La vie politique comme relation asymétrique
p. 249-261
Texte intégral
1Plus que jamais, l’homme contemporain est devenu conscient du caractère politique de sa vie, ou du moins il se rend compte combien la politique imprègne toute son existence. Depuis J.-J. Rousseau, pour qui tous les malheurs des hommes sont imputables à la société et aux institutions, beaucoup de penseurs ont mis en lumière l’aspect politique des problèmes humains. L’intérêt croissant porté à cette problématique se manifeste aussi en théologie. Celle-ci, de par son origine, a pour objet la réalité divine. Mais, de nos jours, elle tend à délaisser la cité de Dieu au profit de celle des hommes. Ce déplacement du centre d’intérêt se manifeste sous la forme d’une « théologie politique », qui, chez quelques-uns de ses représentants, semble devoir absorber la théologie tout entière.
2Une première analyse montre que le phénomène politique tombe sous la catégorie de la relation « commandement-obéissance »1, autorité-soumission, décision-exécution. Même dans un système démocratique, on n’échappe pas à cette relation asymétrique. En effet, la démocratie concerne la manière dont l’autorité sera exercée et dont les décisions seront prises : elle est donc toute orientée à faire fonctionner le commandement, ce qui implique qu’il y a obéissance. La question qui s’impose au philosophe est dès lors celle-ci : comment cette relation asymétrique est-elle conciliable avec la liberté, l’autonomie et l’égalité (relation symétrique) requises par la dignité humaine ? L’homme libre n’obéit qu’à lui-même.
3Sans doute, cette relation asymétrique n’est pas le propre du domaine politique. Pensons, par exemple, aux rapports de professeur à élève, d’architecte à maçon, de parents à enfants, etc. Il y a donc différentes sortes de relations asymétriques. Chacune de ces relations renvoie à une réalité supérieure, qu’elle veut servir, et qui lui donne son sens. La politique vise la constitution d’une communauté (ou société) globale. Entre les groupes (ou les individus) qui forment un ensemble plus large, il faut une cohésion stable pour coordonner les différents aspects d’interaction. Grâce à cette organisation (l’Etat), la communauté acquiert unité et conscience de soi, par lesquelles elle est « capable de prendre des décisions »2.
4Certes, cette organisation appartient à la communauté en tant qu’elle repose sur une volonté collective antérieure. Néanmoins, elle lui est aussi, en quelque façon, extérieure, c’est-à-dire imposée du dehors. La cohérence sociale, en effet, dont la société a besoin pour prendre en main sa destinée, ne se réalise pas spontanément. Le caractère extérieur de cette organisation se manifeste clairement dans les tensions internes, qui menacent l’existence de cette société. Il est vivement ressenti dans la rencontre avec l’appareil de contrainte, organe dont dispose tout pouvoir politique (par exemple, intervention de la police). Or c’est parce que cette cohérence n’est pas tout à fait spontanée, parce que le corps social est caractérisé par des conflits internes (présupposition de l’extériorité de l’organisation politique) que l’autorité politique dispose d’un pouvoir (puissance)3 pour être à même d’unifier les forces antagonistes. L’exercice du pouvoir est parfois stigmatisé comme un acte de « violence » (violence structurelle, violence latente). Mais on peut se poser la question si l’usage du terme violence pour caractériser la mise en œuvre du pouvoir, ne cache pas le caractère propre de l’activité politique plutôt qu’il ne le révèle. En effet, toute influence n’est pas de soi une activité violente : l’action politique n’est violente, a proprement parler, que lorsqu’elle poursuit un but qui n’est pas celui de la communauté. Elle n’est pas violente lorsque l’obéissance est libre, c’est à-dire, lorsqu’on peut donner son assentiment aux interventions et aux ordres du pouvoir. Mais surgit alors la question du sens même de l’activité politique : peut-on donner son assentiment à une contrainte ? Celle-ci n’est-elle pas en contradiction avec le consentement libre ?
5Au cours de l’histoire deux réponses a-politiques ont été données à cette question. Elles sont a-politiques en ce sens qu’elles dénient toute signification originaire à la tension entre obéissance et liberté, tension constitutive du phénomène politique. Les deux réponses, nous le verrons, considèrent l’obéissance comme inconciliable avec la liberté et voient, dans le pouvoir politique, une domination comparable à celle d’un maître sur son esclave.
6Il y a d’abord la conception utilitariste : on obéit pour des motifs utilitaires, par désir de conserver la vie, par peur. Dans les luttes entre hommes, un des partis se rend et se soumet : il reconnaît l’autre comme son maître et se fait esclave. Le maître n’a pas « droit » à la domination : l’autorité n’est établie que par la volonté empirique de l’’esclave, qui veut conserver sa vie. En effet, chercher un droit, c’est faire de la philosophie ; c’est chercher des raisons de vivre, c’est préférer la vie « bonne » à la vie tout court. Si donc l’homme n’aspire qu’à se conserver, il doit renoncer à poser la question de droit.
7Cette théorie implique que la vie politique ne concerne pas la vie « bonne », ou mieux, que la vie sociale ne connaît pas la différence entre le bien et l’agréable, entre la vertu et l’utile. Ce qu’on appelle « bien », est l’expression d’un désir subjectif, d’une volonté naturelle de se conserver dans l’être. La vie sociale est déterminée par des intérêts particuliers qui ne peuvent être jugés par des critères objectifs. Les forces qui régissent l’histoire ne sont pas accessibles à la raison (dans le sens de raison libre, qui ne se soumet pas au service de la vie empirique). Dans la lutte pour la vie, la question de la justification demeure en suspens : l’autorité se trouve justifiée du fait même qu’elle s’impose ; son effectivité est sa justification. L’autorité politique a toujours raison dans le domaine où règne le hasard et l’arbitraire.
8Dans cette conception, on reconnaîtra la théorie politique de Hobbes. L’Etat, fondé sur la volonté de vivre, qui exige l’arrêt de la discussion, ne peut se référer à aucune raison qui le précède. Il est lui-même l’imperium rationis, car, par son existence, il instaure la raison, il rend effective la raison technique et calculatrice, qui se met au service de la volonté de vivre.
9Les successeurs de Hobbes, parmi nos contemporains, ont remplacé la philosophie politique par une sociologie positive, qui étudie l’homme comme inséré dans un jeu de forces sociales, pour découvrir les mécanismes de l’exercice du pouvoir et les lois qui gouvernent la conservation de la société. A cette science politique s’est associé un juridisme formaliste, qui ne connaît d’autres critères que l’ordre, la paix et la sécurité juridique. Toute question de valeur, qui ne peut être soumise à l’arbitrage de cette science, est vide de contenu et rejetée comme irrationnelle.
10Cette conception rompt radicalement avec la théorie classique grecque, de Socrate à Aristote. Selon cette doctrine classique, l’autorité est légitimée par la valeur de justice. Mais cette valeur ne peut être reconnue que par ceux qui font valoir la raison libre, ceux qui veulent participer à la discussion avec Socrate. Certes, tous ne sont pas philosophes, il y a des misologues. Mais peu importe, puisque celui qui pose la question de la justification, est contraint d’admettre le logos. Cette conception implique que les fondements de la vie sociale sont accessibles à la raison : dans la société, l’homme ne vise pas seulement à survivre, mais à devenir plus homme. La question de la justification de l’autorité politique nous renvoie ainsi à la nature de l’homme, à l’anthropologie. Le problème de la justification n’a de sens et la vie sociale ne peut être soumise à l’idée que s’il y a une différence entre le bien et l’utile (ou l’agréable), entre l’idéel et l’empirique, en d’autres termes, s’il y a autre chose que la vie, si l’homme est plus que son corps, s’il est aussi une âme, si donc il ne se laisse pas seulement guider par des intérêts subjectifs, mais peut préférer la vie « bonne » à la vie tout court, ce qui entraîne qu’il puisse apprendre à mourir. Le pouvoir royal doit donc être confié au philosophe, qui est à la recherche du logos, qui aime l’idée.
11Mais la question pratique n’en est pas pour autant résolue (et la philosophie politique est une philosophie pratique). Où trouver le philosophe ? Comment le convaincre de vouloir être roi dans un monde où il y a si peu de sages avec lesquels il pourrait discuter ? Et surtout comment le mettre sur le trône ? Problème d’autant plus difficile que c’est seulement par l’action politique (qui devrait être menée par le philosophe) qu’on peut arriver à ce que le philosophe règne.
12La seconde réponse a-politique à la question de légitimité de l’autorité politique est l’anarchisme. A la différence des conceptions utilitaristes, cette doctrine se laisse inspirer par l’idéal grec de la communauté : c’est dans la communauté que l’homme se réalise. En effet, tandis que la doctrine utilitariste de l’Etat a comme base un atomisme social (le lien avec la communauté est accidentel et n’a pas de valeur en soi), l’anarchisme reconnaît en l’homme un animal social par nature. Mais celui-ci n’est pas pour autant un animal politique, car la vraie communauté n’est pas la polis, qui est caractérisée par l’institution de l’autorité.
13Pour les Grecs, le système hiérarchique, dans lequel certains occupent des places privilégiées (à la rigueur selon certaines règles), était hors de discussion, parce que la liberté et l’égalité n’étaient concevables que sous l’empire de l’autorité. En plus, ce dialogue (auquel tant le contenu des lois et des décisions que les règles qui gouvernent l’exercice du pouvoir, devraient se soumettre pour être justifiés) n’était pas un dialogue de fait, mais un dialogue idée), anticipant la volonté des citoyens de reconnaître le critère de la raison. Pour l’anarchisme, par contre, tant le principe hiérarchique lui-même que la différence entre le dialogue idéel et le dialogue de fait, révèlent des rapports de maître à esclave. La vraie vie sociale, libre, est caractérisée par la réciprocité absolue, par l’égalité de tous sous tous rapports, en un mot par la symétrie totale. Cette liberté ne consiste pas dans l’arbitraire (qui a son origine dans l’aspiration à la possession et à la puissance, ce qui provoque les conflits), mais dans la vertu du peuple, dans le développement d’une nature originaire : celle-ci, délivrée de toute forme sociale qui entrave son épanouissement, mènera à une coopération spontanée. Toute autorité extérieure est signe et instrument d’oppression. Elle peut tout au plus être justifiée comme interprète de certains aspects techniques de la vie sociale (indifférents en soi) ou comme condition provisoire d’une action sociale, c’est-à-dire, pour autant qu’elle est le moyen nécessaire de sa propre disparition. En soi, le commandement n’est jamais légitime ; seule une obéissance à soi-même est une obéissance libre.
14Les théories anarchistes n’ont jamais été développées de façon systématique dans l’antiquité et au moyen âge. Elles semblent être le fruit de la philosophie moderne. Comme, depuis la révolution copernicienne, la source de tout sens ne se trouve que dans la subjectivité humaine, l’autorité politique ne peut être justifiée que par le recours à l’attitude subjective des membres de la communauté. L’anarchisme se situe dans le sillage de l’idéal d’émancipation annoncé par les Lumières (Kant, par exemple, opposait l’obéissance à la pensée) et s’annonce déjà dans les doctrines du contrat social (association volontaire) et de la démocratie. Tout pouvoir vient du peuple et doit se baser sur l’assentiment des citoyens. En ce qui concerne le contenu concret de cette volonté souveraine du peuple, on fait appel au principe républicain de la majorité des voix. Kant, pour qui l’idée d’autonomie est d’ordre moral avant tout (avant d’être d’ordre politique), se rattache encore à la tradition antique, qui exige un critère objectif. Selon lui, la volonté de la majorité est nécessairement despotique ; en tant que volonté arbitraire d’un groupe intéressé, elle ne coïncide pas avec la volonté universelle, qui est le consentement de la raison.
15Il y a, en effet, une différence entre la volonté générale (ou raisonnable) et la volonté de tous (exprimée ou non dans le vote de la majorité). Mais l’anarchisme prétend que cette opposition n’est pas essentielle à la nature sociale de l’homme : elle est la conséquence d’une société pervertie. La vraie société est celle où le problème de la majorité ne se pose pas : la décision collective est le résultat d’un dialogue libre, dans lequel l’opposition des intérêts est dépassée. Le terme de « communication sans domination » (Herrschaftsfreie Kommunikation), qui a été lancé par J. Habermas, en est une version récente. L’assentiment raisonnable est incompatible avec toute forme de domination. On n’exerce, en effet, le pouvoir que pour obtenir (ou maintenir) ce qui ne peut se fonder sur une acceptation libre. Si le dialogue libre de tous avec tous ne s’est pas encore installé, force est bien de reconnaître que certains éléments de la vie sociale refusent la raison et interfèrent pour déranger la communication. Ces facteurs de perturbation viennent du monde du travail. On leur a trouvé des justifications fallacieuses, à savoir, les idéologies. C’est pourquoi toute forme de pouvoir doit être démasquée par une critique de l’idéologie. C’est ainsi qu’on mettra fin à toute domination.
16Cette conception anarchiste de la société fait aussi partie intégrante de l’idéal marxiste de la liberté. L’aliénation politique (ou le caractère extérieur du pouvoir politique) est dû à une violence d’origine économique. La suppression de cette distorsion économique mènera au dépérissement de l’Etat politique, à une cohésion spontanée qui n’aura plus besoin de cette sphère propre qu’est la politique. Tout comme l’anarchisme en général, le marxisme croit que les oppositions sociales sont d’ordre purement historique, et non essentielles à la vie en commun.
17Toute la question du sens de la politique revient donc a savoir si et pourquoi la vie sociale a besoin d’être intégrée par l’Etat. Il nous faut donc discerner dans la société une incohérence irréductible par laquelle elle s’avère incapable de résoudre ses propres problèmes sans faire appel à une instance supérieure de conciliation.
18Quelles que soient les relations économiques (capitalisme ou autre système), tout projet économique fait naître une situation potentiellement conflictuelle. Celle-ci est due a la tension qui existe entre le caractère fini et limité des biens réalisés (et des tâches à remplir) et l’infinité (de principe) des besoins. Ainsi surgira toujours le problème d’une juste répartition des biens et des tâches. Mais il y a plus : l’homme n’est pas seulement membre de la société du travail. A côté du besoin, il connaît le désir, ou pour reprendre l’expression de Hegel, le désir du désir. Ainsi la vie sociale dépasse le monde du travail : elle est dominée par la lutte pour la reconnaissance, qui est une lutte à mort. Cette lutte, par laquelle l’homme montre qu’il dépasse le besoin, ne peut être résolue que si cette affirmation de soi est assumée dans un projet de reconnaissance universelle. Ainsi, tant la lutte avec la nature extérieure que la lutte pour être reconnu par autrui ne reçoivent leur forme humaine que si le droit s’impose aux relations sociales, ou si le droit devient réalité sociale. Dans la sphère politique, le besoin et le désir, comme forces sociales, accèdent à l’ordre du langage : ils deviennent parole effective. Cette parole est la parole du commandement : non d’un devoir abstrait de la pure conscience (qui dicte ce qui devrait être, sans être jamais), mais d’une idée qui a prise sur la société concrète. L’idée morale, qui de soi est impuissante dans le monde social naturel, devient réalité grâce à la parole du commandement. Celle-ci est donc médiation entre ce qui devrait être et ce qui est.
19C’est pourquoi l’autorité politique disposera d’un appareil de contrainte. Tout usage de cette force de contrainte nous révèle que le centre d’unité est plus ou moins extérieur à la réalité sociale, parce que l’unité exigée pour prendre une décision et pour la mettre à exécution, ne peut pleinement venir des forces sociales elles-mêmes, qui sont précisément en peine de cette unité. Il faudra toujours quelqu’un qui prenne l’initiative de mettre fin à la discussion (pour parvenir à une décision), tout comme il y a eu quelqu’un qui a adressé les convocations, qui a décidé de la procédure de la discussion, et qui a pris le soin de la bonne marche du débat. Si la discussion est nécessaire, c’est qu’il avait au départ dissenssion. Même si nous supposons qu’il y a toujours quelque volonté d’entente, aussi longtemps que l’on discute, il y a désaccord.
20Ce caractère extérieur du pouvoir politique peut éveiller le sentiment d’oppression, sentiment qui est aiguisé par la concentration du pouvoir dans les Etats modernes. Mais la dispersion de la puissance (technique parfois proposée comme moyen de protection contre la tyrannie) ne mène pas à l’harmonie : elle rend seulement la réalité sociale plus chaotique et favorise la position des privilégiés. La puissance politique n’est pas nécessairement instrument d’oppression ; elle est la condition d’une communauté vivante et le signe de la tension entre l’individu, qui n’est jamais entièrement socialisé, et la sociabilité visée par le droit. L’histoire humaine ne consiste pas dans l’essai de supprimer cette tension pour parvenir à un début de vraie histoire. L’histoire véritable, au contraire, réside dans la manière dont l’humanité a enduré cette tension sans la sacrifier. Le désir devient humain dans le sursis de la satisfaction immédiate. En oubliant la nécessité de cette distance, le désir d’harmonie risque de tomber dans la pire violence. La relation commandement-obéissance n’est donc pas une perversion ou une tare de l’humanité, mais la forme humaine qu’adopte la vie sociale pour s’humaniser. Par l’organisation politique, l’homme peut élever sa volonté individuelle à une universalité concrète, sans renoncer pour autant à sa particularité.
21Si l’homme ne peut se réaliser que dans une vie sociale ordonnée par la politique, la vie politique n’en est point, pour autant, la réalisation de la vie morale. La vie sociale, qui n’existe que par la politique, est travaillée par le besoin : toutes les sociétés sont imprégnées de particularité. C’est pourquoi la vie politique n’est pas la fin dernière de l’homme, quoique cette fin ne puisse être poursuivie en dehors d’elle. En tant que médiation nécessaire entre le particulier et l’universel, la politique est la condition de toute vie morale. Elle donne un contenu aux idéaux sociaux et éduque à la vertu. L’instrument de l’éducation des citoyens par l’Etat est la discussion (au moins dans un Etat constitutionnel)4. Les relations qui peuvent donner lieu à des conflits, y sont résolues non par la violence mais par la parole. Cedant arma togae. L’organisation contraint les citoyens (ou ceux qui participent à la discussion) à recourir à la parole justifiante, au dialogue rationnel. Si quelqu’un veut défendre son intérêt, il doit justifier son point de vue, il doit montrer qu’il dispose d’arguments raisonnables.
22Mais ce dialogue politique n’est-il pas toujours distordu par les forces économiques ? L’objection a du poids, semble-t-il, si l’on s’en tient aux faits, à l’histoire des peuples, aux intentions et aux déclarations des hommes politiques. Mais elle porte à faux si l’on veut par-là stigmatiser le phénomène politique lui-même. Comme l’autorité politique s’impose de l’extérieur, il est toujours possible qu’elle devienne un instrument au service d’un groupe particulier qui opprime les autres groupes, et que le détenteur s’en serve contre la société. Mais il n’empêche que la domination injuste ne peut être supprimée que par une force extérieure capable de dominer les forces antigonistes de la société. L’objection est fausse pour autant qu’elle suppose qu’il n’y a pas de différence entre l’oppression politique (ou la tyrannie) et l’oppression économique (ou l’exploitation). Il est vrai que l’exploitation économique n’est possible qu’en complicité avec le pouvoir politique. Et il se peut que certains cherchent le pouvoir pour défendre leurs avantages économiques. Mais le mal politique n’est pas réductible à l’avidité, au désir des richesses. Il arrive aussi qu’on se serve de la puissance économique par désir du pouvoir. Le despotisme des grands hommes politiques, tels Alexandre le Grand, Napoléon, Hitler, ou Staline, ne peut être expliqué avant tout par des motifs d’ordre économique. A côté de l’appât du gain, il y a aussi la volonté de puissance. Kant distingue entre la passion de la possession (Habsucht) et la passion de la domination (Herrschsucht). Ce désir de domination n’est pas en soi une perversion : il est le désir de vouloir diriger les affaires, de déterminer et de réaliser le bien dont les autres ont besoin, d’assumer des responsabilités. Comme dit Spinoza (Eth., IV, Prop. 37, Dém. et Scolie), l’homme raisonnable s’efforce de conduire les autres suivant la raison. Il n’y a perversion que lorsque ce désir de commander dégénère en volupté, lorsqu’il ne se limite plus au bien raisonnable qu’il doit servir, mais sacrifie cette fin aux conditions de la possession du pouvoir. Le moins qu’on puisse en conclure, c’est que l’élimination des forces économiques (à supposer qu’elle soit réalisable) ne nous mettrait pas à l’abri de la tyrannie. Des forces d’origine diverse peuvent interférer dans le dialogue et le troubler à l’abri de fausses justifications, nommées idéologies. D’où la nécessité d’une critique de l’idéologie. Mais si cette critique ne vise que les forces économiques sous-jacentes, elle laisse la porte ouverte à la volonté illimitée de puissance, qui est déclarée exempte de toute critique. En plus, si cette critique conduit à refuser toute participation au pouvoir politique aussi longtemps que les influences économiques n’ont pas été exterminées ou neutralisées, elle méconnaît l’essence de l’activité politique qui est de dominer les oppositions et donc de défendre les victimes de la violence, économique ou autre.
23On pourrait être tenté de considérer l’idée d’une « communication sans domination » comme l’idéal qui doit guider toute action politique, à l’instar de l’idée régulatrice du règne des fins de Kant. En effet, la vie raisonnable, la reconnaissance mutuelle, la liberté et l’égalité sont les normes d’après lesquelles toute politique doit être jugée. Mais si l’action politique est normée par cet idéal, elle doit cependant le servir d’une manière spécifique. Au demeurant, selon Kant, « la législation qui rend possible le règne des fins », prend, chez les êtres finis, la forme d’un devoir auquel ils sont soumis : ils font partie de ce règne sans le dominer. Ce règne est l’idéal de la morale individuelle, et l’avènement de l’harmonie intersubjective est tout au plus objet d’espoir religieux. Si l’homme politique a le devoir d’instaurer la discussion raisonnable dans la vie sociale, il lui incombe en premier lieu, de neutraliser ceux qui refusent d’y participer. Le dialogue présuppose ainsi la domination. C’est pourquoi le problème politique concerne toujours la façon d’exercer le pouvoir, et non son élimination. Aussi dès son origine, la philosophie politique s’est-elle préoccupée de la question du meilleur gouvernement.
24Nous touchons ici à un autre problème : quelle est la valeur de l’utopie en matière politique ? Cette forme de pensée expose aux dangers les plus graves. Se braquant sur un idéal irréalisable, elle néglige les possibilités concrètes d’amélioration, fournissant, de la sorte, un alibi à l’inaction politique, et, chose encore plus grave, une justification à l’oppression. En effet, elle nous donne l’image d’un monde à venir entièrement autre que le monde actuel. Mais comment réaliser cet avenir entièrement neuf, si ce n’est en niant, en refusant, et donc en opprimant ce qui existe en fait. D’ailleurs, sur quelles forces actives pourrait-on s’appuyer, si l’idéal n’est pas déjà plus ou moins présent et effectif dans la réalité existante ? Si on veut arriver quelque part, il faut partir de l’endroit où l’on se trouve. Ainsi donc, le meilleur moyen de servir l’utopie est, paradoxalement, de ne pas chercher à la réaliser, car elle est incapable, sous peine de trahir l’idéal, de tracer une voie de réalisation. L’utopisme est une pensée a-politique, parce que la sagesse de l’homme politique est de discerner dans l’actuel (le contingent et l’imparfait) les lignes de force par lesquelles l’humanité est (et était) en train de se créer un avenir. C’est pourquoi il ne sert à rien de lui proposer un modèle parfait, qui n’est pas à la mesure de l’homme.
25Ce n’est pas par hasard que la pensée utopique prospère au moment où la pensée religieuse est en déclin. L’utopie est, en effet, la sécularisation de l’eschatologie chrétienne : elle s’inspire de la nostalgie de l’infini. Mais en conférant aux puissances de ce monde ce que la religion n’attendait que d’un Maître suprême, elle méconnaît la finitude humaine. Par son oubli de l’origine théologique de l’espoir d’un salut infini, elle perd toute valeur pratique, le parfait n’étant réalisable que par Dieu. Ainsi l’utopisme devient dogmatique (en imposant à l’action humaine des fins injustifiées) et perd toute fonction critique, toute capacité de juger l’histoire actuelle.
26Toute théorie politique est solidaire d’une philosophie de l’histoire. Un idéal politique n’a de sens que lorsque les conditions de sa réalisation peuvent être estimées présentes. Or il appartient à la philosophie de l’histoire de montrer quelles sont les possibilités existantes. Par une interprétation du passé, on peut voir quelles sont les forces actives sur lesquelles l’action humaine peut s’appuyer et quelles sont les perspectives auxquelles l’homme doit donner son assentiment comme fins à réaliser. En aucun cas, on n’a le droit de proposer une fin qui ne serait pas ancrée dans l’histoire. Tout progrès, tout renouvellement et toute révolution doivent avoir leur point de départ dans ce monde, pour être réalisés dans ce monde par des forces de ce monde. C’est pourquoi la totalité des possibilités humaines n’est jamais un but pour l’effort politique. Aucun but politique n’est donc absolu, ce qui implique qu’aucune fin ne peut justifier tous les moyens, ni ne peut faire appel inconditionnellement à notre responsabilité. Ceci nous rapproche de la prudence aristotélicienne : « Elle est une vertu en ce qu’elle réalise dans le monde sublunaire un peu du Bien que la divinité avait été impuissante à y introduire »5. Faute d’être assuré d’un avenir parfait, l’homme politique s’attachera modestement aux problèmes de chaque jour, s’appuyant sur l’expérience séculaire de l’humanité, attentif aux possibilités qui se présentent (le temps opportun), inspiré d’un souci moral de la liberté concrète de l’individu, respectant les institutions politiques qui sont indispensables pour sauvegarder celle-ci.
27Dans l’action politique, chemin et fin coïncident ou du moins s’impliquent mutuellement. Proposer une fin, c’est donc indiquer la voie qui y mène, tout comme les moyens adoptés mettent en cause le but final6. Les institutions démocratiques relèvent de cette « méthodos » politique. Dans les régimes autocratiques, quelqu’un dispense la vérité aux autres, qui sont ignorants, ou, s’il n’y a pas de vérité à trouver, met fin à la vaine recherche et coupe violemment la discussion. Par contre, la démocratie suppose que la rationalité n’est pas entièrement absente de la communauté, sans que quelqu’un ait le privilège de posséder la vérité totale. Aucune personne, ni aucun groupe n’est l’instance de l’universel, pas plus que le mouvement contingent de la vie sociale n’est complètement privé de lumière. Le système démocratique constitutionnel, c’est-à-dire, la démocratie indirecte, est le dialogue actif médiatisé par l’institution du commandement. Il ne connaît peut-être pas de brillantes réalisations historiques dont il puisse se glorifier (pas même l’assurance de sa propre existence, puisque celle-ci est toujours menacée aussi bien dans son fonctionnement que dans sa survivance), mais ses fautes ne sont pas non plus monstrueuses. Si on lui reproche le risque de l’immobilisme, il préfère en tirer gloire, car la nature ne fait pas de sauts. C’est pourquoi les grands ennemis de la démocratie sont les violents, les impatients, les purs, les utopistes, ou, comme le disait Aristote, les géomètres et les jeunes. Aussi, la démocratie n’a pas besoin d’adorateurs, et elle se méfie des applaudissements et des acclamations.
28Nous n’avons pas le droit d’attendre le heureux hasard de trouver un philosophe pour le mettre sur le trône, puisqu’il n’y a pas de voie royale vers la vérité. Nous ne pouvons même pas souhaiter que tous deviennent philosophes, car l’individu ne sera jamais pleinement socialisé. La démocratie ne deviendra donc jamais une démocratie directe, où le problème de la majorité (et de l’opposition) ne se poserait plus, où le consensus de fait coïnciderait avec le consensus idéel, ou le commandement serait un avec l’obéissance. La démocratie ne vise pas à supprimer cette tension et ne cherche pas les causes qui empêchent la coïncidence. Elle est un « régime mixte » : dialogue médiatisé par le commandement. L’autorité instaure le dialogue entre tous et se laisse interpeller par tous. Elle exige que ceux qui prennent la parole, suivent certaines règles et prononcent un discours cohérent, mais elle s’expose en même temps à leur critique. En contraignant les autres au dialogue actif, le pouvoir politique démocratique se voit obligé de se soumettre lui-même à la discussion ouverte.
Notes de bas de page
1 J. FREUND, L’essence du politique, Paris, Sirey (1965), pp. 101-215.
2 E. WEIL, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956, p. 131.
3 Sur la différence entre les termes pouvoir et puissance en français, voir e.a. R. ARON, Paix et guerre, Paris, Calmann-Lévy (1962), pp. 59-62 ; Etudes politiques, Gallimard (1972), pp. 174-175 ; J. FREUND, o.c., pp. 138-139.
4 E. WEIL, o.c., pp. 202-216.
5 P. AUBENQUE, La prudence chez Aristote, P. U. F., 1963, p. 95.
6 Je me permets ici de citer M. MERLEAU-PONTY : « Celui qui se trompe sur le chemin, trahit les fins dernières » (Les aventures de la dialectique, p. 11).
Auteur
Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, président du Hoger Instituut voor Wijsbegeerte, La vie politique comme relation asymétrique.
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