Droits de l’« Homme » ?
À propos de Claude Lefort
p. 263-274
Texte intégral
1Dans un article intitulé « Droits de l’homme et politique »1, article consacré au thème d’une des rencontres organisées par la revue Esprit, « Les droits de l’homme sont-ils une politique ? » Cl. Lefort tient tout d’abord à faire remarquer que « la question mérite d’être posée ». Mais, ajoute l’auteur, « à nos yeux, elle en appelle une seconde : les droits de l’homme relèvent-ils ou non du domaine du politique ? Encore devrait-on les rapporter toutes deux à une troisième, logiquement première : sommes-nous fondés à parler de droits de l’homme et qu’entendons-nous par-là ? Si nous jugeons qu’il y a des droits inhérents à la nature humaine, pouvons-nous faire l’économie d’une définition de ce qui est le propre de l’homme ? Il est vrai qu’aborder de front cette dernière ou première question serait plus que téméraire. Non seulement, nous courrions le risque de nous engager dans une réflexion qui ferait perdre de vue le propos initial, mais la réponse se déroberait sans doute. Le fait est qu’un des penseurs les plus pénétrants de notre temps, Léo Strauss, a posé de précieux jalons pour une telle réflexion sans s’aventurer jusqu’à conclure. De son livre « Droit naturel et histoire », nous pouvons tirer l’enseignement que la question de la nature de l’homme n’a nullement été tranchée du fait de l’abandon des prémisses de la pensée classique, qu’elle n’a cessé de hanter la pensée moderne et qu’elle s’approfondit sous l’effet des contradictions engendrées par la science positive et l’historicisme. Cet enseignement n’est pas rien, certes, mais il laisse dans l’incertitude... Et pourtant, s’il faut renoncer à une interrogation trop exigeante, le danger serait de s’en retrancher entièrement. La question qui nous occupe s’avilirait ; il ne s’agirait plus que de demander si l’on peut exploiter l’idée des droits de l’homme, les revendications qui s’en inspirent, pour mobiliser les énergies collectives et les convertir en une force susceptible de se mesurer à d’autres forces dans ce que l’on appelle l’arène politique. Nous raisonnerions en terme d’utilité, quand bien même nous invoquerions le noble motif de la résistance à l’oppression.
2Comment donc écarter les facilités du pragmatisme, sans céder au vertige du doute philosophique ? La bonne manière d’ouvrir la voie, nous semble-t-il, est de partir de la seconde question. Celle-ci est en effet à la charnière des deux autres. On ne peut rien dire de rigoureux sur une politique des droits de l’homme, tant qu’on n’a pas examiné si ces droits ont une signification proprement politique et l’on ne peut rien avancer sur la nature du politique qui ne mette en jeu une idée de l’existence, ou ce qui revient au même, de la coexistence humaine »2.
3Le lecteur nous pardonnera cette longue citation. Mais elle articule un changement de méthode dans la réflexion politique, qui mérite, croyons-nous, d’être interrogé.
4Ce changement de méthode, on peut en première instance le désigner comme résidant dans une simple subversion de la logique des trois premières questions soulevées dans le texte que nous venons de citer. Cette logique qui relève de toute une tradition, celle du droit naturel classique et moderne, nous conduit, dit l’auteur, au vertige du doute philosophique. Aussi plutôt que d’y céder et de tenter une herméneutique de l’humaine nature — herméneutique instruite des contradictions engendrées par la science positive et l’historicisme, sans parler de l’enseignement des sciences humaines —, mieux vaut tenter de dégager tout d’abord la signification politique des droits dits de l’homme. Ce n’est qu’au moment où cette signification sera dégagée qu’on pourra se prononcer sur la question de savoir si ces droits sont une politique, étant entendu que la réponse à cette question implique la mise en jeu d’une « idée de l’existence, ou, ce qui revient au même, de la coexistence humaine ».
5Concernant cette subversion de la logique des questions prises en charge par la réflexion politique traditionnelle (réflexion faisant reposer la question de ce qui peut être au principe de l’intégration heureuse des individus dans le tout qu’est l’Etat et des modalités de cette intégration sur la question de ce qui revient en propre à l’être humain), la première chose à souligner, croyons-nous, c’est qu’elle a, pour notre auteur, des arcanes philosophiques plus profondes que celles du doute ou de l’incertitude auxquels conduisent les investigations du droit naturel classique et moderne, voire la mise en cause de ces dernières par la science positive et l’historicisme.
6De ces arcanes philosophiques plus profondes, un extrait de la préface d’un recueil d’articles antérieurs à celui qui nous préoccupe, Les formes de l’histoire, peut notamment nous instruire. De Merleau-Ponty, nous y dit l’auteur, nous avons « tôt appris qu’il n’est pas moins vain de vouloir trouver dans un supposé réel l’origine de la connaissance et du langage que dans un ordre supposé des idées le principe de la genèse du monde réel. (...) Le point de vue de la nature et celui de la conscience supposent l’occupation d’un lieu imaginaire, d’où les choses se dévoileraient telles qu’elles sont à un observateur qui ne serait rien, n’aurait pas à prendre en charge le fait qu’il existe et le fait qu’il pense — qu’il existe ici et maintenant, et qu’il pense toujours à partir d’un déjà-pensé »3.
7Adopter les points de vue de la nature et de la conscience, c’est oublier que c’est toujours dans la pensée qu’on pense et que l’histoire se déroule, non pas en fonction d’une positivité — que cette positivité soit la nature, un sujet transcendantal ou le devenir de l’esprit —, mais en fonction d’une réponse à un toujours déjà pensé, réponse dont la créativité ne peut être approchée qu’à en mesurer les effets, la différence qu’elle instaure et cela même que, dans un écart immaîtrisable, elle donne à penser.
8Cette épreuve de la circularité de la pensée, jusques et y compris de la pensée spéculative, épreuve qui, comme tient à le souligner CI. Lefort, est aussi celle « d’une indétermination constante et délibérée »4, commande à notre avis — et plus fondamentalement que l’incertitude à laquelle nous confronte la tradition du droit naturel classique et moderne — l’abandon de la question qui y est logiquement première : « Sommes-nous fondés à parler des droits de l’homme ? ».
9Assumer cette question requérant une définition de l’humaine nature, c’est demeurer dans l’illusion de la possibilité d’une « pensée de survol » selon les termes de Merleau-Ponty5, ou courir le risque de se maintenir dans les points de vue de la nature et de la conscience avec la tradition du droit naturel classique et moderne.
10De plus, courir ce risque équivaut à s’engager dans l’œuvre de l’idéologie, s’il est vrai que. le propre de cette dernière, comme le donne à entendre Cl. Lefort, est entre autres de convertir « les repères symboliques en déterminations naturelles »6 ; en effet, d’une manière générale et comme le précise encore notre auteur, le propre de l’idéologie est de rechercher ce qui « ne peut être atteint » : « un au-delà du social, (...) une certitude sur le social comme tel »7, c’est-à-dire un référent aux institutions qui y sont produites, référent destiné à en occulter — à l’instar de la transcendance des idées de Liberté ou d’Egalité dans l’idéologie bourgeoise — l’indétermination originaire et le caractère contingent8.
11Ainsi, face à l’institution que représentent les droits de l’homme, la pensée spéculative n’a pas à ancrer cette institution dans l’humaine nature ni à lui chercher un référent « dont la perte est justement à l’origine de l’idéologie »9. Ce sont les effets pratiques de cette institution que la pensée spéculative a à interroger ou à essayer de repérer.
12Ces effets sont décrits par Cl. Lefort dans la plupart de ses travaux et dans l’article qui retient notre attention ; pour l’essentiel et d’une manière schématique, ils dont doubles. Avec l’institution, que représentent les droits de l’homme, il est à noter tout d’abord, pour l’auteur, que le droit se trouve ramené à un fondement « qui, en dépit de sa dénomination, est sans figure, se donne comme intérieur à lui et, en ceci, se dérobe à tout pouvoir qui prétendrait s’en emparer — religieux ou mythique, monarchique ou populaire »10. De plus, ramené à un fondement qui est sans figure, il est à noter aussi que le droit se trouve, dans toutes les formulations qu’il peut recevoir, « voué au questionnement (...) à mesure que des volontés collectives ou, si l’on préfère, que des agents sociaux porteurs de revendications nouvelles mobilisent une force en opposition à celle qui tend à contenir les effets des droits reconnus »11.
13Ces effets pratiques des principes sur lesquels repose l’Etat de droit moderne ou démocratique — effets laissant paraître au grand jour la division sociale et interdisant par là-même de rabattre l’institution de la société sur l’autorité, le pouvoir et le savoir d’un seul individu —, ne peuvent être qu’appuyés.
14Mais on peut se demander, au moins dans un premier moment, si ces effets permettent, non pas de justifier — car là n’est pas la préoccupation de notre auteur —, mais de défendre les principes sur lesquels repose l’Etat démocratique ?
15Certes, à comparer avec les effets qu’engendrent la ruine ou la négation de ces principes dans les Etats totalitaires, la question, à certains égards, ne se pose pas.
16Néanmoins, on peut se demander s’il a fallu attendre les aventures, disons, du léninisme et du stalinisme, pour découvrir les « privilèges » des principes démocratiques ? En d’autres termes, les effets des principes démocratiques sont-ils, comme le souligne notre auteur dans son commentaire sur « L’archipel du Goulag », une chose que « nous ne pouvons apprécier qu’en regard de systèmes dans lesquels l’autorité souveraine procède d’un unique foyer de puissance, d’ordonnance du monde et de connaissance »12 ? C’est-à dire une chose que nous ne pouvons apprécier qu’en regard des systèmes totalitaires, systèmes dans lesquels l’« unique foyer de puissance, d’ordonnance du monde et de connaissance » relève non pas d’une représentation mythique ou religieuse de l’organisation de la société, mais d’une représentation du Peuple-Un, d’une société transparente à elle-même, homogène, sans division ni indétermination13.
17A ces questions, nous croyons qu’une partie des considérations développées par Cl. Lefort dans Droits de l’homme et politique au sujet de la critique marxienne des principes démocratiques, permet d’apporter une réponse négative. En outre, ces considérations permettent d’interroger l’« idée de l’Homme »14 ou de la « coexistence humaine » mise en jeu, selon l’auteur, dans les effets pratiques des principes démocratiques.
18Si Marx n’est pas parvenu à saisir la portée pratique des principes démocratiques, ou s’il n’a vu dans ces derniers que l’expression des « droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’individu égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la collectivité »15, c’est, selon Cl. Lefort, parce que Marx s’est laissé « faire prisonnier de la version idéologique des droits (de l’homme) »16. De plus, si Marx s’est laissé « emprisonner » par la version idéologique des droits de l’homme et si, par là-même, il n’a pu voir en eux que l’institution des droits de l’individu « limité à lui-même »17, et non « le bouleversement qu’ils apportent dans la vie sociale »18 et dans son organisation, c’est parce que, toujours selon Cl. Lefort, l’idée sur laquelle Marx fonde sa critique des principes démocratiques, à savoir l’idée de la vie générique ou de l’être générique, l’a placé dans « les horizons d’une théorie de la société où se trouvent abolies la dimension du pouvoir et, avec celle-ci, la dimension de la loi et celle du savoir »19. L’idée de la vie ou de l’être génériques sous laquelle, selon Marx, il nous faut entendre que la vraie nature de l’être humain est celle d’une sociabilité naturelle et immédiate20, cette idée nous oblige à penser l’émancipation humaine comme résidant dans la suppression de l’Etat. Ce n’est, dit Marx dans la Question juive, qu’au moment où l’être humain « a reconnu et organisé ses “forces propres” comme forces sociales, et par suite ne sépare plus de soi la force sociale sous la forme de la force politique, (...) que l’émancipation humaine est consommée »21. Et comme y insiste Cl. Lefort, c’est cette vision de l’émancipation humaine commandée par l’idée de l’être ou de la vie génériques qui a rendu illisibles à Marx les effets pratiques de la révolution démocratique, comme d’ailleurs elle lui a rendu illisibles les articles de la Déclaration des droits de l’homme qui proclament le droit à la différence ou à la possibilité d’une « altérité dans le social »22, articles tels ceux portant sur la liberté de croyance, de communication de pensée et d’opinion23.
19Loin de voir que ces articles affirment l’« indépendance de la pensée (et) de l’opinion en regard du pouvoir »24, Marx, obsédé par son schéma de la révolution bourgeoise »25 et, plus fondamentalement, par l’idée de la vie ou de l’être génériques, n’y a vu que « la représentation de l’opinion comme propriété privée de l’individu comme individu pensant »26.
20Ces remarques sur l’aveuglement de Marx à l’endroit de la portée, non pas réelle ou empirique, mais pratique (ou symbolique) des principes sur lesquels repose l’Etat démocratique sont importantes pour notre propos.
21La première chose qu’elles révèlent, nous semble-t-il, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’attendre l’avènement effectif du totalitarisme pour « apprécier » les effets pratiques des principes démocratiques.
22En effet, si l’idée de l’être ou de la vie génériques permet d’expliquer le « rejet »27 du politique chez Marx et, dans sa critique des principes démocratiques, la méconnaissance de leur dimension pratique, il y a aussi qu’à défendre cette idée, l’effacement de la division sociale qui caractérise le phénomène du totalitarisme est prévisible. Reconnaître et organiser ses « forces propres » comme forces sociales et ne plus séparer de soi la force sociale sous la forme de la force politique, c’est non seulement sortir de l’aliénation que représente l’Etat pour Marx, mais incorporer ce dernier, ce qui est de rigueur dans le phénomène du totalitarisme, pour ne pas dire au principe de la représentation du Peuple-Un sur laquelle il repose.
23De plus, à défendre l’idée de l’être et de la vie génériques ou l’immanence de la société, l’effacement de la division sociale qui caractérise le phénomène du totalitarisme est non seulement prévisible, mais légitime. Ainsi, nous dit Cl. Lefort, dans les Etats socialistes, « ce ne sont pas des droits individuels qui se trouvent violés, quand les hommes sont condamnés pour délit d’opinion. Et il ne s’agit ni d’erreurs ni de fautes ni d’atteintes accidentelles à la légalité qui relèveraient d’un exercice défectueux du pouvoir. Ces événements témoignent d’un mode de constitution de la société, de la spécificité de son système politique. La vocation du pouvoir totalitaire est, en effet, de ramener à son pôle la pensée, la parole publiques, d’encercler l’espace public — objectif certes impossible à atteindre et vers lequel il ne fait que tendre — pour le convertir en son espace privé : cet espace qui coïnciderait idéalement avec le « corps » du peuple soviétique et qui lui appartiendrait en propre, en même temps qu’il en définirait la loi d’organisation »28.
24L’Immanence de la société que développe l’idée de l’être ou de la vie génériques interdit d’accueillir tout ce qui pourrait se présenter comme le signe d’une quelconque extériorité des « forces personnelles » par rapport aux forces sociales, ou comme le signe d’une quelconque différence.
25Ainsi, à comparer simplement les effets des principes démocratiques et les effets de leur négation dans le totalitarisme, on part trop tard.
26La division sociale que les principes démocratiques laissent paraître au grand jour est non seulement illisible au regard de l’idée de l’être ou de la vie génériques, mais inacceptable. Autrement dit, la vision de l’existence et de la coexistence humaines développée dans l’idée de l’être et de la vie génériques est incompatible avec fût-ce l’idée de l’existence et de la coexistence humaines mise en jeu dans les effets des principes démocratiques.
27D’où la nécessité, semble-t-il, de creuser cette idée ou d’accepter de prendre en charge — quelles qu’en soient les difficultés — la question de ce qui est constitutif de l’humaine nature.
28S’y refuser au nom de « ce qui ne peut être atteint : un au-delà du social » ou un référent aux institutions qui y sont produites, n’est pas sans conséquences.
29A laisser « sans figure » le fondement des principes démocratiques, on peut tout d’abord se demander si on ne risque pas de favoriser le relais de l’éthique par la politique, ou de formaliser le lieu à partir duquel les droits institués au nom des droits de l’homme peuvent être mis en question.
30En outre, si les principes démocratiques ne peuvent recevoir aucun référent, ou si tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’ils servent de référent à toute une série d’institutions politiques ou juridiques, on peut également se demander comment juger de la valeur de ces institutions, ou comment distinguer, comme notre auteur invite à l’apprendre, la revendication de droits nouveaux de ce qui n’est que satisfaction de l’intérêt29. En reprenant les termes de Léo Strauss à propos de la conception de la structure essentielle de la vie humaine dans l’historicisme, on pourrait dire que l’indétermination originaire du social et de l’historique a, pour Cl. Lefort, « la même prétention au trans-historique que n’importe quelle doctrine du droit naturel »30. Une telle indétermination interdit de dépasser les faits : d’où la difficulté de se prononcer sur la valeur des institutions développées au nom des droits de l’homme et sur la valeur des droits nouveaux qui s’en réclament.
31Enfin, s’il est interdit de dépasser les faits et de s’interroger d’une manière ponctuelle sur les fondements de l’organisation de la vie en société, la réflexion politique semble devoir se limiter à l’entreprise des sciences sociales, ou se cantonner dans les prétentions de la science positive. Quant à l’idée de l’existence qui se laisse dégager des différentes modalités d’organisation de la vie en société, on peut se demander si elle permet de sortir de l’idéologie bourgeoise, « hantée, comme le dit notre auteur, par la tautologie »31. En effet, dans l’hypothèse où les idées de l’idéologie bourgeoise, à savoir la propriété, la famille, etc... se rabattent, selon les termes de notre auteur, « sur le fait de la propriété ou de la famille »32, il semble bien que la division sociale que laissent apparaître les effets pratiques des principes démocratiques, soit le fait sur lequel se rabat l’idée de l’existence ou de la coexistence humaines mise en jeu dans la politique qu’engendrent ces principes. De plus, si le texte de l’idéologie bourgeoise, dans son souci de produire de l’intérieur du discours une vérité qui fixerait l’origine des faits et les transcenderait, s’écrit, comme y insiste notre auteur, en majuscules : la Propriété, la Famille, etc...33, on peut comprendre sans difficultés l’une des conclusions de l’article qui nous préoccupe, conclusion où l’auteur nous dit qu’avec l’avènement de la démocratie « s’érigent, pour la première fois, ou dans une lumière nouvelle, l’Etat, la Société, le Peuple, la Nation. Et l’on voudrait en chacune de ces formes concevoir pleinement le singulier, le défendre contre la menace de la division, rejeter tout ce qui le met en défaut comme symptôme de décomposition et de destruction, et puisque l’ouvrage de la division paraît se déchaîner dans la démocratie, on voudrait soit la juguler, soit se débarrasser d’elle. Mais Etat, Société, Peuple, Nation sont dans la démocratie des entités indéfinissables. Elles portent l’empreinte d’une idée de l’Homme (sic) qui ruine leur affirmation, idée apparemment dérisoire en regard des antagonismes qui déchirent le monde, mais en l’absence de laquelle la démocratie disparaîtrait ; et elles demeurent dans une perpétuelle dépendance de l’expression de droits rebelles à la raison d’Etat et à l’intérêt sacralisé de la Société, du Peuple et de la Nation »34.
32A l’instar de l’idéologie bourgeoise, c’est en majuscule que cette conclusion laisse paraître la vérité qui fixe l’origine du fait démocratique et le transcende, tout en étant sans cesse menacée. Toutefois, si l’on veut penser la réalité qui y est décrite et, entre autres, les rapports entre l’individu et l’Etat, cette conclusion exige, croyons-nous, qu’on accepte de désacraliser l’idée à partir de laquelle les droits rebelles à la raison d’Etat et à l’intérêt de la Société, du Peuple et de la Nation peuvent s’exprimer, ou, ce qui revient au même, qu’on accepte d’interroger, d’une manière ponctuelle, la portée éthique et politique des droits qui, dans l’état démocratique, prétendent la développer.
Notes de bas de page
1 In Libre, 1980, n. 7, pp. 3-42 ; cf. aussi le dernier ouvrage de Cl. LEFORT : L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, où cet article est repris, pp. 45-83.
Nous mentionnerons pour nos références au texte la pagination de la revue Libre et du recueil d’articles que constitue L’invention démocratique (I. D.).
2 In Libre, pp. 3-4 ; in I. D., pp. 4.5-46. C’est nous qui soulignons.
3 CI. LEFORT, Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 8.
4 Cl. LEFORT, Sur une colonne absente. Ecrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978, p. 31.
5 Cf. Les formes de l’histoire, p. 8.
6 Ibid., p. 292.
7 Ibid., p. 306.
8 Ibid., pp. 288 et ss.
9 Ibid., p. 306.
10 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 25 ; in I. D., p. 67. C’est nous qui soulignons.
11 Ibid.
12 Un homme en trop. Réflexions sur « L’archipel du Goulag », Paris, éd. du Seuil, 1976, p. 196.
13 Cf. ibid., eh. V, « L’idéologie de granit » ; les formes de l’histoire, pp. 309 et ss. ; L’invention démocratique, ch. II, « La logique totalitaire », et ch. V, « L’image du corps et le Totalitarisme » ; Droits de l’homme et politique in Libre, p. 11 ; in I. D., p. 53.
14 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 41 ; in I. D., p. 83.
15 La question juive, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 103.
16 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 14 ; in I. D., p. 56.
17 La question juive, p. 105.
18 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 14 ; in I. D., p. 56.
19 Ibid, in Libre, p. 20 ; in I. D., p. 62.
20 Cf. e.a. Economie et Philosophie in K. MARX, Œuvres, Economie II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1969, pp. 23 et ss. ; sur l’emprunt de l’idée de l’être ou de la vie génériques à Feueurbach, ses développements dans la pensée marxienne et la négation de l’Etat ou le retour au tribalisme qu’elle implique, cf. e.a. SEVE L., Une introduction à la philosophie marxiste, Paris, éd. sociales, 1980, pp. 104-105 ; 115-116 ; 215-218.
21 La question juive, p. 123.
22 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 18 ; in I. D., p. 60.
23 Articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 placée en tête de la Constitution de 1791. Cl. Lefort note que Marx ne commente pas ces articles dans le passage de La question juive consacré à l’examen des droits de l’homme et que cela mérite d’être remarqué pour appuyer la méconnaissance de la portée pratique des droits de l’homme chez Marx. Cf. ibid. in Libre, p. 15 ; in I. D., p. 57. Plus significatif, croyons-nous, de cette méconnaisance est le silence total de Marx au sujet du droit de la résistance à l’oppression. Pour éviter ce droit proclamé dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1791 comme étant un des quatre droits fondamentaux et, dans les articles 33 et 35 de la Déclaration de 1793, comme étant « la conséquence des autres droits de l’homme », voire « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », Marx ne cite dans La question juive que le début de l’article 2 de la Déclaration de 1791 ; « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et inprescriptibles de l’homme » (op. cit., p. 111) ; quant à l’énumération de ces droits, il la reprend à l’article 2 de la Déclaration de 1793. Dans cet article, les quatre droits fondamentaux sont, non pas comme dans l’article 2 de la Déclaration de 1791 « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression », mais, selon le souhait des Montagnards mettant l’égalité au premier rang des droits fondamentaux, « l’égalité, la liberté, la sûreté et la propriété ». Toutefois, dans la critique de ces droits, Marx suit l’ordre de l’article 2 de la Déclaration de 1791 où les deux premiers droits qu’il nous invite à envisager sont la liberté et la propriété. Ce n’est qu’à leur suite que Marx nous invite à considérer les droits à l’égalité et à la sûreté. Ce chassé-croisé entre les Déclarations de 1791 et 1793, avec le silence qu’il permet au sujet du droit de la résistance à l’oppression, est plus difficilement explicable dans la critique des droits fondamentaux de l’homme que le silence au sujet des droits à la liberté de croyance, de communication de pensées et d’opinions. Ce dernier silence d’ailleurs n’est que très relatif : Marx n’ignore pas les droits à la liberté de croyance, de communication de pensées et d’opinions dans La question juive. Ce qu’il ignore ou passe sous silence, c’est uniquement le droit de la résistance à l’oppression. Ce silence, il est difficile de le porter au compte d’un aveuglement de la pensée marxienne par la version idéologique des principes démocratiques. Faire du droit de la résistance à l’oppression un simple complément de la société bourgeoise ou un droit destiné à couvrir les intérêts de la classe dominante représente un exercice sophistique que Marx n’a pas entrepris. Ce droit qui, avec la sûreté ou la souveraineté de la loi, implique, sur le plan de l’organisation de la vie en société, la reconnaissance de chaque individu comme libre ou responsable et par là-même comme propriétaire de sa personne physique et morale, ne permet pas de concevoir l’Etat, ainsi que s’y emploie Marx, comme un simple rapport social ou comme le lieu par excellence de la domination d’une classe sur une autre. Mais cette remarque, introduisant dans la réflexion politique une médiation éthique, nous fait sortir de l’analyse entreprise par Cl. Lefort des principes démocratiques.
24 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 16 ; in I. D., p. 59.
25 Ibid. in Libre, p. 16 ; in I. D., p. 58.
26 Ibid.
27 Ibid. in Libre, p. 20 ; in I. D., p. 62.
28 Ibid. in Libre, p. 17 ; in I. D., p. 59.
29 Ibid. in Libre, p. 41 ; in I. D., p. 83.
30 Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, p. 39.
31 Les formes de l’histoire, p. 306.
32 Ibid., p. 305.
33 Ibid., p. 300.
34 Droits de l’homme et politique in Libre, p. 41 ; in I. D., pp. 82-83. C’est nous qui soulignons.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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