L’étrange subversion du Christianisme
p. 275-293
Texte intégral
1Je voudrais ici seulement approcher une question pour moi insoluble, profondément ancrée en moi, et par son étrangeté historique susceptible de jeter une certaine lumière non dogmatique sur ce « Qu’est-ce que l’homme ? ». La formulation de la question est simple, globalement : comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Eglise ait donné naissance à une culture, un ensemble institutionnel et des mentalités exactement inverses de tout ce que la Bible et l’Evangile nous proclament ? Ecartons dès le départ des malentendus. Ceci ne correspond en rien à la formule que je tiens pour absurde de Loisy, déclarant que « l’on attendait le Royaume des cieux et ce fut l’Eglise qui vint ». Rien ne montre que les disciples de Jésus attendaient une réalisation immédiate du Royaume de Dieu, rien sinon une exégèse tout à fait partiale qui rejette dans les périodes postérieures les textes des Evangiles annonçant une longue durée avant ce Royaume. De même, mon problème ne correspond en rien à une opposition simpliste entre un « idéal » et sa « réalisation », ni, encore, à une opposition également simpliste entre le spirituel (toujours repris par les mouvements spirituels et millénaristes) et l’institutionnel. Enfin cela n’a rien à faire non plus avec le Grand Inquisiteur de Dostoïevski. Il s’agit de prendre conscience de ce que, à partir du Message biblique évangélique, on a édifié une société, et produit un type d’homme qui en est exactement l’inverse.
I
2Le plus simple est assurément de constater cela tout d’abord sur le plan de l’élaboration théologique et doctrinale. C’est ici que la contradiction prend son origine, mais non son explication. Cette contradiction est la plus aisée à percevoir, à mettre en lumière, mais elle ne peut servir que de préambule à la question globale. Je laisserai de côté les thèmes qui peuvent prêter à discussion (par exemple le salut universel ou la prédestination simple ou double). Je ne prendrai que les thèmes les plus sûrs. Déjà dans le judaïsme, nous trouvons, tout au long des prophètes, et à partir du rappel de l’acte du peuple d’Israël par Dieu, à savoir la libération du peuple hébreu hors d’Egypte, la proclamation d’un Dieu qui est avant tout le libérateur. Il libère son peuple non seulement de l’Egypte mais de l’angoisse, de la malédiction, des servitudes, il le lance dans une aventure créatrice de liberté (le désert !), il l’engage dans la voie de l’amour réciproque, qui est liberté, et, s’il pose des « commandements » (non pas une loi !), c’est uniquement pour délimiter la frontière entre le monde où ce peuple peut être libre, et vivant, et puis l’au-delà de ce monde où il ne se trouve que la mort. Or, nous savons qu’il va se produire une sorte de basculement étonnant : l’œuvre du libérateur, l’appel à vivre comme hommes libres, va s’effacer derrière la prédominance des commandements interprétés dans un sens moraliste et ritualiste, la création d’un légalisme (même s’il s’associe à une mystique de la loi, même s’il y a mystique...) de plus en plus rigoriste, terroriste et conduisant à perdre totalement le sens de la liberté au profit de celui d’une identité qualifiée par la Torah. Et lorsque Paul rappellera, avec quelle force !, le message de la liberté, tout le long de ses écrits, lorsqu’il fera de la liberté la clé de la vie en Jésus-Christ, se reproduit exactement le même retournement ; ce sont les parénèses de Paul qui vont chez les chrétiens passer au premier plan, écraser tout le reste, dans un moralisme ascétique, en évacuant le vivant libre, et à la limite on arrive à ce paradoxe que l’image de Paul est, maintenant, dans la mentalité moyenne, celle d’un homme fermé, trahissant Jésus, en ayant transformé l’Evangile en Loi, alors que c’était exactement l’inverse.
3Second thème : la grâce ! N’entrons pas dans la querelle du XVIe siècle ! Car il reste vrai que pour la plus grande partie de la théologie catholique, il ne fait pas de doute que l’homme est sauvé par grâce ! Jamais on ne l’a nié. Mais progressivement on voit investir cette proclamation évangélique par la nécessité des œuvres. Celles-ci ne sont au début que la conséquence normale, l’attestation de l’œuvre de la grâce et du Saint-Esprit : si vous êtes sauvés par grâce, donc conduisez-vous ainsi... Et voici que s’effectue le retournement, à savoir que ces conduites, ces actes, ces œuvres deviennent une sorte de condition préalable pour recevoir la grâce. Il faut en être digne. De même que pour recevoir l’eucharistie : celle-ci cesse d’être le remède de l’âme malade, la nourriture pour que le pécheur cesse de l’être ; il faut dorénavant en être au préalable digne ! Et ceci va s’accentuer progressivement, la conduite morale, les œuvres vont recevoir une place prééminente, peut-être parce que c’est cela que l’on peut contrôler ! peut-être parce qu’en face des débordements et des excès des sociétés du IVe au XIIe siècles, c’était cette question de la conduite externe qui était le problème tragique... Quoi qu’il en soit, il y a bien retournement. Et ce qui m’apparaît le plus remarquable, c’est que lorsque les Réformateurs vont durement opérer la rupture de l’Eglise sur ce fondement du salut par grâce, cela entraînera un siècle plus tard exactement le même renversement. A savoir qu’à la génération réformée qui a proclamé le Salut par la Grâce seule, va succéder le protestantisme le plus moraliste, le plus rigoureux, les puritains par exemple ; une Eglise qui va exercer une sorte d’inquisition morale sur toutes les conduites et une prolifération d’œuvres dans une suractivité qui est bien le contraire de la joyeuse ouverture du salut par grâce.
4Un troisième thème : Dieu même. Tout ce dont la Bible nous parle, c’est d’un Dieu qui dans l’Ancien Testament ne peut même pas être nommé, qui ne peut en rien être connu par l’homme, sauf quand et comme il se révèle. Un Dieu qui est souverain mais dont on ne peut ni analyser ni comprendre la réalité, car il est celui qui vient à l’homme, qui se met au niveau de l’homme (ne serait-ce que par le fait qu’il lui parle...) et qui tout au long proclame qu’il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il vive. Dans le Nouveau Testament, c’est la grande révélation de Jésus : Dieu est le Père. On sait même que pour les traducteurs modernes, Abba, dont se sert Jésus pour parler à son Père, est un mot très familier, comme « Papa ». Dieu n’est que le Père. Il vit pour ses enfants. Il n’y a en lui qu’amour paternel... Et voici que progressivement tout change. Sur deux plans, dans le domaine intellectuel, Dieu commence à être analysé ; il devient Tout-Puissant, infaillible, impassible, omniscient, Eternel (dans un tout autre sens que le sens biblique), omniprésent, arbitraire, autosuffisant, etc. etc.... C’est à dire que l’on applique à Dieu des catégories que nous pouvons imaginer, que l’on peut même abstraire des textes bibliques, mais qui font de lui tout le contraire de ce que la Révélation nous montre. L’autre plan, le populaire : Dieu devient soit le Bon Dieu, soit plus souvent le Dieu juge, terrible, implacable, que rien ne peut fléchir, devant qui on reste terrifié, qui écrase et tient un compte exact de nos péchés, y compris les inconscients, les involontaires (et c’est de ce Dieu là que les agnostiques du XVIIIe -XIXe siècles ont décidé de se libérer), c’est-à-dire vraiment en tout l’inverse du Père de Jésus, tout en tenant compte de ce que, bien entendu, dans de nombreux textes bibliques on rencontre ce Dieu qui est aussi le Juge et aussi l’infiniment absolument juste ! Mais ceci ne pouvait être séparé de l’accomplissement : de cette justice dans la mort de son Fils Jésus pour tous les hommes.
5Quatrième thème : l’Amour. Nous sommes indiscutablement là en présence du centre de la Proclamation évangélique ! Cet amour, agapê, qui se donne et qui ne prend pas, qui considère l’autre (tout autre) comme au-dessus de soi-même, qui « croit tout » etc... Nous avons une idée de cet amour quand nous voyons Jésus, mais aussi par exemple saint François. Je conserve (malgré les critiques récentes) l’opposition radicale faite par Nygren entre l’Eros et l’Agapê. Or, que voyons-nous dans l’histoire des Eglises et des Chrétiens individuels : la mutation de l’amour évangélique en trois formes inverses, l’apparition d’un dogmatisme qui était un véritable terrorisme intellectuel avec toutes les suites que cela comportait, comme aussi un terrorisme qui n’avait rien d’intellectuel mais qui était fort matériel (sans exagérer le rôle de l’Inquisition, elle a existé !). Le terrorisme provenait de la prééminence accordée à la Vérité. La Vérité possédée, détenue. La Vérité, sans bavures et éclatante, a remplacé comme centre de la vie chrétienne, l’Amour. Il fallait d’une part formuler de façon tranchante cette vérité, sans compromission. Il fallait amener les autres à tout prix à cette vérité. Il ne venait à personne, et c’est ici le mystère difficilement accessible, l’idée que cette vérité, c’était... l’amour. Et l’on n’a pas su pratiquer, ce que demande Paul, « la vérité dans l’amour ». La seconde forme a consisté en ceci : si le plus important est le salut, beaucoup plus essentiel que la vie concrète même, aimer le prochain, c’était le conduire au salut. Il fallait le sauver à tout prix, fût-ce au prix de sa vie ; qu’était le sacrifice matériel, concret de sa vie terrestre au prix de l’acquisition de son salut éternel ? D’où la légitimation des conversions contraintes, des pressions de tous ordres, des conversions massives par la terreur (commençant par celle des Saxons sous Charlemagne, continuant par celle de tous les peuples colonisés). Le salut devient obsessionnel, et à la limite on sait que l’on pouvait en face des hérétiques et relaps proclamer qu’en les brûlant, on assurait leur salut. Donc on les aimait mieux qu’ils ne s’aimaient eux-mêmes. L’Eglise fut obsédée par la question du Salut par conversion (exemple : les conversions in extremis). Et finalement il est inutile d’insister sur la dégradation de l’amour, de l’agapê, sous le nom de charité, lorsqu’il s’agissait de faire la charité, de se mettre en règle avec Dieu en donnant quelques sous, en pratiquant quelques œuvres de charité, en fondant des institutions de charité qui ont fleuri sous le régime capitaliste, et où l’enrichi reversait aux pauvres une part de ce dont il les avait dépossédés... Telles sont les trois perversions de l’amour au cours de l’histoire.
6Cinquième thème : la Non Puissance. Je crois que, sans que cette formule soit expressément employée dans les textes, elle exprime bien la conduite demandée par Dieu. C’est-à-dire que Dieu lui-même se révèle par sa parole et non par des apparitions terrifiantes, il établit un lien avec l’homme par le moyen le plus subtil, le plus léger, le moins contraignant : la Parole1, et nous voyons, après les Juges, se développer ce type de relation par les prophètes. Leur parole peut être dure, violente, radicale... : elle n’est que parole ! Et nous pourrions reprendre pour beaucoup de situations bibliques, même avec les Rois, la démonstration que c’est toujours le choix de la Non Puissance qui est décisif, fidèle et juste. Il s’agit là de plus que de Non-Violence. Et par ailleurs, ce n’est pas « l’impuissance » c’est, au contraire, alors que l’on pourrait employer des moyens de puissance, y renoncer pour se situer carrément dans la Non Puissance. Mais évidemment l’exemple majeur est celui de Jésus, qui précisément a pu montrer que, s’il le voulait, il pourrait utiliser la puissance même de Dieu, mais qui expressément choisit la voie de la Non Puissance... Or, en face de cette option de vie, que voyons-nous se développer dans l’Eglise ? la recherche de la puissance à tout prix et sous toutes ses formes. Devenir elle-même une puissance, exercer un magistère sans limite, acquérir des richesses formidables, surpasser toutes les autorités du monde en faisant reconnaître sa propre autorité2 (querelles des Empereurs et des Papes), formuler partout le jugement de dernière instance ; tout cela, bien entendu, avec la plus extrême bonne conscience reposant sur une série d’assimilations : s’il est vrai que l’Eglise incarne exactement Jésus-Christ, s’il est vrai qu’elle exprime le Saint Esprit, si donc elle est Dieu sur terre, il est évident que toutes les autorités du monde doivent lui être soumises. Elle est l’autorité suprême. Mais pas seulement l’autorité : aussi la puissance ! Elle veut toute la puissance pour elle. Elle devient Chef d’Etat, et en même temps Etat dans l’Etat. Elle va « noyauter » les organisations politiques pour se les soumettre.
7Mais une autre voie va être aussi subtile : non seulement l’Eglise veut devenir l’autorité, en même temps elle s’allie aussi avec tout ce qui apparaît comme puissance et pouvoir, et ceci depuis l’alliance avec Constantin, puis avec Clovis, jusqu’à l’alliance avec la bourgeoisie capitaliste triomphante au XIXe siècle. Elle va rechercher partout l’appui de ce qui est la « classe supérieure », se trompant rarement dans son choix. Elle devient ainsi un corps constituant de l’organisation sociale dans l’équilibre des puissances. Elle demande à être honorée par les fidèles, non seulement pour sa sainteté, pour ce qu’elle représente mais pour sa puissance et son autorité. Elle est parmi les corps dirigeants et exige qu’honneur lui soit rendu. Et quand on le conteste, il y a sacrilège ! Or, ceci va conduire à une autre difficulté : de toute évidence Jésus-Christ est contre la violence, et on a dans le Nouveau Testament une sorte de récusation des guerres saintes du peuple d’Israël. Jésus n’est pas un combattant et rejette expressément les Zélotes et la lutte armée contre les Romains. Et voici que huit cents ans plus tard, dans la chrétienté, on va commencer à construire la doctrine de la « Guerre juste » et à légitimer un certain nombre d’entreprises de violence et de conquête. Je ne traiterai pas le sixième thème de cette contradiction, de ces mutations, de ces perversions incompréhensibles, celui qui concerne le Sacré, l’ayant longuement traité ailleurs3. Je me borne à le mentionner. De même, le problème du conflit entre la Vue et la Parole4. Mais notre inventaire n’est pas terminé avec ces six thèmes majeurs. Nous allons maintenant passer à des perversions qui résultent des précédentes, qui sont moins fondamentales, mais certes pas moins inquiétantes, et qui surtout ont en général été celles qui ont le plus visiblement saisi le public.
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8La Médiation... Jésus nous apprend à nous adresser directement à son Père, il n’y a aucun autre médiateur que lui, il est seul à faire le lien entre les hommes et Dieu. En lui, Dieu tout entier se trouve présent. Et l’homme tout entier est représenté : c’est l’Incarnation. Il établit donc, indiscutablement le « pont » entre Dieu et l’homme. Il est par ailleurs le Paraclet, l’avocat des hommes auprès de Dieu. Celui qui non seulement assure le Salut par sa mort et sa résurrection, mais en outre intercède sans cesse auprès du Père pour l’effectivité du salut de chacun. Or, que voyons-nous ? D’une part, la multiplication des intercesseurs, la Vierge, les Saints, les Martyrs, toute une cohorte humaine céleste qui vient redoubler l’œuvre du Christ et se substituer dans une grande mesure à Lui. Un Christ qui n’était plus humain, qui était devenu tellement « divinisé », repoussé du côté du Dieu tout puissant, qu’il fallait établir des degrés intermédiaires entre lui et les hommes... Mais pas seulement cela : le prêtre. Il est important de souligner que dans les textes bibliques, il n’est pas question parmi les ministères de l’Eglise, dans les Actes ou le Epîtres, de prêtres au sens propre. Le presbuteros, l’Ancien, avait une fonction de garde, de vigilance, il n’est en rien un Hieros. En réalité, il semble bien que l’Eglise primitive ait justement voulu se séparer de tous les cultes païens en n’ayant pas de « prêtres », de personnage sacré officiant un mystère. Et voici qu’à partir du IIIe siècle, justement ce personnage prend une place prépondérante dans l’Eglise, effaçant les autres ministères, de diacre, docteur, évangéliste, etc., etc. Avec l’apparition du prêtre, comme médiateur des mystères, nous avons une mutation globale du rapport entre le Dieu incarné en Jésus et l’homme.
9Mais c’est toute une série d’inversions de cet ordre qu’il faut reprendre. L’Eglise primitive semble avoir porté très haut la valeur de la femme et son importance dans l’Eglise. Je ne puis reprendre ici l’exégèse des deux textes de Paul que l’on avance toujours pour le qualifier d’anti-féministe, mais je puis attester que cela repose sur un contresens au sujet de ces textes. Au contraire, Paul lui-même nous dit que « la femme est la gloire de l’homme ». Que la femme est le sommet de la création. « Que la femme mérite tout honneur ». Et il montre dans beaucoup de ses épîtres la place considérable que tenait la femme dans la fondation des Eglises. Et ceci va en effet influencer la législation romaine à partir du IVe siècle, qui sera sans cesse plus favorable à la femme, sur le plan public et sur le plan privé. Or, ceci va s’inverser durant les VIe-Xe siècles : la femme va être exclue de tout rôle dans l’Eglise, elle sera jugée comme origine du péché, elle sera opprimée, reléguée, dominée. Nous sommes en présence d’un retournement qui peut s’expliquer par les « temps barbares », la société dure et impitoyable où la femme ne pouvait jouer aucun rôle, mais il est stupéfiant que l’Eglise ait alors purement et simplement suivi. Qu’elle ait justifié, légitimé cette mise à l’écart, en soumission, de la femme par des raisons théologiques et qu’elle ait adopté dans sa propre organisation une telle oppression qui durera pendant dix siècles, maintenue durement par l’Eglise, quand la femme risquait d’exercer un rôle croissant dans la société...
10Même chose avec un autre personnage essentiel : le pauvre. Dès le début, le pauvre va être le représentant de Jésus. Dans l’Eglise primitive mais encore pendant tout le Moyen Age, le pauvre est un être « privilégié », aimé. Il est celui qui nous donne l’image de Jésus sur terre, il peut être « un ange sans que nous le sachions ». Le pauvre est honoré. Et dans les hôpitaux on parlait de « Nos Seigneurs les malades », et à cette époque attribuer le titre de Seigneur à quelqu’un n’était pas sans signification ! Or, à partir du XVIe siècle, la situation se retourne. Le pauvre est jugé, et plus on va avancer, plus l’Eglise sera impitoyable pour le pauvre. Cela tient peut-être à la colonisation de l’Eglise par la bourgeoisie. Le pauvre devient un personnage dangereux, coupable, paresseux, inculte, etc. La richesse redevient comme parfois dans l’Ancien Testament le signe visible et concret de la bénédiction de Dieu. On reconnaît là l’influence du protestantisme. Mais évidemment plus la richesse est signe de bénédiction, plus la pauvreté est signe de malédiction. Le pauvre devient une sorte de maudit, à qui il est bien et généreux de « faire la charité », on s’acquiert pour soi des mérites en s’occupant des pauvres, et l’on manifeste sa piété, son authenticité chrétienne en allant jusqu’à s’apercevoir que ces méchants existent. Etonnante subversion.
11Poursuivons notre chemin dans ce panorama stupéfiant où nous voyons au fur et à mesure naître une image inverse de l’original chrétien. Le travail n’était pas dans la Bible une vertu. Il était une pénible nécessité. Adam est condamné au travail à cause de sa rupture avec Dieu. Non pas en tant que condamnation morale, ce que l’on comprend trop souvent, mais simplement parce que, comme dit le texte de la Genèse, la terre est entraînée dans cette rupture, elle ne va plus produire des fruits en abondance pour l’homme, elle ne va plus être fraternelle envers celui qui devait être son gérant et son protecteur. Elle va produire des ronces, des choses dangereuses et inutilisables. Dès lors l’homme ne peut survivre qu’en travaillant. Il ne faut pas dire que le travail est en lui-même condamnation et mal, il est l’ordre dans lequel l’homme s’exprime, mais c’est un ordre de nécessité, non de liberté. C’est un jeu de contraintes. Or, ce qui paraît étrange c’est d’une part de constater que progressivement la société occidentale entre dans la voie du travail, comme aucune autre, et aussi que l’on a progressivement fait du travail une valeur, lui attribuant une valeur rédemptrice (la rédemption par le travail a succédé à la progressive apparition de la rédemption par les œuvres et de la valeur rédemptrice de la souffrance : le travail étant souffrance et produisant une œuvre, il acquiert donc lui aussi ce caractère rédempteur). Puis, le travail est devenu une vertu (couvrant toutes les vertus) et finalement ce qui donne un sens à la vie. U y a donc une inversion totale par rapport à ce qui originairement était chrétien. Et l’on peut suivre en détail les étapes de cette mutation à l’intérieur du christianisme5 partant d’un travail limité et aboutissant à un travail illimité, absolu. Bibliquement, le travail est strictement limité (par le texte du Décalogue et par les indications de Jésus dans le Sermon sur la montagne). Or, par suite de l’évolution intrinsèque de la pensée chrétienne, on accède à une société où le travail est tout et recouvre toute la vie humaine.
12Nous rencontrons la même inversion à l’égard de la Nature, du monde dans lequel l’homme se trouve placé. Il y est mis, nous dit la Genèse, à la fois comme le répondant de Dieu, le lieu-tenant de Dieu, surtout celui qui est chargé de porter à Dieu l’amour de la création, et à la fois comme une sorte de gérant ; la création lui est remise pour la tenir en ordre et la développer harmonieusement. Du fait de la rupture avec Dieu, le premier rôle disparaît, mais non pas le second. D’innombrables textes de l’Ancien Testament nous rappellent le respect que l’homme doit à la nature. Ainsi dans le Lévitique, l’ordre exprès de ne pas s’attaquer aux arbres, quand on est en guerre, sur le territoire ennemi. Ainsi l’ordre de laisser reposer la terre, pendant l’année sabbatique, non pas du tout comme mesure agricole, mais à partir du double fondement que la terre, comme toute réalité vivante, a droit à son repos, a droit à être respectée et préservée, et aussi à titre d’épreuve de la foi, car durant cette année, il ne faudra compter que sur Dieu pour être nourri ; c’est le test de la confiance concrétisée en Dieu qui doit amener l’homme à attendre de lui la nourriture alors qu’il donne du repos à sa terre. De même encore, Job, lorsqu’il fait l’inventaire de sa vie, et plaide son innocence devant Dieu dit expressément que l’on ne peut pas lui reprocher d’avoir manqué d’égards envers sa terre, qu’il ne lui a pas fait rendre plus qu’elle ne pouvait, qu’il ne l’a pas exploitée à l’extrême, etc... Et voici qu’à l’encontre de ceci, dans le monde chrétien, on s’est mis à exploiter cette terre sans aucun égard. Tout le monde fait remonter cela au fait de la désacralisation du monde par le christianisme. Les dieux n’habitent plus la terre, donc on peut en faire ce que l’on veut. Elle n’est rien de plus qu’un objet à notre disposition, il n’y a rien de sacré, rien de mystérieux dans la nature, nous pouvons donc l’exploiter, l’user et la dégrader, ce ne sont que des choses périssables... Nous voyons ici apparaître certainement un fil conducteur que nous reprendrons : le christianisme séparé de la foi en Dieu, subsistant comme croyance laïque, a des effets négatifs.
13Enfin dans cette longue, et pourtant sommaire analyse de la subversion du christianisme, je citerai encore deux cas. Il est certain que Jésus a totalement déritualisé la foi en Dieu. Il a éliminé les ordonnancements religieux, les cérémonies, les rites... Or, nous voyons reparaître dans l’Eglise une énorme superstructure de rites et de liturgies, qui voilent progressivement la présence du Christ et l’orientation générale qui était donnée à la foi par Jésus. Et, dernier thème, qui cependant mériterait de longs développements, il est évident que le pouvoir politique n’est pas bibliquement doté d’une connotation positive. Nous l’avons montré souvent6, aussi bien la Royauté en Israël dont les débuts sont contraires à la volonté de Dieu, l’attitude de souverain mépris pour le politique par Jésus (l’épisode des statères, le « Rendez à César », la déclaration « Tu n’aurais aucun pouvoir »... généralement comprise par contresens), les textes essentiels de l’Apocalypse. Tout montre que les Juifs se méfiaient de tout pouvoir politique, et que les premiers chrétiens y étaient résolument hostiles (ils étaient d’ailleurs jusqu’au IVe siècle objecteurs de conscience et même refusaient d’entrer dans l’administration impériale). Il n’y a que deux textes principaux qui donnent une connotation positive, dont l’un, celui de l’épitre de Pierre, est très ambigu et peut vouloir dire le contraire de ce qui est apparent, et l’autre bien sûr, Romains XIII, I : « Il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu ». Que l’on a fâcheusement traduit en latin par une expression positive Omnis potestas a Deo. Et pour cette seule formule, on va construire une théorie de légitimation du pouvoir politique, de la Royauté, puis de l’Etat. Ici, il y a responsabilité directe des théologiens et de l’Eglise, qui, au lieu de prendre l’ensemble des textes et d’en tirer une compréhension de tout le message biblique sur le pouvoir, ont pris le seul texte donnant au pouvoir politique une origine divine (au lieu d’être un mal nécessaire) et ont construit à partir de là une théorie du pouvoir qui a été le fondement de l’Etat moderne, puis de l’Etat-Nation. Il y a encore eu sur ce plan une perversion radicale de ce que disait la Bible. Jamais auparavant le pouvoir politique n’avait eu une telle puissance, une telle légitimité, par conséquent une telle possibilité de grandir à l’infini. Ainsi se trouve encore exactement inversé le projet divin. L’Union des chrétiens devait être uniquement une société fraternelle, aussi bien dans l’Eglise (sans hiérarchie) que dans les relations non « religieuses », dans les relations sociales, et cela donne en fin de compte une Eglise dominatrice, autoritaire et hiérarchisée, et un Etat total, absolu, illimité. Or, les deux sont effectivement issus du christianisme. Après ces exemples, cet espèce d’inventaire, on ne peut qu’être saisi à la gorge : pourquoi en a-t-il été ainsi ? Pourquoi l’homme a-t-il produit cette société occidentale en même temps fondée sur le christianisme, et dans ses résultats manifestant exactement le contraire ? Comment une pareille perversion a-t-elle pu se produire ? Comment a-t-on pu se croire justifié par Dieu dans une telle entreprise ? C’est la question la plus profonde qui soit, en présence des résultats actuels de notre société. Je ne prétends pas y répondre. La réponse se situe assurément à une profondeur que je ne saurais atteindre. Mais on peut livrer quelques hypothèses, quelques esquisses.
II
14D’après le dernier exemple choisi, on peut avoir la tentation de tout faire remonter aux théologiens, aux philosophes chrétiens. Ils ont mal interprété la Bible, ils ont tiré des conséquences inverses de l’intention du texte et l’erreur d’aiguillage vient de là. Bien entendu, il ne faut pas négliger ce fait, mais il ne faut pas le majorer non plus. Il est certain que les théologiens vont chercher à légitimer le pouvoir impérial à partir du moment de la conversion de Constantin. Puisque l’Empereur est devenu chrétien, il faut donc qu’il soit légitimé devant Dieu, et s’il est légitime, il faut donc que son pouvoir soit fondé sur la volonté même de Dieu. On a choisi le seul texte qui le laissait entendre, et l’on a construit une théologie de l’Etat, conduisant à faire de l’Empereur le représentant même de Dieu sur terre. Puis à lui attribuer des pouvoirs même en matière spirituelle et théologique. Enfin à le qualifier d’« Evêque de l’extérieur », et à le charger par exemple de la conversion des infidèles. La réciproque était l’obéissance absolue des sujets, la sommission indiscutée. Comme chaque fois qu’un pouvoir politique assume en même temps la fonction religieuse. Tout ce cheminement est bien connu, et l’on connaît les désastres de « l’Augustinisme politique » (non pas la pensée même de saint Augustin !). On pourrait reprendre ce modèle pour d’autres questions : il est certain que l’élaboration des rites, que le caractère religieux attribué à la foi chrétienne, son inscription dans les grands courants religieux, l’apparition de notions totalement étrangères à la Bible, comme le Purgatoire7, l’intercession des Saints, la multiplication des intercesseurs, tout cela a une origine sans aucune doute théologique. Ce sont les chefs d’Eglise et les théologiens qui sont au point de départ. Mais il faut alors faire ici une remarque essentielle : quand on essaie de remonter la filière d’une telle déviation, on s’aperçoit que, à l’origine, au moment où la divergence n’a pas encore eu lieu, il y a toujours une observation juste, une compréhension juste du texte biblique, il y a une expression valable de la foi, mais souvent insuffisamment claire et contenant le germe de la déviation (ainsi pour la symbolique de la messe, pour les libri idiotarum, l’honneur donné aux martyrs, et pour la médiation des saints, ainsi également pour le Purgatoire). Or sitôt qu’il y avait une possible dérive, l’étonnant c’est qu’elle s’est inévitablement produite. Autrement dit, lorsque dans la théologie ou la catéchèse ou la pratique de l’Eglise, il y avait dans les quatre ou cinq premiers siècles une expression juste de la Révélation de Dieu, mais avec une parcelle d’erreur, un fragment d’ambiguïté, une scorie de laxisme ou de syncrétisme, c’est toujours cela qui a fini par l’emporter, par grandir de façon surprenante, par corrompre le tout et devenir l’évidence à laquelle se sont rangés les fidèles, qu’ils ont adoptée comme la vérité de Dieu. Nous sommes manifestement là en présence de l’accomplissement de la prophétie de Jésus selon laquelle un fragment de mal peut corrompre le tout (au sujet du levain des pharisiens).
15Mais par ailleurs nous ne pouvons-nous satisfaire de cette explication selon laquelle c’est une erreur théologique, même minime, qui serait à l’origine de toutes les déviations, perversions et finalement de la subversion totale que nous avons constatée. De toute évidence d’abord, même dans des domaines où l’Eglise est restée parfaitement fidèle, où les théologiens ont été justes et rigoureux, cependant il y a eu aussi cette subversion, il y a eu pratique du peuple d’abord chrétien puis déchristianisé, allant exactement à l’encontre de ce que la Révélation de Dieu enseignait, et cela sur la base, sur le fondement même de la parole de l’Eglise ! Par ailleurs, nous ne pouvons plus aujourd’hui en rester à un idéalisme pur, considérant que les conduites et la façon de vivre dépendent uniquement des idées. Que lorsqu’il y a erreur dans la vie, cela vient d’une hérésie ou d’une fausse philosophie. Cet idéalisme est impossible, mais surtout il ne peut être unilatéral. C’est-à-dire que tout phénomène humain a des origines complexes, il n’y a jamais une cause, et il est aussi faux de prétendre que tout provient de l’économique, ou encore que tout se résout dans des rapports de puissance, que de tout ramener à la pensée, à la philosophie. Chaque orientation humaine se situe dans une constellation de facteurs, et nous pouvons seulement situer, non expliquer de façon causale, nous pouvons seulement constater des convergences, des contingences, des corrélations, et de là établir pour nous une interprétation, pas au-delà. L’étrange événement historique, spirituel, que nous avons essayé de mettre en lumière est incroyablement complexe. Il suppose sans doute des raisons spirituelles (au sens le plus fort), des substructures inconscientes, des superstructures politico-sociologiques, des rapports économiques, des évolutions intellectuelles. Nous ne pourrons ici tout envisager.
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16Et tout de suite, j’annonce que je laisserai de côté deux ordres de facteurs. L’un, le spirituel. L’autre, le psychanalytique, le jeu de l’inconscient. Le premier parce qu’en réalité on peut difficilement en parler. Je puis dire qu’en dernière analyse, cette subversion de la révélation est l’expression achevée de l’action du démon, du diable, du Satan, du Prince de ce monde, de l’œuvre de la mort (anti-création), de la puissance du Mensonge... Je le crois profondément. Lorsque Jésus nous dit qu’il voyait Satan tomber du ciel comme un éclair, cela veut dire que Satan est sur la terre et que son activité s’adresse d’abord, par excellence, à ce qui doit assurer la réconciliation entre Dieu et l’homme, à ce qui donne la vérité, lumière et possibilité de vivre à l’homme. C’est-à-dire à tout ce qui est issu de Jésus-Christ. On peut dire que dans les formes collectives et extérieures du christianisme, il a parfaitement réussi. Et ceci concorde avec ce que Jésus reconnaît parfaitement, à savoir que Satan est le Prince de ce monde. Les Royaumes de la terre lui appartiennent et par conséquent lorsque, et chaque fois que, les chrétiens essaient de former un royaume de la terre, quand ils s’enracinent, quand ils cessent d’être « étrangers et voyageurs », ils tombent exactement à l’intérieur de la mouvance8 de Satan. Enfin, le Prince du Mensonge. Mais le mensonge n’est lui-même que par rapport à la vérité. On commet généralement l’erreur de croire que le mensonge se situe par rapport à la réalité des faits (un enfant qui ment, lorsqu’il nie avoir pris le pot de confiture, alors qu’il l’a pris). Il y a deux ordres. Celui de l’exactitude (qui est l’expression correcte des faits) et celui de la vérité, qui suppose la question du Sens ou de la Valeur. Incidemment, soulignons que le drame dans les sociétés totalitaires modernes est précisément cette confusion qui apparaît de façon tragique dans les enquêtes policières concernant les activités, par exemple, jugées hostiles à l’Etat et à la société communiste : sur la base de la découverte des conduites, on veut faire avouer le mensonge relatif à la vérité. Expérience tragique de tous ceux qui n’ont objectivement rien à se reprocher, mais que l’on conduit progressivement à se nier eux-mêmes à la mesure d’une vérité au sujet de laquelle ils ne peuvent rien dire, et par conséquent qu’ils ont nécessairement trahie. C’est le témoignage aussi bien de Zéro et l’Infini, de l’Aveu (de London), de la Dernière mort de Ramon Mercader (Semprun), de Zinoviev, de Dimitriu... Mais le mensonge ultime nous est bibliquement présenté comme celui qui se rapporte à Jésus-Christ. Et c’est le mensonge alors qui pénètre dans le corps du Christ lui-même ; telle est la perversion absolue contre laquelle le Christ nous a mis en garde, et le christianisme a succombé à cette action du mensonge essentiel. Mais il ne faut pas se satisfaire de « l’explication spirituelle », car en soi elle est vraie mais elle n’est pas une explication ! Une fois que nous avond dit cela, il n’y a plus qu’un recours et nous risquons de rejeter la « faute » sur cet ennemi sans voir nos responsabilités. D’ailleurs, cette action du Satan ou du Prince du mensonge ne peut être menée que dans des formes parfaitement concrètes, pratiques, décelables, analysables. Ce n’est jamais une sorte de mystérieuse influence obscure, souterraine, et inconnaissable. Bien au contraire : cette action spirituelle est toujours inscrite dans un concret que nous pouvons reconnaître. Ce que nous tenterons rapidement.
17Mais l’autre ordre de facteur qu’il ne m’est pas possible d’étudier ici, est celui qui ressortit à l’étude de l’inconscient, individuel ou collectif, et ici en sachant que cette réalité a sans aucun doute joué un très grand rôle, je ne puis que me borner à reconnaître mon incompétence et à laisser le champ ouvert à ceux qui sauront combler cette lacune !
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18Ceci dit, il me semble qu’il y a un certain nombre de facteurs compréhensibles, qui ont tous joué dans le même sens et qui ont abouti à cette monumentale subversion. Je ne puis assurément ici que me borner à les passer en revue très rapidement. Il y a eu sans doute l’alliance avec les pouvoirs. Pas seulement au moment de la reconnaissance officielle de l’Eglise par Constantin, pas seulement le « constantinisme » qui s’est perpétué, mais une alliance voulue par les chrétiens et l’Eglise avec tout ce qui représentait un pouvoir dans le monde. En réalité, cela reposait sur la conviction que grâce à la puissance du Saint Esprit, les pouvoirs du monde seraient conquis et mis au service de l’Evangile, de l’Eglise, de la Mission, Il fallait utiliser ces forces pour le bien de l’Evangélisation. Il en était ainsi de la richesse, de la reconnaissance des autorités diverses, qui seraient formellement mises au service de l’Eglise. Mais il s’est produit l’inverse, à savoir que c’est l’Eglise et la Mission qui ont été pénétrées par le pouvoir et qui ont été totalement détournées de leur vérité par la corruption du pouvoir. Lorsque Jésus dit que son royaume n’est pas de ce monde, il dit clairement ce qu’il veut dire. Il ne légitime aucun royaume de ce monde (même si le Prince est chrétien) et met en garde contre toute recherche d’une autre autorité que celle du Saint-Esprit.
19Or, la réciproque avait joué, et c’est un second ordre de facteurs. La prédication évangélique était essentiellement subversive, l’ensemble des forces du corps social mis en danger par elle s’est retourné de façon à intégrer cette puissance de négation, de mise en question, l’a absorbée en se travestissant lui-même de telle façon que les chrétiens ont pu croire à une mutation de la société. Mais en réalité, c’était une apparence, voilant une persistance de la force d’assimilation d’une société qui voulait persévérer dans l’être. En réalité, les groupes de la société qui ont adhéré massivement au christianisme (élites politiques, sociales, intellectuelles) ont apporté avec elles un rituel social exactement inverse de ce qui était annoncé par Jésus, disons, pour simplifier, un esprit juridique (romain), une interprétation philosophique du monde (grecque), une méthode d’action (politique) et un ensemble d’intérêts. Au fond, on pourrait schématiser en disant que ce corps social qui a été effectivement mis en danger par la diffusion d’une foi aboutissant à un certain anarchisme, à un refus d’intérêt pour les choses de ce monde (administration, commerce etc...), la promotion d’un nouveau, différent, mode d’être ensemble, a réagi pour se défendre et a absorbé le corps étranger en le faisant servir à ses propres fins. Par-là, progressivement l’Eglise a été conduite à la reconnaissance de l’adaptation nécessaire de la vérité de Jésus-Christ à des cultures différentes. Elle a refusé d’entrer ouvertement en guerre contre les tendances religieuses, intellectuelles, sociales de l’Empire, elle a abandonné le radicalisme de Jésus et des prophètes, elle a adapté selon les cultures diverses le message, c’est-à-dire qu’elle a modifié le contenu de la Parole qui lui était confiée pour l’adapter aux formes diverses du monde où elle se répandait. Ce fut le triomphe du signifiant sur le signifié.
20Et l’on constate alors dès le IVe siècle ce que certains ont qualifié de paganisation de l’Eglise. Elle a adopté des coutumes et des croyances étrangères à l’Evangile. Elle a été affrontée à la dure question de savoir si oui ou non la vie politique et sociale était légitime, et séduite, environnée, pénétrée par une sorte de cinquième colonne, elle l’a finalement légitimée. Elle a transformé le culte païen de l’Empereur en un véritable « culte » chrétien. A Byzance essentiellement. Elle a fait entrer en elle des croyances populaires, elle a repris des mythes païens et les a christianisés, comme elle expropriait les temples païens pour en faire des églises, mais, ce faisant, elle ne réalisait absolument pas que le résultat secret mais véritable était la ruine de la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Et comme, par ailleurs, cette Eglise avait fortement le sentiment de détruire la seule et unique vérité, qu’elle avait une sorte d’obsession de l’Unité, Unité spirituelle qui devait correspondre à l’unité visible de l’Empire, elle ne tolérait plus la diversité des expressions de la foi. Il fallait tout ramener à l’Unité (d’où la persécution des hérétiques) et elle devait en même temps absorber tout ce qui paraissait intellectuellement ou religieusement valable ou important dans les sociétés passées, d’où la tendance au syncrétisme, qui a commencé au IIIe siècle et qui n’a pas cessé jusqu’à aujourd’hui, dans toutes les Eglises. L’idéal fut de faire la synthèse entre le christianisme et ce qui lui était sinon ennemi, du moins étranger. Ce sont ces divers chemins qui ont progressivement conduit l’Eglise et les chrétiens à valider exactement l’inverse de ce qui était révélé par Dieu et de l’impulsion donnée par Jésus-Christ. Or, le drame fut le suivant : on ne pouvait pas totalement évacuer ce que Jésus avait dit et fait. Il avait apporté un certain nombre de modèles qui comportaient des conséquences. Il avait apporté par exemple une liberté nouvelle, un amour nouveau, une expression de la vérité... et il s’est alors passé un fait étrange : un certain nombre d’effets, de conséquences, de modalités de cette foi chrétienne ont subsisté alors que la substance de la foi avait en elle-même disparu, avait été totalement adultérée. Ainsi une nouvelle morale naissait, ne reposant plus sur rien, nue nouvelle conception de la relation entre le pouvoir et les sujets, la mise en œuvre d’exploitation de la nature, une nouvelle relation entre le Roi et Dieu, la volonté de parcourir le monde pour connaître et convertir, etc... si bien qu’à longue échéance on a pu dire que par exemple la laïcité de l’Etat, la démocratie ou bien le socialisme sont les expressions normales du christianisme. Mais d’un christianisme qui n’avait plus aucune relation avec Jésus-Christ, et avec Dieu. Feuerbach a parfaitement bien explicité cela. Mais il faut se rendre compte que c’est exactement cette contradiction entre les conséquences de la foi en Jésus-Christ subsistant, laïcisées, et la perte de la foi elle-même qui me paraît être la clé d’un grand nombre des événements et des mouvements du monde occidental depuis 1.500 ans.
21Ces développements peuvent paraître fort éloignés de la question posée au sujet de l’homme. Il me semble au contraire que de la contradiction entre l’intention première du christianisme et ses résultats historiques, on peut tirer, je dirais par réfraction, non pas une réponse à la question posée, mais une autre question assez éclairante : « Qui est-ce qui a pu en l’homme produire cette subversion, cet échec ? » Nous approchons très près ici du « noyau » humain. Quand cet homme récuse et pervertit ce qui d’une part aurait pu fonder à nouveau l’homme en tant qu’humain, et en même temps aurait pu l’expliciter complètement en faisant paraître au jour sa vérité. Mais nous échappons à : « Qu’est-ce que l’homme ? » pour entrer dans : « Qui est donc cet homme-là ? ».
Notes de bas de page
1 J’ai longuement analysé cette option dans : La Parole humiliée, 1980.
2 Je précise bien ici que je ne vise nullement l’Eglise catholique, mais toutes les Eglises : ce fut aussi bien le sort de l’Eglise orthodoxe et de l’Eglise Réformée...
3 Article paru en 1981 sous le titre : La désacralisation par le christianisme et la sacralisation du christianisme lui-même.
4 Cf. la parole humiliée, 1980.
5 Cf. no spécial de la Revue Foi et Vie sur le travail, octobre 1979.
6 Cf. J. ELLUL, La conception du pouvoir royal en Israël, in Mélanges Brettes, 1972 ; Les chrétiens et l’Etat, 1974 ; Anarchisme et Christianisme, 1976.
7 Cf. J. LE GOFF, La Naissance du Purgatoire, 1981.
8 A propos de ce terme je me permets de signaler un contresens généralisé : on emploie « mouvance » pour désigner ce qui est en mouvement, alors que c’est un terme de droit féodal qui veut dire « être sous la domination féodale d’un Seigneur supérieur ».
Auteur
Professeur à l’Université de Bordeaux I, L’étrange subversion du Christianisme.
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