Morale, universalité et intersubjectivité
p. 295-302
Texte intégral
1Kant oppose fortement la sensibilité à la raison pratique. L’homme moral est celui qui renonce à se laisser guider, en dernier ressort, par la recherche de son bonheur, entendu comme satisfaction de la sensibilité, comme invinciblement lié à l’individualité empirique de chacun ; au contraire, il soumet ses maximes d’action à la pure forme de la loi, il se fait le serviteur de l’universel. On a beaucoup reproché à Kant son rigorisme, la séparation excessive qu’il aurait faite entre la raison et la sensibilité, ou encore d’avoir confondu un critère que peut discerner l’analyse philosophique (la recherche de la pure forme de la loi) avec un motif d’agir. Laissons-là ces reproches, peut-être justifiés, pour ne retenir qu’un point, capital d’ailleurs, de la morale kantienne : le sens de l’universel. L’homme moral, c’est-à-dire celui qui se veut moral, qui a choisi de vivre moralement, n’est plus immergé dans la pure particularité de ses désirs individuels, il est entré, librement, dans le monde de l’universalité.
La norme du vrai
2Une première manière de le voir consiste à méditer sur le caractère normatif de l’idée du vrai. Dès que quelqu’un entend dire vrai, dès que dans un entretien il a la volonté de rapporter des événements tels qu’ils se sont passés ou de proposer des réflexions qui lui semblent vraies, quelle que puisse être par ailleurs son erreur, c’est que, du moins de façon implicite, il se soumet à l’autorité du vrai. Que la vérité convienne à ses penchants, tant mieux, mais là n’est pas l’essentiel ; la « valeur » de vérité l’emporte absolument sur les penchants et celui qui ment parce que cela lui convient sait et sent qu’il a négligé une valeur impérieuse. Pourtant, à la limite, il est possible à quelqu’un de refuser son assentiment, sa soumission à la norme du vrai. Cette possibilité, en son caractère extrême, révèle au philosophe que c’est par un acte libre que chacun accepte la juridiction du vrai. Or le vrai est de l’ordre de l’universel, de sorte que celui qui accepte l’autorité du vrai se soumet à la règle de l’universalité. Une contre-épreuve est possible. L’homme immoral pourrait être caractérisé par son mépris de la vérité ; on lui objecte que ses choix sont mauvais mais il n’en a cure ; il se moque de ce que valent « en elles-mêmes » ses actions, il se contente de mesurer ce qu’elles lui rapportent empiriquement et laisse de côté leur valeur véritable ; vérité et être s’appellent mutuellement et c’est de cela que l’homme immoral fait fi. Dans tout acte immoral n’y a-t-il pas un refus de voir, un aveuglement accepté, une décision plus ou moins avouée de détourner le regard de la conscience d’une vérité dont on ne veut pas tenir compte ? Aussi est-il contradictoire de rejeter la norme du vrai et, en même temps, de prétendre faire la théorie de cette attitude car pareille théorie se réfère toujours à une certaine idée du vrai : on se soumet donc à l’autorité du vrai pour affirmer que, en vérité, on se moque de la vérité et que celle-ci n’importe pas...
L’importance d’autrui
3Mais il est une autre entrée dans le pays de la moralité ; c’est le consentement à l’importance d’autrui. Il est probable que la conscience psychologique de soi est intimement liée à la prise de conscience d’autrui ; au psychologue de nous éclairer à ce sujet. En tout cas, la vie morale est inséparable de la reconnaissance d’autrui. Un de ses moments essentiels consiste à se décider en faveur d’autrui, à prendre au sérieux son existence, à le considérer comme un être qui vaut pour lui-même et pas seulement en fonction de l’utilité qu’il peut offrir. L’acte moral apparaît ici sous la forme d’un décentrement, d’une sortie de l’égocentrisme qui ne voit que le moi individuel et y ramène toute chose. Comme le disait Kant, l’homme moral traite autrui, en tant qu’il est une personne, non comme un simple moyen mais toujours en même temps comme une fin. La décision morale peut donc me coûter quelque peine, aller contre mes intérêts immédiats. Il n’en faut pas conclure qu’il n’y a d’acte moral que dans l’effort mais celui-ci témoigne clairement que le souci d’autrui l’emporte en moi sur la recherche égocentrique de mes aises ; le conflit entre la moralité et la sensibilité n’a rien d’idéal, c’est seulement une situation qui montre plus clairement la présence et la présence victorieuse de la décision morale, du consentement à l’importance d’autrui, à sa consistance d’être valant pour soi et pas seulement relativement à moi. Il n’en reste pas moins vrai que le conflit, pour révélateur qu’il soit du choix moral, n’est nullement une situation idéale. Comme le disait à bon droit Aristote, l’homme vertueux fait le bien avec plaisir, toute son affectivité est imprégnée de raison de sorte qu’elle est à l’unisson de la raison. Le plaisir de respecter autrui, de promouvoir son épanouissement est le signe d’une vertu accomplie ; loin qu’il faille y voir la présence suspecte de l’affectivité dans le royaume de la moralité, il convient d’y saluer une heureuse harmonie du désir et de l’élan moral, un bel accomplissement de l’humain.
L’intersubjectivité
4C’est qu’en réalité autrui ne m’est pas totalement étranger, il n’est pas seulement autre, il est aussi le même. En dépit de toutes les critiques, la vieille formule de l’alter ego garde sa valeur, à condition de maintenir fermement les deux termes, sans glisser dans la pure identification ni dans la totale altérité. Disons-le en passant, ceux qui exaltent à propos de l’Absolu la seule catégorie de l’altérité commettent une grave imprudence car un Dieu tout autre n’importe pas à l’homme, il lui est purement et simplement étranger ; Dieu est à la fois le plus éloigné et le plus proche, à la fois l’autre et le même au suprême degré. Mais revenons-en à autrui, cet autre moi-même ; en me décentrant pour le respecter, je brise le cercle étouffant de mon égocentrisme, j’accède à une communauté de personnes où je me retrouve sur un mode supérieur. Faut-il comprendre que, servant autrui, je n’ai finalement servi que moi-même ? Nullement, j’ai réellement servi autrui et c’est précisément dans la mesure où je l’ai fait que je me retrouve plus authentiquement homme. Il en résulte qu’il ne faut pas opposer polairement amour de soi et amour d’autrui comme si le gain d’un terme impliquait une perte de l’autre. L’évocation des conflits est ici fallacieuse ; certes, si je partage mes biens, je me retrouve avec une fortune diminuée, mais aussi avec une amitié élargie. Bref, il faut dépasser l’alternative de moi et d’autrui, même si celle-ci est inéluctable en certaines occasions conflictuelles et selon certaines modalités (telle la fortune diminuée par suite de la générosité). Si l’on persiste à opposer moi et autrui, ou bien on pliera les autres à la réalisation de sa propre perfection et la moralité ne sera qu’un hédonisme supérieur ; ou bien on asservira le moi à l’épanouissement d’autrui et la dignité spirituelle du moi sera niée puisqu’on en fera, sous prétexte de vertu, un moyen, un outil, bref une chose.
5Mais comment penser le dépassement de cette ruineuse alternative ? On le sait, le moyen âge a déjà connu le conflit entre la théorie de l’amour moral de soi-même et celle de l’amour purement désintéressé, la première faisant appel à la nature et à son accomplissement, l’autre magnifiant l’extase du don de soi. La querelle renaît, à propos de l’amour pur, à l’époque moderne. Dans son Traité des vertus, Vl. Jankélévitch, attentif à mettre en lumière les antithèses de la vie morale, souligne l’opposition entre moi et autrui.
6Pour notre part, il nous semble que cette opposition ne peut être dépassée que si l’on comprend qu’une séparation initiale des deux termes rend vaine toute tentative de réconciliation ultérieure. Si le moi et autrui ne sont pas liés dès l’origine, jamais plus ils ne pourront se retrouver. Ce lien originaire rend raison de ce qu’en servant autrui je marche vers mon accomplissement véritable ; les divergences, les incompatibilités même qui peuvent surgir entre des personnes ne peuvent pas voiler la communauté plus profonde qui les unit en une même dignité et en une même destinée.
Une commune dignité
7Kant s’est bien gardé de subordonner radicalement le moi à autrui, de faire de l’homme moral l’esclave volontaire des autres ; il voit dans la moralité une œuvre des libertés, un acte des hommes libres et qui les rend libres, ce qui est incompatible avec ce qui serait en définitive un avilissement. Au reste quel honneur un homme libre pourrait-il trouver à voir un autre homme se faire son esclave ? Comme Hegel l’a bien vu, c’est le malheur du maître que d’être reconnu par des esclaves, c’est-à-dire de n’être pas reconnu en vérité. Revenons à Kant ; celui-ci, dans une des formulations de l’impératif catégorique, prescrit à chacun de traiter l’humanité en lui-même comme en autrui toujours aussi comme une fin et jamais seulement comme un moyen ; il fait immédiatement le lien entre le moi et autrui, il dépasse ce qui les sépare. Il me prescrit de m’élever, par-delà toute particularité empirique, jusqu’à l’« humanité » qui nous est commune à l’autre et à moi-même, jusqu’à notre communion en une même dignité.
Une commune destinée
8Il est vrai que la moralité culmine ou du moins se révèle avec un éclat exceptionnel lorsque quelqu’un donne sa vie pour d’autres hommes mais il n’empêche que, normalement, la moralité doit se réaliser dans la vie et non pas contre elle. Ce n’est pas en niant les désirs mais en les assumant, ce n’est pas en rejetant les valeurs économiques, culturelles, esthétiques mais en leur donnant un sens ultimement humain que l’homme suit l’appel de la moralité ; certains désirs devront être écartés mais ce sera au profit d’autres désirs, certaines possibilités « mondaines » devront être abandonnées mais seront remplacées par d’autres ; c’est au sein d’une vie familiale, culturelle, professionnelle, civique que l’homme vit sa morale. L’homme, être fini et raisonnable, suit la raison selon les modes variés de sa finitude d’être vivant, marqué par les pulsions et les désirs. Telle est la destinée terrestre des hommes ; c’est en cette vie qu’ils ont à se traiter mutuellement selon leur dignité humaine, c’est en cette vie qu’ils ont à réaliser une communauté à la fois sensible et spirituelle. C’est donc dans la solidarité, la réciprocité des services, le partage des charges et des avantages qu’ils ont à réaliser leur tâche morale ; une perspective égocentrique, si éminent soit le plaisir poursuivi, aussi bien qu’une sujétion pseudo-victimale sont incompatibles avec cette destinée. Il est vrai que maintes religions se représentent un accomplissement par-delà l’existence terrestre et qu’une philosophie de l’esprit peut légitimement servir de support rationnel à ces représentations ; il ne s’ensuit nullement que le délai terrestre imparti à chaque être humain n’ait pas valeur de fin dernière ; celle-ci est bel et bien à réaliser ici-bas, même si c’est de façon inchoative et imparfaite ; en d’autres termes, la vie présente n’est pas un pur moyen ordonné à une existence ultérieure, elle a saveur d’absolu ; S. Thomas d’Aquin parlait à ce propos de béatitude imparfaite, l’imperfection ne pouvant faire oublier que la fin ultime commence déjà d’être réalisée en cette existence marquée par le besoin. Au reste, la destinée extra-terrestre ne peut être entrevue que selon l’analogie d’une reconnaissance mutuelle de tous par tous ; comment dès lors une attitude radicalement différente pourrait-elle y préluder ? Il faut donc conclure que, jusque dans le service le plus humble, l’abaissement volontaire le plus grand au service d’autrui, l’homme moral, loin de se renier, se reconnaît intimement en ceux dont il se fait le serviteur, communie avec eux dans une fraternité supérieure et trouve un accomplissement dans ce qui semble être sa destruction ; il en est ainsi s’il s’agit d’une attitude morale, donc libre et libératrice, et non d’une haine de soi-même, psychologiquement suspecte et que la morale ne peut que réprouver.
Intersubjectivité et vertus cardinales
9Depuis l’antiquité la réflexion philosophique s’est attachée à définir la vertu et à organiser la vie vertueuse autour de quelques attitudes fondamentales, « cardinales » : justice, prudence, force et tempérance. S’il en est question ici, c’est uniquement pour faire entrevoir que ces quatre vertus affectent en profondeur les rapports interhumains. Que la justice soit relationnelle, cela saute aux yeux : elle est mise en ordre, non seulement à l’intérieur de la personnalité de chacun, comme le voulait Platon dans la République, mais encore et surtout entre les personnes ; la tradition a disserté minutieusement de ses diverses formes : commutative, distributive, légale ou générale. Elle est en son fond consentement à l’importance d’autrui, à ses droits, aux devoirs que je contracte à son égard, mais, en même temps, elle est prise de conscience de mon appartenance à un monde, à un groupe structuré où se répartissent le tien et le mien, les droits et les devoirs, où je reconnais autrui et suis reconnu par lui ; une fois de plus, nous sommes dans l’universel sous la forme d’une communauté organisée car on ne parle guère de justice que dans un système de droits et de devoirs, ce qui implique un lien entre morale et politique, entre le droit et la morale, lien qui appelle une réflexion délicate que nous nous bornons à signaler.
10Force et tempérance, semble-t-il, mettent l’individu face à lui-même et ne concernent pas le rapport à autrui ; mais ce n’est qu’une apparence. En effet, l’affectivité est ici fortement mise en jeu, qu’il s’agisse du désir ou de la crainte, du désirable ou du redoutable et l’affectivité est surtout mise en branle dans les rapports interhumains, qui sont le lieu des ambitions et des haines, des rivalités et des affrontements, des accords aussi et de l’amour. La moralisation du désir est avant tout sa socialisation, ce qui est loin d’être synonyme de répression car la culture exalte les désirs en leur proposant des projets sans fin. La vertu n’est pas extinction du désir mais, comme Aristote l’avait bien vu, son « information » raisonnable ; l’homme moral n’est pas un être sans désir et sans crainte mais, en lui, le chaos affectif est devenu un monde harmonieux, il a reçu forme et contour, il est marqué par la fidélité et non pas livre aux aléas de l’humeur changeante. Force et tempérance, dans la mesure de leur avènement, réconcilient l’homme moral avec lui-même et avec les autres, par-delà la fausse alternative de l’égocentrisme et de la destruction de soi.
11Quant à la prudence, c’est-à-dire la sagesse pratique, elle est pour une large part l’art de vivre en commun, comme le proclament à l’envi les proverbes, les dits, les fables, les recueils où s’est coulée de tout temps l’immémoriale sagesse des peuples. Bref, c’est sous tous ses aspects que la vie morale est vie avec autrui, participation à la commune destinée terrestre des hommes.
Intersubjectivité et politique
12Evoquer, comme on vient de le faire, la destinée terrestre commune à tous les hommes, c’est pour ainsi dire entrer dans la philosophie politique. En effet l’homme moral qui réfléchit aux conditions de possibilité de son option en faveur de la raison comprend que jamais il n’aurait pu en arriver là s’il n’avait été éduqué dans une communauté dotée d’une morale particulière, si imparfaite soit-elle. C’est à partir de cette communauté qu’il a été amené à se poser le problème formel de la moralité et à souhaiter une morale plus parfaite. S’il n’est ni un inconscient ni un ingrat, il s’efforcera d’améliorer la morale historique dont il est l’héritier, cette transformation dût-elle prendre une allure révolutionnaire. Il souhaitera l’établissement de conditions socio-politiques qui facilitent pour chaque membre de la communauté le choix personnel de la vie morale selon une vie normale dans cette société déterminée ; ce n’est pas qu’il ambitionne d’imposer sa morale à ses concitoyens, ce qui serait d’ailleurs incompatible avec l’idée de moralité, mais il souhaite contribuer activement, à sa manière et selon ses forces, à la mise en place de conditions plus favorables à l’option de chacun en faveur d’une moralité vivante. Son idéal est celui d’une conciliation aussi large que possible entre le projet politique, essentiellement communautaire, et le projet moral, d’essence individuelle, sans confusion des deux ordres. Dans un tel monde, qui peut être considéré comme une idée directrice pour l’action, les conflits seraient atténués et les relations humaines pourraient plus aisément prendre la forme d’une intersubjectivité où la liaison originaire s’accomplirait en liberté raisonnable.
Auteur
Professeur à l’Université Catholique de Louvain, Morale, universalité, intersubjectivité.
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