Le moi et la mort1
p. 185-204
Texte intégral
1Jean Paul Richter a raconté dans un texte bien connu de son autobiographie (Selberlebenbescbreibung) l’expérience précoce et indélébile qu’il fit du Moi, de son Moi : « Jamais je n’oublie l’événement personnel que je n’ai encore jamais raconté à personne, lorsque j’ai assisté à la naissance de ma conscience de soi, dont je puis indiquer le lieu et la date. Un matin, tout jeune enfant, je me tenais sur le pas de la porte et je regardais à gauche vers la réserve de bûches, quand d’un coup la vision intérieure « Je suis un Moi » a traversé devant moi comme un éclair du ciel et puis s’est immobilisée lumineuse ; mon Moi s’était vu lui-même pour la première fois et pour toujours. Les illusions du souvenir sont ici difficilement pensables, car aucun récit étranger ne pouvait enjoliver un événement survenu dans le sanctuaire voilé de l’homme, sa nouveauté seule a conféré une permanence aux circonstances concomitantes si ordinaires »1.
2Or, à plusieurs années de distance, au moins quinze, la vision de la mort, du Moi mort, fait pendant à la découverte fulgurante de soi. C’est le 15 novembre 1790, et Jean Paul a consigné l’événement mémorable dans ses Carnets ; plus tard, il a corsé le souvenir avec des éléments empruntés à ses fictions, mais c’est la première version laconique, qui impressionne : « Soir le plus important de ma vie, car j’ai éprouvé la pensée de la mort, qu’il n’y a absolument pas de différence si je meurs demain ou dans trente ans, que tous les projets et tout m’échappe et que je dois aimer les pauvres hommes, qui vont bientôt sombrer avec leur petit rien de vie —·l’idée est allée jusqu’à l’indifférence à toutes choses, (le lendemain) Je me suis redressé, à la pensée que la mort est le don d’un monde nouveau et l’invraisemblable anéantissement un sommeil »2.
3En réalité, une terreur panique l’a transi. Sa logeuse Christiane Stumpf est entrée et l’a aperçu debout près de la fenêtre, pâle, les traits convulsés. Elle l’a appelé par trois fois avant qu’il sorte de sa léthargie et, levant la main, remercie d’un geste la bonne femme de l’avoir par son arrivée inopinée sauvé de la démence. Ultérieurement, nous l’avons dit, il a amalgamé au contenu initial, tout intellectuel, des éléments imaginatifs, le lit mortuaire, la main pendante du cadavre, la facies hippocratica, l’œil marmoréen, les cauchemars... Car la Todesvision étend son ombre sur l’œuvre entière, elle est la matrice d’une fantaisie macabre inépuisable. « Jamais je n’oublie le 15 novembre. » Jean Paul est mort la veille du 15 novembre 1825.
4Il existe un parallélisme entre les deux visions, du reste échantillons admirables de l’« intuition intellectuelle ». Elles se correspondent par la soudaineté, le saisissement, la fixité, l’inexorable évidence. Mieux, elles sont corrélatives. C’est l’intensité de la conscience de soi, c’est le caractère définitif et « semelfactif » de la découverte du Soi, qui prépare et rend possible l’inéluctabilité « intemporelle » de la mort. On peut toujours mourir quand on est toujours soi. Le même gouffre s’évase, le même vertige s’affole à l’évocation de l’un et de l’autre. On a assimilé la vision de la mort de Jean Paul à une illumination piétiste, dont elle a en effet l’aspect de conversion. Mais loin de s’abolir dans un revival, elle conserve son emprise obsessionnelle, son aura effrayante et son long tourment.
5Il faudrait suivre dans l’œuvre luxuriante du romancier les traces confondues des deux visions : la solitude constitutive et l’intangibilité du Moi, le Moi anéanti et voué à la condition de cadavre. La mort est tapie dans le solipsisme originaire, le solipsisme se déclare et se vérifie dans la mort. C’est ce qu’exprime la burlesque oraison funèbre personnelle de Victor, étincelant morceau de bravoure d’Hesperus. Un bonnet de nuit sur un catafalque tient lieu du défunt présumé. Victor dédoublé fait entendre, et entend lui-même, son propre adieu. Que la facétie littéraire soit un déguisement autobiographique et renvoie à la terreur du 15 novembre, le pathos croissant du discours le prouve ; le rire s’étrangle : « Voici le cadavre nocturne, l’homme scarifié, carbonisé — c’est dans ces blocs rigides que les Mois sont collés, et il faut qu’ils les roulent. Pourquoi tremblez-vous à mon sujet, auditeurs ? Parce que je tremble en fixant du regard cette forme humaine renversée ? Je vois un fantôme planer autour de ce cadavre, un fantôme qui est un Moi — Moi ! Moi ! abîme qui rétrograde profondément dans le noir, au miroir de la pensée — Moi ! miroir de miroir — effroi de l’effroi ! Enlevez le voile du cadavre Je veux regarder le mort hardiment, jusqu’à en succomber ! »3.
6Le Moi meurt de se voir mort ; les deux visions se sont télescopées, manifestant l’intime parenté et la quasi identité du narcissisme et de la mort. Le Moi et la Mort sont des miroirs jumeaux. Oté le voile, ils se connaissent dans une sorte d’étreinte incestueuse. La destruction qui en résulte n’est pas forcément, n’est pas seulement la mort physique, c’est aussi la mort mentale, l’hallucination et la démence, image de la mort spirituelle. La folie du bibliothécaire Schoppe alias Leibgeber, extraordinaire personnage du Titan, offre une contre-épreuve à la fascination du rigor mortis et des morts gyrovagues. Il souffre de la psychose du Moi pur, il a la phobie du tête-à-tête solipsiste, il se croit traqué par son Moi qui donne rendez-vous à l’heure de la mort ; il le fuit, il se déguise, il se cache sous des pseudonymes destinés à brouiller sa trace, comme un espion4. En vain ! Il est rejoint par l’ennemi, par le ‘tueur, et le spectacle de son Autre, son double et son Moi, met fin à l’étrange obsession. Il expire apeuré, et Jean Paul lui attribue l’aveu si simple, si énigmatique, du vieux Swift moribond : Je suis moi — enfin sorti du long égarement5. La folie et la mort de Schoppe sont calquées sur la folie et la mort de Swift. Et si tout à l’heure le cadavre était l’horreur et la mort du Moi, dans le cas de Swift-Schoppe, le Moi est le substitut et le sicaire de la mort.
7Des échos innombrables de ces scènes parcourent les romans de Jean Paul, y répercutant une hantise personnelle. Le plus fameux est la parodie de la philosophie de Fichte, qui porte le nom de Clavis Fichtiana seu Leibgeriana, parce que le prétendu porte-parole de Fichte s’appelle Leibgeber, avatar et alter ego de Schoppe. Le Moi absolu s’érige dans une solitude à perte de vue, découvrant le désert du néant et de la mort. Inoubliable l’évocation finale du Démogorgon : « Dans le silence ténébreux inhabité ne brûle aucun amour, aucune admiration, aucune prière, aucune espérance, aucun but — Moi ainsi tout seul, nulle part une pulsation, aucune vie, rien autour de moi et sans moi rien que rien. Pour moi seul conscientes mes non-consciences supérieures. En moi le Démogorgon muet, aveugle, travaillant sans trêve et voilé, et je suis lui, lui-même. Ainsi, je viens de l’éternité et je vais à l’éternité. Et qui entend la plainte et me connaît maintenant ? Moi. — Qui l’entend et qui me connaît après une éternité ? — Moi »6.
8Le souvenir lancinant du vieux Swift s’assortit sourdement, comme un glas, à l’impavidité du Moi transcendantal invulnérable. L’instant s’éternise où le mort saisit le vif et lui arrache son masque. Mais il est vrai que Jean Paul donne libre cours à ses phobies plutôt qu’il ne contribue à l’exégèse de la Doctrine de la Science.
9Or un autre grand philosophe, ennemi du romantisme après y avoir goûté, a thématisé cette même relation, l’affinité en quelque sorte monstrueuse du Moi et de la Mort. C’est Hegel, dans la célèbre dialectique du maître et de l’esclave, qui prélude à l’avènement de la conscience de soi7. L’éclair de conscience jaillit sous la contrainte et la menace de la mort. Ce que le vaincu terrorisé a vu passer dans les yeux du vainqueur, c’est le regard de la mort. Le danger l’a ébranlé jusque dans les fondements de son être. Le Moi menacé est dépouillé (la nackte Haut, comme disent les Allemands), réduit au pur Moi, rendu à sa sévère essence : par-là, il se connaît — il se connaît mortel, c’est tout un. L’existentialisme — Sartre, Simone de Beauvoir8 — a surtout souligné le duel, l’affrontement, la lutte des consciences. Autrui est mon ennemi, il me vole le monde, « chaque conscience poursuit la mort de l’autre ». Ce moment est en effet capital ; Hegel vise la genèse de la société, les idées de l’homme loup pour l’homme et de la guerre de tous contre tous gisent à l’arrière-plan. Cependant l’épure dialectique, comme l’a fait observer P.-J. Labarrière, implique moins la dualité des consciences que le redoublement de la conscience, le drame de la réflexivité, autrui ou l’alter ego pénètre dans le champ de la conscience sous les espèces abstraites de l’homicide et de l’angoisse de mort. De plus, la pointe de l’analyse figurative ou du mimodrame va à la constitution d’un modus vivendi réglé par un rapport d’inégalité et par le travail. Le travail, le dur travail servile, est certainement le facteur le plus important, sinon primaire, de la formation de la conscience. Il se substitue à la mort et, grâce à lui, celui qui en se soumettant n’a pas voulu risquer sa vie dans la « lutte de prestige » et le heurt des consciences acquiert une équivalence et, avec le temps, une supériorité (sur l’adversaire dominateur). Pour autant, Hegel ne laisse pas tomber l’autre élément génétique, la mort qui fait trembler sur ses bases l’être inviolable de l’Ego. La vie laborieuse, comme l’effort du concept, étreint ce qui est mort et continue à séjourner dans la mort, dont l’échéance, l’éventualité, n’a cessé de planer. C’est ce qui donne raison à Alexandre Kojève, incomparable commentateur de ces textes. Il assigne presque exclusivement à la mort la fondation du Selbstbewusstsein, et il assortit la paraphrase de considérations originales9.
10La mort selon Hegel est le « maître absolu », duquel le maître humain tient son pouvoir de vie et de mort. Elle transcende les adversaires et reste hermétiquement voilée — Jean Paul fait quelque part cette remarque que l’entièrement caché, l’incognito total est le souverain absolu10. Le contexte est assurément intersubjectif, mais l’exacte réciprocité des consciences meurtrières préserve l’anonymat de la mort, celle-ci est intime au moi et néanmoins extérieure, une extériorité opaque. Si Hegel suggère son approche comme une liquéfaction, un nivellement, c’est qu’il a en vue ici la mort indifférente, égalisatrice, terroriste, la mort coupe-choux11 pour laquelle Moi égale Moi, Moi vaut Moi, ou encore la nuit où nul ne peut travailler. Ce n’est pas son dernier mot sur la signification de la mort. Kojève, lui, infléchit dans le sens existentiel l’épisode initial de la « genèse humaine » ou « anthropogène »12. Heidegger a passé par là. Kojève attire la « dialectique de la reconnaissance » dans le cercle fini de l’auto-suppression et de la liberté. Il se sert de formules frappantes : l’être humain est « la mort qui vit une vie humaine », l’homme est « la mort consciente de soi »13. Chaque pas est une anticipation de la mort, mais projets, décisions, choix, engagements, supposent, pour être tels, la radicalité et l’absoluité de la mort, source et sceau de la finitude. La liberté implique la mortalité, elles sont l’envers et l’endroit : la mort a pour contre épreuve la liberté, la liberté a pour enjeu la (possibilité de la) mort. Libre parce que mortel, mortel parce que libre. Cette interprétation existentielle de Hegel par Kojève a pour corollaire l’athéisme.
11La possibilité fondamentale du mourir, qui renverse la fatalité du devoir-mourir, est en réalité un pouvoir et, d’après certains, le suprême pouvoir de l’homme. Dans la parabole des lutteurs hégéliens, la mort porte les traits de l’homicide, mort infligée, mort violente. C’est bien ainsi que la mort est entrée dans le monde, sous la forme d’un meurtre : Freud a d’ailleurs échafaudé une théorie du meurtre originaire, du « meurtre du père », qui imprime un Stigmate sur le clan des frères. Plus profondément, la mort humaine est un suicide, lisible déjà dans l’enjeu et le risque de la vie ; la menace meurtrière ne fait qu’allumer la possibilité interne de la mort, que le Moi se donne librement. Au sein de ce pouvoir suprême, la liberté ne cesse pas d’être dialectique, ainsi que le montre le renoncement de l’esclave. L’homme, être dialectique, surgissement de possibles, peut mourir, choisir sa mort, et il peut la retarder, voire la nier en se croyant immortel (cette faculté de transcender la mort est la condition et la contrepartie du suicide). C’est pourquoi en un sens toute mort est prématurée et toute mort est « violente ». Mais le Moi pur et abstrait qui subsiste et se sauve dans la mort, effigie lui-même de mort, est l’aimant ou le basilic qui attire irrésistiblement le candidat au suicide.
12Kojève extrapole manifestement par rapport à Hegel, toutefois il a perçu avec une remarquable acuité la présence-absence de la mort dans l’individu hégélien. Elle est en lui l’absolue négativité, la liberté pure, c’est-à-dire le sujet — ce néant pur qu’a entrevu Paul Valéry. La mort est « égoïté », altérité abolie, suppression de toute relation, aséité pure. Inversement, « l’Homme est la mort incarnée ; il est sa propre mort »14. De sorte que sa mort est son œuvre, même sans qu’il l’actualise, sans qu’il joigne le geste à la parole. L’existence est un suicide différé, et c’est ainsi qu’il faut comprendre l’impressionnante conclusion de Kojève, que l’homme ne diffère du néant que pour un certain temps15.
13C’est pourquoi le personnage de Kirilov (des Possédés) exerce une fascination. Son « suicide philosophique » ou « logique », ainsi appelé par Dostoïevski lui-même et par Albert Camus, pressenti jadis par Novalis, affiche la coïncidence de l’acte de liberté et de la mort. La liberté s’exalte dans la mort volontaire, et la mort trouve une justification dans l’accomplissement de la liberté. Il semble qu’il n’y ait pas d’autre sanction ultime de la liberté humaine que cette « manumission » (au sens de Novalis, non de Leibniz). L’affinité dernière, intime, du Moi et de la Mort se vérifie dans le geste hyperbolique qui confère à Kirilov sa raison d’être, quoi que pense Léon Chestov16. Toutefois, celui qui a peut-être le plus profondément analysé le personnage, le critique Maurice Blanchot, fait valoir les difficultés qui s’attachent au paroxysme de liberté de la mort de Kirilov. Il admet le suicide logique et le postulat athéistique de Kojève et de Camus. Mais le problème des motivations l’intéresse moins que l’issue. L’homme peut mourir et à cause de cela il veut mourir. Dans un monde de fiction où la médecine aurait fait de tels progrès que la vie serait prolongée indéfiniment, le suicide serait l’unique manière de prouver la mortalité et, au bout du compte, la liberté. Kirilov, auquel Blanchot attribue son obsession, veut mourir pour prouver qu’il peut mourir, que le néant miroite et que Dieu n’est pas. Non seulement il peut vouloir mourir, mais il veut pouvoir mourir ! C’est-à-dire en pleine conscience, avec la conscience de disparaître, et non la conscience disparaissante. Est-ce possible ? C’est la question de Kirilov, que Blanchot formule intensément : « Est-ce que je meurs humainement, par une mort qui sera celle d’un homme et que j’imprégnerai de toute la liberté et de l’intention humaines ? Est-ce que je meurs moi-même, ou bien est-ce que je ne meurs pas toujours autre, de sorte qu’il me faudrait dire qu’à proprement parler je ne meurs pas ? Puis-je mourir ? Ai-je le pouvoir de mourir ? »17.
14La question spécieuse, ambiguë, appelle une réponse équivoque, car l’issue est un dilemme que précisément l’acte volontaire entend trancher. Elle reflète l’affolement imaginatif, la conscience hagarde dans l’angoisse de perdre le moi et de ne pas le perdre, énigme torturante que le sophisme d’Epicure tente en vain d’exorciser. La démence, variante et prodrome de la mort, que l’on peut regarder comme une schizophrénie aiguë. C’est l’obsession de Kafka, le complexe du chasseur Gracchus, vagabond sans trêve, exodus, version réduite du vaisseau fantôme. Dostoïevski maintient la question en suspens lorsqu’il représente le « tsar » Kirilov après le suicide, effondré comme un pantin cassé. La mort est apparemment un sommeil, elle pourrait bien être une longue, une interminable insomnie. Blanchot présente un écho de la hantise à propos de L’Age d’Homme. De l’autobiographie de Michel Leiris, il écrit qu’elle est « ce regard lucide par lequel le Je, pénétrant son ’obscurité intérieure’, découvre que ce qui en lui regarde, ce n’est plus le Je ’structure du monde’, mais déjà la statue monumentale, sans regard, sans figure et sans nom : le Il de la mort souveraine. » : « le Il de la mort se propose avec son éternité de marbre et sa froide impassibilité »18. Notre mort nous échappe et elle nous glace, Moi est un Autre. Et pourtant c’est là un mirage, un prestige, une « illusion de l’imagination », que l’on peut considérer à volonté comme « bienfaisante » ou comme perfide. Cet Autre est encore Moi. Nous le connaissons, c’est le gisant effrayant, le double cireux, glacial et mensonger de Jean Paul, dont les radiations donnent la mort. Le Il est encore un Je, inanimé, transféré de l’anonymité de la copule d’univers à la momie d’une existence amorphe, apathique et transie. Ou plutôt l’une et l’autre ne sont que masques, chienlits, cagoules et dominos de ce Moi qui n’en finit pas de se dissimuler ; et la mort fictive, comme le linceul et le cadavre qui est sa représentation, entre dans la mascarade. La Mort elle-même est comme le Moi, voilée.
15Il n’empêche ! C’est bien moi qui meurs, et par un autre, moi et pas Caïus ou Titius. Le gémissement déchirant d’Ivan Illich perce nos oreilles, surtout s’il est répercuté par le ressassement aussi poignant de la méditation de Vladimir Jankélévitch. Car la Mort, vue de loin l’immense faucheuse indifférente et infatigable, ne s’arrête qu’à moi, ne s’arrête jamais qu’à un Moi. Elle ne cesse de dicter des rendez-vous de Samarcande. Seul l’homme, la conscience vivante et réfléchie, meurt, et cela non en vertu d’un syllogisme, mais par suite d’une prédisposition aussi singulière qu’inéluctable. L’animal ne meurt pas, il périt, il crève. Parce que l’homme sait qu’il meurt, et l’animal n’en sait rien. Ce savoir de la mort est inhérent à la conscience finie — il faut donner raison à Max Scheler — et c’est pourquoi la mort survient à la conscience et n’y advient pas sans elle. Car c’est moi qui meurs, pas de mort sans défaillance de la conscience, ou plutôt, soit dit plus justement, sans son agrément, son consentement : il faut qu’elle accepte ou qu’elle se rende pour que l’on puisse mourir, il faut qu’elle se livre à la mort, qui attend d’être conviée et admise, ainsi que le suggère Edgar Poe dans le conte intitulé « Ligeia ». On a observé des moribonds qui, à force de lucidité et de tension volontaire, parvenaient à retarder, à écarter la visiteuse, jusqu’à ce qu’ils cèdent enfin ; parfois c’est l’intensité d’une attente qui ajourne le Nunc dimittis. Edgar Poe encore a illustré ce pouvoir magique de la volonté dans ses récits fantastiques « Révélation magnétique » et « La vérité sur le cas de M. Waldemar ». Inversement c’est un fait bien connu des médecins, dans les urgences et en réanimation, qu’il faut parler aux comateux, ne pas laisser leur conscience exténuée sombrer et se perdre au fond de l’abîme, mais par la voix la retenir aux confins de l’enlisement du sommeil sans réveil, l’appeler au bord de la chute et comme la haler de profundis, l’arracher à la solitude définitive. Tant il est vrai que mourir aussi est un acte psychique, un acte du Moi.
16Heidegger dans Sein und Zeit a rigoureusement thématisé la corrélation du moi (qu’il appelle Dasein, existence) et de la mort19. Il sécularise l’héritage pascalien et kierkegaardien20. Son être-pour la-mort, voué à la mort, se transforme en liberté-pour-la-mort, c’est à-dire vocation à mourir, et dans cette vocation, ce Ruf, Heidegger entend la voix de la conscience morale, faisant de la sorte écho à l’ascèse chrétienne. Alphonse De Waelhens a commenté ces textes avec son habituelle maîtrise et sobriété, et ce serait outrecuidant de refaire sa leçon. Un autre grand penseur contemporain, également très familier à A. De Waelhens, a joint étroit ment le Moi et sa mort : c’est Sigmund Freud. Il a repéré tardivement un instinct de mort ancré au tréfonds de la psyché. Il l’indique comme une hypothèse, mais il y tient et, de livre en livre, elle devient conviction. Il lui confère une assise, si l’on peut dire, biologique, en ce sens que l’être conscient, et tourmenté de l’être, cherche obscurément à réintégrer le stade primitif, l’indifférence originelle, la bienheureuse inorganisation cellulaire. Il s’inspire de Schopenhauer, son guide de prédilection, mais sans le lyrisme du néant qui caractérise celui-ci. En outre l’individu schopenhauerien répugne à mourir, persiste dans son vouloir-vivre insensé, alors qu’il est un intrus, un indésirable et la mort un bon débarras et une délivrance, « la grande occasion de ne plus être moi »21, de retourner à l’apathie universelle. C’est aussi le fond du discours de Freud, le fond pessimiste, avec cette différence que le Moi est engagé dans la mort, qu’elle est sa partenaire, son alliée, sa sirène. Toute mort est mort de Narcisse et il y a un charme et un intime narcissisme de la mort, les blessures qu’elle inflige, par les deuils, les maladies, les fléaux, le vieillissement, les séparations, sont narcissiques et la dernière tue. La mort veut l’Ego et elle l’atteint, l’étreint, mais inversement le Moi veut mourir, l’instinct suicidaire, autodestructeur, est latent sous les pulsions mortifères. Ce qui donne le change, c’est que le Moi ne veut pas mourir n’importe comment, il veut mourir à sa façon, comme il l’entend, sans injonction du dehors. De là ses ruses et ses stratagèmes, qui ont l’air de reculer l’échéance et semblent un jeu de cache-cache avec la mort. En réalité il n’allonge le chemin que pour le maintenir sien. C’est pourquoi paradoxalement l’instinct de conservation est au service de l’instinct de mort.
17Résignation est peut-être le maître-mot sinon de la psychanalyse, du moins du freudisme. Mais si le consentement du Moi à la mort est originel, il n’est pas l’unique structure de l’archéologie libidinale. L’instinct narcissique de mort, étayé par la nature foncièrement conservatrice ou persistante des pulsions, partage le sceptre avec Eros, l’instinct de vie et de reproduction. Il faut voir dans la dualité et l’antagonisme d’Eros et de Thanatos l’héritage et comme l’aboutissement des réflexions antérieures22. Freud avait relevé le caractère « draconien » de l’inconscient. L’inconscient traque à mort l’autre, il est meurtrier d’emblée. La première figure de la mort est sanglante, c’est l’assassinat, en réalité ou en effigie. Cette haine se propage aux morts eux-mêmes, inaccessibles et vampirisants : d’où l’impitoyable déblaiement auquel s’adonne le « travail du deuil ». Mais, d’autre part, ou plutôt, c’est le revers du narcissisme égoïste, l’inconscient qui désire la mort d’autrui ne croit pas à sa propre mort, dans mon inconscient je suis immortel. La mort de l’autre charge mon immortalité de secrètes satisfactions. L’ambivalence des sentiments à l’égard des morts et l’incrédulité vis-à-vis de la propre mort puisent à l’ambiguïté du couple amour-haine, elles s’expliquent par l’économie pulsionnelle et trouvent leur prolongement dans les névroses.
18Les rapports instinctuels se modifient et redistribuent les mises « au-delà du principe de plaisir », dans le combat sans merci de l’instinct érotique et de l’instinct létal. De celui-ci Freud n’est pas l’inventeur, mais il a su l’intégrer à une interprétation de l’homme. Le vivant, donc, meurt pour des motifs internes, le but de la vie est la mort (mais la mort permet à la vie de refleurir ailleurs). Le chemin de toute chair est un chemin immanent et, nous l’avons dit, c’est le rôle des instincts de conservation et de puissance que d’assurer l’autonomie de la démarche. Aussi ces gardiens de la vie furent-ils d’abord les satellites (ou les myrmidons) de la mort. Mais la vie se tient également sous le signe antithétique d’Eros qui vise à l’immortalité et prolonge la course de la vie. Tandis qu’un groupe pulsionnel fonce en avant, l’autre régresse à un endroit du chemin. Les pulsions égoïstes (mortifères) et les pulsions sexuelles (vitales) essaient de se neutraliser. La dialectique ainsi engendrée ne connaît pas de dépassement, de troisième terme. Mais le combat éternel d’Eros et de Thanatos est une lutte fratricide, une lutte de frères ennemis, comme le montrent le sadisme, qui joint la sexualité et la destruction, la ressemblance de l’orgasme et de la mort, et jusqu’à l’accouplement mortel de certains insectes. L’instinct destructeur effectue au service d’Eros un travail de « vidange ». Mais tandis que le bruit de la vie émane le plus souvent d’Eros, les pulsions de mort sont silencieuses, narcissiques. La dialectique à deux temps se complique du fait que l’agressivité a été déviée, extravertie, contrainte de servir Eros. Diminuer l’agressivité, c’est donc aussi favoriser sa propre destruction ! Du reste, maîtrisée, elle est capable de procurer une suprême jouissance narcissique, satisfaction des besoins vitaux, domination de la Nature, accomplissement des souhaits archaïques de toute-puissance, tout ce à quoi le Moi aspire. Freud n’a pas voulu donner la priorité à l’une quelconque des deux puissances.
19De même, il a laissé à son stoïcisme personnel le soin de surmonter le conflit, théoriquement irrésolu, de l’instinct de mort et de l’angoisse de mort individuelle. Fidèle à Schopenhauer encore, l’ultime sagesse du vieil homme a salué l’Anankè vénérable23, la déesse taciturne et voilée, l’Isis sombre qui, pour Novalis, symbolise la profonde dissimulation du Moi.
20Freud analyse la contrariété apparente du Moi et de la Mort sur le fond de leur ressemblance originaire (la mort miroir de Narcisse). La dialectique épicurienne, superficielle, de l’insaisissabilité mutuelle du Moi et de la Mort est-elle susceptible de se renverser, de changer de sens ? Quand je suis, la mort n’est pas ! La négation implique le gouffre de la négativité, la mort est l’inconnaissable et l’effroi. Quand la mort est, je ne suis pas : sous mes pas se creuse la béance du néant, la mort m’anéantit. Moi et mort affichent une alternative et une répulsion réciproque. Mais lorsque je suis, la mort n’est pas. Le Moi par sa seule érection, par son surgissement, brave la mort et la défie, elle est l’ennemie. C’est ce pouvoir sur le négatif, cette faculté de surmonter la négativité et de « tenir ce qui est mort », qui est la griffe de l’entendement hégélien, familier des joutes dialectiques et mortelles. La mort n’a plus d’empire sur lui parce qu’il l’a affrontée les yeux dans les yeux et qu’il a assumé d’ores et déjà — comme l’existant authentique heideggérien — tout ce qui est mortel avant la mort, la négativité, l’échec, le déclin, et toutes ces petites morts dont est faite une vie. De même le travail du deuil, l’ensevelissement interne du mort, est une manière d’émousser la pointe du dard. Impavidum ferient ruinae.
21Cette victoire sur la mort, l’anticipation victorieuse de la mort, est-elle autre chose qu’une victoire à la Pyrrhus ? A la fin le Moi rend les armes. L’éternité spizoniste, dont le modèle a fasciné Hegel, n’est, tout bien pesé, qu’une variante ennoblie de la formule épicurienne. Elle affranchit de l’ordre du temps, non des mesures de la mort. Pourtant, elle atteste l’étrange pouvoir de transcender la condition mortelle. Or ce pouvoir que la fréquentation de l’idée inculque au philosophe, habite déjà la simple pensée de la mort. Se penser mort, penser sa propre mort, c’est se situer au-delà d’elle et en quelque façon la dépasser. Plus exactement, l’impossibilité de se penser mort (car il est possible de penser à la mort) renvoie à l’idée de l’impossibilité de la mort comme néant, à la vérité qui gît atrophiée dans le sophisme épicurien. Mais est-ce là une secourable illusion de l’imagination, y a-t-il une sorte de preuve ontologique de l’immortalité ? Peut-on passer de l’impensabilité à l’impossibilité de la mort ? La réfringence de l’idée de la mort anéantissement est-elle d'un autre ordre que celle qui affecte la non-existence antérieure ? Qu’un esprit ait commencé d’être n’implique pas qu’il doive finir ; la finitude et la contingence n’ont qu’un lien extrinsèque avec la mort.
22En réalité, les arguments en faveur de l’immortalité s’appuient sur la secrète irréductibilité du Moi au reflet inerte qui est son repoussoir, à l’incompatibilité latente du Moi et de la Mort qui est l’envers d’une ténébreuse attirance. On a parlé d’un « cogito de résistance » et, dans l’ensemble des forces qui résistent à la mort, la conscience transcendantale est la force vive par excellence, celle qui ne doit pas périr. Jean Ziegler, cité par Pierre-Philippe Druet24, remarque qu’« aucune conscience ne vieillit..., pour la conscience... toute mort est un assassinat ». Assassinat ou suicide. L’idée de mort se volatilise dès qu’on l’applique à la flamme du Moi en acte. De là le fondement tenace, transcendantal et pas seulement psychologique, du souhait diffus d’immortalité, ou de la croyance générale à une survie indéterminée. La mort n’est pas la mort, le rien stérile. La mort arborant sa brutalité est encore une apparence, la dépouille est un faux-semblant, un dépôt fourbe, un mannequin. Cette éventualité simplement effleurée, soupçonnée, suscite les terreurs du chasseur Gracchus et de Maurice Blanchot.
23La tradition platonicienne et chrétienne, au risque parfois d’enlever l’aiguillon, considère la mort comme un passage, une traversée, une épreuve. L’homme n’est pas immortel à la façon des dieux schicksallos, qui ignorent le mourir ; il est mortel et immortel, immortel dans la mortalité. Son immortalité est cachée, enveloppée, Cette tradition est perpétuée avec éclat par des philosophes croyants contemporains comme Louis Lavelle, Josef Pieper ou Michele L. Sciacca, dans son plus beau livre25, attise le désir d’immortalité, l’aspiration à la survie. La rage de vivre se retourne en fureur de mourir. Le Moi veut mourir parce qu’il est immortel et qu’il le sait : cette certitude l’emporte de beaucoup sur le beau risque et l’espérance invocatrice de Gabriel Marcel26. Il sait qu’il est immortel parce que la vie terrestre est une entrave constante à son immortalité, une prison, un cachot nocturne — les thèmes platoniciens que Sciacca munit d’harmoniques nouvelles. « Dans la nuit de la vie, la mort — qui fait la nuit et justement parce qu’elle fait que pour la vie elle-même il fasse nuit à jamais — est, elle, la lumière, la porte ouverte sur une autre forme d’existence, après la fermeture définitive de notre fenêtre sur le monde »27. Car cette vie est une espèce de mort, une préparation de la mort — et la mort effective est délivrance de cette mort. Le trait mystique n’est pas niable, mais Sciacca s’attache à fonder son argumentation en philosophe. Il enracine la certitude d’immortalité dans la conscience de mort avec son halo de précarité, d’angoisse, de nostalgie, de sourd désir ; parce que l’homme est immortel, la mort est ce qu’elle est, ambiguë, répulsion et attrait. A même la mort, l’immortalité ; mais pour l’immortel, mourir. Comme Hegel aussi bien que comme Kierkegaard, Sciacca décèle dans la mort un « discours profond et merveilleusement dialectique »28. Elle détient dans ses doigts rétractés le sicle et le péage de l’immortalité. Parce que la mort humaine est mort consciente, conscience de (devoir) mourir, la mort est un acte et l’homme est immortel. Sur les traces de Scheler, Sciacca résume son argumentation dans une formule frappante : « Si la conscience aussi mourait, en ce cas la mort ne serait pas »29. Pour lui comme pour son ennemi intime, Gabriel Marcel, la mort est un fanal.
24Mais le lien entre le Moi, la mort et la survie n’est pas l’exclusif apanage d’une réflexion d’inspiration religieuse. Même dans l’hypothèse athéistique, il est difficile d’appliquer à la mort le sceau du définitif absolu, de lui assigner un tel pouvoir d’anéantissement. II faudrait s’interdire de la personnifier, alors que son intimité avec le Moi y invite, ma mort. Aussi l’incroyance, aidée par la prodigieuse capacité d’oubli des hommes et par le retrait de la mort elle-même, s’efforce-t-elle de dépersonnaliser la mort, de la reculer dans des lointains indistincts, de la noyer dans une brume anonyme. Ma mort ne me concerne pas, on meurt, mort surprise, mort sans mémoire. Mais, par là même, l’incroyance avoue malgré elle, soit son manque de sérieux, soit que la mort n’est pas tout à fait la mort. En effet, la mort a beau être « le monde qui cesse » (Wittgenstein), le monde ne cesse pas avec ma mort. La mort aussi est épargnée, la mort aussi devra mourir. C’est sur la projection d’une catastrophe cosmique et d’une entropie irréversible que l’aperçoivent les grands pessimistes, Schopenhauer, Leopardi, Swinburne — prenant l’exact contrepied de l’apocalypse chrétienne —, la mort de la mort, la mort engloutie dans le néant. Comme si la rencontre du Moi et de la Mort ne pouvait pas être une étreinte muette, une fusion, mais une coïncidence ambiguë, un affrontement oblique, le pressentiment d’une duplicité plus profonde.
25L’attention se concentre alors, comme pour une épreuve décisive, sur la mort elle-même, le mourir, l’acte, l’événement. Non pas l’état de mort (si difficile à analyser), mais l’instant, l’i finitésimal dont tout dépend, la frontière insolite. L’instant létal est la vérification immédiate de tout ce qui a pu être pensé et dit sur la mort ; cet examen surnaturel renvoie aussitôt à l’évanescence des ombres et des métaphores, l’expérience multiforme et multimillénaire de la mort, depuis les poèmes pindariques jusqu’à Sein und Zeit. Mais à quoi bon l’évoquer, s’il est inscrutable ? Il n’est pas imperméable à toute approche, il se laisse entrevoir « en négatif ». Si le dernier instant, le dernier soupir, n’était que le dernier d’une série, il s’évanouirait comme les autres, sans murmure et sans tapage. Cependant l’instant létal n’est pas le point final sur la ligne du temps, le fil interrompu de la trame ; il est émergence en acte, tout acte, tout événement, pure entéléchie, dans le temps soustrait au temps, temps qui se retire et s’abolit, ou plutôt qui se vide ; et ce n’est pas concevable sans un acte. L’instant mortel est un Cogito létal, un Je meurs qui engendre un Je suis, un Je suis qui transverbère un Je meurs (Hebbel, ce bourreau de soi-même, écrit laconiquement dans son journal : le concept de soi-même est la mort de l’homme)30. Vittorio Mathieu, qui proposait ce Cogito d’équivalence31, l’envisage peut-être autrement, mais le rattachement du Moi et de la Mort — sa mort — s’opère ici sur le terme de la mort et non sur la finitude de l’Ego. C’est-à-dire la mort, l’instant suprême, est révélation, il y a une « révélation de la mort ». L’expression, au pluriel, est de Chestov, elle désigne le regard prophétique qu’ont jeté Dostoïevski et Tolstoï sur la vie et la mort. On peut l’appliquer à la mort, génitif objectif, la mort enfin dévoilée. Il est vrai que, comme Jankélévitch le souligne avec passion, tout le savoir que nous avons de la mort est « citérieur » et que même l’ultimité est en-deçà. Oui, tout est citérieur, tout le savoir, sauf la mort en personne et la révélation de la mort, intuition intellectuelle. P.-Ph. Druet a été conduit, par l’exigence de sa réflexion, à cette idée d’une révélation de la mort, que suggèrent des écrivains comme Tolstoï (« Au lieu de la mort, il voyait la lumière ») ou Dino Buzzati (« un immense portail noir, dont les battants s’ouvrent, laissant passer la lumière »)32.
26Dans la nuit obscure de l’agonie, la mort est en effet une grande lumière, une clarté intérieure. Les abords imminents ou le seuil de la mort indiquent cette frange lumineuse, ce rayon qui filtre par la fente sous la porte, ou plutôt l’alternance d’ombre et de lumière que signalait Husserl mourant, les feux tournants de l’indéfectible de Gabriel Marcel. A défaut de faire parler les morts ou les ressuscités, on a interrogé des rescapés de la dernière minute, des miraculés : leurs témoignages concordent étrangement, notamment sur la lumière qui fait irruption et les apparitions radieuses. Concordantes aussi les observations faites sur les agonisants, les indices que l’on peut recueillir de l’exploration de l’agonie. L’agonisant sait tout, n’hésite pas à écrire Druet33, qui évoque le « pouvoir révélateur de l’agonie ». Le signe le plus frappant en serait la « vision panoramique des mourants », maintes fois attestée (entre autres par Thomas De Quincey), où Bergson voyait une preuve de la conservation intégrale du passé dans la mémoire. A l’encontre de l’obscurcissement apparent dans les yeux vitreux et l’incommunicabilité, l’agonie est une intensification de la conscience, un dur travail de restitution et de transformation.
27De quoi la mort est-elle révélation ? Elle est d’abord révélation de soi, autorévélation. La mort est voilée, elle nous hante, mais comme un fantôme drapé, un squelette sans visage ; et même elle est invisible. Elle ne se découvre que quand elle prend, elle ne se matérialise qu’au contact d’un Moi, qui est son unique révélateur. « Je suis, je meurs » est l’essence de la mort et il n’y a rien d’autre à dire, c’est la sagesse de Swift après le long jeûne de la folie. Mais le face-à-face dérobe le mourant, il voit ce que les vivants ne voient pas, il est un voyant, un visionnaire. Le romantisme allemand, Novalis et surtout Schelling, associe l’intuition intellectuelle (du Moi) à la mort. Si l’éclair de l’intuition intellectuelle conduit à la mort, c’est que la mort est intuition intellectuelle, fulguration, extase ; c’est comme extase qu’elle se décrit lorsqu’elle s’énonce en première personne. Dire que la mort est autorévélation signifie qu’elle est acte, avènement d’un acte ; l’extrême passivité est suprême activité. La mort en quelque sort vécue est encore une expérience, une phénoménalité, une dilatation et transmutation de la conscience.
28La mort est révélation de soi, c’est-à-dire du Soi. Hebbel de nouveau : « La mort met sous les yeux de l’homme l’image de lui-même »34. Si mourir est un acte, l’acte s’auto-révèle, l’acte du Moi révèle le Moi de l’acte. La mort n’a de réalité que par l’acte, mais l’Ego n’est lui-même que dans cet acte. La compénétration du Moi et de la mort, qui dévoile leur incognito, procède de leur identité secrète et de leur synonymie. La mort est révélation du Moi à lui-même, absolue réflexivité : miroir et miroir de miroir, pour parler comme Jean Paul. En langage religieux, elle est un jugement et, lorsqu’on essaie d’affecter un contenu à l’extase, au suspens du monde qu’induit l’idée de la mort, c’est le trait incandescent d’un jugement qui s’annonce, jugement de soi par soi : un verdict, dans la balance duquel pèse l’acte même de mourir, l’acquiescement, « l’acte, écrit Roger Troisfontaines, où je me ferai moi-même tel que je veux être pour toujours »35. Des théologiens modernes infléchissent le jugement dans le sens d’une décision, d’une option, et quelque chose de cela s’est glissé dans la citation du Père Troisfontaines. C’est la théorie de l’option finale. La révélation de la mort serait le pouvoir du choix définitif, effectué en pleine clarté et lucidité. Mais toute décision, fût-elle ultime, est confrontée à la mort voilée. Quand le voile se déchire, c’est déjà l’au-delà de la mort. Vue de la rive mortelle, la mort ne révèle pas, elle est toujours et inexorablement voilée, verhüllter Tod, comme le rappelle avec insistance Rahner. La révélation de la mort est plus que la mort. La prétendue option finale doit être corrigée en option fondamentale (Karl Rahner), décision d’une vie, histoire d’une liberté qui jette ses dernières forces dans l’agonie.
29Il est inévitable que, sur ces confins de la pensée, on déserte plus ou moins la philosophie et l’on fasse appel au surcroît religieux. C’est une chose bien digne de remarque que l’humanité ne se soit jamais accommodée du sort commun : malgré l’évidence empirique, malgré le démenti cuisant, cinglant, constant, que ne cessent de lui infliger les apparences de la mort, elle continue à contester à la mort son empire. Davantage encore : sous l’offuscation et l’anesthésie formidable — de nos jours, quasi invincible — de la pensée de la mort36, le sujet, en son fond, n’est qu’attente frémissante, voire haletante, de la rencontre absolue. Et l’humanité est faite de sujets. A preuve, le texte ininterrompu du « livre des révélations » constitué par les mythes, les métaphysiques et les religions. La scientia mortis, savoir nescient kat’exochèn, n’est pas simplement prétexte à des considérations austères ou pieuses, et à des digressions sur l’inauthentique. Elle implique une précompréhension, une prévision, une attente de révélation ; elle est prophétique, connaissance du futur. En somme, tout est réfuté avec le sophisme épicurien, et ceux qui le réfutent, immortalistes ou non, ont déjà franchi en cachette la mort. Si nous mourions complètement, par effacement, extinction, comme une chandelle soufflée, nous ne saurions pas que nous mour(r)ons, la mort serait la banalité même, sans poids, sans épaisseur, sans profondeur. Or même le « peu profond ruisseau » rassurant est encore l’image d’un gué. Déjà la réflexion sur la mort, les sentiments et les fantasmes macabres qui l’accompagnent, interdisent l’idée d’une mort strictement limitrophe, ils transgressent le décès en trépas. Il faut garder à la mort sa natura anceps, son ambiguïté congénitale. Si je n’ai pas su que je mourrai, je ne saurai pas que je meurs. Il est absurde de vivre comme un homme et de périr comme un chien : c’est pourtant la conséquence inavouée des philosophies de la finitude humaine radicale37. L’intimité, la familiarité avec la mort n’est pas la patiente étude de la condition humaine, ni l’endurance d’une pensée qui supporte la vision pétrifiante ; elle est, beaucoup mieux, un savoir ancien, enfoui, natal, oui, natal, promis aux métamorphoses et surtout au réveil. Quand il s’illuminera, ce savoir perdra sa saveur étrange. Tout est enfermé dans le Cogito, notre nature et notre hasard, la raison et les rêves, le passé et les lendemains, notre vie et notre mort.
Notes de bas de page
1 JEAN PAUL, Werke VI, Carl Hanser, München, 1967, p. 1061.
2 Sur le lien entre conscience de soi et conscience de mort chez Jean Paul, cf. Gerhart BAUMANN, Jean Paul. Zum Verstehensprozess der Dichtung, Göttingen, Vanderhoeck-Ruprecht, 1967, pp. 16-18, 21-22.
3 Werke I (1965), p. 939.
4 Id. III (1966), pp. 766-767, 784, 798-799.
5 Id., p. 767, 800.
6 Id., p. 1056.
7 Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. HYPPOLITE. T. I, pp. 158-166.
8 S. de Beauvoir a mis en exergue de son roman L’invitée « Chaque conscience poursuit la mort de l’autre ».
9 Introduction à la Phénoménologie de l’Esprit (édit. par Raymond QUENEAU), Gallimard, Paris, 1947. Cf. notamment pp. 497-498, 515-518, 521-526, 537-575.
10 Werke VI, p. 1182 n. (Selina).
11 Trad. HYPPOLITE, t. 2, p. 136. Cf. Maurice BLANCHOT, La Part du Feu, p. 323 et A. KOJEVE, op. cit., p. 557.
12 A. KOJEVE, op. cit., pp. 553, 566, 570.
13 Id., pp. 550, 572 (cf. p. 548).
14 Id., p. 469.
15 Id., p. 575.
16 Dans les Révélations de la Mort.
17 L’Espace littéraire (Coll. Idées), p. 119.
18 La Part du Peu, pp. 258, 257.
19 Sein und Zeit, §§ 46-53.
20 Cf. la note à la fin du § 45 de Sein und Zeit.
21 Cf. le Schopenhauer-Lexicon au mot Tod.
22 Jalons de l’enquête freudienne sur la mort : Totem et Tabou (1912), Réflexions actuelles sur la guerre et la mort (1915), Deuil et mélancolie (1917), Au-delà du principe de plaisir (1920), Le Moi et le Ça (1923).
23 Cf. le précieux essai de 1913, Le motif du choix des coffrets.
24 Pour vivre sa mort. Ars Moriendi. Ed. du Sycomore, Lethielleux, Paris-Namur 1981, p. 179 n. (Jean ZIEGLER, Les Vivants et la mort, Seuil, Paris 1975, pp. 269, 273).
25 Morte e Immortalità.
26 Id., pp. 130-131, 169.
27 Id., p. 222.
28 Id., p. 225.
29 Id., p. 215.
30 Friedrich HEBBEL, Tagebücher, no 2125.
31 Introduction du volume collectif Philosophie et Religion en face de la mort (Rome, 1981).
32 P.-Ph. DRUET, op. cit., pp. 84, 86, 183-184.
33 Ou plutôt J. ZIEGLF.R, op. cit., p. 266. Cf. DRUET, op. cit., pp. 178-186, en particulier p. 185.
34 Tagebücher, no 3721.
35 Je ne meurs pas, Edit. Universitaires, Paris, 1960, p. 119 (cité par DRUET, op. cit., p. 188).
36 Cf. les belles pages de P.-Ph. DRUET sur « les figures du déni », op. cit., pp. 25-59.
37 Kojève, qui récuse le sophisme épicurien (op. cit. p. 524) marque la différence de la mort humaine et de la mort animale, qui est le savoir de la mort (id., pp. 523-524, 552-555, 571), et c’est incontestable ; mais il refuse de voir que dans sa perspective nihiliste, l’aboutissement ou le résultat est le même. C’est justement ce que le savoir met en question.
Notes de fin
1 Dans le chagrin que me cause le brusque départ d’Alphonse De Waelhens, c’est pour moi une consolation mélancolique de savoir qu’il eut encore le temps de lire cet essai et d’y rattacher sans doute sa meditatio mortis, X. T.
Auteur
Professeur à l’Institut Catholique (Paris) et à l’Université Grégorienne (Rome), Le moi et la mort.
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