La prise
p. 135-157
Texte intégral
1La main est, comme la parole, l’organe d’une explication avec le monde. L’homme, en toute situation, a affaire à un monde, sous la forme duquel il appréhende sa présence et a affaire à soi. Aucune satisfaction ne peut conclure l’affaire. Elle excède tout désir. Le souci qui la maintient en instance n’est ni désir sans défaut ni désir venant d’un manque particulier. Il s’entretient d’un défaut sans limite, du défaut de nous-mêmes à nous-mêmes. Nous ex-istons. Nous avons notre tenue hors. Dehors toujours au centre. A l’avant de moi... en moi plus avant.
2Ni main vide ni main pleine ne répondent à cette exigence. « Avec moins, on trouve ; avec trop, on se perd »1. « L’avoir fait l’avantage, mais le non-avoir fait l’usage »2. Les deux ensemble font la tournure (Bewandtnis, dit Heidegger) — celle de la main et celle de la chose. La main s’ajuste à la tournure de la chose, qui ne prend tournure qu’à la main (Zuhanden) — chacune trouvant l’ouverture de sa paume dans l’empan d’une autre main.
3Les rapports entre main et parole sont à double sens. D’une part, le langage prend acte, sous forme d’unités de puissance instituées dans la langue, de certains modes d’être et de certains états de choses, qui sont autant de foyers de signifiance d’un monde bâti de main d’homme et dont la main qui l’articule est, comme le dit Aristote, le logos instrumental3. L’attestent directement des termes comme « Zuhanden », « Vorhanden », « maintenant »... D’autre part, la constitution articulée-articulante de la parole est homologue à celle de la main. Elle est l’élévation à la deuxième puissance — celle de Mnémosyne — d’une forme d’être au monde que les opérations manuelles signifient, elles, hors de l’éclaircie.
4La langue, la possibilité même de la langue a son origine dans l’acte de parole. Et c’est par la parole, en acte ou en instance, que nous sommes, à chaque fois, en prise sur elle, et qu'elle est un organe en prise sur un monde et non pas un objet étalé devant nous, en parallèle avec d’autres étants-objets.
5La parole, originaire et perpétuelle, est sous-jacente à l’état construit de la langue, dont les unités de puissance représentent autant d’unités d’effet réussies et, pour cela même, instituées. Cette parole, en laquelle et par laquelle s’inaugure l’acte du langage, constitue la première articulation phonétique-sémantique de l’être au monde, laquelle est, comme le dit Heidegger, originairement contemporaine de la situation et du comprendre. Comme la situation elle-même, elle est extatique, la présence parlante étant, comme toute présence (prae-sens), à l’avant de soi. Ce qui d’elle est recueilli dans un signe institué qui arraisonne un événement, un état de chose, ou un mode d’être, n’égale jamais l’ouverture de son appel, l’horizon incontournable de la situation qu’elle articule dans sa motricité verbale. Comme, dans le visible, affleure un invisible, ou dans la pensée un impensé, le dit est toujours en retrait du dire et, comme tel, hypothéqué par un non-dit. Or cette ouverture du dire, transcendant son propre dit, est attestée par les racines primitives.
I. La racine « per »
6L’aire de signifiance d’une racine égale l’espace et le temps (l’espace-temps) qu’une présence humaine a ouverts et articulés à travers un de ses comportements de base ou dans l’épreuve d’une situation décisive, où elle a eu à décider d’elle-même. Et, de même que les structures signifiantes de notre présence au monde, comprises dans notre projet, originaire et toujours instant, d’exister notre là à l’avant de nous, ne cessent de s’expliciter en « tournures » ou en « esquisses » particulières, de même le sens induit par une racine primitive est toujours encore en dévoilement La racine per (germanique : far) en est un exemple crucial. Dans toute l’aire linguistique indo-européenne, elle constitue le moment nucléaire de nombreux mots ou particules. Ces unités impliquent une même « direction de sens » intérieure à chacune et les débordant toutes.
7Indéfinissable en elle-même, la racine per se développe en s’actualisant dans une multitude de formations lexicales dont les sens apparaissent d’abord étrangers les uns aux autres. Comment en effet la même racine peut-elle à la fois signifier l’ennemi (sanskrit pára-h) et le névé (nouveau haut allemand Firn), la pénétration d’une flèche (grec péráô : transpercer) et l’expérience (grec empeiría, latin experientia, allemand Erfahrung), la valeur d’une chose (latin pretium) et un gué (grec paras), la proximité et la transgression (préfixe verbal grec para-) ? Ces significations ne sont pas dérivées les unes des autres, mais procèdent d’une source commune. Elles participent de la même « intégrale potentielle »4, qui est l’un des intégrants de la puissance de la parole et constitue l’un des schèmes dynamiques de la genèse de la langue.
8Sous sa forme basale ou sous des variantes idiomatiques (skr pra, got fra, ags for, germ far) ou casuelles (péri, prae, pri, pro etc.) ou encore sous des formes dérivées (proti, pro), la racine per est employée à titre d’adverbe, de préverbe, de préfixe et de préposition5.
9Adverbe, elle signifie : loin, soit dans l’espace (anglais far, allemand fern), soit dans le temps (moyen haut allemand vern et grec pérusi : l’année dernière). Cet éloignement dans le temps concerne l’avenir aussi bien que le passé. Per inscrit une visée lointaine sous deux horizons temporels opposés — et sous sa forme adjective peross, elle a le sens de « plus tôt » ou de « plus tard » (av. para- : ultérieur, tardif, futur). Dans tous ces emplois, per exprime la tension vers quelque chose qui est au-delà, de l’autre côté, et qu’on atteint en traversant une étendue (skr pára-h : celui qui est loin, de l’autre côté, l’ennemi ; grec péra(n) : au-delà, d’où peratês : le voyageur, l’émigrant).
10Selon la même direction de sens, elle indique un surpassement, d’où un « plus » ou un renforcement. Ainsi, la particule grecque pér accroît la force du mot auquel elle s’ajoute. Comme le font les préfixes peri en grec et per-en latin (perikállês : très beau ; permagnus : très grand). Cette valeur s’est conservée en français, par exemple dans la locution par trop (par trop stupide) ou dans le vocabulaire scientifique de la chimie (per-chlorate) ou le vocabulaire publicitaire du commerce (Persavon). Ce mouvement sémantique est ancien. « A partir de ’en avant’ dit J. Pokorny, s’est développée déjà dans d’indogermanique la signification ’très’, puis celle de supériorité (skr pari-bhu, grec periêinai : dépasser les autres) ou d’excès ou de haut degré (grec períoida, latin pervidere : respectivement, savoir et voir à fond) ».
11Il ne s’agit pas la d’une extension de sens à d’autres régions, mais du développement inter-régional de la puissance existentielle, signifia5nte et parlante, d’une présence en tension dans l’espace et le temps de l’être au monde.
12Dans sa fonction de préposition, la racine per actualise plus encore sa puissance sémantique. Elle constitue quatre prépositions grecques péri, para, pró, prós et deux latines per et prae. Et chacune d’elles déploie un faisceau de significations variées qui, même contraires, procèdent d’une même source.
13Peri comme le sanskrit pari, signifie « autour ». Quel rapport « autour » a-t-il avec « en avant » ? Ici non plus, il ne s’agit pas d’une association thématique. Perí exprime « une extension de tous les côtés à la fois, dans toutes les directions comme à partir d’un centre ». Un enveloppement suppose un dépassement — lequel est particulièrement explicite dans l’emploi de perí en composition : perigígnomai : 1) être supérieur (aux autres), 2) survivre. Il peut avoir une limite. C’est ainsi qu’Aristote définit le lieu comme la limite (péras) immédiate du corps enveloppant (periéchon).
14Prô a un sens spatial : devant, en face, doublé d’un sens temporel : avant. Le sens spatial est en puissance de deux autres. D’une part, une des situations humaines les plus courantes est de se trouver et de se tenir devant les autres et d’être, pour un moment, le foyer de l’aire publique (proêipon : parler en public). D’autre part, la priorité dans l’ordre spatial incarne dans le sensible la priorité dans l’ordre intellectuel ou affectif. Il y a des êtres et des choses que je place devant (ou que je fais passer avant...) les autres dans mon estime ou mon amitié : prô marque la préférence. « Préférer » (latin prae-ferre) c’est porter ou mettre devant. Dans le temps, un événement se produit avant un autre ; mais il arrive qu’il soit en avance sur lui-même, c’est-à-dire sur le temps où normalement il devrait avoir lieu, soit par anticipation (pródidômi : payer d’avance), soit par prématuration (prómoiros : victime d’un destin prématuré).
15Prós signifie comme adverbe « en plus », comme préposition « en avant, vers, contre (au sens de la proximité ou au sens de l’affrontement) ». Mais ces traductions sont trop unilatérales. C’est à travers la diversité d’attitudes contraires impliquées en elle que la préposition révèle sa tension constitutive. La même opposition qui, ailleurs, affectait une ligne temporelle de deux sens contraires affecte ici l’orientation dans l’espace. Prôs avec le génitif indique la direction d’où quelqu’un ou quelque chose vient, et sert à marquer l’origine, la dépendance, la cause de laquelle un effet procède. Avec l’accusatif il indique la direction dans laquelle on va (celle, par exemple, de l’attaque). Dans les deux cas, la visée que prôs articule suscite et traverse la distance qui, d’elle à son objet, à la fois les sépare et les unit. Mais avec le datif, prôs indique la proximité (être aux genoux de quelqu’un, être étendu sur le sol), le mouvement sur place (jeter à terre), le point où l’on est d’un engagement, d’un discours, d’une action.
16Comment la même préposition peut-elle articuler la présence au lointain et la présence au proche ? — En ce que les deux sont liées. Il y a dans l’être-là une tendance essentielle à la proximité », dit Heidegger au moment même qu'il vient de dire « l’être là est essentiellement éloignant »6. Il n’y a là aucune contradiction : l’approche implique dimensionnellement l’éloignement. Non pas l’éloignement au sens d’une distance qui mesure un écart, mais l’acte d’éloigner qui précisément la fait disparaître. L’éloignement est le déploiement de l’horizon de présence sous lequel, et sous lequel seulement, quelque chose peut être rencontré dans la proximité de l’être auprès de...
17Cependant ma proximité à la chose là n’est pas une confusion d’elle et de moi ; elle implique une prise de position : je me rapporte, je me comporte à elle. C’est pourquoi prôs exprime la catégorie de relation, qu’Aristote nomme prós ti : relativement à... quelque chose. Or ce à quoi je me rapporte et envers quoi je me comporte est toujours un autre. « Parmi les choses, dit Platon dans le Sophiste, les unes se disent en elles-mêmes, les autres par rapport à d’autres (prôs alla) »7. Que prôs serve à l’expression de toute direction, orientation ou visée vers... (qu’il s’agisse de s’attaquer ou de s’adresser à...), à celle de la proximité par contact, ou à celle de la réciprocité (par exemple, échanger ses armes avec quelqu’un), le rapport d’altérité est sous-jacent à tous ces emplois, et ce rapport ne vise à rien de moins qu’à intégrer cette altérité. Mieux encore, ce rapport d’altérité est présent au sein de l’identité avec soi-même. Pour définir cette identité incomparable qui fait qu’une forme (comme l’être ou le mouvement) est originairement elle-même, et qu’elle n’est soi-même qu’à exister son essence, Platon dit qu’elle « participe du même par rapport à soi (prôs heautên)8 — formule paradoxale à la fois tautologique (heautên) et relationnelle (prôs).
18Ainsi, la langue ou plutôt la parole dont elle est l’institution est originairement contemporaine d’une situation existentiale que la racine primitive articule au niveau d’un comprendre non-thématique, antérieur à toute explicitation.
19A plusieurs reprises s’est imposé (dans un sens non trivial) le terme de « présence », comme présence à... (à un monde). Or le mot « présent » lui-même, réplique du latin prae-sens, inclut sous forme préfixale la proposition prae : à l’avant de..., cette avancée comportant la supériorité de ce qui est à l’avant sur ce qui, à l’arrière, reste en contiguïté avec lui9. Etre présent, c’est être à l’avant de soi dans une perpétuelle précession de soi-même. La présence a même constitution ontologique et temporelle que le Dasein heideggérien — défini comme « Sich vorweg sein » : « être à l'avant de soi veut dire, au sens plein, être en avance de soi dans l’être déjà à un monde »10.
20Quand une préposition gouverne plusieurs cas, c’est le signe que son pouvoir d’articulation spatio-temporelle dépasse ses explicitations casuelles et qu’immanent à chacune, il les transcende toutes. Ainsi en est-il de para. Avec le génitif (répondant à la question « d’où ? »), il signifie « du côté de... » (venir du côté des navires) ou indique d’auprès de qui, de la part de qui l’on vient ou l’on reçoit quelque chose. Avec le datif, il indique auprès de qui ou de quoi l’on demeure. Avec l’accusatif, il signifie : à côté, auprès, chez, et s’emploie avec un verbe indiquant soit un mouvement (envoyez des messagers auprès de quelqu’un) soit une position de repos résultant d’un mouvement (ils s’assirent sur leurs sièges à côté de Ménélas), même si ce mouvement disparaît dans le résultat (il habitait à côté de l’Euripe) ; souvent aussi il signifie le long de (tout le long du ravin).
21Dans tous ces emplois, il est question de voisinage : voisinage d’où l’on vient, où l’on demeure, où l’on tend. De même, para-, préfixe, indique le rapprochement de deux choses mises l’une à côté de l’autre, l’une le long de l’autre : parabállô, c’est mettre en parallèle, comparer. Et l’on notera que le radical par de « comparer » (latin comparare) est constitué par la racine par (forme de per) marquant l’égalité.
22Mais para avec l’accusatif a un autre sens qui paraît démentir tous les autres : celui d’au-delà, outre : il exprime une transgression (pará ton nómon : en passant outre à la loi, en la transgressant, illégalement).
23Comment ces deux séries de significations peuvent-elles être, ensemble, les intégrants d’un sens unique ? On peut interpréter la dernière en faisant état d’un glissement analogue à celui de la locution française : « à côté... ». Etre à côté veut parfois dire : « être en marge, à l’écart » (être à côté de la question, mettre à côté de la plaque). Mais cette interprétation laisse hors de jeu le sens d’« au-delà », inclus dans toute transgression. Une transgression implique un dépassement, un franchissement que le sens de pará comporte dans une expression comme pará tên Babylôna pariénai : passer par Babylone, pariénai signifiant à lui seul dépasser (ici : la ville).
24En fait pará tient de la racine per le sens existentiel d’une tension entre deux côtés : il y a ce côté-ci et l’autre côté et l’opposition des deux détermine chacun. Cette tension originaire est attestée par les verbes et les noms dont la racine per constitue le radical.
25Le verbe grec prássô (ep. et ion. prêssô, attique práttô) le montre pour ainsi dire « in vivo ». Dans la langue classique, il a deux significations : 1) agir, faire, accomplir, pratiquer (cf. praxis : action, occupation, affaire ; prâgma : le résultat d’une action, affaire, chose, circonstances, et au pluriel : embarras) ; 2) éprouver une certaine fortune, bonne ou mauvaise (eu práttein) : réussir ; eudaimonôs prdttein : être heureux). Or ces deux significations procèdent et participent du même sens originaire, attesté explicitement dans la langue épique. Dans les poèmes homériques, prêssô veut dire : « traverser ». Dis tossôn ala prêssontes apêmen (Od. 9, 441) : nous étions revenus en traversant deux fois la mer. Réussir, éprouver un heureux sort, c’est faire une bonne traversée. Agir, faire quelque chose, c’est passer à travers, forcer ou ouvrir un passage (póros) à travers quelque chose : matière, obstacle, résistance, comme Ulysse à travers la mer.
26Tel est, dans sa prégnance, le sens focal de la racine per : à travers.
27L’atteste la sémantique de l’expérience en grec, en latin et dans les langues germaniques : empeiria, experientia, Erfahrung, trois mots de même sens et de même structure modale, ont pour radical commun la racine per. Erfahren (apprendre, expérimenter) est le résultat de fahren ; faire route, voyager (racine far = per ; cf. got. faran, isl. fara : même sens). Voyager, c’est traverser, passer au-delà, de l’autre côté, vers l’avant, franchir (cf. isl. fir : voyager en traversant la mer). Apprendre, c’est intégrer à l’état d’acquis (préfixe Er) tout ce qui se découvre au cours de cette traversée, où l’on fait route à travers le monde. La sphère de l’expérience s’exprime en grec et en latin par des mots qui tous indiquent une traversée. Grec peîra : tentative, essai, épreuve ; peiráô : tenter, éprouver, expérimenter ; empeiria : expérience ; émpeiros : expérimenté. Latin experiri : faire l’essai, éprouver, expérimenter ; experimentum, experientia, expertus (qui a été éprouvé à fond, expert dans une technique ou un art). Experiri est formé à partir de per-ire : aller à travers, parcourir, dont le participe peritus veut dire « expérimenté ».
28Passer de l’autre côté est le type de l’acte qui recèle un danger. Le danger, « per-i-culum », constitue en quelque sorte le moment pathique de l’action de traverser. L’allemand Gefahr (même sens) ne fait qu’adjoindre le préfixe de rassemblement ge au radical far qui a lui seul exprime le danger dans l’ancien haut allemand fàr(a) et l’ancien islandais far.
29En Grec, la dimension transitive de l’expérience se précise dans le sens d’une percée. Le verbe peiráô (tenter, expérimenter) a deux doublets peíraô et peráô, signifiant « transpercer ». Au reste, le second comporte les deux valeurs. Tantôt, il a le sens d’une pénétration, celle, par exemple, de la pointe d’une arme, tantôt, il signifie la traversée d’un espace(la mer) ou le passage par un lieu ou d’un lieu à un autre, ou même dans l’au-delà, dans l’Hadès. Ces actes ont en commun de forcer ou de frayer une voie, un passage à travers une matière, vivante ou non, ou une étendue.
30Le passage (póros) est un discriminant du sens grec de l’expérience. Póros se dit de tout moyen de traversée : gué, pont, détroit, chemin ou sentier. Pôros, ce sont aussi les ouvertures ménagées dans une substance « poreuse ». Pórous légete eis hous kai di’hôn apórroai poreuntai (PLATON, Men. 766) (Vous appelez pores les ouvertures vers lesquelles et à travers lesquelles passent les flux qui s’écoulent). Moyen, passage et voie conviennent en ceci qu’on passe par eux pour atteindre un terme. Aussi pôros se dit-il de toute espèce de moyens matériels (póros chrêmátôn : ressources financières) ou technique (artifice, dispositif) qui sont autant de voies d’accès au but.
31Pôros est la mesure de capacité de l’homme qui a en lui assez de ressource pour découvrir ou pour ouvrir un passage menant à la solution d’une difficulté pratique ou théorique. Ce n’est pas par extension mais par implication de sens qu'il signifie une voie ouverte par l’esprit en direction de la chose même qui est à comprendre (póros zétêmatos : voie de recherche). Là où il n’y a pas de passage, où la situation est sans issue (áporos), le grec parle d’aporía, d’impasse intellectuelle. C’est le terme qu’emploie l’étranger d’Elée, dans le Sophiste, quand après avoir exposé les doctrines pluralistes de l’être, il ne sait plus, ni lui ni personne, ce que veut dire « étant ».
32Póros est l’un des mots les plus révélateurs de l’être au monde. Par lui l’homme se signifie comme un être de traversée, toujours à la recherche d’un passage vers l’autre côté. Aussi sa présence introduit-elle dans le monde la dimension de l’inquiétant. Nul ne l’a dit aussi bien que Sophocle dans le deuxième chœur d’Antigone :
33« Multiple l’inquiétant, mais plus inquiétant que l’homme il n’y a rien. »
34Pour décrire à grands traits cette exception qu’est l’homme dans toute la nature, Sophocle, par quatre fois, a recours à la racine per. Deux fois au début. « Il est l’être qui s’en va de l’autre côté (péran) de la mer grise en perçant son chemin (perôn) sous le gonflement des vagues partout rugissantes » (vers 334-337). Cette description de la puissance humaine culmine, juste avant d’en venir à la dimension éthique qui procède de cette puissance, dans la rencontre de deux composés directs de póros : pantapóros áporos ep’ onden...
35« Se faisant passage à travers tout ; dans l’impasse jamais, dans sa marche à l’avenir. » Sophocle ajoute : « Contre l’Hadès seul, il ne se procurera aucun moyen de fuite ».
36Une forme d’existence en dépassement met en cause — une cause qui est la sienne — la question des limites. Le même radical constitué par la racine per et signifiant une traversée est aussi celui du mot grec qui veut dire limite : péras, et de son contraire ápeiron : le sans terme, l’illimité, souvent traduit par in-fini et qui est proprement l’intraversable. La première parole philosophique dont soit restée trace est la phrase d’Anaximandre : « Le principe des étants est l’ápeiron. « D’où les étants ont leur naissance, c’est là qu’aussi ils ont leur mort —· selon la nécessité »11. Toute chose (finie) procède de l’illimité et y retourne. Ce qui la détermine se dissout dans le sans terme (comme l’individualité des ombres disparaît dans la compacité de l’Erèbe) ; elle est désappropriée d’elle-même dans le sans fond qui ne fait acception de rien. Péros et ápeiron sont au principe de toutes les apories. On peut dire que le projet philosophique fondamental de Platon vise à surmonter leur antinomie. Ce qui est l’œuvre propre du logos. Ainsi en vat-il du logos harmonique dans le Philèbe. La musique introduit la limite dans l’illimité, dans la masse indéterminée des sons, en ménageant des intervalles, mathématiquement calculables, qui expriment des rapports (logoi). En elle s’accomplit la traversée de l’intraversable. Le logos effectue lui-même une traversée. Non seulement le logos musical, dont les intervalles, définis comme parcours résolutifs d’une tension, s’expriment par la préposition diá = à travers : diá pasôn : à travers toutes les cordes (un des noms de l’octave) ; dià oxeiôn : à travers les aigus (nom de la quinte) ; dià tessárôn : à travers les quatre cordes (nom de la quarte), mais celui qui constitue la raison immanente à toute définition scientifique ou technique. S'agit-il de connaître un tout composé d’éléments articulés entre eux dans l’unité du tout, « il n’est pas possible de rien dire avec science avant d’avoir mené à terme à travers ses éléments le parcours, accompagné d’opinion vraie, de chaque chose »12. Il ne suffit pas pour avoir la connaissance adéquate du chariot de pouvoir énumérer les cent pièces qu’il comporte. Seul celui qui peut, à travers ces cent pièces, parcourir intégralement son essence, se trouve avoir ajouté, par cette intégration, la raison [logos le rapport de chaque pièce au tout] à l’opinion vraie et changé — en ce qui concerne l’essence du chariot — sa condition d’homme d’opinion contre celle d’homme de l’art et d’homme de science, en effectuant à travers les éléments l’achèvement intégral du tout »13.
37Mener une traversée à son terme, réaliser par intégration l’achèvement d’un parcours à travers... s’exprime en grec par le verbe peraínein, ici employé deux fois par Platon. Il ressort des deux textes que le radical per de perainein implique dans le même mou ventent l’acte de traverser et celui d’aboutir à un terme immanent à cette traversée, dont il est aussi la fermeture.
38Il est significatif que, dans le Sophiste, le même verbe peraínein définit l’opération propre du logos en tant que dire. Dire (légein) est plus que nommer. Le logos, dit Platon, « fait plus que nommer. Perainei ti : il réalise une traversée qui détermine quelque chose. En entrelaçant les verbes et les noms »14, il aboutit à un terme qui les transcende : la phrase (logos) dont ils sont les intégrants.
39Il est bien d’autres régions de l’expérience qui doivent leur vocabulaire de base à la racine per. Ne citons que celle du commerce. La forme prati/proti dérivée de pro, que représente directement le prós grec, constitue le radical du latin pretium (prix, valeur), variante d’un adjectif preti-os (ex. : skr prati-as : égaler). L’échange avec quelqu’un signifié par prós a sens de réciprocité (ex. conclure une trève avec quelqu'un, l’accord se fait avec eux) ou de réplique (prôs tina : en réponse à quelqu’un). Mais les choses échangées participent du rapport. En lui, elles s’égalent et se compensent, devenant valeur et contre-valeur, symboliques d’abord, économiques ensuite. Le don mutuel n’est-il pas la forme primitive de l’échange ?
40Le développement historique de la racine per est une traversée à travers elle-même. Elle apporte avec soi dès l’origine une lucidité de puissance qui s’actualise diachroniquement en multiples esquisses de savoir. Sa capacité d’articulation est dans une contemporanéité originaire avec l’être-là comme être au monde. La présence n’est présence qu’à ouvrir l’espace et le temps, ses lieux d’être, et plus précisément d’ex-istence, de tenue hors de soi. L’homme est un être des lointains (cf. Nietzsche) exposé à l’ensemble de l’étant. Il existe au péril de l’espace (et du temps) ouvert, et il y a répondu d’avance par cette ouverture même qui implique le projet de l’égaler. Loin, en avant, à travers, au-delà sont indivisément unis dans l’articulation d’une même tension spatio-temporelle qui caractérise l’être en avant de soi. La présence humaine, dont c’est là la structure dimensionnelle, se comprend elle-même à partir de sa destination propre et proprement sienne, qui est d’avoir à se rejoindre, elle et son monde.
41Les actes primordiaux de l’homme : aller, sauter, franchir, lancer, jeter, sont tous des traversées15. Or l’homme ne traverse l’espace et le temps que parce qu’il est capable de l’espace et du temps — comme on dit qu’un point est capable du cercle. L’espace à travers lequel nous nous mouvons est sous-tendu par un schème sub-spatial qui, lui, est intraversable. Quel que soit le lieu vers lequel nous nous dirigeons, nous ne pourrions ni ne saurions y aller, si nous n’y étions pas déjà, si nous ne hantions la profondeur du monde, dont notre présence, en tant que telle, est l’ouverture.
42C’est ce champ d’omniprésence que Robert Delaunay avait en vue en parlant de simultanéisme (et non de simultanéité) : « Nous voyons jusqu’aux étoiles ». Parole qui pourrait être un écho de celle de Plotin : « Il n’y a pas un point où l’on puisse fixer ses propres limites en disant : jusque-là, c’est moi ». Le schème sub-spatial est un espace impliqué. Au sens ou Gustave Guillaume appelle temps impliqué « celui que le verbe emporte avec lui, qui lui est inhérent, fait partie de sa substance », par opposition au temps expliqué, au « temps divisible en moments distincts — passé, présent, futur — que le discours lui attribue ». Nos mouvements s’expliquent dans l’espace selon la direction et la distance. Mais celles-ci ne se décident que sur le fond d’une ouverture au monde qui définit la présence même. La présence n’est présence que par cette éclaircie originaire dans laquelle seule quelque chose comme un monde peut se manifester. Heidegger exprime ce schème sub-spatial d’un mot : durchstchen = se tenir debout à travers16. Cette situation est primitivement inscrite dans la verticalité humaine. Dans sa surrection même, l’homme est en vue (au sens actif et aussi passif) du monde auquel il est exposé et dont sa présence est l’exposant.
II. Le vocabulaire de la prise
43La puissance d’une forme linguistique est d’autant plus grande qu’elle exprime un comportement plus fondamental envers l’ensemble de l’étant et que la présence au monde qu’elle articule participe encore, en deçà de toutes les structures intra-mondaines, à l’étonnement de l’homme d’avoir affaire à un monde auquel — et non seulement au milieu duquel — il est. A cet égard, les racines primitives offrent des ressources supérieures à celles des mots dérivés d’elles, mots dont le sens n’égale jamais la compréhension qu’ils explicitent sur des modes particuliers.
44Il y a pourtant des mots (verbes ou noms) dont le pouvoir signifiant s’origine à une situation ou à un comportement qui sont, eux aussi, des dimensions primitives de l’existential humain. « Prendre » et « prise » sont de ceux-là.
45Revenons un instant à la situation signifiée par la racine per et au verbe heideggerien qui l’exprime au plus près : durch-stehen. Voici l’homme : debout à travers la profondeur d’un monde auquel il est exposé de toutes parts, jusqu’aux plus extrêmes lointains incontournables. Pour signifier cette « omnilatéralité », qui fait face de tous les côtés à la fois, la langue allemande possède d’un mot remarquable : allerhand. « Aller-hand » est formé de l’adjectif invariable « aller » = tout(e) et de « hand » qui aujourd’hui désigne la main, mais qui est un ancien mot pour côté. « Allerhand » signifiant couramment : « (choses) de toutes sortes » — qui sont proprement des choses offertes au choix de tous côtés.
46Se tenir debout à travers, c’est être au monde sur le fond d’un pouvoir - et savoir - être encore indécidé, qui comprend une multitude de possibilités d’agir et de subir. Il est hautement significatif que le mot « hand » (côté) ait servi ultérieurement à désigner la main et que désormais aller-hand (de tous côtés) soit tout pénétré du sens de la main. On peut dire, en un français tant soit peu dévié, que, pour celui qui est debout à travers, le monde est là, à toutes mains. Or la main est l’organe de la prise.
47« Prendre » vient du latin prae-hendo (racine ghend : prendre et préfixe prae). Prae est le datif de direction de per. Prendre, c’est prendre devant, à l’avant de soi. Cet acte comporte un éloignement mais dans cet éloignement est anticipé un retour à soi, qui ramène la chose et se l’approprie. Prendre est le premier acte qui procède du vivant lui-même. L’homme est un être de prise, mais non pas seulement de proie. L’acte humain de prendre commande un champ d’action incomparablement plus vaste et plus divers que celui de toute prise animale. Il dépasse les conditions spécifiques de la vie. C’est que l’homme, en tant que tel, est, par essence, selon la dimension qui le fait homme, un ex-istant. Quel rapport intime y a-t-il entre la constitution existentiale de l’homme et le comportement d’un être qui a des mains ? La main, organe universel de la prise humaine, est capable, par sa souplesse d’articulation, de s’ajuster au « sens » des choses selon des « tournures » différentes, correspondant aux situations les plus diverses, et capable par là d’une grande variété de « façons » et de styles de prise.
48Cette variété apparaît dans le vocabulaire. Chaque langue possède plusieurs mots pour prendre17. Ces mots ont chacun une valeur propre. Mais il est possible de discerner sous cette multiplicité de termes insubstituables quelques directions de sens spécifiques correspondant à des styles de prise déterminés.
49Parmi ces mots, les uns dénotent la prise au sens de la préhension : ainsi l’allemand greifen (Griff = préhension au sens biologique et au sens technique), le grec lambánô, le latin capio. D’autres spécifient une prise violente et rapide par arrachement : ainsi le latin rapio et le grec harpázô (hárpax : rapace, Hárpyiai : les Harpies). D’autres enfin l’expriment comme enveloppement : l’allemand fassen, le grec chandánô. Or ces significations spécifiques, originellement dominantes, tendent à communiquer entre elles au cours de l’histoire de la langue. Le développement sémantique des vocables comporte en particulier un double mouvement de la prise à l’enveloppement et de l’enveloppement à la prise. Fassen a d’abord le sens de « contenir » (ancien haut allemand fazzon, moyen haut allemand vazzen : mettre dans un récipient, contenir, habiller ; ancien haut allemand fezzil ; moyen haut allemand vezzal : lien, ruban ; ancien haut allemand vazz : récipient, caisse ; ancien islandais fat : récipient, vêtement ; allemand contemporain Fass : tonneau). Or, fassen en est venu à signifier prendre, saisir, attraper : fass ihn : attrape-le ; fassen : arrêter un délinquant. Les deux significations ne font qu’une dans « sich fassen » : se ressaisir, retrouver sa contenance.
50Le latin capio offre apparemment un exemple de passage inverse. Son champ sémantique évolue de « prendre » (cf. captus : prisonnier) à « contenir », comme en témoigne le nom dérivé capacitas qui nous a fourni précisément nos « mesures de capacité ». Mais en réalité les deux significations sont déjà enveloppées dans la racine kap. Kapétis et kapithê sont les noms grecs de deux mesures de capacité perses tandis que kôpê a le sens de manche ou de poignée, ces parties d’un instrument que l’on saisit à pleine main par enveloppement. L’unité première des deux sens « prendre » et « contenir » apparaît immédiatement dans l’ancien iranien « kapati » = plein les deux mains.
51Le moment conjoint de la prise et de l’enveloppement se rencontre dans la capture, représentée entre autres par l’allemand fangen : prendre, attraper un animal vivant. Fang désigne la prise : à la fois l’acte de prendre et ce qui est pris (un beau coup de filet, une belle prise). Fange est le nom des serres d’un rapace qui enserrent sa proie. Ces mots sont issus de la racine pag : fixer, soit par enfermement au moyen d’une clôture (grec pássalos : pieu), soit par condensation (grec págos : glace, cf. le pak), soit au moyen d’attaches ou de liens.
52Le rapport sous-jacent : « enveloppement — capture — prise » apparaît pour ainsi dire au ralenti dans le Sophiste de Platon. Tout art (téchnê), dit Platon, relève de l’une ou de l’autre de ces deux activités : créer ou acquérir. L’acquisition se fait soit par échange soit par capture (cheirôtikón : mainmise). L’art de capturer s’exerce tantôt au grand jour et il est lutte, tantôt par détours cachés et c’est la chasse. Parmi les divisions de la chasse, il en est une — la pêche — qui comprend à son tour deux formes : selon l’une « la chasse se fait au moyen de clôtures (nasses, filets, lacets, paniers) qui fonctionnent d’elle-mêmes, selon l’autre elle se fait en frappant la proie. »18.
53Or la chasse au sophiste qui se poursuit, parfois dramatiquement, à travers tous les lacis du dialogue se fait selon la première des deux techniques de la pêche. Il s’agit de capturer le sophiste dans le filet d’une définition tressée tout au long du dialogue. « Allons ! A nous maintenant de ne plus relâcher la bête. Nous l’avons presque enveloppée (eperieilêphamen) dans un de ces filets (amphiblêstrikon) où le raisonnement sait piéger cette espèce-là, de sorte qu’elle ne s’échappera plus au moins de celui-ci. — Lequel ? — D’avoir à se ranger dans la classe des illusionnistes. Voilà donc qui est décider : diviser au plus vite l’art de fabriquer des images et si, descendus en bas, le sophiste immédaitement nous fait tête, l’appréhender (sylla-beîn) conformément aux prescriptions de l’édit royal et, le livrant au souverain, déclarer la prise (tên ágran). Si par contre à travers les divisions successives de la mimétique, il trouve toujours à s’enfoncer quelque part, le suivre pied à pied en divisant derechef chaque parcelle où il se retire, jusqu’à ce qu’il soit pris (lêphthêi) »19.
54Ainsi, l’enveloppement, l’investissement (peri-, amphi-) est une manœuvre en vue de prendre (lambánein). Cette manœuvre s’inscrit dans l’intentionnalité générale d’un comportement primaire, l’« emparement »20, dont les mots cheiroûmai et cheirôtikón, dérivés de cheír : main, disent clairement qu’en lui se réalise le projet immanent à la puissance de la main.
55L’articulation des phases de la prise, décrite par Platon, implique le même procès intégrateur que la diachronie sémantique de la langue. Pourquoi ce cycle étrange où la prise est au départ et à l’arrivée et comprend en elle l’enveloppement ? — Parce qu’il est constitutif de tout acte de prendre. Celui qui veut prendre doit envelopper la chose, le vivant ou l'existant pour les ramener à soi. Et ce schéma d’aller, de dépassement et de retour articule dès le départ la capacité de la main. De la racine germanique ghreib-, signifiant la préhension, sort directement l’ancien islandais greip, qui a le triple sens de prise, d’empan et de main. L’empan, entre les extrémités de la main ouverte, est l’unité de mesure de toutes choses pour celui qui a le monde à sa main.
56Aristote appelle la main « l’instrument des instruments » et la compare au logos appelé « la forme des formes »21. De leur affinité la langue porte la marque. Parmi les mots qui désignent des opérations de l’esprit il est un groupe qui, dans toutes les langues européennes, procède directement du mot signifiant prendre.
Français : | prendre | comprendre | apprendre | |
Latin : | capere | percipere (percevoir) | concipere (concevoir) | |
Allemand : | greifen | begreifen (concevoir) | Begriff (concept) | |
fassen | auffassen (comprendre) | Auffassung (conception) | ||
nehmen | wahrnehmen (percevoir) | vernehmen (entendre au sens intellectuel) | Vernunft (d’abord entendement, puis raison) |
57Le grec lambánô : signifie souvent, à lui seul, saisir par les sens ou par l’esprit (cf. katalêpsis : appréhension directe d’un objet par la pensée).
58D’où vient que l’acte de prendre recèle un pouvoir signifiant qui déborde le sens manuel de la prise ? — De ce que c’est l'homme qui prend, non la main. L’acte de prendre vise à une appropriation et suppose un soi qui fait sien ce qu’il prend.
III. Prendre et dire
59La main et la parole communiquent intérieurement en deçà d’elles-mêmes. Leurs opérateurs sont isomorphes parce qu’elles actualisent, dans deux régions différentes, le même pouvoir d’articulation, qui appartient à la constitution existentiale de la présence.
60Au niveau ontique déjà, il apparaît que toute la morphologie de la langue consiste dans un système de saisies. Tout n’est pas système dans la langue. Ce qui, en elle, est systématisé, n’est pas l’activité de libre production de la pensée, mais « l’activité seconde qu’elle détermine elle-même en vue de la saisie de sa propre activité »22.
61Tout acte de langage est à la fois discursif et unitif. Il fait état des mots et de la phrase, et comporte deux saisies successives : une saisie lexicale qui Appartient à la langue, une saisie phrastique qui appartient au discours. La saisie lexicale se situe à des niveaux variables selon le type linguistique : partie du discours dans les langues indo-européennes, racine dans les langues sémitiques-hamitiques, syllabe dans la langue chinoise. Mais, dans toutes, le vocable n’est apte à entrer en discours que si celui-ci dispose en lui d’une unité de puissance de la langue. Or cette unité exige que les éléments formateurs du vocable soient faits un en forme (même si, comme la syllabe chinoise, ils sont déjà un matériellement). Dans le cinétisme de l’acte de langage, le passage de la matière à la forme implique donc une tension éloignante. Le passage du mot à la phrase en exige une autre. Le mot ne se maintient comme unité de puissance de la langue, destinée à la libre construction du discours, que si la saisie lexicale ne se confond pas avec la saisie phrastique — auquel cas la langue disparaîtrait. Elle s’en tient à distance en évitant positivement une trop grande approche. Cet évitement suppose une tension éloignante, dont témoigne la situation parlante. Dès qu’il prend la parole, celui qui parle est en prise sur l’intentionnalité de la phrase à prononcer. Mais il ne peut pas faire l’économie de la discursivité. Il ne peut ni se confondre immédiatement avec elle ni l’avoir ici, involuée dans une image verbo-motrice ou mentale. La phrase n’est pas ici mais « là, aux lèvres » : « l’air où je l’aurai dit aux mains dehors »23. C’est en éloignant son ici qu’il peut parler... grâce aux mots. Chaque mot, entrant en phrase, se donne du champ en éloignant, dans le temps opératif (aussi court qu’on voudra), le moment de son intégration en phrase. Il ménage l’espace nécessaire pour la transition de son unité de puissance en unité d’effet. Ainsi, nous sommes forcés d’employer pour la saisie lexicale, parce qu’elle est une saisie précisément, les mêmes termes que pour la prise. En cela nulle complaisance. L’action, elle aussi, est une en forme. Elle intègre en les élevant au rang de qualités de chose, de cette chose, ses éléments formateurs. D’autre part, son unité s’affirme par la mise à distance d’un complexe où elle est en fonction — qu’il s’agisse de la perception (per + capere) de l’outil d’une machine, de la branche d’un arbre, de la porte d’une maison, ou d’un pic de la montagne.
62La saisie de la pensée par elle-même a sa raison dans la pensée « La pensée n’existe au regard d’elle-même que pour autant qu’elle est habile à se saisir elle-même et par là à distinguer en elle ses différents moments d’activités. Cette saisie s’identifie avec la représentation »24.
63De même, l’expérience n’existe au regard d’elle-même que pour autant qu’elle est apte à se saisir elle-même en ses différents moments. Or la prise, aussi, existe au regard d’elle-même quand elle est renvoyée à son acte propre par la transcendance de la chose qu’exprime son altérité.
64Mais cette altérité, nous ne la comprenons pas encore. A vrai dire, cette évidence ontique n’a pas encore de sens. De même, la notion de sens qu’apporte avec soi la langue n’est pas encore élucidée. D’une façon générale, la possibilité de quelque chose comme un sens reste occultée. Pour répondre à ces questions en suspens, nous partirons de la définition que G. Guillaume donne de l’article : « L’article est le signe sous lequel s’opère la transition du nom en puissance, capable de toute extension, au nom en effet assujetti à une extension que le discours détermine ».
65Cette puissance d’extension illimitée n’est que l’un des versants de la puissance du nom. Le nom - substantif est caractérisé dimensionnellement par son incidence interne : il n’a pas à chercher son support en dehors du champ de signification qu’il apporte, mais son champ d’extension est constitué de tout ce qu’il signifie (la signification homme s’étend indifféremment à tout ce qui est homme). Cette extension est structurée, dans le système de l’article, en deux tensions successivement fermante et ouvrante constituant un tenseur binaire. Cette structure cinétique est commune à tous les systèmes et à toutes les langues. Le tenseur binaire radical est universel. Il ne fonde cependant que le système formel de la langue. Reste la matrice verbale, le moment sémantique, la teneur de sens des mots. La question cruciale, masquée par l’état « perconstruit » des langues indo-européennes modernes, est celle de la nomination. Originairement, tous les mots sont des noms, des prédicats de l’étant dans son ensemble focalisé par une situation particulière. Un tel état de choses est tout à fait explicite dans la racine sémitique ou hamitique : elle appartient à la conscience vivante du locuteur dans le moment même qu’il l’articule. Mais, quelle que soit la langue, on ne comprendra le fondement de sa puissance que si on lui rend la parole en la rendant à la parole. Cette puissance a sa source dans la situation originaire que la langue elle-même nous a révélée, lorsque nous l’avons ressaisie à une de ses racines (la racine per), et qui s’identifie au durch stehen heideggerien. Etre debout à travers comporte en soi un « je peux » à même lequel s’articulent intérieurement l’une à l’autre, notre intimité avec le monde et son altérité et tout aussi bien ce qui constitue notre présence : sa transpossibilité et sa transpassibilité.
66Or cette situation, qui n’a pas d’en deçà, est celle qui fonde la possibilité du prendre. L’altérité de la chose est l’émergence en elle du fond du monde auquel nous sommes accordés à partir de l’aire de notre corps propre, dont les potentialités tensionnellement ouvertes ont leur empan dans tout le marginal constitué lui aussi de potentialités. Prendre, c’est prendre à l’avant de soi. C’est ainsi que nous cueillons et recueillons. Le mot grec pour « cueillir » est « légein ». Mais cueillir n’est pas ramener à soi, engloutir en soi ; c’est disposer en laissant être, là, le fruit de la récolte. Il en est ainsi lorsque, au lieu de ramener la chose ici, nous l’articulons là où elle est. Telle est l’opération propre du logos... « aux mains dehors ». Mais quoi et comment recueille-t-il ?
67En deçà de la parole — et par elle aussi, s’ex-primant un être-là « qui, en tant qu’être au monde est déjà dehors » — il n’y a que la profération articulée du cri (ou la soudaine tension d’un silence). Le cri a été souvent invoqué et récusé ; à tort dans les deux cas ; parce qu’interprété comme action réflexe d’un pur « intérieur ». Or le cri est bien autre chose. Il peut être non seulement de joie, de douleur ou de colère, mais d’étonnement, d’accompagnement ou d’appel. L’appel humain diffère de tout autre : ce qu’appelle l’être-là, c’est toujours son là, celui de l’événement où il a lieu : son lieu d’être, hors lui et en lui plus avant, et qu’il tente d’intégrer comme un foyer, soudain révélé, de son pouvoir-être. Le cri est une tentative d’arraisonnement.
68L’événement est une déchirure de l’Umwelt. Le cri en exprime la surprise. Mais qu’est-ce qui est sur-prenant, saisissant l’homme en excédant sa prise ? — « la déchirure ? non : le jour de la déchirure »25. Le jour de la déchirure n’est rien de moins que l’éclaircie de l’être : l’étant n’est plus un tissu d’extériorité de pure surface, mais l’étant est. Ouvert à l’ouverture de l’être, dans l’éclaircie du « il y a — j’y suis », l’être-là cherche à mettre à l’abri cette révélation, à en faire une « acquisition pour toujours ». Le cri proférateur ne peut se perpétuer il ne peut que se recueillir dans une forme qui le consigne à lui-même. Le mot est cette forme instituée, unité de puissance de la langue. Or jamais cette unité de puissance n’égale l'événement-avènement d’une présence révélant-révélée. L’horizon de la présence surprise est incontournable. Les unités de puissance de la langue ne transcendent toutes les unités d’effet des discours qu’elles rendent possibles, que parce qu’elles sont l’ombre de cette transcendance originaire qu’elles informent. Avant d’être signes, les racines primitives sont formes, c’est-à-dire articulations de cette rencontre — au sens propre, existentiale. L’homme ne parle qu’à dire — en balbutiant — la dimension d’être de l’étant. Hors de là, la parole n’est que discours sur...
69L’accès à la chose, dans la prise, suppose, exige un horizon, là-bas, sous lequel nous l’investissons. La structure d’horizon est propre à l’espace du paysage (dans le sens non trivial d’E. Straus). Or un paysage n’est pas constitué de choses. Ce qui s’y manifeste, c’est le monde dans son ensemble, dans sa pure et pleine phénoménalité ; indivise, continûment transformée en elle-même, emportant avec soi sa temporalité sans époques. Il est exclu qu’on puisse prendre quelque chose ou se prendre a quelque chose dans un tel espace. En lui nous n’avons pas de là. Simplement, nous sommes ici, sous cet horizon qui change avec notre ici.
70La chose et le là requièrent un autre espace : l’espace de la « Zuhandenheit ». Et à peine commençons-nous d’élire la chose à prendre, que notre présence au monde a fait sien un autre espace articulé selon le cycle du ici et du là, et dont l’épicycle du « là-bas » n’est plus qu’apprésenté. Il reste cependant que l’espace du paysage est au fondement de celui de la « Zuhandenheit » et que le second tient du premier son quotient de réalité.
71L’espace du paysage est-il l’espace primordial ? Longtemps nous avons fait nôtre la formule de Strauss, qui en signifie l’absolue primitivité : « dans l’espace du paysage, nous sommes perdus ». Mais nous n’y sommes pas absolument perdus. Lieu sans lieux, il est pourtant lui-même un lieu, puisqu’en lui nous sommes ici. Quel est alors le champ qui n’est plus un champ et tel qu’ici n’a plus lieu, antérieur à toute re-connaissance ? Ce lieu de nulle part sans ici ni là, Hölderlin, R. M. Rilke, Heidegger, l’on appelé l’Ouvert. En lui (mais sans contenance), l’événement-avènement est en suspens dans l’écaircie, qui n’est rien que l’écart de ce suspens lui-même.
72Ici, il n’est plus question de prendre et de prise. L’arraisonnement, le recueil qui sont les moments instaurateurs de la langue s’apparentent à la prise, parce qu’ils constituent un repli systolique par rapport au moment diastolique de l’ouverture. Comment la source de la parole, de la parole existant le dehors, peut-elle avoir sa résurgence ? Elle ne le peut qu’à se tenir hors d’elle. Or la seule qui le puisse est la parole poétique, capable de se soustraire à sa propre prise. Sa dimension spécifique est son irrésistible inadéquation, « parole qui se fait jour soustraite à la parole..., j’écarte — pour l’éclat »26.
Notes de bas de page
1 LAO-TZU, chap. XXII.
2 LAO-TZU, chap. XI.
3 ARISTOTE, Perì psyckês, 431 a.
4 L’expression et de Gustave Guillaume.
5 Le matériel utilisé — à l’exeption de ce qui concerne la langue grecque — est emprunté en grande partie au dictionnaire des racines de Julius POKORNY, Indogermanisches etymologisches Wörterbuch, Berne, 1959.
6 Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit, 4e éd. Halle, 1939, p. 105.
7 PLATON, Sophiste, 235 c.
8 Ibid., 256 b.
9 Cf. E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, p. 133.
10 Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 192.
11 Fragment 1 dans DIELS et KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker, Erster Band, Dublin, 1969, p. 89.
12 PLATON, Théétète, 207 b.
13 Ibid., 207 b c.
14 PLATON, Sophiste, 262 d.
15 Les structures d’actes correspondants, comme celles qu’indiquent en allemand les verbes : gehen, springen, werfen, engagent le sens destinai de l’existence. Nous disons : il y va de... (allemand : es geht um...) ; de jeter viennent projet ou projection ; de werfen, Entwurf et Ce-worfen-heit, concepts centraux de l’Analytique existentiale. Ur-sprung (origine) est l’un des trois mots allemands dans lesquels le préfixe Ur- opère sur le radical une transformation de sens qui en dégage la valeur originaire — les deux autres étant Ur-sache : la chose primordiale, qui est commencement et au commandement = la cause, et Ur-teil : la partition originaire, la division primitive et inaugurale = le jugement (cf. Hegel : « l’activité de diviser (scheiden) est la force et le travail de l’entendement ». Préface à la Phénoménologie de l’Esprit.)
16 «durch » (ancien haut allemand durh), comme le latin « trans » a pour racine ter-. Celle-ci signifie un passage au-delà, de l’autre côté, parfois une percée (ancien haut allemand derh : percé).
17 Allemand : nehmen, greifen, fassen, fangen ; Anglais : take, grasp, seize ; Grec : lambânô, (ao : élabon), hairéô, (ao : hêilon), chandânô, drassomai, cheiroô ; Latin : capio, praehendo, occupo, rapio ; Français : prendre, saisir, s’emparer de, ravir, attraper (et, au sens de dérober, quantité de termes populaires ou argotiques : piquer, faucher, soulever).
18 PLATON, Sophiste, 220 b.
19 PLATON, Sophiste, 235 b c.
20 Mot employé par Chateaubriand.
Il comporte à l’origine le sens d’enveloppement. Il est une transposition de l’ancien provençal amparar fortifier, entourer d’un rempart.
De même la racine pag de l’allemand fangen (attraper) est celle de l’ancien haut allemand fah : rempart, muraille.
21 ARISTOTE, Perì psychés, 432 a.
22 Gustave GUILLAUME, Principes de linguistique théorique, Quebec-Paris, 1975, p. 182.
23 André du BOUCHET, Laisses.
24 Gustave GUILLAUME, o.c., p. 182.
25 Cf. André du BOUCHET, Langue, déplacements, jours.
26 André du BOUCHET, Là, aux lèvres.
Notes de fin
1 Ces pages font partie d’une recherche plus ample sur la prise comme existential dont la publication est projetée. Elles s’y accompagnent notamment d’une discussion sur la portée de l’arbitraire du signe linguistique et d’une analyse phénoménologique du prendre. Dans cet ensemble articulé, la fonction de ce texte est de mettre en vue l’être-au-monde des mots.
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Qu’est-ce que l’homme ?
Ce livre est cité par
- Breazu, Remus. (2022) Heidegger’s Phenomenological Concept of Violence. The Southern Journal of Philosophy, 60. DOI: 10.1111/sjp.12448
Qu’est-ce que l’homme ?
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