et la civilisation grecque — qui est une civilisation de part en part artistique — a consisté en un certain type de saisie de cette identification. Cette saisie a été une saisie sensible et plastique. Les statues grecques, les temples grecs témoignent d’une saisie, d’une appréhension sensible de l’identité des opposés, c’est-à-dire de l’Absolu lui-même, du fond même des choses. Les arts plastiques grecs ont instauré une compénétration, une conciliation, une identification de la nature et de la culture, puisque ces œuvres magnifient cette réalité naturelle qu’est le corps humain mais sous une forme culturelle puisqu’il s’agit d’œuvres produites par des hommes. Elles instaurent une compénétration et une identification de l’humain et du divin, puisque les statues grecques sont des incarnations du divin sous des traits humains — Apollon, Athéna, Zeus, Aphrodite. Elles instaurent aussi une conciliation de l’espace extérieur et de l’intériorité de la conscience, puisqu’elles sont l’objet d’un culte, les destinataires de sacrifices et de mouvements spirituels de piété. L’art grec qui, pour Hegel, atteint son apogée dans des œuvres plastiques est donc interprété par lui comme une saisie et une expression de l’identité des opposés. Mais < car il y a un mais > cette saisie, cette expression pâtissent d’être rivées à la perception sensible de choses spatiales individuées. La véritable identité des opposés n’est pas atteinte si elle reste prisonnière de ces formes individuées que sont les statues, qui ne réalisent l’unité de l’humain et du divin, du relatif et de l’absolu que sous le mode d’un donné intuitif extérieur, d’une figure corporelle. « En tant qu’art, écrit Hegel, l’art classique < c’est-à-dire l’art grec > a atteint les plus hauts sommets ; son défaut, c’est de n’être qu’un art, un art tout court, rien de plus. Dans une phase ultérieure, l’art cherche à s’élever à un niveau supérieur. Il devient ce qu’on a appelé l’art romantique ou chrétien. Dans le christianisme s’est effectuée une dissociation entre le vrai et la représentation sensible. Le dieu grec est inséparable de l’intuition ; il représente l’unité visible de la nature humaine et de la nature divine. Mais cette unité est de nature sensible, alors que dans le christianisme elle est conçue dans l’esprit et dans la vérité ». La religion chrétienne, religion la plus haute selon Hegel, allait être la seconde étape dans la série temporelle des tentatives de saisie de l’identité absolue. Or comme la saisie chrétienne de l’identité des opposés est d’ordre intérieur et spirituel, l’art ne lui est plus indispensable. Encore le christianisme a-t-il une histoire qui est celle d’une spiritualisation de plus en plus grande, qui n’atteint son sommet qu’avec la Réforme. C’est dans cette perspective que Hegel interprète l’histoire de l’art chrétien comme un mouvement qui consiste à faire basculer de manière de plus en plus nette l’extériorité sensible vers l’intériorité de la conscience et du sentiment spirituel. Mais justement parce que pour le christianisme l’Absolu est Esprit et n’est saisissable qu’en Esprit — ce qui est l’enseignement de la Résurrection et de la Pentecôte —, les arts plastiques y jouent un rôle moins important que les arts du langage et la musique, qui sont des arts de l’intériorité. Quoi qu’il en soit de ces nuances, la thèse hégélienne est que plus la spiritualisation progresse, moins l’art est important, et que l’histoire de l’art à l’âge chrétien représente un effort de l’art en vue de se dépasser lui-même vers quelque chose qui n’est plus du ressort de l’art, ou un effort pour faire saisir à l’aide du sensible quelque chose de spirituel, effort qui fatalement a pour effet de rendre inessentiel le sensible lui-même. L’essentiel dans la peinture à l’ère chrétienne ne consiste donc pas en ce qu’elle est peinture, mais en ce que ce qu’elle signifie un contenu spirituel qui ne peut que lui échapper.
18Mais la religion, fût-elle radicalement intériorisée comme elle l’est dans l’Eglise réformée, n’est pas encore le degré le plus haut de l’Esprit. Le degré le plus haut n’est plus religieux mais profane. Il n’est atteint qu’avec le règne de cette rationalité politico-scientifique que j’évoquais tout à l’heure et qui caractérise le monde contemporain. A ce niveau, l’art n’est plus du tout essentiel à l’esprit, c’est une activité marginale par rapport à la réalisation de la liberté spirituelle qui s’opère vraiment dans la sphère politique et dans la science. C’est du reste comme un témoignage périphérique de cette libération que Hegel décrit l’art qui naît à son époque — celle du romantisme — à propos de laquelle il dit ceci : « l’artiste cesse d’être dominé par... tel ou tel contenu, telle ou telle forme, il domine l’un et l’autre et garde toute sa liberté de choix et de production... il fait table rase quant aux sujets et aux formes de sa production... ». Mais cette liberté est quelque chose de formel et de relativement insignifiant par rapport à l’existence concrète de la liberté qui est politique et à sa réflexion théorique qui est la philosophie elle-même comme science des sciences.
19Ainsi, la première formulation de l’idée de la mort de l’art s’inscrit dans une philosophie de l’histoire qui est indissolublement une philosophie du Savoir Absolu au regard duquel il n’y a dans la réalité plus rien d’énigmatique ou de secret. Ce qui est, en totalité, a révélé son secret une fois pour toutes.
20Il est aisé de constater que cette esthétique de la mort de l’art diverge radicalement de l’esthétique kantienne. Alors que l’esthétique kantienne, dans la mesure où elle est centrée sur l’attitude esthétique, suggère que l’art ne peut devenir proprement esthétique qu’à partir du moment où il se dissocie du savoir et de toute finalité —, l’esthétique hégélienne assure que l’art ne peut être proprement art que dans la mesure où il est un chemin obligé de la connaissance et un effort d’appréciation de l’Absolu, donc inscrit dans une finalité. Alors que l’esthétique kantienne, toujours dans la mesure où elle est centrée sur l’attitude esthétique, suggère que les arts ont toute leur vie devant eux, celle de Hegel prétend que leur vie est derrière eux, dans l’antiquité grecque.
21Le paradoxe, c’est qu’en dépit de cette divergence radicale, la problématique hégélienne de la mort de l’art, touche, au même titre que la problématique kantienne de l’attitude esthétique, à quelque chose de central dans la démarche artistique contemporaine. En effet, on peut dire que depuis la première guerre mondiale avec l’apparition du dadaïsme à Zurich, à Berlin et à New York, on a assisté à des annonces périodiques de la disparition imminente de l’art dans divers manifestes et à des manifestations menées par des artistes eux-mêmes qui visaient à démontrer avec évidence la caducité définitive des arts plastiques. Vernissage où l’on assiste à la destruction des œuvres, expositions de déchets, ou de salles vides, ou de toiles crevées, ridiculisation des chefs-d’œuvre sous des formes diverses, ces manifestations anti-art s’avèrent conformes à la définition hégélienne de l’époque contemporaine comme d’une époque où l’art est voué à mourir parce qu’une liberté sans entraves y fait table rase de tous les sujets et de toutes les formes.
22Bien sûr, ces manifestations ne se réclament pas expressément de Hegel — nous l’avons dit : il ne s’agit pas d’influence —, mais on peut se demander si elles ne découlent pas d’une logique analogue à celle du hégélianisme, ou si du moins ces diverses formes contemporaines de contestation de l’art n’œuvrent pas, implicitement et sans le savoir, sur la base d’éléments hégéliens.
23Elles diront par exemple que l’attitude esthétique qui préside aux expositions d’art, au travail de la majorité des artistes et à l’attitude des spectateurs, est le règne de l’arbitraire le plus total, de l’éparpillement et de l’isolement des individus et que l’art ne peut vivre que dans un climat d’unanimité, de consensus social. C’est là ranimer l’opposition hégélienne du monde grec et des époques qui l’ont suivi.
24Ou encore ces mouvements anti-art reprocheront à l’attitude esthétique d’être subjective, abstraite, de donner l’illusion par la joie contemplative qu’elle engendre, que tout est dans l’ordre et que le monde est bien tel qu’il est, alors qu’il fourmille de contradictions. Souvent ces mouvements se réclament de la critique marxiste du capitalisme et du projet marxiste d’une société transparente à elle-même et sans contradictions. Ils s’inscrivent donc dans la filiation hégélienne par Marx interposé, et plus profondément ils partagent avec Hegel — implicitement —, une approche de l’art qui consiste à l’interpréter par rapport à un accomplissement de la rationalité qui ne relève plus de l’art, que même l’art cache ou entrave, et qui relève bien plutôt du politique et d’un savoir prétendu dernier du sens de l’histoire. Bien entendu, ces mouvements peuvent prendre des formes très diversifiées : tantôt, ils consisteront purement et simplement à récuser en bloc la démarche artistique, parce qu’il leur semble qu’elle perpétue en le masquant un système social irrationnel centré sur la recherche du profit individuel et qui transforme tout en marchandise, tantôt, ils consisteront à produire des œuvres qui par leur charge critique, négative et contestataire sont censées servir d’instruments à la réalisation de cette rationalité ultime politico-théorique. Quelles que soient ces variantes, on peut se demander si elles ne partagent pas toutes la visée d’une rationalité ultime, d’un règne de la transparence qui était au cœur de l’idée hégélienne du savoir absolu.
25Ou bien encore, ces mouvements anti-art prétendront que l’art a épuisé toutes ses possibilités, qu’il ne peut plus que se répéter, et que donc il est devenu une occupation vaine : c’est bien ainsi déjà que raisonnait Hegel à propos de l’art de son époque.
26Ou bien encore on dira que l’art a toujours contribué à faire croire que le monde était sensé, cohérent, raisonnable, qu’il a toujours affirmé des valeurs religieuses ou humaines, fût-ce sous la forme contemporaine, très ténue, de la liberté de l’artiste, mais que cette affirmation est parfaitement illusoire, car le monde, l’histoire, la réalité dans son ensemble, sont dénués de tout sens. Ce ne sera plus alors au nom d’un accomplissement ultime de la rationalité que l’art sera contesté, mais au contraire au nom de l’impossibilité définitive de toute rationalité. Cette attitude a peut-être été celle de Marcel Duchamp. On peut se demander si elle ne charrie pas des relents d’hégélianisme, non pas seulement parce qu’elle décrète que l’art est chose passée, mais plus profondément parce qu’elle se veut totale. Simplement, c’est dans la perspective d’une totalité du sens que Hegel raisonnait. Raisonner en fonction d’une totalité du non-sens, c’est peut-être seulement intervertir les signes. On peut du moins soupçonner l’idée que tout est non-sens de n’être qu’un dépit à l’égard de la possibilité d’une réalisation totale du sens et donc de toute notre culture dans la mesure ou celle-ci se veut de plus en plus rationnelle.
27Peut-être cette brève esquisse confirme-t-elle que les thèmes antithétiques de l’attitude esthétique et de la mort de l’art touchent bien au fondement des productions plastiques contemporaines. Il arrive certes que ces thèmes président à des productions apparemment antinomiques les unes des autres, c’est-à-dire soit des œuvres de plus en plus purifiées, soit des non-œuvres, des gestes destructeurs ou qui se veulent scandaleux. Mais il arrive aussi — paradoxalement — que des produits qui voulaient être négateurs devinrent très vite des objets esthétiques comme ce fut le cas des ready-made de Duchamp. C’est bien pourquoi nous parlions d’un champ magnétique.
28C’est peut-être ce paradoxe qu’il faudrait méditer. S’il s’avérait qu’il est non pas marginal mais généralisé, que les mêmes œuvres (ou « gestes », ou « interventions » comme on aime dire aujourd’hui) imposent l’entrecroisement des deux thèmes, qu’elles fonctionnent, autrement dit, à la fois comme des témoignages de la mort de l’art et comme des appels renouvelés à l’attitude esthétique, ce paradoxe nous inviterait à reprendre à nouveaux frais notre confrontation de ce que nous appelions, en commençant, ces deux pôles.
29Tentons en guise de conclusion quelques pas dans cette direction. Qu’il y ait paradoxe dans le fait que s’entrecroisent aux mêmes points la mort de l’art et l’attitude esthétique, cela n’est proprement perceptible que si l’on admet que la tension entre ces deux thèmes est radicale. Pour qu’elle le soit, il faut qu’ils ne puissent se prêter à une intégration. En un sens, celle-ci est toujours possible à s’en tenir à la confrontation que nous avons menée. Si l’attitude esthétique — le jugement esthétique au sens kantien — se réduisait aux traits que nous relevions plus haut, c’est-à-dire le non-savoir, la non-volupté, la non-fonctionnalité, il serait toujours loisible de l’intégrer à une dialectique spéculative de type hégélien. Que des œuvres se prêtent à un jugement défini par ces traits, qu’elles se réclament de lui comme d’une norme l’exigence est sans fin, la dialectique spéculative peut fort bien y voir une confirmation de son propos. Les renouvellements incessants requis par cette norme ne sont-ils pas pris en compte par Hegel lorsqu’il caractérise l’art contemporain par la « table rase »· de tous les sujets et de toutes les formes ? Que le non-savoir, la non-volupté, la non-fonctionnalité déterminent au cœur du jugement esthétique au sens kantien une liberté tout à fait spécifique — proprement esthétique —, Hegel n’en tient-il pas compte lorsqu’il reconnaît à l’artiste moderne une liberté illimitée de choix et de production ? La thématique de la mort de l’art peut donc intégrer celle de l’attitude esthétique. Il lui suffit, dans cette intégration, de faire voir l’in-signifiance de cette attitude eu égard à la réalisation absolue de la signifiance sous les espèces théorético-pratiques de l’identité du réel et du rationnel. Que l’attitude esthétique soit définie chez Kant par les traits négatifs que nous avons relevés, il suffit, pour que cette définition soit intégrée par Hegel, que celui-ci en limite l’application à la seule époque contemporaine et qu’il y fasse voir l’aveu implicite que le savoir, la satisfaction, la finalité ne sauraient s’accomplir dans la sphère esthétique, celle-ci par définition ne pouvant transcender les limites du sensible et de l’individualisation des œuvres, des artistes et des connaisseurs. Mais que pareil accomplissement a bel et bien lieu par-delà la sphère esthétique, l’insistance qui est mise dans cette sphère à rechercher la liberté dans le non-savoir, la non-volupté et la non-finalité, en est alors la confirmation a contrario. La liberté sans fin du jeu esthétique est désormais ce que l’Esprit concède aux caprices de l’individualité dans la mesure où il se sait absolument, et jouit de soi dans l’accomplissement ultime de ses fins. S’il est vrai que cette jouissance de soi dans le savoir absolu de l’accomplissement de soi définit la liberté au sens hégélien, alors la liberté esthétique au sens kantien est ce en quoi la liberté absolue se réfracte et se confirme dans les limites de l’individualité singulière.
30La tension que nous évoquions s’en trouve-t-elle abolie ? Nullement. A condition toutefois que nous la cernions plus profondément. Si la dialectique spéculative peut intégrer l’attitude esthétique, c’est dans la mesure où, comme métaphysique de la subjectivité absolue, ou de l’accomplissement de la liberté, elle déchiffre sa propre anticipation — fût-elle réfractée, brouillée, inversée, — au cœur de la liberté esthétique. Or toute la question est justement de savoir s’il n’y a pas dans l’essence de celle-ci quelque chose qui résiste à cette intégration. S’il n’y a pas, dans cette liberté que Kant, en effet, portait au crédit de la subjectivité et du jeu harmonieux de ses facultés, quelque chose qui échappe à l’orbite de la subjectivité et a fortiori à l’empire de la subjectivité absolue. D’une telle échappée nous ne trouvons certes dans le texte de Kant que des signes à peine effleurés. Heidegger nous a appris à en méditer la portée en deçà de la métaphysique dans laquelle ils s’inscrivent. Rappelons-en deux, les plus marquants. Dans une sorte de contrepartie positive aux traits négatifs que nous avons rappelés jusqu’ici pour caractériser le jugement esthétique — absence de savoir, de volupté, de finalité —, Kant utilise le beau mot de « faveur » (Gunst) pour qualifier la liberté proprement esthétique. Favorisant la libre manifestation de ce qu’elle accueille, cette liberté consiste, autrement dit, à laisser être le phénomène à partir de lui-même, pour ce qu’il est, sans le subordonner le moins du monde à nos concepts, à nos désirs, à notre plaisir. Que Kant accorde à une telle liberté statut originaire, qu’il y trouve l’indice de ce que nous sommes accordés au monde, voilà qui suggère que, plus profonde que la moderne corrélation du sujet et de l’objet, la liberté consiste à être adonné au dévoilement même du monde, en tant que ce dévoilement précède et excède les pouvoirs théoriques, pratiques, hédoniques de l’Ego. En ce point, l’attitude esthétique se dépasse elle-même, s’il est vrai que la modernité qui la vit naître et qui la réfléchit, n’a cessé de la définir comme une modalité de la subjectivité au sens égologique. En ce point, pour infime et inapparent qu’il soit, Kant échappe à Hegel et au cercle de la subjectivité absolue. Il ne lui échappe pas moins lorsque — c’est le deuxième signe qu’il nous adresse —, traitant expressément de l’œuvre d’art, il relève en elle un fond de nature échappant à tout savoir, à toute maîtrise des règles, à tout métier. Que ce fond de nature ait partie liée avec le dévoilement même du monde, qu’il soit au cœur de ce dévoilement comme le secret abyssal qui en est la ressource, voilà ce que Kant ne dit pas expressément mais suggère avec assez de vigueur pour qu’ici aussi l’ordre de la subjectivité au sens égologique s’en trouve excédé.
31En ces deux points, convergents croyons-nous, la tension avec la dialectique spéculative rejaillit dans toute sa force. Ce que ne peut intégrer la métaphysique de la subjectivité absolue lorsque, traitant de la mort de l’art, c’est-à-dire non pas de sa disparition mais du capricieux débridement de son insignifiance — la perpétuation de la table rase —, elle n’y reconnaît que concession, désormais marginale, accordée par l’Esprit certain de sa propre absoluité et de l’accomplissement en celle-ci de toute signifiance, ce qu’elle 11e peut intégrer, c’est ce vers quoi fait signe cette insignifiance même : l’énigme toujours renouvelée du dévoilement. Enigme, en effet, imperceptible à la métaphysique, et pour laquelle Kant lui-même, s’il la pressentait, n’avait pas de mot.
32Plus profondément que la tension entre l’attitude esthétique et la mort de l’art, l’entrecroisement de ces deux thèmes au cœur de l’art contemporain indiquerait alors, en admettant qu’on interroge radicalement ce qu’ils mettent en jeu, la tension entre l’énigme du dévoilement et la certitude toujours reconfirmée de la subjectivité au sens moderne. Que cette tension soit décelable à même les œuvres, qu’elles en vivent, cela indiquerait alors que tout ce qui en elles confirme l’achèvement de la métaphysique, — la visée effrénée de nouvelles impressions, de nouvelles intensités, de nouvelles images, de nouveaux défis —, tout ce qui confirme l’intégrale disponibilité de ce qui est, au regard d’une volonté qui ne fait semblant de s’y perdre que pour mieux réajuster la poursuite de sa propre identité avec tout ce qui est —, tout cela qui confirme la volonté absolue de savoir, de volonté et de jouissance est aussi, indissolublement, l’aveu de l’énigme abyssale que cela soit.
Auteur
Professeur à l’Université Catholique de Louvain, Entre l’attitude esthétique et la mort de l’art.
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