Aurore et déclin de l’Absolu
Des limites de l’histoire à l’ère des pages de variétés
p. 229-247
Texte intégral
1La passion éthique absolue, que Hegel considérait à la fois comme la condition de possibilité et la condition de finalisation de toute histoire, a pris aujourd’hui une orientation étrange : elle s’appuie sur le déni de toute téléologie historique. T. Adorno fut un des premiers à écrire : « Affirmer qu’un plan universel tourné vers le mieux se manifeste dans l’histoire et lui donne sa cohérence serait cynique après les catastrophes passées et face à celles qui sont à venir »1. Qu’est-ce à dire ? S’agit-il uniquement de nier la liaison des faits historiques et de renoncer à en concevoir le sens ? Signifierait-on que l’histoire des hommes est vouée à la dispersion, à l’insularisation de ses événements, à l’entière hétérogénéité de leurs règles de production ? Autrement dit, la seule histoire possible ne serait-elle qu’empirique, analytique et positive ? Les faits atomisés ne seraient-ils destinés qu’à la consigne de la chronique, à la mémoire purement sérielle de leur facticité, à l’inventaire numérique de leurs items, à l’encodage combinatoire de ceux-ci par l’intelligence — considérée aujourd’hui comme créatrice de vérité — de l’ordinateur ?
2La récusation de l’histoire narrative n’a malheureusement pas pour seule alternative que l’ordination abstraite — puisque il s’agit bien d’un ordre à construire — de ses éléments. La falsifiabilité de la narration revendique la dimension de l’inénarrable. Et, loin d’accroître la rigueur et l’acuité de la compréhension des faits, le suspens de la narration interprétative va à l’encontre de la possibilité même du concept. Plus encore : la discontinuité, l’« interruption », c’est-à-dire l’écart infini entre ce qui est et ce qui devrait être, entre ce qui a été et la puissance consolatrice du transpossible, font s’équivaloir en une équation non seulement douloureuse, mais épistémologiquement destructrice pour la science de cette douleur, le fait inénarrable et sa conscience irrattrapable, le donné inconcevable et sa pensée irréconciliable. Dans ce cas précis, il ne s’agit pourtant pas d’un parti pris idéologique en faveur de l’atomisation des faits ou de leur dissémination — même si pareille idéologie va effectivement de pair avec la griserie que la technique offre à certains historiens sous forme d’une certitude « scientifique » puérile. Plus profondément, c’est la réalité à décrire qui s’est métamorphosée. L’irréductibilité de certains événements réfractaires à la narration se refuse même à la facticité positive. L’histoire est affectée, en tous ses points d’intersection, c’est-à-dire à chaque concentration nodale de son devenir, d’une négativité sans appel. Quelque chose dans le « matter of fact » recouvre aussitôt celui-ci d’un interdit : rien en son contenu ne se laisse plus réduire au statut de simple événement. Même lorsque il s’agit de moments décisifs pour le destin de l’humanité, ceux-ci ne sont pourtant plus situés dans l’évidence de l’empirie, ni dans la dialectique continue d’une opération de l’esprit. Les situations-limites par lesquelles K. Jaspers balisait autrefois le champ de l’histoire (et des sciences humaines en général) sont aujourd’hui balayées. Ainsi par exemple : c’est certes bien, en apparence, l’histoire humaine que nous interrogeons lorsque nous rassemblons des documents relatifs à la séquence temporelle qui porte le nom de seconde guerre mondiale. Néanmoins, quelque chose d’impérieux nous contraint à lui refuser toute mesure humaine, et par conséquent nous prive de la compréhension de son enjeu ultime. Non, en dernière analyse, il n’en allait pas du sort de la démocratie. Non, il n’en allait pas du choix d’une idéologie totalitaire contrastée avec l’idéologie du progrès. Et moins encore du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ou, plus cyniquement, de l’accès stratégique à tel ou tel secteur géographique. Toutes les motivations de cette nature sont « suspendues » par la dimension excessive des faits enregistrés. Les historiens, semblables en cela à des jurés confrontés à un crime tel que tant la sanction que la clémence deviennent dérisoires, manquent d’une faculté de jugement suffisamment profonde pour déceler des « causes » susceptibles d’encore se rassembler dans la trame du vraisemblable. La vérité est ici sans proportion avec quelque ordination causaliste ou téléologique que ce soit. En effet, quelle relation sensée peut-on établir conceptuellement entre la disparition systématique de millions de personnes et le progrès de la technologie occidentale, entre la « paranoïa » de quelques individus parvenus au pouvoir d’un Etat à la faveur de sa déchéance institutionnelle et la souffrance absolue infligée scientifiquement, par une administration docile, à tout un peuple ?
3Pareille disproportion empêche aussi bien de reconstituer empiriquement la dramatique effective de ce qui a eu lieu, que d’en comprendre l’« origine » ou la « raison ». Tel quel, notre objet historique n’est pas présentable, même si d’un point de vue formel il s’avère possible d’en fixer quelques déterminations. Ainsi, l’ordinateur pourra certes enregistrer tous les paramètres nécessaires à la détermination précise du phénomène « Auschwitz ». Aucun homme ne pourra cependant en présenter (darstellen) une Idée. Car, par-delà toute figuration abstraite, ce phénomène échappe aux contours de toute perspective ou de tout point de vue, aussi documentés soient-ils. Kant avait déjà médité cette énigme : ce qui, par excès positif (le sublime) ou par excès négatif (le mal radical), est repérable comme cela qui s’éloigne le plus de la nature, et dépend le plus des décisions de l’homme, est aussi ce qui est le plus étranger à l’homme. Là commence la dé-présentation, c’est-à-dire l’effondrement de toute Darstellung. La négativité absolue de la souffrance absolue signifie très exactement que certains phénomènes, désignés comme phénomènes humains, ont une teneur que pourtant ni la Nature ni l’Esprit ne permettent de qualifier. En termes hégéliens, cela voudrait dire que certaines pratiques effectives, rapportées à l’homme, ont quelque chose de radicalement réfractaire au Concept. Et c’est pourquoi, sommés de prendre position par rapport à celles-ci, les philosophes de notre temps — dont Lévinas n’est pas des moindres —, se donnent tant de peine à forger des concepts inconcevables.
4Certes, l’on peut objecter facilement que ce problème n’est pas entièrement nouveau. Autrefois, pour prendre un exemple connu, le tremblement de terre de Lisbonne avait suffi à ébranler la confiance que Voltaire aurait pu avoir dans la très consolante théodicée leibnizienne. Mais en l’occurrence, seule la création extérieure à l’homme était en cause. Et ses effets n’étaient pas maîtrisables. Or, dans l’exemple évoqué plus haut, c’est le possible humain lui-même qui s’avère altéré et inversé en son principe : le possible le plus maîtrisé s’inflige à la manière d’une nécessité qui se refuse à toute assomption possible. Pour être plus concret, on peut dire que pour l’observateur historien contemporain l’étrangeté de sa situation provient de ceci : l’inconcevable, loin d’être encore l’exception, s’est à présent généralisé à l’échelle planétaire. La torture exercée jusqu’au confins du pâtir, le génocide dont les stratégies procèdent de l’art quasi magique du « disparaître pur », les famines organisées avec méthode, et les dictatures « populaires » instituées à la façon d’une kermesse permanente font aujourd’hui partie des « pages de variétés ».
5De façon étrange, il semblerait que l’histoire se soit enlisée à l’orée de ce siècle. Alors que Marx avait encore réussi cette gageure qui consistait à justifier le passage douloureux, mais obligé, de la civilisation occidentale par son économisme outrancier, la conscience pourtant bien élargie de notre temps ne dispose plus d’aucun justificatif capable d’établir la moindre cohérence entre les formes chaotiques du destin mondial. La « scène de l’histoire » s’estompe dès que s’interrompt la possibilité de « rendre raison » de ce qui s’y passe.
6Qu’est-ce que rendre raison à l’histoire ? A mon sens, seul Hegel peut nous aider à mener à bien cette question. Aussi, sur ses conseils, nous ne ferons point appel, à titre de justification, aux intérêts particuliers ou égoïstes, au jeu alterné des ambitions et des appétits ou encore aux motivations irrationnelles dont la fine psychologie de notre temps a percé les malicieux stratagèmes. En matière d’histoire, disait Hegel, il ne suffit pas d’avoir des « points de vue », il faut aussi avoir des pensées. Or, nous le savons, avoir une pensée historique, c’est d’abord comprendre la contradiction essentielle qui appelle l’homme à l’action. Pour ce faire, il faut pouvoir sonder l’insatisfaction profonde qui plane sur l’univers humain et saisir, du même coup, la Fin absolue dont cet univers se réclame. « Quoi qu’il en soit des idéaux, écrit Hegel, les conditions existantes s’opposent toujours à ce qu’elles devraient être selon la Justice. Armé du titre de raison absolue, l’appel à la Justice lève la tête et facilement se montre non seulement mécontent, mais encore indigné de la condition du monde »2. L’indignation est ce qui véritablement rend raison de la passion absolue. Son côté affirmatif réside dans le contenu déterminé du devoir-être quelle oppose à la condition du monde.
7Absolue, cette passion l’est dans la mesure où elle transgresse tout état de fait institué : « Toute grandeur dans le monde a au-dessus d’elle-même quelque chose de plus élevé : voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. Le droit de l’esprit du monde dépasse toutes les justifications particulières ; il leur communique une part de son droit, mais d’une manière conditionnée, car si elles correspondent à son contenu, elles n’en restent pas moins entachées de particularités »3.
8L’esprit du monde où la passion absolue puise sa force d’indignation n’est cependant pas seulement opposée aux particularités réelles et événementielles de l’histoire. Ce que vise la passion est toujours infini, sans que pour autant le contenu réalisé puisse l’être — hormis dans la sphère du pensable (la philosophie), comme Hegel l’affirme clairement. Mais l’absolu, s’il ne s’acquiert jamais définitivement à l’intérieur du praticable, n’en est pas pour autant exclu. Non seulement l’absolu est la profondeur éminente où s’inscrit la particularité de l’agir, mais, dit Hegel, il en est le mouvement même. La passion de l’absolu est elle-même absolue, en dépit du fait que l’action ne transgresse jamais la finitude — seule le fait la philosophie, comme le démontre l’itinéraire de la phénoménologie de l’esprit. Ce qui importe, c’est que le mouvement agissant, par lequel se crée l’histoire est lui-même de part en part conditionné par l’absolu.
9Cela implique qu’aucune histoire n’est possible sans revendications plus légitimes que celles du bonheur individuel. La passion absolue présuppose d’autres intérêts que la sécurité et la prospérité — dont Hobbes, Spinoza et Marx ont fait l’alibi des régimes politiques les plus invivables. La passion absolue, même lorsqu’elle n’est pas explicitement thématisée, met en jeu l’universel concret, la substance : celle-ci élabore la position de l’homme à l’égard de la nature, à l’égard du divin, et à l’égard de ses propres productions. Elle se renforce à travers des formes de plus en plus cultivées et, par voie de conséquence, de plus en plus libres. Mais, quel que soit le degré de développement de la substance, la passion de l’absolu n’est jamais purement idéale. C’est ce qui permet à Hegel d’écrire : « La religion et l’éthicité (Sittlickheit) ont précisément, en tant qu’essences universelles, la propriété d’exister conformément à leur concept, c’est-à-dire, d’être vraiment présente dans l’âme individuelle, même si elles n’y ont pas toute l’ampleur que confère l’éducation, même si elles ne trouvent pas un champ d’application évolué. La religiosité et l’éthicité d’une vie bornée — d’un berger, d’un paysan — avec toute la densité de son intériorité et son horizon limité à quelques situations absolument simples, ont une valeur infinie, la même valeur que la religiosité et l’éthicité d’un homme cultivé, d’une existence riche par l’étendue de ses relations et de ses actions »4.
10L’histoire, dans sa constitution, a donc des limites5. Dans la finitude des formes qu’elle décrit et comprend, elle s’appuie sur l’infini de son fondement, l’absolu de toute vie, que l’homme, dans la multiplicité de ses pratiques, cherche inlassablement à manifester. Et c’est grâce à l’absolu ainsi défini que Hegel a réussi à poser les conditions de possibilités minimales de l’objet historique.
11En effet, la forme concrète que revêt l’esprit absolu n’est jamais celle d’un individu humain singulier. L’esprit est certes toujours essentiellement individualisé ; mais dans l’élément de l’histoire universelle, nous n’avons jamais affaire à des personnes singulières réduites à leur particularité. « Dans l’histoire, écrit Hegel, l’Esprit est un individu d’une nature à la fois universelle et déterminée : un peuple ; et l’Esprit auquel nous avons affaire est l’Esprit du Peuple (Volksgeist). Les Esprits populaires à leur tour se distinguent selon la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes, selon la superficialité ou la profondeur selon laquelle ils ont saisi l’Esprit »6.
12Cette affirmation de Hegel est lourde de sens, tant pour la détermination de l’objet de l’histoire que pour la définition du statut de la discipline historique comme telle. L’histoire a pour objet « l’ordre éthique » d’un peuple, c’est-à-dire la conscience de ce qui unit par-delà ses divisions internes. Le thème de la conciliation radicale est d’ailleurs une des constantes de la pensée hégélienne du politique, depuis les Theologische Jugendschriften jusqu’à la Rechtphilosophie. Et il convient d’insister d’emblée sur le fait que l’unité d’un peuple contient plus qu’une opération logique de synthèse. Car ce n’est plus la conciliation équilibrée ou équitable des intérêts multiples que nous visons, mais le noyau substantiel de toutes les manifestations de l’agir humain, grâce auquel il est permis d’en reconnaître l’appartenance éthique et culturelle. Ce noyau substantiel est d’ailleurs l’enjeu concret de l’ensemble des rapports initiatiques qui donnent accès a l’immédiateté de la vie. Ce que l’esprit d’un peuple offre à ses membres, ce n’est pas, comme on le dit souvent et n’importe comment, une « mentalité » mais une médiation pratique vers le réel le plus proche : les arts de la production, de l’habitation et de l’aménagement du territoire ; l’apprentissage des émotions, des colorations affectives et de la différence sexuelle ; l’exercice de la langue, des facultés corporelles d’expression, de défense et de combat. L’esprit d’un peuple est essentiellement rapport : il établit, mesure et différencie les diverses tonalités basales (sur fond desquelles les individus peuvent se tenir et prendre position), qui vont du familier (heimlich) à l’étranger (unheimlich). Par-là, nous le voyons effectuer un véritable travail ontologique : il permet à l’homme d’ordonner l’être selon ses propres possibles, et de qualifier ainsi les limites à partir desquelles ces manifestations sont reconnues et jugées.
13Dans ses premiers écrits, Hegel désignait cette forme de relation par l’expression : « liaison de la liaison et de la non-liaison »7. Il indiquerait ainsi de manière concise qu’en matière d’histoire, la délimitation d’un ensemble vivant n’est possible qu’à l’intérieur d’une réflexion incessante de ce qui les lie dans le mouvement même de leur division (la non-liaison). Le sens de cet énoncé ontologique général n’est compréhensible que si l’on précise aussitôt que pour Hegel, seuls le fini, le limité, et donc le séparé sont susceptibles d’une manifestation réelle — et donc aussi d’une thématisation phénoménologique. L’infinie liaison, grâce à laquelle se recueille en ses rayonnements l’esprit d’un peuple, ne se révèle que dans une scission articulatoire, dans un écart qui est à la source de sa spécificité et de sa consistance propre. C’est d’ailleurs pourquoi le thème de la liaison, si cher à Hegel n’annonce en aucune façon — de la façon dont on caricature aujourd’hui Hegel à l’envi — la pensée totalitaire qui sévit dans les idéologies actuelles, et qui contraint l’être humain soit à l’intériorité passive, soit à la suppression pure et simple de cette dernière par le matraquage d’un entendement abstrait. Ainsi, lorsque Hegel avec audace prononce le principe de son ontologie en écrivant « Conciliation et Etre ont le même sens »8, il insiste tout aussitôt sur le fait que l’unité de l’être n’est pas étrangère à la scission, mais qu’à l’inverse, cette unité suscite et tient en elle la diversité de ce qui se sépare.
14Il nous importe peu de réfuter les interprétations identitaires de la pensée de Hegel. Ce que celle-ci a d’original ne tient pas seulement aux rapports logiques et complexes de l’Un et du Multiple. Elle réside bien plutôt en ceci que, pour lui, cette liaison fondamentale et singulière de l’esprit d’un peuple est fonction directe de la liberté historique des hommes qui s’en réclament. Deux remarques sont à faire en ce sens. D’une part, à la suite des Grecs, Hegel reconduit toujours chaque événement à l’origine de sa conception, c’est-à-dire au principe inconditionné qui le sous-tend ; l’apparaître événementiel, au niveau phénoménologique précis où Hegel le situe, n’est pas autre chose que l’actualisation réelle de l’absolu, même si sa forme n’est encore qu’inchoative ; c’est pourquoi la phénoménologie hégélienne ne peut prétendre à la compréhension radicale de l’histoire qu’en se référant incessamment à son enjeu : la libre absoluité. D’autre part, dans le champ épistémologique de l’histoire, ce principe a pour corollaire l’énoncé suivant : le fait d’être libre, c’est-à-dire auprès de soi (bei sich sein) dans l’esprit d’un peuple, et le fait de participer à l’histoire sont une seule et même chose. Ainsi, en grec, le mot άρχὴ indique que la faculté de commencer quelque chose en son principe, va de pair avec l’autorité du libre citoyen qui inaugure ou recommence le devenir de sa cité. Hegel s’exprime en ces termes : « La conscience d’un peuple n’est pas transmise à l’individu comme une leçon toute faite, mais se forme par lui, l’individu existe dans cette substance. Cette substance générale n’est pas le cours du monde (das Welt-liche) ; au contraire, celui-ci se dresse impuissant contre elle. Aucun individu ne peut dépasser les limites que lui assigne cette substance. Il peut bien se distinguer des autres individus mais non de l’Esprit de son peuple. Il peut être plus intelligent que les autres, mais il ne peut pas surpasser l’Esprit de son peuple. Ne sont intelligents que ceux qui ont pris conscience de l’esprit de leur peuple et se conforment à lui. Ce sont les grands hommes de ce peuple et ils le conduisent selon l’Esprit général. Les individus disparaissent pour nous et n’ont de valeur que dans la mesure où ils ont réalisé ce que réclamait l’Esprit du peuple. Dans la considération philosophique de l’histoire, on doit éviter les expressions du genre : cet Etat ne se serait pas effondré s’il y avait eu un homme qui etc... Les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les individus n’empêchent pas qu’arrive ce qui doit arriver »9.
15Pour caractériser la nature de l’événement historique, ce texte de Hegel est absolument capital. Il indique d’abord que si la passion de la liberté — en tant qu’elle est passion de l’absolu — est bien la dynamique de l’histoire, cette dernière n’a point pour tâche de transgresser l’esprit des peuples pour y faire émerger quelques « personnalités » prétendument exceptionnelles. L’efficacité réellement historique d’un individu se distingue dans la mesure où il incarne les conflits, les contradictions et les tentatives ultimes de réconciliation, qui marquent la dramatique d’un certain ordre culturel. Car celui-ci, en tant qu’ordre éthique s’avère l’objet central et normatif de la science historique. Un peuple n’a d’histoire qu’à la condition de recevoir l’héritage d’une tradition pour en décider de l’avenir. La tradition, selon le mot d’H. Hesse, « contient l’ensemble des choses les plus ultimes sans lesquelles certaines réalités de l’existence ne sont ni prouvables, ni probables ». La tradition est l’absolu virtualisé, tout en latence, qui en appelle à la passion humaine pour lui léguer, en réponse aux nécessités, l’art infini du possible. Dans le Jeu des perles de verre, H. Hesse fait dire à l’un de ses héros : « Pour moi qui suis évidemment avant tout historien de notre Ordre de Bénédictins, ce qu’il y a de plus attirant, de plus étonnant et de plus digne d’étude dans l’histoire universelle, ce ne sont pas les personnalités, ni leurs coups de chance, leurs succès ou leur déclin, non... Mon amour et mon insatiable curiosité vont à des phénomènes tels que notre congrégation, à ces organisations douées de longévité où l’on essaie de trouver dans l’esprit et dans l’âme des moyens de rassembler des hommes, de les forger et de les transformer, d’en faire par l’éducation, non par l’eugénisme, par l’esprit et non par le sang, une aristocratie capable de servir comme de régner. Dans l’histoire des Grecs, ce n’est pas leur firmament de héros, ni les cris indiscrets de l’agora qui m’ont captivé, mais des tentatives comme celles des Pythagoriciens ou de l’académie platonicienne ; chez les Chinois, rien ne m’a paru aussi passionnant que la longévité du système de Confucius, et dans notre histoire occidentale, c’est surtout l’Eglise chrétienne, ce sont les Ordres qui la servent et y sont encastrés, qui me paraissent des valeurs historiques de premier plan »10.
16De ces deux remarques, nous tirons quelque chose de décisif : la limite ontologique du champ de l’histoire. Hegel montre que c’est grâce à sa participation à l’esprit qui cultive l’absolu, que l’homme peut faire l’expérience historique de sa liberté. Ceci veut dire que la liberté ne se possède point comme une pure faculté. Que l’homme puisse faire appel à la substance dans laquelle il s’enracine pour contrer le « cours des choses », s’indigner devant la condition du monde, et faire son histoire n’implique pas pour autant qu’il exerce ce pouvoir sans discontinuer. Dès le moment où l’esprit d’un peuple s’amenuise sous les clichés idéologiques des habitudes mentales, la liberté n’est plus une réalité manifeste : autrement dit, cette liberté n’est plus historique. La liaison entre les concepts d’histoire et de liberté pourrait paraître douteuse. Dans ce cas, il convient de se demander s’il est de l’essence même de la liberté d’être niée par les lois de l’histoire — de rester impuissante et purement intérieure — et de l’essence de l’histoire d’être foncièrement étrangère à l’agir libre des hommes. En d’autres termes, une histoire insoucieuse de ce qui fait la spécificité de l’agir humain n’est-elle pas aussi méprisable qu’une liberté ineffective ?
17La libération, conçue sur le mode ontologique de la conciliation, s’écarte dès lors très nettement des impératifs transcendantaux et universaux d’une raison surimposée aux contenus singuliers de la pratique. Quant une société peut légitimement affirmer sa liberté, ce n’est pas parce qu’elle s’est purifiée de ses particularités mais parce qu’elle a délivré celles-ci de leur isolation abstraite. Or celle-ci n’est que l’effet d’un entendement construit qui s’arroge le droit de trancher de manière dérivée ce que l’intuition avait déjà tôt fait de lier à un niveau ontologique primordial. A titre d’exemple, il suffit de rappeler le traitement subtil imposé à l’individu par l’organisation rationnelle optimale du travail. Il est devenu banal d’en décrire les ravages sur le plan de l’équilibre psychologique ou de la finalité politique immédiate. Mais il est moins sûr que ses effets soient aussi rigoureusement perçus au niveau du devenir historique, là où elle s’impose en « valeur » normative suprême, en vertu de laquelle est négligée — ou tout simplement rejetée comme inutile, improductive ou gratuite — toute exigence pratique qui ne s’insère point dans le dispositif stratégique mis en place en vue de la satisfaction matérielle des besoins. Comme d’autres sociétés, la nôtre diffuse ce type de consensus implicites et non discutés qui permet de stimuler quelque chose comme une entente collective, mais qui s’avère n’être en réalité que le négatif de toute conciliation. Pourquoi ? Parce que ce type de rationalité sociale contient quelque chose d’extérieur au libre déploiement de l’ordre éthique. Dans la mesure où cette rationalité se méprend sur sa propre destination, jusqu’à se substituer au nom d’un prétendu sens des réalités, à la passion absolue, elle entrave l’avènement d’un véritable espace historique. Hegel l’a bien souvent rappelé : la liaison de l’esprit d’un peuple doit être préalable et plus effective que la cohérence qui s’articule et se calcule en vue de l’acquisition de biens économiques. L’universalisme abstrait du « network » économico-financier, auquel le monde entier sacrifie aujourd’hui ses forces les plus vitales, mutile et saccage jusqu’aux manifestations les plus timides de l’ordre éthique. Par la même, il fait obstacle au caractère spirituel de l’action, lequel se manifeste justement en cette capacité de rassembler la multiplicité des particularités en une même transformation.
18Ainsi nous comprenons mieux à quelles limites l’absolu contraint l’histoire lorsque nous comprenons cet axiome de Hegel : « La totalité éthique absolue n’est rien d’autre qu’un peuple ». Il y a éthique absolue lorsque il y a désir absolu d’habiter cette terre avec autrui, d’aménager un ordre humain qui soit affirmation infinie — héroïque — de lui-même (l’éthos). Il est dès lors permis à Hegel de dire que dans la réalité d’un peuple, l’absolu est parfaitement adéquat à son concept. Toutefois, au niveau de la vie éthique, et à la différence de ce qui se produit dans l’art, la religion et la philosophie, l’absolu n’a pas cette intensité qui transgresse toute mémoire et qui, sereinement, rapproche jusqu’à l’ultime identité l’en-soi de l’existence, de la conscience qu’elle a d’elle-même. La vie éthique est toujours finie, et par conséquent toujours menacée de rompre avec elle-même. Pareille menace ne provient pas, comme il est dit fréquemment, de la vie expansive des autres peuples. L’hostilité guerroyante des peuples, dit Hegel, ne peut avoir pour conséquence que de raffermir la concentration vigilante des hommes autour des formes coutumières qui leur ont permis de réaliser l’absolu. Lorsque leurs institutions sont solides, les peuples n’ont d’ailleurs que plus rarement recours à la violence, et accueillent avec une réceptivité étonnante l’influence des civilisations rivales. A mesure qu’un peuple se replie dans les retranchements d’un solipsisme fanatique, son esprit, dont les ramifications s’atrophient, se fane, dépérit et s’éparpille.
19Ce qui véritablement menace l’esprit d’un peuple, c’est la dissolution de ce qui anime sa substance et en maintient la liaison : sa passion absolue. Celle-ci faiblit lorsque, à défaut d’épreuves, elle cesse de s’indigner devant la condition du monde, confirme sa reddition au cours des choses et s’identifie à la logique d’une nécessité abstraite. L’instinct éthique, en principe ineffaçable, ne représente plus alors qu’une force vide et l’homme a d’ailleurs sans cesse besoin de s’assurer de cette inconsistance nouvelle au travers de figurations grotesques et bouffonnes. Peut-être en va-t-il ainsi aujourd’hui au niveau de notre propre histoire lorsque nous exerçons cette « sagesse ménagère » qui n’a de cesse d’écarter les finalités éthiques comme dérisoires. La conscience d’entendement statique dans sa crispation est incapable de déjouer ce qui l’enferme : si les crises économiques sont établies comme responsables des crises de civilisation, c’est parce que l’ordre éthique se trouve dans l’impossibilité de replacer le socio-économique dans la position auxiliaire qui lui revient, et de le subordonner à des objectifs qui visent authentiquement à la liberté. Cette question, inscrite au cœur même de la philosophie hégélienne de l’histoire, est d’une actualité incontestable, mais son développement exigerait d’autres références.
20La réalité ultime pour Hegel, écrivait A. De Waelhens, consiste donc bien dans ce Volksgeist particulier à chaque peuple qui, à la fois, fait l’histoire et se constitue en elle. Mais le même auteur ajoute : « Ainsi, la positivité de l’histoire fait comprendre à Hegel que certains événements tracent pour l’histoire des directions qui interdisent tout retour en arrière »11. Là commencent pour nous les frontières de l’historique : quand l’ordre spirituel d’un peuple disparaît, quand s’affaiblit son pouvoir d’affirmation, en dépit ou a l’opposé de ce qui plane séditieusement comme un destin inéluctable, la non-liaison prend alors le dessus et livre le corps social au chaos de ses contradictions. Nombre de dualismes acquièrent alors une valeur normative : opposition des sacrifices consentis à la collectivité et intérêt de la vie privée, de la « valeur sociale » et de la « signification personnelle ». La direction des affaires publiques se détache progressivement de l’ensemble du corps social et, en place de rassembler ce dernier par le lien d’une autorité naturelle, elle le contient de surplomb par l’exercice d’un pouvoir coercitif. Entre les citoyens, la solidarité elle-même devient de plus en plus lâche. S’ils s’entendent en général pour reconnaître l’hétérogénéité aliénante des institutions qui les gouvernent, ils ne trouvent plus le fond unifiant à partir duquel former une communauté et s’assigner les tâches culturelles pour maintenir celle-ci en vie. L’éclatement des diverses dimensions de la vie en disciplines séparées atteste cette rupture ontologique de la « conciliation » par quoi la société cesse de former un peuple pour se précipiter en masses associées par les contraintes multiples, imposées par la lutte avec la nature et régies par juridisme du « contrat ». Car le peuple se distingue de la foule qui s’agglomère et se disperse au gré des circonstances en ceci que son unité ne se constitue pas en lui extérieurement mais qu’elle lui est entièrement immanente. Le peuple est essentiellement relation, dit Hegel, il porte celle-ci à l’absolu dans la mesure même où il exhibe ses différences internes dans l’espace réel de leur manifestation concertée.
21L’éthos de la liaison absolue n’est donc possible qu’à l’intérieur de l’ordre historique d’un peuple ; mais, en revanche, cet ordre historique est lui-même limité par le règne de la passion absolue. Ce qui veut dire aussi que l’histoire n’est jamais clôturée, que le « point final » de l’histoire n’est que l’envers de l’absolu. Hegel, à la dernière page de la phénoménologie de l’esprit explique clairement que le but de la succession des figures, que la recollection du souvenir à conserver, n’a pour autre fin que « la révélation de la profondeur et que c’est celle-ci qui est le concept absolu »12. L’histoire des hommes, dans la mesure même où elle est mue par la passion absolue, est aussi insondable que l’absolu lui-même. Quoique ses événements se manifestent parfois par la libre contingence de leur advenir pur, leur récollection, et donc leur réorganisation, est par ailleurs indispensable à l’explication de leur vrai contenu. Tel est le « calvaire » commun de l’histoire et à la philosophie : il n’est possible de penser qu’au départ d’un contenu narratif, et la narration elle-même n’est possible que si elle a pour objet un contenu concevable13.
22Si la discipline historique est impraticable, c’est donc en raison de l’impossibilité de son propre objet — l’ordre éthique qui fait place à l’ère des pages de variétés. Autrefois, la tâche de l’histoire — que Nietzsche, dans la deuxième Intempestive appelle à juste titre « monumentale » — était de faire partager la souffrance infinie qu’un héros pouvait généreusement pâtir en hommage à l’absolu dont son peuple était porteur. A présent, la souffrance absolue n’a plus son lieu dans l’ordre éthique car elle n’est plus que l’indice de la négation infime de ces formes vivantes de l’absolu. Elle ne peut donc plus se proposer comme objet d’histoire, car elle n’est plus que la marque sans cesse reculée de la négation de toute histoire. Plus rien n’est à narrer « objectivement » ou « compréhensivement » : la négativité absolue de l’agir — qui n’est rien d’autre que la disparition absolue de l’absolu lui-même — invite non pas à l’analyse et à la synthèse bonhommes, mais à la révolte, à la rupture, ou au silence14.
23Or, il n’est pas dépourvu de signification que cette disparition de l’absolu ait pour corrélatif empirique direct la suppression absolue des peuples eux-mêmes. La passion absolue subsiste là encore où, face à la parfaite et systématique cruauté des grandes puissances — qui s’avèrent par ailleurs impuissantes à bâtir, mais puissantes exclusivement dans le geste d’anéantir —, la résistance des peuples défie encore l’ordre universel abstrait. Nous pourrions dire que l’histoire contemporaine est l’histoire de son auto-disparition et l’effacement de son propre objet : la totalité éthique absolue.
24L’Occidental, spectateur curieux et « intéressé », se nourrit avec boulimie des faits divers qui, sur le théâtre des variétés mondiales, viennent combler le vide de sa propre substance. Il envoie ses reporters et ses photographes pour lui composer ses « menus à sensation », lesquels agrémentent sa somnolence vespérale. Trouverait-on encore, par inadvertance, quelque « indignation » devant la « condition du monde », et par là-même, le mouvement inchoatif d’une histoire ? Non. Bien plutôt, cette gêne et cet embarras que les hommes éprouvent non seulement devant leur propre inaptitude à la pensée, mais plus encore devant l’infirmité de leur faculté de sentir. Toute passion absolue étant morte, même l’« éthique de la détresse » — ultime sursaut face à la nécessité impitoyable des choses — les laisse indifférents et froids. Les causes perdues de la liberté ne suscitent même plus la sympathie bourgeoise, quoiqu’elles soient porteuses des derniers espoirs de notre espèce. Les causes perdues sont à considérer littéralement, puisque elles succombent aux nouvelles valeurs qu’agitent financiers et boursicoteurs de l’ère des pages de variétés. De cet « état de choses » (Sachverhalt), H. Hesse fit la plus complète et la plus étonnante description. Lisons donc, dans le Jeu des perles de verre, cet incroyable tableau : « Nous reconnaîtrons que nous ne sommes pas en mesure de fournir une définition rigoureuse des productions dont nous avons prêté le nom à cette époque, je veux dire les” articles de variétés”. Il semble qu’ils aient été faits par millions : ils devaient constituer un élément particulièrement prisé de la matière de la presse quotidienne, former le principal aliment des lecteurs en mal de culture, et constituer des comptes rendus ou plutôt des” causeries” sur mille espèces d’objets du savoir. Les plus intelligents des auteurs de ces articles de variétés ironisaient souvent eux-mêmes, semble-t-il, sur leur propre travail : du moins Coldebique avoue-t-il avoir rencontré beaucoup d’écrits de ce genre, dans lesquels il incline à voir un persiflage de l’auteur par lui-même, car sans cela ils seraient totalement incompréhensibles. Il est fort possible que, dans ces articles fabriqués en série, on ait fait montre d’une bonne dose d’ironie et d’autocritique, dont il faudrait retrouver la clé pour pouvoir les comprendre. Les rédacteurs de ces aimables bavardages étaient, les uns employés par les journaux, les autres” indépendants souvent même on les qualifiait d’écrivains, mais il semble aussi que beaucoup d’entre eux se soient recrutés parmi les clercs, qu’ils aient même été des professeurs d’université réputés. On aimait ceux de ces articles qui rapportaient des anecdotes empruntées aux vies d’hommes et de femmes célèbres, ainsi qu’à leur correspondance. Ils avaient par exemple pour titres :” Friedrich Nietzsche et la mode féminine aux environs de 1870”, ou” les Plats préférés du compositeur Rossini’’, ou” le Rôle du chien de manchon dans la vie des grandes courtisanes”, et ainsi de suite. On aimait également les considérations pseudo-historiques sur des sujets de conversation qui étaient d’actualité pour les gens fortunés, par exemple” le Rêve de la fabrication synthétique de l’or au cours des siècles” ou encore” les Tentatives physicochimiques pour influencer les conditions météorologiques”, et cent autres choses de ce genre. Quand nous lisons les titres de causeries de cette espèce cités par Coldebique, ce qui nous surprend le plus n’est pas tant qu’il se soit trouvé des gens pour faire de cette lecture leur pâture quotidienne, que de voir des auteurs réputés et classés, en possession d’une bonne culture de base, aider à” alimenter” cette gigantesque consommation de curiosités sans valeur. Notons que telle était l’expression consacrée : elle définit du reste également le rôle que l’homme jouait alors vis-à-vis de la machine. De temps à autre, on se plaisait particulièrement à interroger des personnalités connues sur des questions à l’ordre du jour ; Coldebique consacre un chapitre spécial à ces entretiens, au cours desquels on faisait, par exemple, exprimer à des chimistes réputés ou à des pianistes virtuoses leur opinion sur la politique, tandis que des acteurs en vogue, des danseurs, des gymnastes, des aviateurs ou même des poètes devaient dire ce qu’ils pensaient des avantages et des inconvénients du célibat, leur sentiment sur les causes présumées de crises financières, etc. La seule chose qui importât, c’était d’associer un nom connu à un sujet qui se trouvait être d’actualité. Qu’on lise les exemples parfois frappants de Coldebique : il en cite des centaines. Ainsi que nous le disions, il se mêlait probablement à toute cette activité industrieuse une bonne dose d’ironie. Peut-être était-ce même une ironie démoniaque, désespérée ? Nous ne pouvons que très difficilement imaginer cette mentalité. Mais la grande masse de la population, qui parait avoir eu alors une soif étonnante de lecture, acceptait sans aucun doute tous ces articles grotesques avec le sérieux de la crédulité. Qu’un tableau célèbre changeât de mains, qu’un manuscrit de valeur fût mis aux enchères, un château ancien dévoré par les flammes, le porteur d’un vieux nom aristocratique mêlé à un scandale, les lecteurs en trouvaient dans les milliers d’articles de variétés bien plus qu’un simple compte rendu : le jour même, au plus tard le lendemain, on leur fournissait par surcroît une foule de renseignements anecdotiques, historiques, psychologiques, érotiques et autres sur le sujet à l’ordre du jour ; sur chaque événement d’actualité on s’empressait de répandre des flots d’encre ; et la manière dont toutes ces informations étaient communiquées, filtrées et formulées était manifestement marquée au coin d’une fabrication en série, hâtivement exécutée par des éléments irresponsables. D’autre part, il semble que les pages de variétés aient comporté également certains jeux, auxquels on engageait les lecteurs à participer eux-mêmes et qui stimulaient leur saturation de savoir : une longue note de Coldebique consacrée au singulier sujet des” mots croisés” nous en parle. Il y avait alors des milliers et des milliers de gens, en majorité astreints à des travaux rudes et à une vie pénible, qui, à leurs heures de liberté, se penchaient sur des carrés et des croix formés de lettres, dont ils remplissaient les vides selon certaines règles. Gardons-nous de ne voir que l’aspect ridicule ou absurde de ce jeu et de nous en moquer. En effet, les hommes de ces devinettes enfantines et de ces dissertations culturelles n’avaient rien d’enfants innocents ni de Phéaciens espiègles. Ils vivaient au contraire une vie d’angoisses, au milieu de la fermentation et des séismes de la politique, de l’économie et de la morale ; ils ont fait force guerres atroces et force guerres civiles : leurs petits jeux culturels n’étaient pas tout bonnement un enfantillage gracieux et dépourvu de sens, ils répondaient à un besoin profond de fermer les yeux, de se dérober aux problèmes non résolus et à un pressentiment angoissant de décadence, pour fuir dans un monde irréel, aussi inoffensif que possible. Ils apprenaient avec constance à conduire les automobiles, à pratiquer des jeux de cartes difficiles, et se consacraient rêveusement à la solution des mots croisés — car devant la mort, la peur, la souffrance et la faim, ils étaient presque sans défense ; les églises ne pouvaient plus les consoler, ni l’esprit les conseiller. Eux, qui lisaient tant d’articles et qui entendaient tant de conférences, ils ne prenaient ni le temps ni la peine de se fortifier contre la crainte, de combattre en eux-mêmes la peur de la mort, ils vivaient pantelants au jour le jour et ne croyaient pas à un lendemain.
25On prononçait également des conférences, et il nous faut aussi parler brièvement de cette sous-espèce, un peu plus distinguée, de variétés. En plus des articles, les bourgeois de cette époque, qui restaient encore très attachés à la notion de culture, pourtant vide de sa signification antérieure, se voyaient offrir par des hommes de l’art, aussi bien que par des aventuriers de la pensée, bon nombre de conférences : ce n’étaient pas seulement des discours solennels prononcés dans des occasions particulières, non, cela faisait l’objet d’une concurrence farouche et d’une production massive à peine concevable. En ce temps-là, le bourgeois d’une ville moyenne ou sa femme pouvait, à peu près chaque semaine — et dans les grands centres presque tous les soirs — entendre des conférences, qui lui dispensaient un enseignement théorique sur un sujet quelconque, sur des œuvres d’art, des poètes, des savants, des chercheurs, sur des voyages autour du monde. Au cours de ces conférences, l’auditeur restait purement passif ; elles supposaient tacitement de sa part une relation quelconque avec leur contenu, une formation préalable, une préparation et une certaine réceptivité, sans que, dans la plupart des cas, ces conditions fussent réalisées. Il y en avait de divertissantes, pleines de tempérament ou d’humour, par exemple sur Goethe ; on le voyait descendre en frac bleu de sa diligence et séduire des filles de Strasbourg ou de Wetzlar ; il y en avait sur la culture arabe, où l’on brassait pêle-mêle, comme dans un cornet à dés, force formules intellectuelles a la mode ; tout le monde était content quand on en reconnaissait une tant bien que mal. On entendait des conférences sur des poètes dont on n’avait jamais lu ou jamais eu l’intention de lire les œuvres. Parfois, on se faisait, par-dessus le marché, projeter des reproductions. Comme dans les pages de variétés des journaux, on se débattait alors dans un déluge de valeurs culturelles et de connaissances fragmentaires, isolées et privées de leur sens15. » Nietzsche avait décidément raison. Nous n’avons plus d’histoire monumentale parce que nous n’acceptons plus d’exemples à suivre. Nous n’avons plus d’histoire traditionnelle puisque nous n’avons même plus de tradition à élire et de formes de vie à maintenir absolument. Encore moins avons-nous d’histoire critique, puisque aux yeux de l’historien actuel, les faits les plus anodins et les plus odieux s’enregistrent avec cette même impassibilité morale, érigée en vertu scientifique et de laquelle tous se réclament pour ne plus avoir le poids d’un héritage a élire et d’un avenir à décider.
Notes de bas de page
1 ADORNO T., Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 250.
2 HEGEL, La Raison dans l’Histoire, 10/18, Paris, Plon, p. 132.
3 HEGEL, ibid., p. 133.
4 HEGEL, ibid., pp. 133-134.
5 HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Hyppolite, Paris, Aubier, 1939, p. 27.
6 HEGEL, La Raison dans l’Histoire, p. 80.
7 HEGEL, Fragment de Tübingen, cité par Robert LEGROS, dans Le jeune Hegel et la naissance de la pensée romantique, Bruxelles, Ousia, 1978, p. 243.
8 HEGEL, ibid., p. 207.
9 HEGEL, La Raison dans l’Histoire, p. 81.
10 HESSE, H., Le jeu des perles de verre, p. 172.
11 A. DE WAELHENS, La Philosophie et les expériences naturelles, Martinus Nijhoff, Paris-La Haye, 1961, p. 12.
12 HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, p. 312.
13 HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, ibid.
14 Cf. LYOTARD, J.-F., Discussions ou phraser « Après Auschwitz », dans Les fins de l’homme. A partir du travail de Jacques Derrida, Galilée, 1981, pp. 283-315.
15 HESSE, H., Le jeu des perles de verre, pp. 30-32.
Auteur
Chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis, Aurore et déclin de l’Absolu. Des limites de l’histoire à l’ère des pages de variétés.
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