P. Ricœur et M. Foucault
Le concept de discours
p. 205-226
Texte intégral
1Une certaine philosophie du langage traite inévitablement du discours. C’est le cas de celle de P. Ricoeur aussi bien que de celle de M. Foucault. Or, le lecteur attentif de ces deux auteurs se rend compte assez vite d’une divergence déroutante de leur concept de discours. Les analogies et les dissemblances, voire les francs désaccords s’entremêlent. Le présent article est né du désir de faire le point sur la conception de Ricoeur et de Foucault. Il veut repérer et situer les analogies, délimiter et comprendre les nettes différences.
2D’abord, nous brossons un tableau du concept de discours chez Ricoeur. Ensuite, nous traitons longuement de celui de Foucault. Enfin, dans une brève conclusion, nous enregistrons quelques résultats essentiels de notre confrontation, qui découlent avec évidence des deux exposés précédents.
***
3Le problème dominant qui occupe Ricoeur est à la fois celui de la validité et (surtout) celui des limites de ce qu’il appelle une science du langage, c’est-à-dire de la linguistique1. A cet effet, il commence par introduire une importante distinction entre deux types d’intelligibilité, celui propre à l'intelligence structurale de la langue et celui propre à une philosophie du discours, qui, lui, est catégoriquement exclu par l’intelligence structurale. Au premier type, il assigne le modèle sémiologique comme base, tandis qu’il réserve le modèle sémantique au second type d’intelligibilité. Signalons aussi que l’intelligence structurale de la langue porte sur des éléments et des unités, susceptibles d’une algèbre ou d’une combinatoire, et que la philosophie du discours met la phrase ou l’énoncé au centre de son investigation. Il nous faut approfondir ces deux types d’intelligibilité.
4Tout d’abord, il y a l’intelligence structurale, dont l’analyse comporte un certain nombre de présuppositions. Ricoeur mentionne Saussure comme inspirateur de la science linguistique, mais s’adresse de préférence au système constitué de L. Hjelmslev pour en faire un inventaire précis. La première présupposition est celle du langage comme objet pour une science empirique au sens moderne. Elle prend acte de la célèbre distinction de Saussure entre langue et parole. Elle se désintéresse de la parole, réserve pour la langue les règles constitutives du code et parvient ainsi à séparer un objet homogène, libéré des registres de la psycho-physiologie, de la psychologie et de la sociologie, qui ont tous trait à la parole. La seconde présupposition concerne la différence entre la linguistique synchronique et la linguistique diachronique, c’est-à-dire entre une science des états de système et une science des changements. Elle affirme surtout la priorité de la linguistique synchronique. Hjelmslev pousse, semble-t-il, cette thèse à un point extrême de radicalité et pose que le changement, considéré comme tel, est inintelligible. C’est donc le système, c’est-à-dire l’arrangement des éléments dans un ensemble simultané, qui est intelligible par priorité et non le passage d’un état de système à un autre. La troisième présupposition est celle que le langage n’est pas une substance, mais une forme. Dans un état de système, il n’y a pas de termes absolus, mais des relations de dépendance mutuelle. Avec Saussure, on peut dire : dans la langue, il y a seulement des différences. La quatrième présupposition caractérise l’ensemble des signes comme un système clos. Il y a lieu de distinguer plusieurs niveaux dans cet ensemble des signes : celui de la phonologie, du lexique, de la syntaxe et même celui du corpus fini de textes sur lequel le linguiste travaille. Mais on formulera d’une façon générale l’axiome de la clôture qui gouverne le travail de l’analyse. Le linguiste peut considérer que le système qu’il analyse n’a pas de dehors, mais seulement des relations internes. Finalement, la cinquième présupposition implique que la définition du signe qui satisfait aux quatre présuppostions énumérées, rompt entièrement avec l’idée naïve que le signe est mis pour une chose. Il faut le définir par conséquent par deux caractéristiques qui s’harmonisent avec la thèse de la clôture des signes. Tout d’abord, il faut considérer le signe comme déterminé par son rapport d’opposition à tous les autres signes de même niveau. En outre, il faut le concevoir en lui-même comme une différence purement interne, purement immanente : il comporte le signifiant et le signifié ou, selon Hjelmslev, l’expression et le contenu.
5Le second type d’intelligibilité est celui de la compréhension des actes, opérations et procès, constitutifs du discours. Comme annoncé dès le début, Ricoeur fait de la phrase ou de l’énoncé le pivot de cette deuxième enquête. Toute son étude repose sur l’idée que le passage à la nouvelle unité du discours, constituée par la phrase ou l’énoncé, représente une coupure, une mutation, dans la hiérarchie des niveaux du langage. Celle-ci comporte encore autre chose qu’une suite de systèmes articulés : phonologique, lexical, syntaxique. On change véritablement de niveau quand on passe des unités de langue à l’unité nouvelle que constitue la phrase ou l’énoncé. Cette unité n’est plus de langue, mais de parole ou de discours. On est passé de la structure à la fonction et cela — est-il nécessaire de le préciser ? — à l'intérieur même du langage.
6Le but que Ricoeur se propose à ce niveau de compréhension est une intelligence intégrale du langage. Il veut penser l’unité de cela même que Saussure a disjoint, l’unité de la langue et de la parole. A cela, la formulation de l’antinomie de la structure et de la fonction est une véritable condition de retour. Il faut aussi souligner que l’unité de la phrase ou de l’énoncé n’est aucunement sémiologique, mais proprement sémantique au sens fort, qui est de dire quelque chose, de renvoyer du signe à la chose. Les caractéristiques propres de la phrase attestent que l’antinomie mentionnée n’oppose pas le langage à autre chose que lui-même, mais le traverse en son centre, au coeur de son effectuation. Enumérons ces caractéristiques !
7Le discours est acte ou événement. Parler est un événement actuel, un acte transitoire, évanouissant. Il s’oppose au système, qui lui est a-temporel, parce qu’il est simplement virtuel.
8Ensuite, il faut souligner son caractère de choix. Le discours consiste en une suite de choix par lesquels certaines significations sont élues et d’autres exclues. Il s’oppose à un trait correspondant du système, à savoir la contrainte.
9En troisième lieu, le discours se distingue par les combinaisons neuves, opérées par le choix. Il produit des phrases inédites, qui, elles, sont comprises par l’interlocuteur. Cela relève nécessairement de l’acte de parole et de celui de comprendre la parole. Le contraste avec la langue est frappant. Celle-ci se caractérise par le répertoire fini et clos des signes, tandis que le discours est capable de produire des phrases inédites en nombre virtuellement infini.
10Cela implique que le discours est le créateur de l’histoire. Encore faut-il bien comprendre celle-ci. Elle ne se limite pas au changement d’un état de synthèse à un autre (la simple diachronie des linguistes), mais comporte la production de la culture et de l'homme dans la production de son langage. Il s’agit bel et bien de la génération, dans son dynamisme profond, de l’œuvre de la parole en chacun et en tous.
11En quatrième lieu, le discours se caractérise par le fait qu’en lui le langage a une référence. Parler, c’est dire quelque chose de quelque chose. Dans les Recherches logiques, Husserl distingue le sens idéal et le remplissement. Le vide et l’absence du premier sont remplis par le second, par lequel le langage vient à lui-même, c.-à-d. meurt à lui-même. Il faut y déceler une intention signifiante qui rompt la clôture du signe, qui ouvre le signe sur l’autre. C’est cela la transcendance du signe, c.-à-d. le moment où se produit le virement de l’idéalité du sens à la réalité de la chose. Ce moment est contemporain de la phrase. Dans cette perspective, il est possible de lever l’antinomie qui semble marquer la définition du signe : différence interne du signifiant et du signifié ou référence externe du signe à la chose. Il ne faut pas choisir entre les deux définitions, car l’une se rapporte à la structure du signe dans le système, l’autre à sa fonction dans la phrase.
12Le cinquième et dernier trait du discours est qu’il implique aussi une manière propre de designer le sujet du discours. Par ce trait, l’acte de parole s’oppose à l’anonymat du système. Il y a parole là où un sujet peut reprendre dans un acte, dans une instance singulière du discours, le système de signes que la langue met à sa disposition ; ce système reste virtuel tant qu’il n’est pas accompli, réalisé, opéré par quelqu’un qui, en même temps, s’adresse à un autre. La subjectivité de l’acte de parole est d’emblée l’inter-subjectivité d’une allocution. Il appert qu’au niveau du discours, le langage a non pas seulement une référence et un sujet, mais aussi un monde et une audience.
***
13Passant de Ricoeur à Foucault, le lecteur est surpris par l’orientation de la philosophie du langage que ce dernier développe2. Cette philosophie s’intéresse sensiblement moins à la langue comme système ou structure et à la linguistique, science empirique de cette langue, que ne le fait celle de P. Ricoeur. Le lecteur se trouve devant le paradoxe suivant : le philosophe bien connu de la subjectivité n’est certainement pas davantage préoccupé par le problème du discours que ne l’est le « structuraliste » (terme d’ailleurs vague et pour le moins ambigu), M. Foucault. A ce paradoxe s’ajoute une différence, qui frappe dès l’abord, dans la manière dont les deux auteurs envisagent le discours et amorcent sa problématique. D’une part, Ricoeur s’attache à l’étude de la phrase, unité grammaticale dépassant les niveaux d’ordre structural, et prétend y trouver toutes les caractéristiques propres du discours comme tel. D’autre part, Foucault désigne comme discours des unités nettement plus grandes que la phrase. Si Ricoeur se concentre sur l’unité moléculaire qu’est celle-ci, Foucault, lui, ne veut pas voir le discours ailleurs que dans des unités molaires. Il semble que la meilleure illustration de ce qu’il considère comme discours, valant pour l’œuvre entière, se trouve dans Les mots et les choses : ce sont les ensembles discursifs qu’il distingue à l’intérieur de l’épistèmè du Classicisme et à l’intérieur de celle de la Modernité. Enumérons ces ensembles : la Grammaire Générale de Port-Royal, l’Histoire Naturelle, l’Analyse des Richesses, toutes caractéritiques du Classicisme, et, d’autre part, la Philologie, la Biologie et l’Economie Politique, toutes propres à la Modernité (XIXe s.). Deux autres exemples privilégiés sont le discours de la psycho-pathologie à partir du XIXe siècle et le discours clinique qu’il faut aussi situer dans la Modernité. On se rendra compte par-là de l’importance que Foucault accorde à deux de ces ouvrages antérieurs, à savoir L’histoire de la folie et La naissance de la clinique. Notons que ce ne sont pas les épistèmès qui constituent l’illustration type du concept de discours. Elles perdent d’ailleurs l’essentiel de leur importance dans l’Archéologie du savoir, ouvrage théorique par excellence de notre auteur. Les ensembles discursifs énumérés, au contraire, reviennent explicitement comme exemples dans la discussion sur la structure du discours. Ajoutons aussi que le célèbre principe de la discontinuité apparaît déjà clairement dans l’énumération même de ces exemples. En effet, entre la Grammaire Générale et la Philologie, l’Histoire Naturelle et la Biologie, l’Analyse des Richesses et l’Economie Politique, Foucault admet à chaque fois une rupture, une fin et un début de discours, tandis que la conception traditionnelle n’hésite pas à voir dans chaque opposition binaire tout simplement deux stades de l’évolution d’une même science, c.-à-d. d’un même discours.
14Ces réflexions liminaires contribuent à préciser le problème du discours chez Foucault, qui peut dès lors s’énoncer dans les termes suivants : « Comment sont constitués ces ensembles discursifs que nous avons signalés, quelles sont les présuppositions nécessaires qu’ils impliquent et comment se distinguent-ils du discours tel qu’une conception plus traditionnelle, en particulier celle de P. Ricoeur, l’envisage ? ».
15La première démarche est celle d’une substantielle déconstruction du concept de discours. D’après Foucault, il faut d’abord écarter les unités inauthentiques ou fausses. Certes, il s’agit d’unités molaires, mais la conception traditionnelle les a mal délimitées et circonscrites. Il faut écarter la notion de tradition, qui incarne à sa façon le thème de la continuité du discours, ainsi que celle de l’influence et celle de l’évolution. Il faut caractériser de mauvais découpage la distinction des grands types de discours qui opposent les unes aux autres science, littérature, philosophie, religion, histoire, etc. Il y a surtout lieu de mettre en suspens les unités qui s’imposent de la façon la plus immédiate : celle du livre, de l’œuvre et de l’auteur.
16Après la déconstruction, devant quoi nous trouvons-nous ? Devant un domaine immense, qui est constitué par l’ensemble de tous les énoncés effectifs (terme à préciser sensiblement au cours de l’exposé) dans leur dispersion d’événements et dans l’instance qui est propre à chacun, c’est-à-dire devant une population d’événements dans l’espace du discours en général. L’objectif de Foucault est une description pure des événements discursifs comme horizon pour la recherche des unités authentiques qui s’y forment. Cette description n’est pas l’analyse de la langue au sens de Saussure, ni l’histoire de la pensée, c’est-à-dire la reconstitution de la parole muette, murmurante, intarissable qui anime de l’intérieur la voix qu’on entend, ni l’histoire du discours d’un sujet pensant.
17La déconstruction et la description pure des événements discursifs présentent quelques avantages. Elles restituent à l’énoncé sa singularité d’événement et le font surgir dans son irruption historique, c’est-à-dire dans sa discontinuité. Un énoncé est toujours un événement que ni la langue ni le sens ne peuvent tout à fait épuiser. Il est lié d’un côté à un geste d’écriture ou à l’articulation d’une parole, mais d’un autre côté il s’ouvre à lui-même une existence rémanente dans le champ d’une mémoire ou dans la matérialité des manuscrits. Il est unique comme tout événement, mais il est offert à la répétition et à la transformation. Il est aussi lié à des énoncés qui le précèdent et qui le suivent. La déconstruction et la description pure permettent en outre de saisir d’autres formes de régularité, d’autres types de rapports que des opérateurs de synthèse qui soient purement psychologiques. Il y a les relations des énoncés entre eux, celles entre des groupes d’énoncés ainsi établis et les relations entre des énoncés ou des groupes d’énoncés et des événements d’un tout autre ordre (technique, économique, politique et social). Finalement, la déconstruction et la description donnent la possibilité de décrire d’autres unités (que les unités inauthentiques ou fausses), mais cette fois par un ensemble de décisions maîtrisées. Il pourrait être légitime de constituer, à partir de relations correctement décrites, des ensembles discursifs qui ne seraient pas arbitraires, mais seraient cependant demeurés invisibles. Foucault songe évidemment aux unités authentiques que sa nouvelle méthode veut trouver et dont les exemples dans Les mots et les choses nous donnent une idée.
18A partir de cet état de la question, la problématique de Foucault se scinde en deux parties : celle concernant la structure des formations discursives et celle concernant l’atome du discours, à savoir l’énoncé et plus précisément les rapports de cet atome aux formations elles-mêmes.
La formation discursive
19Le concept de formation discursive cristallise en quelque sorte la nouvelle conception que Foucault se fait du discours. Notre auteur se rend compte que les formations discursives qu’il isolera ne coïncideront pas avec par exemple la médecine, l’économie et la grammaire en leur unité globale. Il doute qu'elles puissent rendre compte de la scientificité de ces ensembles discursifs classiques. Il présume que son analyse se situera à un niveau tout à fait différent, constituant une description irréductible à l’épistémologie ou à l'histoire des sciences. Le péril est qu’il soit obligé d’avancer hors des paysages familiers, loin des garanties auxquelles on est habitué, sur une terre dont on n’a pas encore fait le quadrillage. Un certain nombre de concepts traditionnels risquent de disparaître : le destin de la rationalité et la téléologie des sciences, le long travail continu de la pensée à travers le temps, l’éveil et le progrès de la conscience, sa perpétuelle reprise par elle-même, le mouvement inachevé mais ininterrompu des totalisations, le retour à une origine toujours ouverte, et finalement la thématique historico-transcendantale.
20Mais que comporte une formation discursive considérée en elle-même ? Foucault examine successivement quatre hypothèses en vue d’expliquer son unité. Celle-ci se fonde-t-elle sur un domaine d’objets plein, serré, continu, géographiquement bien découpé, sur un type défini et normatif d’énonciations, sur un alphabet bien défini de notions ou sur la permanence d’une thématique ? A chaque fois, la réponse est négative. Au lieu d’un domaine d’objets géographiquement bien découpé, il trouve des séries lacunaires, et enchevêtrées, des jeux de différences, d’écarts, de substitutions, de transformations. Au lieu d’un type d’énonciation ou style subjectif bien défini, il trouve des formulations de niveaux bien différents et des fonctions bien hétérogènes. Au lieu d’un alphabet fixe de notions, il découvre des concepts qui diffèrent par la structure et par les règles d’utilisation et qui, en tout cas, ne peuvent pas entrer dans l’unité d'une architecture logique. Au lieu d’une thématique permanente, il est en présence de possibilités stratégiques (théories explicatives) diverses qui permettent l'actuation de thèmes incompatibles, ou encore l’investissement d’un même thème dans des ensembles différents.
21De là naît l’idée que la description doit s’orienter autrement et prendre comme objectif des systèmes de dispersion. Elle s’efforcera de repérer des régularités qui constituent ces différents systèmes. Elle ne tâchera pas d’isoler, pour en décrire la structure interne, des îlots de cohérence. Elle ne cherchera pas à porter en pleine lumière les conflits latents. Tout simplement, elle étudiera des formes de répartition. Peut-être la comparaison de ces systèmes de dispersion avec les tables de différences que les linguistes établissent, sera-t-elle quelque peu éclairante. Entre les deux, il existe évidemment une nette différence, mais aussi une certaine analogie. Les linguistes traitent de la langue et non pas, comme le fait Foucault, du discours. Seulement, il existe une certaine ressemblance entre le système des signes et le système de dispersion proprement discursif tel que Foucault le conçoit. Le lecteur se rappellera peut-être l’éloge enthousiaste de la linguistique qui termine Les mots et les choses et qui semble caractériser celle-ci comme la nouvelle science pilote pour l’anthropologie et la philosophie de la culture au-delà de la mort du sujet3. Qu’est-ce que la linguistique peut apporter en fin de compte pour la conception du discours très personnelle de Foucault ? Il semble que ce soit ce concept essentiel de régularité, de système, qui cette fois-ci ne porte pas sur la langue, mais bien sur la démarche discursive. Foucault cherche à découvrir dans ce domaine-là des systèmes de dispersion, tout comme la linguistique se concentre sur le système de la langue comme possibilité d’application et d’effectuation illimitées.
22Qu’est-ce alors qu’une formation discursive ? C’est une formation globale composée de quatre systèmes de dispersion, portant respectivement sur les objets, les types d’énonciation, les concepts et les choix thématiques, systèmes de dispersion qui établissent entre eux-mêmes de multiples corrélations. Ainsi on évite des mots inadéquats, pour désigner de pareilles dispersions, comme « science », « idéologie », « théorie », et « domaine d’objectivité ». Au concept de formation discursive ainsi défini, il faut ajouter celui de règles de formation. Par là on entend les conditions auxquelles sont soumis les systèmes de dispersion, à savoir des objets, des modalités d’énonciation, des concepts et des choix thématiques. Les règles de formation sont des conditions d’existence (mais aussi de coexistence, de maintien, de modification et de disparition) dans une répartition discursive donnée. Ainsi, Foucault traite longuement de la formation des objets, de la formation des modalités énonciatives, de celle des concepts et de celle des stratégies. Dans cette explication fouillée et difficile, nous ne le suivrons point, parce que nous déborderions les limites d’un article et que sa conception est suffisamment esquissée pour nous permettre d’en voir la portée dans le débat qui est le nôtre.
23Et précisément l’auteur lui-même nous rend la tâche facile par des remarques éclairantes et des conclusions qui font le point, que nous lisons à la fin du chapitre sur la formation des objets et de celui sur la formation des modalités énonciatives. Nous nous y arrêtons !
24Afin d’être clair, il faut amorcer la mise au point par une thèse massive : « Les règles de formation des objets n’impliquent pas la référence “extra-discursive” ». Cela veut dire que le discours selon Foucault ne sort pas de lui-même vers la réalité. Dans la description envisagée, il n'est pas question d’interpréter le discours pour faire à travers lui une histoire du référent (dans l’exemple : la folie). Il ne s’agit pas d’en faire le signe d’autre chose et d’en traverser l’épaisseur pour rejoindre ce qui demeure silencieusement en deçà de lui. Foucault veut bel et bien se passer des « choses », les « dé-présentifier ». Il veut conjurer leur riche, lourde et immédiate plénitude, dont on a coutume de faire la loi primitive du discours. Il substitue au trésor énigmatique des « choses » d’avant le discours, la formation régulière des objets qui ne se dessinent qu’en lui. Bref, Foucault s’emploie à définir ces objets sans référence au fond des choses, mais en les rapportant à l’ensemble des règles qui permettent de les former comme objets d’un discours et constituent ainsi leur condition d’apparition historique.
25Toutefois, qu’on ne s’y méprenne pas ! Notre auteur ne se passe pas seulement des « choses », mais tout aussi délibérément et catégoriquement, il se passe des « mots ». Il ne se tourne pas vers l’analyse linguistique de la signification. Il ne détermine pas une organisation lexicale en s’efforçant de décrire les mises en relations caractérisant une pratique discursive. Celle-ci n’est pas concernée par une analyse des contenus lexicaux, qui définissent seulement les éléments de signification dont disposent les sujets parlant à une époque donnée, ou la structure sémantique qui apparaît à la surface des discours déjà prononcés.
26Bref, se passant des choses et des mots, l’entreprise de Foucault n’est pas plus la description d’un vocabulaire que le recours à la plénitude vivante de l’expérience. On ne revient pas à l’en-deçà du discours, c’est-à-dire les choses ; on ne passe pas au-delà pour retrouver les formes qu’il a disposées et laissées derrière lui, c’est-à dire le vocabulaire.
27A partir de cette perspective, Foucault fait une très importante mise au point au sujet du titre de sa première publication célèbre, à savoir Les mots et les choses. Peut-être a-t-on été tenté par ces termes de comprendre les discours comme un pur et simple entrecroisement des choses et des mots : trame obscure des choses, chaîne manifeste, visible et colorée des mots. Foucault veut montrer que le discours n’est pas une mince surface de contact entre une réalité et une langue. Il veut expliquer qu’à l’analyse des discours eux-mêmes on voit se desserrer l’étreinte apparemment si forte des mots et des choses, et se dégager un ensemble de règles propres à la pratique discursive, règles qui définissent le régime des objets et qui constituent une espèce de dimension existentielle sui generis, qui ne peut ressortir ni à l’existence muette d’une réalité, ni à l’usage canonique d’un vocabulaire. Ironiquement, Les mots et les choses est un travail qui a modifié le sens de son titre même et a révélé, au bout du compte, une tout autre tâche, à savoir : se passer des mots et des choses pour rendre justice au discours lui-même.
28Foucault revient d’une façon originale à la problématique de Saussure, visant la distinction de la langue et de la parole. Certes, dit-il, les discours sont faits de signes ; mais ce qu’il faut, c’est plus que d’utiliser ces signes pour désigner des choses. Donc, la parole jointe à la langue ne rend pas compte des formations discursives. Il y a là un plus et c’est ce plus qui rend les discours irréductibles à la langue et à la parole. C’est ce plus que Foucault veut faire apparaître et décrire. Pour voir toute son originalité, il suffit de se souvenir de l’idéal de P. Ricoeur, mentionné dans cette étude, à savoir joindre ce que Saussure avait séparé, c’est-à-dire joindre la parole ou le discours à la langue. Il s’avère au contraire que pour Foucault le discours ne s’identifie pas du tout à la parole saussurienne, tout en se distinguant au moins aussi nettement du système saussurien de la langue.
29Si les règles de formation des objets justifient la conclusion importante qu’il faut exclure les choses des formations discursives, les règles de formation des modalités énonciatives, elles, amènent la conclusion qu’il faut en exclure aussi le sujet. La description ne réfère pas les modalités diverses de l’énonciation à l’unité d’un sujet, soit le sujet pris comme pure instance fondatrice de rationalité, soit le sujet pris comme fonction empirique de synthèse. Dans l’analyse détaillée qu’en fait Foucault, les diverses modalités d’énonciation manifestent la dispersion du sujet au lieu de renvoyer à la synthèse ou à la fonction unifiante qui le caractériseraient. Comme l’auteur l’affirme, on renoncera donc à voir dans le discours un phénomène d’expression, c’est-à-dire la traduction verbale d’une synthèse opérée par ailleurs. On y cherchera plutôt un champ de régularité pour diverses positions de subjectivité. Dans le discours ainsi conçu, il ne faut pas chercher la manifestation, majestueusement déroulée, d’un sujet qui pense, qui connaît, et qui le dit. Tout au contraire, il faut y découvrir un ensemble où peuvent se déterminer la dispersion du sujet et sa discontinuité d’avec lui-même, Il faut y voir un espace d’extériorité dans lequel se déploie un réseau d’emplacements distincts. En conclusion, il ne faut définir le régime des énonciations propre à une formation discursive, ni par le recours à un sujet transcendental, ni par le recours à une subjectivité psychologique.
L’énoncé
30L’autre pôle de la problématique du discours est la question de l’énoncé. Foucault élabore sa conception par une double approche de l’objet, l’une macroscopique et l’autre microscopique (si toutefois on peut s’exprimer ainsi). L’énoncé est le point focal de cette dernière. Car il est considéré comme l’atome du discours, il est décrit comme le grain qui apparaît à la surface d’un tissu dont il est l’élément constituant. Toutefois, la grande préoccupation de notre auteur est de montrer que les deux approches s’harmonisent et se confirment. Il faut, dit-il, que la démarche à partir de la périphérie vers le centre (approche macroscopique) coïncide avec celle qui va du centre à la périphérie (approche microscopique). Ici il s’agit donc de reprendre à sa racine la définition de l’énoncé et de faire voir qu’elle correspond aux exigences de la formation discursive, expliquées dans ce qui précède.
31Or, il se trouve que, pour ce faire, Foucault développe une conception de l’énoncé qui tranche nettement sur toutes les doctrines classiques : on notera particulièrement les différences sensibles par rapport à l’identification ricœurienne, mentionnée ci-dessus, de l’énoncé et de la phrase grammaticale. Sans suivre l’auteur dans son investigation fouillée et tortueuse, prenons acte de ses conclusions : l’énoncé ne coïncide ni avec la phrase grammaticale, ni avec la proposition logique, ni avec le speech act des « analystes » anglo-saxons. Les modèles de la grammaire, de la logique et de l’« Analyse » proposent des critères trop nombreux et trop lourds, ne laissent pas à l’énoncé toute son extension. Peut-être, remarque Foucault, l’énoncé est-il plus ténu, moins chargé de déterminations, moins fortement structuré, plus omniprésent aussi que tous ces modèles. Il semble que ses caractères soient en nombre moindre, et moins difficiles à réunir et que par là même il récuse toute possibilité de description. Par rapport aux approches descriptives de la proposition, de la phrase et du speech act, l’énoncé joue le rôle d’un élément résiduel, de fait pur et simple, de matériau non pertinent.
32Mais alors, comment définir quelque peu l’énoncé en lui-même ? Allant tout droit au coeur de la problématique, promulguons avec Foucault que « le seuil de l’énoncé serait le seuil de l’existence des signes ». Seulement il s’agit de bien entendre le vocable « signe » et surtout le vocable « existence ». Par le premier, il faut comprendre la langue comme système. Par le second, il faut comprendre une certaine existence bien précise. Car la langue aussi « existe ». Toutefois, la langue et l’énoncé ne sont pas au même niveau d’existence ; et on ne peut pas dire qu’il y a des énoncés, comme on dit qu’il y a des langues. A l’existence propre à l’énoncé, il faut attribuer une certaine apparition en un moment du temps et en un point de l’espace, c’est-à-dire les dimensions d’une certaine existence matérielle. Mais il ne suffit pas de n’importe quelle émergence de signes dans le temps et l’espace pour qu’un énoncé apparaisse et se mette à exister (par exemple les lettres de plomb constituant le matériel d’une imprimerie). L’énoncé n’existe donc ni sur le même mode que la langue, ni sur le même mode que des objets quelconques donnés à la perception.
33C’est cette existence spéciale qui a en quelque sorte la signification de matériau par rapport à la phrase, la proposition et le speech act. L’énoncé n’est pas un élément parmi ces autres éléments, ce n'est pas une découpe repérable à un certain niveau d’analyse. Il constitue plutôt une fonction qui s’exerce verticalement par rapport à ces diverses unités, et qui permet de dire, à propos d’une série de signes, si elles y sont présentes ou non. L’énoncé n’est donc pas une structure, mais bien une fonction d’existence qui appartient en propre aux signes. C’est une fonction qui croise un domaine de structures et d’unités possibles et qui les fait apparaître, avec des contenus concrets, dans le temps et l’espace.
34Foucault se donne beaucoup de peine pour décrire cette fonction énonciative et en établir les caractéristiques essentielles. C’est ainsi qu’il dégage quatre dimensions constituantes de cette fonction de l’énoncé. Nous les mentionnons succinctement en prenant le risque de rester obscur. Tout d’abord, l’énoncé n’a pas en face de lui un corrélat (comme par exemple la proposition a un référent ou un nom propre désigne un individu). Mais il est lié à un « référentiel » qui n’est point constitué de « choses », de « faits », de « réalités », ou d’« êtres », mais de lois de possibilité, de règles d’existence pour les objets qui s’y trouvent nommés, désignés ou décrits, pour les relations qui s’y trouvent affirmées ou niées. Ensuite, l’énoncé a un certain rapport avec le sujet. Mais la question est de savoir avec quel genre de sujet. Celui-ci est une place déterminée et vide qui peut être effectivement remplie par des individus différents ; mais cette place, au lieu d'être définie une fois pour toutes et de se maintenir telle quelle tout au long d’un texte, varie ou plutôt permet une variation indéfinie. C’est la position que peut et doit occuper tout individu pour en être le sujet. Par ailleurs, la fonction énonciative ne peut s’exercer sans l’existence d’un domaine associé. D’entrée de jeu, dès sa racine, l’énoncé se découpe dans un champ énonciatif où il a place et statut, qui dispose pour lui des rapports possibles avec le passé et qui lui ouvre un avenir éventuel. Il s’intègre toujours à un jeu énonciatif, où il a sa part aussi légère, aussi infime qu’elle soit. Finalement l’énoncé doit avoir une existence matérielle. Mais il s’agit d’une matérialité répétable. Elle est définie par un certain statut de chose ou d’objet. L’énoncé est trop répétable pour être entièrement solidaire des coordonnées spatio-temporelles de sa naissance et il est trop lié à ce qui l’entoure et le supporte pour être aussi libre qu’une pure forme. Bref, l’énoncé est, par sa matérialité répétable, un objet spécifique et paradoxal, mais un objet tout de même, parmi tous ceux que les hommes produisent, manipulent et combinent.
35Ajoutons seulement que l’auteur s’emploie à montrer que les quatre dimensions de la fonction énonciative correspondent parfaitement aux quatre jeux de règles de formations qui produisent les systèmes de dispersion dont nous avons traité plus haut (systèmes des objets, des modalités énonciatives, des concepts, et des stratégies). Le fait est que ce qui s’est découvert par la description de la fonction énonciative, ce n’est pas l’énoncé atomique — avec son effet de sens, son origine, ses bornes et son individualité —, mais c’est bel et bien le champ d’exercice de la fonction énonciative et les conditions selon lesquelles elle fait apparaître des unités diverses (p. ex. d’ordre grammatical ou logique).
36A examiner de près des deux premières dimensions de la fonction énonciative, celle de sa liaison avec un « référentiel » et celle de son rapport avec le sujet, on découvre réellement leur parenté frappante avec les règles correspondantes de formation, celles des objets et celles des modalités d’énonciation. Un lien de corrélations indubitables entre formation discursive et fonction énonciative s'annonce. Nous retrouvons les mêmes aspects déjà mis en évidence plus haut et qui nous intéressent particulièrement : la fonction énonciative aussi se passe des « objets » (première dimension) ainsi que du « sujet » (seconde dimension). Cette conclusion confirme celle de notre exposé sur la formation discursive et jette une lumière accrue sur a portée de la pensée de Foucault.
37Revenons au thème essentiel de cette étude : le concept de discours. Après avoir pris connaissance de l’analyse de l’énoncé, il y a lieu de préciser la description que nous avons faite du discours antérieurement. Comment peut-on re-considérer et re-formuler le concept de formation discursive ?
38Dressons d’abord la liste des définitions préparatoires ! Il y a en premier lieu ce qu’on pourrait appeler « performance verbale » ou mieux « performance linguistique ». Par là on entend : tout ensemble de signes effectivement produits à partir d’une langue naturelle (ou artificielle). Cette définition générale et englobante comporte quatre définitions plus spécifiques, celles du speech act, de la phrase, de la proposition et, last not least, de l’énoncé.
39Qu’est-ce que le speech act ou la formulation ? C’est l’acte individuel qui fait apparaître, sur un matériau quelconque et selon une forme déterminée, ce groupe de signes ; la formulation est un événement qui, en droit au moins, est toujours repérable selon des coordonnées spatio-temporelles, qui peut toujours être rapporté à un auteur, et qui éventuellement peut constituer par lui-même un acte spécifique (un acte « performatif »).
40La phrase, elle, c’est l’unité que la grammaire peut reconnaître dans un ensemble de signes. La proposition, c’est celle que la logique peut y reconnaître. Ces unités peuvent toujours être caractérisées par les éléments qui y figurent, et par les règles de construction qui les unissent. Par rapport à la phrase et à la proposition, les questions d’origine, de temps et de lieu, et de contexte, ne sont que subsidiaires. La question décisive est celle de leur correction.
41II y a évidemment l’énoncé lui-même. Il faut le comprendre comme la modalité d’existence propre à cet ensemble de signes, dans lequel on peut déceler ou non un acte de formulation, une phrase ou une proposition. Cette modalité d’existence a été suffisamment expliquée plus haut. C’est elle qui permet à l’énoncé d’être en rapport avec un domaine d’objets, de prescrire une position définie à tout sujet possible, d’être situé parmi d’autres performances verbales, d’être doté enfin d’une matérialité répétable (cfr. les dimensions constituantes de la fonction énonciative).
42Qu’est-ce ensuite que le discours ? En accord avec les cinq définitions données, l’on peut affirmer que le discours a cinq faces, dont l’une est particulièrement mise en évidence et présentée, dans l’œuvre de Foucault, comme la plus significative. A partir de cette multiplicité d’acceptions du terme, on comprend aisément la raison de son équivoque, qui est présente même dans l’œuvre de Foucault. Tout d’abord, de la façon la plus générale et la plus indécise, « le discours » désigne un ensemble de performances linguistiques (ou verbales). Il faut entendre alors ce qui a été produit (éventuellement tout ce qui a été produit) en fait d’ensembles de signes. Ensuite, le terme peut désigner aussi un ensemble d’actes de formulation. De ce point de vue, plus restreint, on s’intéresse au caractère d’individualité et de psychologie des performances verbales. En outre, on trouve « le discours » comme une série de phrases. Le point de vue se restreint encore davantage et on s’intéresse à un groupe d’unités grammaticales bien définies. « Le discours » porte aussi sur une série de propositions ; alors, le point de vue a son ouverture la moins grande ; on s’intéresse particulièrement à un groupe d’unités logiques. C’est le discours tel que les intellectualistes l’affectionnent. Finalement, il y a « le discours » qui est constitué par un ensemble de séquences de signes, en tant qu’elles sont des énoncés, c’est-à dire en tant qu’on peut leur assigner des modalités d’existence particulières. C’est la face du discours qui, après la première face, a la plus grande extension. Nous nous y arrêtons.
43C’est elle — est-il besoin de le dire — qui a été privilégiée dans l’exposé de L’archéologie du savoir. Il faut y ajouter toutefois la première face, la plus générale et la plus englobante, qui doit nécessairement servir d’horizon et de base à la cinquième face. C’est celle-ci qui constitue proprement la formation discursive dont nous avons tant parlé. Foucault prétend que ce qu’il appelle une formation discursive, c’est précisément la loi d’une série d’énoncés. Il prétend savoir montrer qu’elle est bien le principe de dispersion et de répartition, non des formulations, non des phrases, non des propositions, mais des énoncés au sens strict donné à ce vocable. Alors le terme de discours pourra être fixé : c’est l’ensemble des énoncés qui relèvent d’un même système de formation4. Ainsi l’on pourra parler du discours clinique, du discours économique, du discours de l’histoire naturelle, du discours psychiatrique etc.
44Il s’agit de saisir la portée exacte de ce discours et de le situer dans la perspective qui est la sienne. Il ne constitue pas une structure de surface. Foucault le caractérise à la fois comme non-caché et non-visible. Il représente en quelque sorte la charpente du discours au sens obvie et immédiat du mot, qui est néanmoins présente en lui. Qu’on songe aux multiples exemples donnés : Histoire Naturelle, Biologie, Discours Clinique, la Psychopathologie à partir du XIXe siècle etc. Pour les comprendre il faut se souvenir du célèbre principe de discontinuité et marquer leur opposition aux grandes unités discursives qui enjambent des siècles, voire des millénaires, p.ex. la médecine, la science, l’histoire etc. Ils sont nettement plus limités, moins superficiels et historiquement plus circonscrits. D’autre part, il convient de saisir leur distinction d’avec les unités plus singulières et également plus superficielles, telles que les livres, les œuvres et les auteurs. L’œuvre et la personne de Buffon et de Linné p.ex. sont comprises dans le seul discours de l’Histoire Naturelle, se situant dans le Classicisme. Cuvier et Darwin au contraire appartiennent en profondeur au discours de la Biologie (du XIXe siècle). Fat résumé, le discours se définit, dans l’ensemble des événements discursifs, par les caractères de profondeur, de discontinuité et de globalité supra-individuelle. On comprend que le discours comme ensemble de speech acts, de phrases ou de propositions est beaucoup plus visible ; on comprend que le discours représenté soit par le livre, soit par l’œuvre d’un auteur constitue une unité de surface beaucoup plus phénoménale. Ce qu’il faut souligner surtout dans ce contexte est l’écart considérable entre le discours comme ensemble de propositions coordonnées, c’est-à-dire au sens logique du mot, et le discours tel que nous l'avons défini, au sens de Foucault.
***
45Qu’en est-il des analogies et des différences entre les deux conceptions ? Où trouver une grille de partage qui puisse faire fonction de principe régulateur pour répondre aux deux questions posées ? Il semble que nous la découvrons aisément dans l’énumération selon Ricoeur des caractéristiques propres à la parole ou au discours. Qu’on se rappelle la liste de ces caractéristiques : 1°) le discours est acte ou événement ; 2°) il est une suite de choix de signes linguistiques ; 3°) il constitue des combinaisons neuves et est créateur d’histoire ; 4°) il se distingue par sa référence « extra-discursive » et 5’) il présuppose l’implication du sujet et de l’audience. Maintenant il s’agit d'appliquer cette grille, c’est-à-dire de se demander dans quelle mesure elle couvre ou ne couvre pas la conception de M. Foucault.
46Posons d’abord le problème des analogies, des ressemblances, voire même des réelles parentés. Tout de suite, il saute aux yeux que les deux philosophes défendent une même thèse, celle du dépassement de la langue comme système. Les préoccupations linguistiques ne représentent aucunement l’essentiel de leur problématique. Ainsi, les trois premières caractéristiques de l’énumération ricœurienne valent de toute évidence pour le discours tel que Foucault le conçoit. Peut-être plus encore que Ricoeur, Foucault souligne la nature d’événement, de choix de signes linguistiques et de nouveauté combinatoire qui caractérise les faits discursifs ; et par là il faut songer tout aussi bien à la formation discursive tout entière qu’à l’énoncé. Insistons particulièrement — parce que le problème en vaut la peine — sur la fonction créatrice d’histoire que les deux auteurs attribuent au discours. C’est évident chez Ricoeur ; c'est tout aussi évident, mais nettement plus accentué chez Foucault. Peut-être faut-il voir en ce dernier avant tout un historien original et profond, si pas toujours d’une entière objectivité historique ; un historien quant au contenu de sa pensée, qui exprime l’histoire dans une forme « discursive », au moyen d’un style carrément philosophant. Souvenons-nous ici de la célèbre thèse de Foucault, qualifiant le discours d’a priori historique.
47Mais peut-être le problème des nettes différences entre les deux auteurs est-il infiniment plus révélateur que celui des parentés. En quoi consistent ces nettes différences ? Arrêtons-nous d’abord au niveau de la formation discursive, c’est-à-dire à celui des unités molaires. Il y a un fait capital dont nous devons tenir compte en tout premier lieu : chez Foucault, la « structure » a débordé les limites de la langue-objet et a achevé sa migration vers le discours ; Ricoeur ne semble même pas avoir envisagé une telle possibilité théorique dans sa problématique. C’est à la lumière de cette opposition fondamentale qu’il faut comprendre les autres différences. Appliquons notre grille de partage !
48Les deux dernières caractéristiques de la liste de Ricoeur ne s’appliquent pas du tout au discours tel que Foucault le comprend. La fameuse référence à la chose, c’est-à-dire la référence « extra-discursive », ainsi que l’implication nécessaire de la subjectivité comme instance autonome, constituent des thèses qui demeurent entièrement absentes dans sa philosophie du discours. Peut-être cette opposition entre la conception des deux auteurs est-elle la vérité qui jaillit avec le plus de clarté des exposés que nous avons développés. La plus grande part d’originalité du concept du discours selon Foucault se trouve-t-elle là. Elle se trouve plus précisément dans le transfert au niveau du discours des aspects essentiels à la langue comme système et structure, à savoir la « désobjectivation » (au sens de « dé-chosification ») et la « désubjectivation ».
49Encore faut-il bien saisir la portée de cette différence de Foucault par rapport à Ricoeur. Elle a deux faces, l’une négative et l’autre positive. La face négative se conçoit d’elle-même : il s’agit de biffer la quatrième et la cinquième caractéristiques dans la liste de Ricoeur. Mais cette suppression n’est pas sans alternative. La référence à la chose est remplacée positivement par une certaine autonomie « intra-discursive » du discours. Au lieu de se réduire à une simple médiation (voir Ricoeur), celui-ci acquiert chez Foucault une matérialité propre, c’est-à-dire qu’il présente bel et bien un contenu sui generis. On pourrait risquer un terme non familier à Foucault et dire qu’il constitue une importante dimension d’existentialité. Evidemment, on ne saisira toute la portée de ce que nous venons de dire que lorsqu’on ne considère pas l’énoncé à l’état séparé et qu’on envisage tout le poids et toute la présence de la formation discursive dans son entièreté, c’est-à-dire de la structure molaire qui l’innerve (à la limite, il faut parler des formations discursives en leur entièreté).
50Aussi l’implication du sujet est-elle remplacée positivement. Ici, il faut, semble-t-il, s’en référer au caractère de matérialité répétable qui est attribué à l’énoncé de même qu’à la formation discursive dans son intégralité. Ailleurs, Foucault semble penser à fond dans cette direction et crée la formule de « matérialisme de l’incorporel »5. Il semble s’y agir d’une certaine objectivation du spirituel dans la matérialité du discours. Dans cette perspective, l’on conçoit que l’implication du sujet puisse être supprimée, mais aussi comment elle peut être remplacée par quelque chose de positif. Nous reconnaissons que nous sommes en même temps quelque peu rebuté par la nouveauté et, somme toute, l’obscurité du concept « matérialisme de l’incorporel ».
51Au niveau de l’énoncé aussi, il y a lieu de marquer les nettes différences entre les deux conceptions. Nous avons montré suffisamment que l’énoncé de Foucault ne s’identifie pas à la phrase grammaticale et que celle-ci représente pour Ricoeur la cellule première du discours, contenant déjà toutes les caractéristiques essentielles de celui-ci.
52Cela nous amène en outre à la constatation que pour Ricoeur la phrase (qu’il identifie d’ailleurs facilement à la proposition) est beaucoup plus homogène aux grandes unités du discours que l’énoncé n’est homogène à la formation discursive dans la perspective de Foucault. La raison en est à chercher dans la quatrième et la cinquième caractéristiques de la liste ricœurienne, la référence à la chose et l’implication du sujet, qui appartiennent à l’essence de la phrase ou de l’énoncé. Elles constituent les principes dynamiques qui seront responsables de l’élaboration des grandes unités discursives, mais qui sont déjà présents à part entière dans l’unité moléculaire du discours, c’est-à-dire dans la phrase. Foucault, lui, se voit obligé d’en appeler à la structure, élément beaucoup plus contingent et extrinsèque, pour passer de l’énoncé à la formation discursive. A partir de cette divergence s’explique l’opposition constatée au début entre l’approche par Ricoeur et par Foucault de la problématique du discours, la première se concentrant sur la phrase, la seconde sur les unités molaires que l’on sait.
53Finalement, concentrant l’attention sur la portée des deux conceptions, on peut découvrir au niveau de la comparaison de la phrase chez Ricoeur et de l’énoncé chez Foucault, un abîme de différence. D’une part, la phrase constitue la cellule de l’événement de vérité, à savoir dire quelque chose de quelque chose. D’autre part, l’énoncé se définit, autant que faire se peut, par la formule brève mais difficile : l’existence des signes. Inutile de nous relancer dans une explication que nous avons donnée plus haut. Mais le fait est qu’on voit mal comment « l’existence des signes » pourrait avoir affaire à la vérité le moins du monde. Or, il s’agit de l’énoncé, pour lequel la vérité est essentielle d’après la vision traditionnelle. Constatons l’altérité profonde des deux perspectives fondamentales ! Rendons-nous compte que cette étrange nature de l’énoncé selon Foucault se communique à toute la formation discursive et représente en quelque sorte la matière dans laquelle la structure globale de cette formation discursive s’incorpore.
54En conclusion de l’analyse des nettes différences entre les deux auteurs, mettons l’accent sur l’opposition majeure de Foucault à toute philosophie de la vérité et de la subjectivité. Selon lui, le discours ne dévoile pas les choses ; encore moins est-il le champ privilégié où se déploient la force et l’essence de la subjectivité. Peut-être est-il singulièrement éclairant de mentionner l’adversaire-type de sa conception du discours : c’est la philosophie historico-transcendantale de nature idéaliste, qui ne voit dans le discours et dans l’histoire que le développement et l’épanouissement de la subjectivité transcendantale. A la thèse de la subjectivité, Foucault oppose celle de l’objectivité « spéciale » de l’énoncé et de la structure, propre à la formation discursive. A la thèse de la téléologie de l’histoire, il oppose celle de la rupture et de la discontinuité des discours au sens indiqué, c’est-à-dire des a priori historiques.
Notes de bas de page
1 La philosophie du langage de P. RICŒUR est développée dans les trois ouvrages suivants : De l'interprétation, essai sur Freud, Seuil, 1965, Paris ; Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Seuil, 1969, Paris ; La métaphore vive, Seuil, 1975, Paris. Nous nous sommes basé surtout sur le conflit des interprétations, pp. 80-96 : La structure, le mot, l'événement ; pp. 246-257 : La question du sujet, le défi de la sémiologie ; dans une moindre mesure sur La métaphore vive, pp. 87-100 : La métaphore et la sémantique du discours.
2 Nous nous sommes basé surtout sur l’ouvrage bien connu de Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969. Voir les pp. 31-154.
3 Cf. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, pp. 392-398.
4 Cf. L’archéologie du savoir, p. 141.
5 Cf. L’ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 60.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010