Le sculpteur et la matière
p. 377-389
Texte intégral
1Plusieurs philosophes ont tenté de présenter les arts suivant un système hiérarchique. La sculpture y occupe généralement une place inférieure ; en outre, alors que la peinture a donné lieu à d’abondantes réflexions, la sculpture a inspiré peu de textes, et certains d’entre eux montrent qu’elle pose des problèmes difficiles pour le philosophe. Son caractère matériel, son statut de chose dans l’espace peuvent expliquer ce qu’elle a de rebutant pour la raison. La peinture, en revanche, est capable de reconstruire l’espace pour l’esprit et d’exprimer la totalité du visible. Elle nous introduit en un lieu où tout ce qui est corporel reste allusif, fictif, imaginaire. Elle inspire les philosophes dans la mesure où elle nie ce que la sculpture affirme avec le plus de force, notre ancrage dans l’étendue, notre irréfutable corporéité.
2Quelles que soient les significations qu’on lui donne, la sculpture est aussi, nécessairement, ce bloc de marbre, cette poutre de bois, cette masse de terre ou de métal. Elle se situe toujours dans un espace réel et reste soumise aux lois de la pesanteur. Elle est mesurable, voire divisible, et s’offre au spectateur selon une variété indéfinie de points de vue. Elle est une chose parmi les choses et les valeurs qu’elle exprime ne peuvent l’être que par cet aspect matériel, qui est à la fois affirmé et transgressé par ce qui se manifeste à travers l’inertie, la masse, le poids, l’étendue du matériau choisi.
3Cette situation est tellement contradictoire qu’elle a fait écrire à J.-P. Sartre : « Si pour sculpter il faut tailler et recoudre dans ce milieu incompressible, alors c’est que la sculpture est impossible »1.
4Cependant, les hommes ont fait des sculptures depuis des temps immémoriaux, ils ont taillé dans ce milieu incompressible des œuvres qui, même venues du fonds des âges, nous touchent. La matière n’est nullement exclue de leur pouvoir d’expression ; c’est ce qui se traduit dans le langage courant lorsque nous substituons les termes de marbre, de bronze, de terre cuite à celui de statue. Si bien qu’il faut se demander ce que révèle de nous-même cette manière étrange de communiquer qui est celle du sculpteur. Il évoque la vie et l’esprit, il est capable de donner forme au divin, de rassurer l’homme hanté par la mort, de flatter sa soif de pouvoir, de manifester son désir, d’exprimer la vie universelle en travaillant des matériaux dont l’aspect matériel servira l’expression.
5La meilleure réponse a peut-être été donnée par Hegel qui écrivit, à propos de la statue : « Nous avons devant les yeux la forme spirituelle dans sa pleine et entière corporéité, l’homme tel qu’il est »2. Il ajoute d’ailleurs que « cette extériorité corporelle et cette naturalité représentée par la lourde matière, n’expriment pas la nature de l’esprit en tant qu’esprit »3. Ainsi la sculpture est reconnue comme susceptible de rendre compte de la réalité humaine mais cela même est sa limite. Elle fait voir le lien originaire entre l’esprit et l’étendue, ce mélange de l’esprit et du corps, dont parle Descartes, en dépit de sa répugnance à rendre compte de cette union que la raison ne peut saisir clairement et distinctement. Avec lui toute la tradition platonicienne hésite devant une affirmation, sous-jacente à toute sculpture figurative, à savoir que la manifestation de l’esprit humain est le corps. Il semble toujours qu’« entre la matière et le modèle (l’être humain), l’écart parait impossible à combler »4 et cela est très évident dès que l’on définit l’homme en faisant abstraction de sa corporéité. Cependant, même dans le cas contraire, une objection demeure : l’effort du sculpteur paraît scandaleux dans la mesure où le matériau qu’il travaille est l’objet de ses soins ; il cherche, en effet, à faire voir l’essence de la pierre, du métal, de la terre qu’il transforme entre ses mains. On peut se demander s’il n’affirme pas ainsi l’inertie de la chose en l’attribuant au corps vivant. C’est qu’en effet rien n’est plus contraire à l’idéal d’une pensée claire que cet étrange amalgame de matière brute et inerte, de vie et de spiritualité qui est l’œuvre du sculpteur lorsqu’il crée des figures.
6La raison s’inquiète. Reproduit dans le bronze ou le marbre, l’aspect du corps pourrait n’être qu’apparence vaine, pur simulacre, réduction du vivant à cette matière taillée ou modelée à sa ressemblance. C’est oublier que l’étrange efficacité de l’œuvre repose sur l’expérience du sculpteur. Lorsqu’« il faut tailler et recoudre dans ce milieu incompressible », il se trouve chez lui. Son œuvre est œuvre corporelle. C’est cette expérience qui permet que le bronze devienne chair, et que cette chair exprime la vigilance, selon l’expression du sculpteur Henri Moore. La sculpture est impossible parce que la chair prend la dureté du métal, son poli, et qu’elle lui donne cette unité organique, cette puissance vitale qui se traduisent par l’épanouissement des volumes à partir d’une poussée intérieure. La sculpture instaure une unité qui répugne à la raison mais qui se vit comme un rêve d’éternité, de perfection, affinité avec l’espace dans ce qu’il a de plus irréductible à l’esprit. Elle représente l’esprit enfoncé dans le corporel5, c’est pourquoi elle traduit notre parenté aussi bien avec le vivant qu’avec l’inerte.
7Ce qui embarrasse le philosophe n’est pas un obstacle pour le sculpteur qui ne sépare pas ce qui pour lui est intimement lié dans son travail et dans les formes qu’il élabore. Il vit l’incarnation. Son œuvre exige une dépense de force physique, une habileté de la main, une connaissance intime des matériaux qui lui résistent ou lui obéissent et dont il sait par quelles opérations il pourra, non les vaincre, mais les accomplir, c’est-à-dire en exprimer la perfection.
8Cela signifie qu’entre la matière et lui il existe des complicités qui n’ont rien de rationnel : « l’être travailleur s’attache immédiatement à l’objet, pénètre, de tous ses désirs, dans la matière et devient aussi solitaire que dans le plus profond sommeil »6. Ainsi le sculpteur vit la matière de l’intérieur et sa rêverie est une composante essentielle de la forme et du sens.
9Ce jeu de la matière et de l’homme qui la travaille, de la matière qui prend forme sous la main et se métamorphose, sert à exprimer, d’une manière accessible à celui qui, du dehors, regarde la statue, ce que peut être cet étrange rapport entre l’imaginaire et la matière, entre la vie et l’inertie, entre l’esprit, le souffle de vie, le sacré et une chose travaillée de main d’homme ; c’est ce dépassement de l’homo faber, dépassement qui n’est pas moins spécifiquement humain que le travail lui-même, qui apparaît de la manière la plus évidente dans le geste du sculpteur.
10A travers des mutations qu’il impose aux matériaux, il poursuit, depuis des temps immémoriaux, la création de formes qui font allusion à la vie telle qu’elle peut s’exprimer dans l’espace. L’apparition récente de l’art abstrait ne change rien à cette vocation de la sculpture, simplement un autre mode d’expression est né et nous aurons à revenir sur cette nouveauté.
11Le sculpteur mettra donc en évidence l’aspect chose de la sculpture, avec ce que la chose a d’étranger pour l’homme, de refermé sur soi, de compact, de non-sens, mais par l’indissoluble union avec les formes de la vie, qui apparaîtront dans l’œuvre, il conférera sens à ce non-sens, il montrera ce que serait le métal ou la pierre, si la vie leur était donnée, s’ils étaient comme notre chair, hantés par l’esprit. « Comme notre chair », c’est bien dans cette similitude qu’apparait le pouvoir de la sculpture de nous mettre en présence de l’« homme tel qu’il est ».
12L’espace de la sculpture est notre espace. Objet au milieu du monde, elle ne peut évidemment prétendre à reconstruire ce monde mais seulement à exprimer les rapports qu’un corps peut entretenir avec les autres corps ; ainsi, elle donne sens à l’espace dans lequel elle est insérée, exactement comme notre situation dans un lieu nous permet de qualifier celui-ci. Objet au milieu du monde, elle y prend place et nous impose ses dimensions et sa matérialité. Hegel pensait que ce caractère objectif de la sculpture ne lui permet pas d’exprimer ce qui est contingent mais seulement les traits généraux d’un personnage ou, mieux encore, l’esprit soustrait aux troubles extérieurs : « Le côté éternel des hommes et des dieux, soustrait à l’arbitraire et à l’égoïsme, source de désir et d’actions accidentels (qui) doit être représentée dans sa clarté aveuglante »7.
13Il semble cependant que ce ne soit pas seulement l’extériorité de la sculpture qui lui impose ce rôle, mais que la manière dont les sculpteurs en usent avec les matériaux qu’ils choisissent ait également son importance. L’unité matière - vie - esprit permet d’attribuer au corps humain, vulnérable et mou, la dureté et la pérénité des matériaux dans lequel il est représenté ; le rayonnement spirituel, qui anime un grand nombre de sculpteurs, est magnifié encore par cette prise en charge de l’apparence du vivant par une matière inerte certes, mais imputrescible.
14Ainsi la sculpture semble avoir été inventée pour créer des idoles, des statues funéraires, des images symboliques de Dieu ou des Saints, mais aussi pour flatter la vanité des tyrans et servir leur pouvoir puisqu’elle permet, dans l’évidence de son unité, de transgresser la contingence et la mort sans perdre la spontanéité du vivant. Un objet qui réalise, dans l’imaginaire, l’union de la conscience et de la durée immobile, se prête naturellement à exprimer aussi bien une conception magique qu’une croyance religieuse ; elle provoque la vénération ou la crainte du spectateur.
15Dans nombre de civilisations où l’art n’est point la manifestation de l’individu, le sculpteur est chargé par l’ensemble du groupe social d’une tâche privilégiée. Il taille ou modèle des figures qui ont la puissance de fixer en un lieu déterminé une force psychique, l’âme d’un homme, la présence d’un dieu ou d’un démon. Des rites, des attouchements conformes à la tradition, des onctions achèveront son œuvre et forceront, en quelque sorte, l’invisible à demeurer dans la statue. Les hommes croiront désormais que le lieu où est placée l’idole est hanté par la divinité ; ils seront assurés aussi, le cas échéant, qu’un corps d’éternité, une image de bois ou de pierre, leur assurera la survie, dans la mesure ou leur âme pourra s’y fixer. Ils pourront, sans les sacrifier, emmener leurs serviteurs dans l’autre monde. Chaque fois l’aspect chose de la sculpture, sa matière, la durée, la stabilité indéfinie qu’elle manifeste, sont au centre de la croyance. Mais le pouvoir de donner l’apparence de la vie à cette chose et de l’imprégner de l’esprit soutient la puissance magique, puisque c’est cela qui permet au dieu ou au mort de reconnaître ce qui lui ressemble et d’accepter de faire sa demeure dans un morceau de bois ou un bloc de pierre. Ce qui signifie que l’essentiel de ce type de magie est dans l’acte de sculpter. Les rites viennent parachever l’œuvre et apporter une garantie supplémentaire, mais l’idole ou le corps d’éternité expriment par eux-mêmes qu’ils sont, en quelque sorte, des pièges offerts à la conscience qui déjà les hante.
16Le signe choisi sera donc l’image d’un vivant. Dans la plupart des cas, il s’agira d’un être humain, éventuellement d’une composition mêlant l’homme et l’animal, plus rarement de l’animal uniquement. L’image aurait pu être assez sommaire. Certains objets utilisés dans la sorcellerie montrent le caractère rudimentaire de ce qui n’est qu’un instrument destiné à forcer un esprit ou à blesser un corps. Il ne semble pas que ceux qui sculptent des idoles ou des corps d’éternité veuillent faire violence à l’esprit qu’ils cherchent à attirer : ils lui offrent une apparence matérielle digne de lui ; c’est pour cela qu’ils dépassent l’exigence minimale d’un grossier simulacre. Sans doute le peuple, qui les entoure et qui attend d’eux la réalisation de son espérance, demande-t-il aussi ce dépassement d’un signe élémentaire vers une forme qui convienne au grand dessein qui l’habite, au désir incroyable d’obtenir qu’une puissance surhumaine soit présente pour lui, ou que la survie des âmes soit assurée pour toujours.
17Quant au sculpteur, il agit dans la foi. S’il cherche à capter des présences invisibles, il les vénère. Pour être efficace, son travail doit faire surgir l’image la plus proche de ce qui pourrait être un avatar du dieu ; c’est seulement à ce prix que le prodige espéré aura lieu. L’œuvre doit être digne du mystère dans lequel elle doit intervenir. C’est en se mettant en présence de la divinité dans ce qu’elle a de plus haut, qu’un homme pourra créer une idole vénérable. De même, la croyance en l’éternité de l’âme habite le sculpteur qui veut tailler une effigie humaine qui résiste au temps. Souvent de telles images n’étaient pas destinées au regard des fidèles : cachées dans le sanctuaire ou dans la tombe, l’idole et le corps d’éternité n’étaient, pour les autres hommes, qu’un lieu capable d’attirer l’esprit ; ce n’est donc pas pour communiquer à autrui que le sculpteur y a mis tous ses soins mais pour réaliser un étrange désir, qui est au cœur de toute sculpture figurative, celui d’une incarnation définitive, de la présence, perpétuée sans fin, de l’esprit dans l’étendue, dont l’œuvre apparaît comme la promesse. Bien que nous ne partagions pas la foi du sculpteur, la vue de ces figures, tirées du secret des tombes ou des temples, nous révèle cette foi tenace en la majesté des dieux et en la pérennité des corps vivants. Même si la communication n’est pas le but de l’œuvre, elle a lieu inévitablement.
18L’art religieux proprement dit s’écarte de tout aspect magique, dans la mesure où la transcendance divine est reconnue, mais, du même coup, tout aspect spatial devrait être récusé. Cependant, les religions monothéistes, et plus particulièrement le christianisme, ont admis les statues dans les sanctuaires. La sculpture peut y provoquer des tensions puisqu’elle manifeste toujours la valeur de l’étendue. Elle n’exprime pas la nature de l’esprit en tant qu esprit, selon la formule de Hegel, mais, parce qu’elle rend compte du mode d’existence de l’homme, elle peut servir à révéler aux yeux des fidèles les liens entre la réalité humaine, telle qu’elle est, « enfoncée dans le corporel », et l’esprit.
19L’opération qui permet à la statue d’être réalisée, introduit une contradiction entre l’affirmation de l’existence d’un esprit absolu, hors de l’espace et du temps, et la manipulation d’un matériau qui exprime inévitablement l’extériorité. Le problème se pose tout autrement en peinture, parce que, là, il est possible de faire abstraction de l’aspect tridimensionnel des choses et d’élaborer un espace où le représenté apparaît non seulement étranger aux lois de l’étendue, mais encore non conforme à la représentation qui est allusive ou symbolique.
20Les sculpteurs ont résolu leurs difficultés en niant la contingence du représenté tout en affirmant la matérialité de l’œuvre. Un des meilleurs exemples est sans doute la Sedes Sapientiae telle qu’elle apparaît en Occident à l’époque romane. S’agissant d’exprimer le mystère de l’Incarnation, en faisant état du rôle éminent de la Vierge Marie, les sculpteurs ont inventé une figure qui s’éloigne autant que possible de tout aspect empirique. L’image de la mère et de l’enfant ne donnera pas à voir les relations habituelles entre une femme et son fils, elle sera l’expression symbolique du dogme. La figure féminine est siège, trône, lieu où la présence divine s’est manifestée. L’enfant est assis à cette place comme un roi recevant hommage de ses sujets. Dans cette optique, les références anatomiques seraient absurdes. La sculpture est symétrique, frontale, détachée de tout ce qui pourrait être une allusion au caractère charnel des modèles. La vie se réfugiera dans ce qui exprime le mieux la vie intérieure : les visages et les mains, souvent agrandis par rapport aux dimensions des corps, schématisés, mais puissamment évocateurs de la présence. Habitées par l’esprit, les statues conservent cependant un aspect proche de la poutre dont elles sont tirées, elles sont massives, pesantes et denses. Peintes de couleurs vives, parfois dorées et enrichies de gemmes, elles manifestent la splendeur matérielle des choses. Symboliques, elles demeurent, inévitablement, de ce monde-ci, parce que, en dépit du refus de la chair, elles sont corps.
21A l’inverse des idoles, les images religieuses sont destinées à la communication. Elles doivent être vues par les fidèles pour les aider à comprendre les mystères de la foi ou mieux pour les mettre en présence de l’invisible. Elles se donnent comme pure expression puisqu’elles désignent un au-delà du représentable. Il va de soi que la piété du sculpteur est ici en cause tout aussi bien qu’en ce qui concerne les œuvres douées de pouvoir magique. Son habileté est mise au service de sa propre exigence spirituelle.
22Par l’opération de la sculpture, la matière inerte devient expression de l’invisible. Cependant, la statue demeure parmi nous, dans notre espace et on peut confondre le réel et l’imaginaire. Le fidèle a beau savoir que ce n’est pas la Madone qui se dresse devant lui, qu’il n’y a là qu’analogie, portrait sans ressemblance, bois peint, l’objet massif lui fait voir la Madone elle-même et cela d’autant plus que le sculpteur l’a embellie de sa propre vénération. La dignité de l’image tridimensionnelle en fait plus qu’une image, la majesté du corps feint réalise un objet sacré où la présence de la divinité semble se manifester exactement avec la même évidence qu’une âme humaine transparaît dans le rayonnement d’un visage. C’est pourquoi la crainte de la perversion de l’image analogique en objet magique est sans cesse présente dans la chrétienté. Elle vise bien plus justement la sculpture que la peinture. La matérialisation d’une image sainte peut facilement provoquer l’idolâtrie.
23La confusion entre le réel et l’imaginaire, qui peut desservir le culte, est, en revanche, utilisée communément pour assurer le pouvoir politique. Taillée en granit ou coulée en bronze, la statue du roi crée sa persistante présence, elle convainc immédiatement de l’éternité de sa puissance et de son caractère surhumain, par la métamorphose de la contingence de la chair en une matière stable et parfaite. On trouve de telles manifestations du pouvoir dès la plus haute antiquité et on pourrait y voir un premier témoignage des aspirations de l’individu. Cependant, il ne faut pas oublier que, dans beaucoup de civilisations anciennes, la puissance politique est comprise comme une médiation entre les hommes et les dieux ; dès lors, la statue peut exprimer tout autre chose que la vanité et l’ambition d’un monarque si elle est le symbole de l’alliance du peuple avec ses dieux. D’une manière générale, l’expression de l’individu est toujours tardive. Elle semble liée au développement des civilisations urbaines.
24C’est dans ce dernier type de civilisation que les formes évolueront vers le réalisme. L’aspect magique ou religieux de l’art devient moins évident et d’autres préoccupations se font jour. La sculpture n’est plus vouée à l’éternel, dans cette même matière stable, inaltérable, qui a servi l’art sacré et l’art funéraire, on s’efforcera de traduire le corps vécu dans son libre déployement et le corps de l’autre, l’épanouissement de la chair désirée.
25Ici encore, la sculpture est contradictoire dans la mesure où la matière dont elle est faite et la manière dont elle est ébauchée semblent nier l’intériorité de l’expérience vécue. Le sculpteur au travail équilibre, du dehors, un matériau qui n’a aucune analogie avec l’organisme ; cependant, il prétend traduire ainsi sa propre situation dans l’espace ; c’est qu’il ne sépare pas l’enracinement, ressenti obscurément par son corps, et l’équilibre du matériau qu’il a entre les mains. En d’autres termes, il ne sépare pas, pour les penser distinctement, ce qu’il éprouve, parce qu’il le vit, et ce qu’il sait du plâtre ou de la pierre, parce qu’il y porte son outil. Il réifie ce corps, tel qu’il le ressent, à partir de ces rêveries matérielles dont parle Bachelard8.
26Le rapport qu’il peut avoir avec un modèle est tout aussi ambigu. Sous le regard qui l’admire, le corps de l’autre se fait sculpture, se métamorphose en chose, tout en restant le même. Il est à la fois, dur, stable, inorganique et palpitant de vie, immobile et enrichi de toutes les virtualités des mouvements possibles, esprit et chose. Le rapport avec le modèle n’est jamais celui que décrit J.-P. Sartre, comme une vision qui se ferait selon une distance plus ou moins grande et le souci de faire ce qu’on voit9. Ici encore, le sculpteur connaît et reconnaît le corps de l’intérieur, un volume n’est pas quelque chose qui se voit, simplement, mais quelque chose qui est ressenti comme une poussée et qui est vu en même temps comme l’épanouissement d’une forme où l’élasticité de la chair et la rigidité du matériau se conjuguent.
27La statue sacrée est, nous l’avons dit, frontale, elle est destinée à un point de vue unique, sa masse seule rend sa présence évidente et sa rigidité annonce une stabilité absolue. Elle se donne comme éternelle donc hors de notre temps, toujours semblable à elle-même donc sans virtualité aucune ; à l’inverse, la sculpture, qui s’efforce de traduire le vécu, devra rendre compte du changement, de la mobilité, voire de la contingence, bref de notre expérience du temps. Le sculpteur montrera qu’une chose peut exprimer une infinité de possibles par le déploiement dissymétrique des masses de la statue ; mais pour découvrir ces virtualités, le spectateur ne pourra pas se contenter d’un point de vue unique, il devra envisager l’œuvre en se déplaçant autour d’elle. De chaque point de vue, il découvrira un aspect nouveau, en corrélation avec les autres ; l’œuvre est ainsi la somme d’une succession de volumes qui s’engendrent mutuellement et s’organisent dans l’espace, selon une harmonie qui leur donne sens. Ainsi l’unité massive de la chose, son caractère compact est transgressé par ce déploiement de formes variées dans un équilibre qui est à la fois celui du vivant et celui de la matière.
28Des œuvres de notre temps font voir que l’image du corps n’est pas nécessaire pour traduire les inépuisables virtualités de la vie. La parenté de notre insertion dans le monde avec l’ensemble de la nature a inspiré un certain nombre de sculpteurs qui ont imaginé des figures où la vie se manifeste par le jeu puissant des volumes ou par d’autres évocations inspirées des formes des êtres vivants, sans aucune allusion précise à un corps particulier, et il va de soi que la sculpture se prête bien à exprimer non seulement ce qui nous est propre mais encore cette participation à toute vie. Ce type d’œuvres abstraites est dans le prolongement de la statuaire classique, dans la mesure où il s’agit toujours d’exprimer en fin de compte ce qu’est l’homme. Il n’en va pas de même pour d’autres créations, qui s’inspirent de la géométrie ou qui sont destinées à faire appréhender l’espace comme tel. Il va de soi qu’une des dimensions essentielles de la sculpture classique, l’allusion au vivant, manque ici et qu’on se trouve devant une conception tout autre du métier de sculpteur, si bien que les problèmes posés par ces œuvres-là sont différents de ceux que nous avons rencontrés jusqu’à présent. Nous considérerons par conséquent qu’il s’agit là d’un autre mode d’expression.
29Il nous faut dès lors revenir à la sculpture, synthèse entre la vie, l’inertie et l’esprit. Nous avons montré combien l’art du sculpteur était irrationnel. Il semble bien que la corporiété est au centre des difficultés rencontrées pour expliquer de manière claire et distincte ce que fait le sculpteur. C’est que son mode d’expression est doublement corporel : il s’enracine dans le travail et il exprime notre incarnation. La métamorphose des matériaux telle qu’il la poursuit ne vise nullement à les nier, bien au contraire : sa familiarité avec la chose qu’il sculpte l’incite à tirer parti de tous les aspects de ce qui lui résiste ou de ce qui suit facilement le mouvement de ses doigts. « Le travailleur ne reste pas “à la surface des choses”. Il rêve à l’intimité, aux qualités intimes avec la même “profondeur” que le philosophe »10. C’est à partir de ces qualités intimes qu’il donnera sens au métal ou au bois, à la terre ou à la pierre, en révélant ce qu’ils peuvent être dans leur perfection même. Le soin apporté par le sculpteur au poli, à la rugosité, à la patine, le choix qu’il fait de tel bloc plutôt que de tel autre, sont autant de preuves d’une recherche qui va dans le sens de l’affirmation de la nature profonde de la chose, mais, en même temps, du sens qu’elle peut avoir pour une conscience qui se trouve là dans son domaine. Ainsi s’affirme toujours, dans la sculpture, l’affinité de l’homme et de la chose, mais la révélation de cette affinité passe par le labeur lui-même, ouvrant à la connaissance de la chose. Si les choses nous sont parentes, comme l’affirme le sculpteur, ce n’est pas dans leur étrangeté compacte et dépourvue de sens, c’est dans la découverte de ce que la main en peut faire, de ce que le regard y voit. C’est dans cette révélation de l’intimité secrète dévoilée dans une métamorphose de la chose, où se projette la rêverie du sculpteur, qu’apparaissent les étranges pouvoirs de la matérialisation à laquelle il procède. C’est elle qui, en effet, permet d’exprimer l’éternité.
30On peut ici parler du caractère mensonger ou vain de la sculpture, particulièrement pour toutes les formes d’art funéraire, qu’elles soient symboliques, comme le repos des gisants des cathédrales, ou magiques comme les figures des cavaliers chinois ou des morts égyptiens, puisqu’il y est affirmé que l’homme tel qu’il est là, dans son apparence charnelle, ne périra pas, pas plus que ne peut périr la calcaire ou la terre durcie au feu. Mais la sculpture ne représente pas ce qui est, elle évoque notre désir, elle montre ce que serait un corps éternel. Elle n’est pas science sûre mais rêverie matérielle, elle vient à la rencontre de nos songes sans se prétendre vérité ; bien plus étroitement liée à la croyance qu’à la raison, elle donne à voir ce que des hommes dans un certain lieu, en un certain temps, ont pu croire au sujet de leur incarnation.
31C’est dans l’unité corps - matière que le sculpteur peut révéler ce que c’est que la corporéité, c’est-à-dire l’homme tel qu’il est. Selon l’époque, selon son propre vécu, il mettra en valeur des aspects différents. La participation au monde des choses pourrait paraître scandaleuse si elle n’était, en même temps, expression du dynamisme de la vie. Même les dieux immobiles de l’ancienne Egypte et les Sedes Sapientiae, dans l’ombre des sanctuaires, participent de cette vie que le sculpteur ressent dans son propre corps et ose exprimer, même alors, car si le sacré doit se révéler dans l’étendue, quelle forme aurait-il, pour celui qui taille le bois ou la pierre, sinon celle de son propre corps ? Et cela d’autant plus que le sculpteur « ne reproduit pas au sens imitatif du terme, il produit. Il manifeste un pouvoir créant »11. En outre, comment montrer l’apparition de l’esprit dans un corps sans s’inspirer de notre incarnation ?
32Bien plus que le peintre, le sculpteur est corps et c’est ainsi qu’il traduit la vie ressentie de l’intérieur, l’aspect pesant ou allégé de la masse corporelle, le mouvement et le repos, aussi bien que tout ce qui est devenir et projet. Mais aussi il fait voir le corps de l’autre, la dignité, la majesté hors d’atteinte et l’objet du désir. L’aspect interne et l’aspect externe se conjugue en une seule figure. Ce que la Sedes a de poids et d’intensité vivante, elle le doit à celui qui s’est projeté dans la poutre pour l’animer, comme de son propre souffle, par une connivence inévitable avec cette chose qui prenait forme humaine sous ses outils, mais, en même temps, la crainte et la vénération du sculpteur apportait à l’image cette rigidité, cette noblesse, ce caractère sacré, qui l’éloignaient de lui.
33Il en va de même lorsque le sculpteur crée une figure à l’image de son désir, elle ne peut être charnelle que s’il sait la chair de l’intérieur et la transpose dans le matériau qu’il s’est choisi, mais elle est aussi l’autre, la femme, dont la plénitude des formes ou la grâce, le comble et l’éloigne à la fois. Moi et l’autre, matière et esprit, inertie et vie s’unissent ainsi inévitablement dans l’œuvre qui traduit peut-être mieux que toute autre les désirs les plus secrets et les plus intenses de l’homme.
Notes de bas de page
1 J. P. SARTRE, La recherche de l’absolu dans Situations, III, Paris, N. R. F., 1949, p. 295.
2 G. W. F. HEGEL, Esthétique, III, 1ère partie, trad. JANKELEVITCH, Paris, Aubier, 1944, p. 103.
3 G. W. F. HEGEL, op cit., loc. cit.
4 J. P. SARTRE, op. cit., p. 290.
5 G. W. F. HEGEL, op. cit., p. 106.
6 G. BACHELARD, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 51.
7 G. W. F. HEGEL, op. cit., p. 112.
8 Ainsi peut-on lire sous la plume de Gaston BACHELARD : « Henri de Waroquier, tout à ses songes de force, vivant dans la familiarité de la solidité inconditionnée, guérit le bronze de sa transitive faiblesse » (Le droit de rêver, Paris, P. U. F., 1970, p. 52) et ailleurs : « Que chacun trouve la grotte où végète la pierre qui lui est conjointe ; que chacun ouvre la géode qui est le coeur secret caché sous la froideur unie du galet !... il aura la révélation d’une étrange solidité du rêve » (op. cit., p. 62).
9 J.-P. SARTRE, op. cit., pp. 296-298.
10 G. BACHELARD, La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 43.
11 G. BACHELARD, La terre et les rêveries de la volonté, p. 103.
Auteur
Professeur à l’Université Catholique de Louvain et aux Facultés universitaires Saint-Louis, Le sculpteur et la matière.
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