À propos de Buber : quelques notes
p. 127-133
Texte intégral
11° Dire qu’autrui ne m’apparaît pas comme objet, ne signifie pas seulement que je ne prends pas l’autre homme pour une chose soumise à mes pouvoirs, que je ne le prends pas pour un « quelque chose ». C’est affirmer que le rapport même qui, originellement, s’établit entre moi et autrui, entre moi et quelqu’un, ne saurait, à proprement parler, se loger dans un acte de connaissance qui, comme tel, est prise et compréhension, investissement d’objets. Prétendûment extérieur, l’objet est déjà englobé par moi : statut ambigu de l’immanence et de la transcendance. Le rapport à autrui, c’est précisément la fin de cette ambiguïté et de la vieille tentation de la philosophie idéaliste, où la venue du langage n’est que de surcroît, pour faire connaître au dehors ce qui se passe rigoureusement en nous, ou pour servir à la pensée intérieure d’instrument d’analyse ou de dépôt où s’accumulent ses résultats acquis. Dans la relation à autrui, cette intériorité serait d’emblée rompue et le langage, — le dire qui dit, ne fût-ce qu’implicitement, tu — n’est pas la communication, toujours facultative, de la rencontre. Il est l’événement de cette rencontre même, l’éclatement même de la pensée sortant dia-logiquement d’elle-même et tout autrement qu’une noèse qui, à travers le même, se projette vers l’objet qu’elle se donne.
2Martin Buber découvre cet éclatement ou ce retournement de l’intentionalité en langage. Aussi commence-t-il sa démarche de philosophe par le premier mot, le mot fondamental, par le Grundwort au lieu de réfléchir sur le cogito. Le Grundwort Je-Tu est, en fin de compte, la condition de l’ouverture de tout langage, même de celui qui énonce le rapport de pure connaissance exprimé par le Grundwort Ich-Es, Je-Cela, car, comme langage précisément, celui-ci interpelle aussi un interlocuteur, est déjà dialogue ou résidu d’un dialogue.
3Cette mise en valeur de la relation dia-logale et de son irréductibilité phénoménologique, de son aptitude à constituer un ordre sensé autonome et aussi légitime que la traditionnelle et privilégiée corrélation sujet-objet dans l’opération de la connaissance, restera l’apport inoubliable des travaux philosophiques de Martin Buber. La multiplicité qu’implique la proximité sociale, n’est plus, par rapport à l’unité — ou à la synthèse ou à la totalité de l’être que recherche le savoir ou la science —, une dégradation du rationnel ou une privation. C’est un ordre pleinement sensé de la relation éthique, relation avec l’altérité inassimilable et, ainsi, à proprement parler, in-com-préhensible — étrangère à la saisie et à la possession —, d’autrui. La découverte de cet ordre dans sa pleine originalité et l’élaboration de ses conséquences et, si on peut dire, de ses « catégories », restent inséparables du nom de Buber, quelles que soient les voix concordantes au milieu desquelles la sienne se fit entendre, fussent-elles aussi souveraines que celle de Gabriel Marcel dans le Journal Métaphysique. Mais même le fait d’avoir foulé et fouillé le domaine du dialogue sans se savoir sur un terrain déjà dégagé par un autre, ne dispense pas le chercheur d’allégeance à Buber. Rien ne pourrait limiter l’hommage qui lui est dû. Aucune réflexion sur l’altérité d’autrui dans son irréductibilité à l’objectivité des objets et à l’être des étants, ne peut ignorer la percée accomplie par lui et doit y trouver encouragement.
4Aussi, dans nos remarques à son sujet qui indiquent quelques points de divergence, ne s’agit-il pas de mettre en question les analyses fondamentales et admirables de Ich und Du et, encore moins, d’entrer dans la périlleuse ou ridicule entreprise tendant à « améliorer » la doctrine d’un authentique créateur. Mais le paysage spéculatif ouvert par Buber est assez riche et encore assez neuf, pour rendre possible certaines perspectives de sens qu’on ne peut pas toujours reconnaître, du premier coup du moins, à partir des voies magistralement frayées par le pionnier.
5Nos remarques, qui distinguent des positions différentes entre Buber et celles que nous adoptons dans nos propres essais, sont formulées en guise de notes de travail qui touchent à divers thèmes. Elles ne dessinent pas les aperçus qui les fondent et constituent souvent des questions plutôt que des objections. Il n’est peut-être pas impossible de leur trouver une réponse — ou même de trouver aux idées qui les déterminent une place — dans les textes de Buber. Mais cela relève d’une étude qui n’est pas tentée aujourd’hui.
62° Une remarque préalable s’impose encore. On pourrait s’étonner que devant le déchaînement de tant de forces, de violences et de voracités qui emplissent notre histoire, nos sociétés et nos âmes, on soit allé chercher dans le Je-Tu ou dans la responsabilité-d’un-homme-pour-l’autre-homme les catégories de l’Humain. Etonnements de bien des nobles esprits. Ce fut certainement le cas de notre regretté ami, le Professeur Alphonse De Waelhens — à la mémoire de qui est consacré le présent recueil d’études — quand, après tant de beaux travaux consacrés à la phénoménologie, il parla de la distance qui sépare l’anthropologie philosophique et le visage de la vraie misère des hommes et quand, pour regarder cette misère dans les yeux, il se mit à fréquenter les hôpitaux psychiatriques après tant de bibliothèques. Mais, peut-être, rechercher dans les structures éthiques de la proximité, le secret de l’humain n’équivaut-il pas à la tentative de fermer les yeux sur sa misère. Ce n’est pas par la confiance en le progrès qui serait assurée par une dialectique consolante ou par des signes avant-coureurs d’un nouvel âge d’or, empiriquement recueillis, que se justifie à notre sens cette recherche sur l’éthique comme philosophie première. Ce sont certainement les nécessités implacables de l’être qui expliquent l’histoire inhumaine des hommes plutôt qu’une éthique de l’altérité. Mais c’est parce que, dans l’être, l’humain a surgi, que ces implacables nécessités et ces violences et cet universel inter-essement sont en question et se dénoncent comme cruautés, horreurs et crimes, et que l’humanité, à la fois, s’obstine à être et s’atteste, contre le conatus essendi, dans les saints, et les justes, et ne se comprend pas seulement à partir de son être-au-monde, mais aussi à partir des livres. L’humanité de l’humain, n’est-ce pas dans l’apparent contre-nature de la relation éthique à l’autre homme, la crise même de l’être en tant qu’être ?
73° Pour Buber, le tu que le je interpelle, est déjà, dans cette interpellation, entendu comme un je qui me dit tu. L’interpellation du tu par le je, serait donc d’emblée, pour le je, l’instauration d’une réciprocité, d’une égalité ou d’une équité. Dès lors, entendement du je en tant que je et possibilité d’une thématisation adéquate du je. L’idée du je ou d’un Moi en général se dégagerait de cette relation aussitôt : une réflexion totale sur moi-même serait possible et ainsi, l’élévation du Moi au concept, à la Subjectivité au-dessus de la centralité vécue du je ; élévation qui, dans le rationalisme traditionnel, passe pour « meilleure » ou plus « spirituelle » que la centralité et signifierait une « libération » à l’égard du subjectivisme partial et de ses illusions intellectuelles et morales.
8Dans nos propres analyses, l’abord d’autrui n’est pas originelle ment dans mon interpellation de l’autre homme, mais dans ma responsabilité pour lui. Relation éthique originelle. — Cette responsabilité serait appelée et suscitée par le visage de l’autre homme, décrit comme une rupture des formes plastiques de la phénoménalité et de l’apparaître : droiture de l’exposition à la mort et ordre à moi donné de ne pas laisser autrui à l’abandon (parole de Dieu). Importance méthodologique de l’interprétation du visage et de son originalité dans le perçu, selon une signifiance indépendante de celle que lui prête le contexte du monde. Centralité indéracinable du je — du je ne sortant pas de sa première personne — qui signifierait le caractère illimité de cette responsabilité pour le prochain : je ne suis jamais quitte à l’égard d’autrui. — Responsabilité pour l’autre homme, que ne conditionnent pas, ni ne mesurent des actes libres dont cette responsabilité serait la conséquence. Responsabilité gratuite qui ressemble à celle d’un otage et qui va jusqu’à la substitution à autrui, sans exigence de réciprocité. Fondement des notions de fraternité et d’expiation pour l’autre homme. Ici donc, contrairement au Je-Tu de Buber, pas d’égalité initiale (le tutoiement du Je-Tu est-il justifié ?). Inégalité éthique : subordination à autrui, diaconie originelle : la « première personne à l’accusatif » et non pas « au nominatif ». D’où la vérité profonde de la formule de Dostoïevski dans les Frères Karamazov, souvent citée : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous envers tous et moi plus que tous les autres ». Le superlatif final ne se réfère pas, bien entendu, à des données biographiques, ni aux traits de caractère du personnage qui énonce cette proposition.
94° Responsabilité incessible, comme si le prochain m’appelait avec urgence et n’en appelait qu’à moi, comme si j’étais seul concerné. La proximité même réside dans l’exclusivité de mon rôle. Il est éthiquement impossible de rejeter sur un tiers ma responsabilité pour le prochain. Ma responsabilité éthique, c’est mon unicité, mon élection et ma « primogéniture ». — L’identité et l’unicité du moi ne semblent pas faire problème chez Buber. Elles ne se tirent pas de la corrélation même du dialogue où le moi est concret. Son « individuation » ne demeure-t-elle pas chez lui implicitement substantialiste ?
105° Relation avec l’autre dans la réciprocité, la justice chez Buber commence dans le Je-Tu. Dans la perspective que nous avons suivie, le passage de l’inégalité éthique — de ce que nous avons appelé dissymétrie de l’espace intersubjectif — à l’« égalité entre personnes », viendrait de l’ordre politique de citoyens dans un Etat. La naissance de l’Etat à partir de l’ordre éthique serait intelligible dans la mesure où j’ai aussi à répondre du tiers « à côté » de mon prochain. Mais qui est à côté de qui ? L’immédiateté de ma relation au prochain est modifiée par la nécessité de comparer les hommes entre eux et à les juger. Recours à des principes universels, lieu de la justice et de l’objectivité. — La citoyenneté ne met pas fin à la centralité du Je. Elle la revêt d’un sens nouveau : sens révocable. L’Etat peut se mettre à fonctionner selon les lois de l’être. C’est la responsabilité pour autrui qui mesure la légitimité de l’Etat, c’est-à-dire sa justice.
116° La pensée à laquelle le dialogue appartient organiquement et primordialement chez Buber, ne reste-telle pas, par ailleurs, chez lui, dans l’élément de la conscience ? — Il nous a semblé essentiel d’insister sur l’irréductibilité de la responsabilité envers autrui à l’intentionnalité de la conscience, pensée du savoir, fermée sur la transcendance de l’Autre et qui assure comme savoir l’égalité entre idée et ideatum : et dans le parallélisme rigoureux noético-noématique et dans l’adéquation de sa vérité et dans la plénitude intuitive « remplissant » la visée du Meinen, le satisfaisant comme on satisfait un besoin. La relation éthique à l’autre homme, la proximité, la responsabilité pour autrui, ne serait pas une simple modulation de l’intentionnalité ; c’est la modalité concrète sous laquelle se produit précisément une non-in-différence de l’un à l’autre ou du Même à l’Autre, c’est-à-dire une relation du Même à ce qui n’est plus à la mesure du Même et qui, dans un certain sens, n'est pas du « même genre ». La proximité qu’assure la responsabilité pour l’autre n’est pas le pis-aller entre « termes » qui ne sauraient coïncider, ni fusionner à cause de leur différence, mais l’excellence nouvelle et propre de la socialité.
12Il y aurait, ici, dans notre manière, comme une déduction de « situations concrètes » à partir de significations abstraites dont se reconstituent les horizons ou la « mise en scène ». Manière d'inspiration phénoménologique et souvent pratiquée depuis Totalité et Infini. Par exemple, le « chez soi » comme inflexion du Moi, recherché dans la concrétude de la demeure, et l’intériorité de la demeure ramenant au visage féminin. Insistance, d’autre part, sur la limite que la concrétude du « contenu éthique » impose à la nécessité des structures purement formelles : la « subordination » peut exclure la servitude quand elle est « responsabilité pour autrui » ; l’obéissance ne contredit pas la liberté quand c’est l’Infini qui commande ; le plus est dans le moins dans l’idée cartésienne de Dieu ; les possibles sont au-delà des limites du possible dans la paternité etc. La distinction si importante de Husserl (Ideen, I, § 13) entre le formel vide et le général, toujours encore Sachhaltig, ne comporte-t-elle pas, malgré la subordination du genre à la forme la possibilité d’une certaine distorsion de la forme par le contenu ?
137° Dieu pour Buber est le grand Toi ou le Toi éternel. En Lui se croisent, à Lui aboutissent les relations des hommes entre eux. — Nous nous sommes montré moins assuré que ce qu’on appelle Personne divine, tienne dans le Tu du dialogue et que piété et prière soient dialogues. Nous avons été amené à recourir à la troisième personne, à ce que nous avons appelé illéité pour parler de l’Infini et de la transcendance divine, autre que l’altérité d’autrui. Illéité de Dieu qui me renvoie au service du prochain, à la responsabilité pour lui. Dieu serait personnel en tant que suscitant des rapports interpersonnels entre moi et mes prochains. Il signifie à partir du visage de l’autre homme d’une signifiance qui n’est pas articulée comme rapport de signifiant à signifier, mais comme ordre à moi signifié. Toujours la venue de Dieu à l’idée, est liée dans nos analyses à la responsabilité pour l’autre homme et toute affectivité religieuse signifie dans sa concrétude une relation à autrui ; la crainte de Dieu serait concrètement ma crainte pour le prochain. Elle ne retourne pas, malgré le schéma heideggérien de l’affectivité, à la crainte pour soi-même.
148° Le dualisme bubérien des mots fondamentaux Je-Tu et Je-Cela, de la relation sociale et de l’objectivation, ne peut-il pas être surmonté ? Nous avons déjà fait allusion à la venue du tiers dans la relation au prochain, motivant thématisation, objectivation et savoir. Mais le pour l’autre même de la socialité n’est-il pas concret dans le donner et ne suppose-t-il pas les choses sans lesquelles, les mains vides, la responsabilité pour autrui ne serait que la socialité éthérée des anges1 ?
159° Le langage de Buber, si fidèle à la nouveauté de la relation avec autrui par rapport au savoir allant à l’être, rompt-il entièrement avec la priorité de l’ontologie ? Je-Tu ne se dit-il pas comme une façon propre d’atteindre l’être ? Nous avons essayé de penser la relation à autrui et l’Infini comme dés-inter-essement dans les deux sens du terme : comme gratuité de la relation, mais aussi comme l’éclipse du problème traditionnel de l’être dans la relation avec Dieu et avec autrui. Le problème du sens de l’être, devient dans cette manière de penser la mise en question du conatus essendi qui, dans la « compréhension de l’être », restait le trait essentiel de l’être : l'être du Dasein signifiait avoir à être. Dans la responsabilité pour l’autre homme, mon être est à justifier : être-là, n’est-ce pas déjà occuper la place d’un autre ? Le Da du Dasein est déjà un problème éthique.
Notes de bas de page
1 Voir à ce propos, dans notre livre Noms propres, les pages 51-55. Nous renvoyons aussi pour le problème évoqué par l'ensemble de ces notes à la belle étude de Stéphane STRASSER, Buber und Levinas. Philosophische Bestnnung auf einen Gegensatz, dans la Revue internationale de Philosophie, 1978, pp. 512-525.
Auteur
Professeur émérite de l’Université de Paris IV (Sorbonne)
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