Lecture des philosophes
p. 87-99
Texte intégral
1L’idée de la philosophie est immanente à chaque philosophie qui, selon sa mesure propre, accomplit son concept emprunté à des modèles scientifiques ou religieux, des expériences universalisables, l’intimité de la conscience de soi ; classique par tradition, moderne par volonté, cette idée commande le développement et oriente le lecteur, accompagnée d’une autre idée, générale, confuse, normative, où se cristallisent bilans d’opinion, savoirs acquis, transmissions équivoques, convictions de l’auteur ; si la première est la philosophie, idée de l’idée représentée par telle philosophie, la seconde précède le discours comme préjugé ou archétype, vérité ou devoir ; la présence interne de l’une se dissout dans une définition, l’impératif de l’autre, réfractaire à la critique, exclut la spécificité d’un langage que dilue la morale.
2De ces idées qui entrent dans une pluralité de relations, une seule est régulatrice, le concept philosophique de la philosophie ; l’autre projette dans une image idéale ce que le philosophe entend par philosophie, mixte de réminiscences historiques et de croyance au pouvoir des mots, car tout préalable au philosopher est attribut surajouté, prédicat incertain, propriété factice et adventice, qui n’apportent que les discussions passionnées du pour et du contre, pièges de la conversation : pour énoncer l’idée de la philosophie, restât-elle du non-dit, il est nécessaire de faire de la philosophie et de devenir philosophe.
3Devenir philosophe : si l’idée des mathématiques n’est pas mathématique, si l’idée de la géographie n’est pas géographique, si elles se dissolvent en paroles valorisantes sur les mathématiques et sur la géographie, l’idée de la philosophie est philosophique, doublant de son ombre une réflexion singulière et particulière ; donnant les définitions de la rhétorique et de la sophistique, Platon ne dit pas ce qu’est la philosophie, repoussant plus loin le problème ; autant discutait-il les opinions de Lachès sur le courage, de Critias sur la science qui est science d’elle-même et des autres sciences, autant refusait-il d’examiner la philosophie, récusant l’inutilité et la stérilité d’un savoir au second degré ; s’attaquant aux discoureurs adroits dans la manipulation des finalités pragmatiques et des conclusions persuasives, il leur reprochait de vouloir obtenir par n’importe quels moyens l’adhésion des jeunes gens riches et des disciples naïfs, lui-même cherchant la vérité par mises au point négatives et emploi d’un langage spécifique ; tous ceux, disait Socrate, qui prétendent savoir ce qu’est la médecine et ne sont pas médecins, qui assurent être capables de conduire un navire et ne sont pas pilotes, qui se croient maîtres dans la fabrication des chaussures et ne sont pas cordonniers, manquent l’accomplissement de leur tâche parce qu’ils n’ont rien appris de l’usage des remèdes administrés aux malades, de la construction d’un bateau et de la manière de s’orienter en mer, de la technique qui façonne les souliers : dépourvus de moyens devant les souffreteux, les passagers craintifs, les va-nu-pieds, ils manquent de savoir-faire, signe de compétence.
4N’ayant rien compris de la spécialité dont ils revendiquent la connaissance, ils ne peuvent rien enseigner ; définitivement muets à l’égard de leur technique, ils se livrent aux beaux-parleurs qui les dispensent du travail ; il en va de même de l’ignorant qui donne son avis en matière de justice, de piété, de tempérance, de politique ; quand bien même se réclamerait-il d’une intelligence innée de l’art oratoire, il ne peut rien faire et il ne peut rien dire parce qu’il s’est soustrait à la patience de la formation et au travail du concept.
5Qu’en est-il de la philosophie quand elle néglige la compétence pour en appeler aux mots tout faits, aux opinions de chacun, à la feinte ressource des lieux communs ?
I
6L’ignorance n’est pas plus naturelle que le savoir ; située par son contraire, non-savoir face à ce savoir, non-compétence vis-à-vis de cette compétence, non-philosophie en présence de cette philosophie, il n’y a donc pas d’ignorance en général mais eu égard à telle pratique, telle technique, telle connaissance en fonction desquelles elle est ressentie comme privation d’un usage, d’un instrument, d’un exercice, d’une méthode ; le maladroit ne sait pas si un couteau est fait pour couper ou pour tuer, encore faut-il qu’il le possède et soit capable d’en user selon ses désirs, l’instrument exigeant compétence de celui qui s’en sert et obscur sentiment de sa destination ; il n’en va pas de même de la langue, si familière que ses indications sont disponibles pour faciliter l’attention à la vie, si indéterminée dans son emploi que le plus sot s’y croit habile ; chargée de sédimentations traditionnelles et culturelles, de significations implicites, d’une grammaire mutilée de la syntaxe et le plus souvent de la morphologie et de l’étymologie, d’une logique équivoque, du reflux des paroles antécédentes, elle facilite à chacun la proclamation de ses vérités intimes et de l’expérience qu’il n’a pas faite, vérités et expérience transmises par signaux, schèmes opératoires, certitudes quant à l’identité du nom et de la chose ; le plus dépourvu de moyens d’expression se donne donc le droit de discuter des problèmes de la morale, de la politique, de la métaphysique et affirme son discernement dans l’art de gouverner, son excellente pratique des harangues publiques, sa sérénité devant les obligations morales : la connaissance par ouï-dire et la bonne conscience sont immanentes au verbalisme quotidien.
7Dans son Traité de la nature humaine, Hume remarque que le système de réalité, meublé d’impressions, affections, actions, passions, est si restreint que l’homme lui en superpose un autre fondé sur l’information, le renseignement, les échanges intempérants de la communication ; moi qui ne suis jamais allée à Rome, j’arrive à localiser Rome en Italie et l’Italie dans le monde, à surprendre mes auditeurs par la précision des détails fournis sur la topographie du Forum et sur l’architecture du Colisée ; l’erreur n’est pourtant pas loin, prenant sa source, soit dans les témoignages non vérifiés, soit dans l’adhésion spontanée aux déclarations d’autrui ; qui est allé à Jérusalem et revient avec la conviction d’avoir vu des lieux saints, se dupe lui-même en confondant la totalité et la somme des parties et en substituant une impossible expérience à une expérience possible ; le deuxième système de réalité s’irréalise si rapidement que ses objets s’évanouissent du fait de leur indétermination comme disparaît le sujet qui convertit en lieux réels des lieux nominaux ; le savoir transmis est alors faux savoir et savoir faux parce qu’il ne vise que des activités imprécises énoncées dans un langage informel.
8Autre ignorance et autre prétention sont de parler de ce qu’on ne sait pas, bien que la différence soit très grande entre décrire un objet jamais vu et attribuer à Dieu toutes les perfections ; dans l’intervalle entre l’absence de perception et les jugements transcendentaux se glisse une ignorance provisoire qu’annule la présence de la chose, mais lorsque la sensation est impossible, ce qui est le cas des genres suprêmes qui survolent les données mondaines au terme d’inductions en chaîne et de généralisations de la généralité dont la dénotation est indéfinie, il ne reste à la fin des opérations, logiques seulement de nom, que les abstractions creuses des grands mots et des grandes idées ; cela revient à dénoncer avec Kant les synthèses a priori de la Raison pure qui aboutissent aux Idées de l’âme, du monde, de Dieu, Idées que la métaphysique a érigées en principes à partir desquels, par abus de langage, s’aven turent de sommaires démonstrations de l’existence du contenu et de la position de l’être.
9Les grandes idées ressemblent aux autres mais ne sont pas comme les autres : les premiers genres contiennent le schème opératoire de leur correspondant sensible et la manière de faire une table ou une chaise fait partie de la définition de la table et de la chaise, mais les genres suprêmes n’ont pas plus de schématisme que de possibilité de l’expérience, fermés sur les transgressions qui les ont produits comme pourvoyeurs de discours illimités et facteurs de redoublement d’eux-mêmes :
- pourvoyeurs de discours illimités : mots de mots, idées d’idées, infra-langage qui fait partie du langage, ils prolifèrent par le même processus qui les a engendrés, genres d’eux-mêmes subsumés sous les titres de Morale, de Politique, de Religion, de Philosophie ; comme ils n’ont pas de caractères propres, ils sont intégrés au langage sous l’apparence de perceptions immédiates ou de prochaines expériences alors que, résidus du commerce des hommes, ils secrètent les banalités des thématiques de la vie, de la mort, de la pensée, terrains dont s’emparent les rhéteurs qui parodient le vertueux et le philosophe en les enveloppant de déterminations extrinsèques ;
- facteurs de leur propre redoublement : la substitution d’une autre idée à l’idée présente a pour fin de dissimuler l’évidence sous une idée morale dont la moralité est évacuée ; utile dans les joutes oratoires, elle perce le passage de la technique des genres à l’idée de ce que doit représenter l’idée, s’adjoignant le soutien d’une normativité idéale, d’un devoir-faire et d’un devoir-être ; nul ne peut, en effet, entendre le mot « Charité » sans évoquer l’acte de porter secours à l’infortuné, le mot « Justice » sans avoir l’intention naïve d’harmoniser son âme selon la mesure idéale, les mots « Bien » et « Beau » sans sentir la velléité de faire le bien convertible avec le beau ; pourvoyeurs de discours illimités ou facteurs de redoublement d’eux-mêmes, les genres de genres neutralisent la parole vraie par l’opinion vraie, la compétence et le savoir par la superbe assurance du néophyte.
10Contre rhéteurs et sophistes Platon exigeait en matière de discours une technique qui fût à la fois une métrique, une poétique, un savoir effectif ; avant la lettre il aurait pu faire sienne la proposition hégélienne selon laquelle la phrase « tous les animaux » ne sera jamais l’équivalent d’une zoologie, pas plus que ne sera vertueuse une vertu qui ne participe pas de la totalité de la vertu ; mais en dépit de l’unité de l’un et du multiple, de la vertu et des vertus, chacun revendique son unité et sa vertu, isolant comme le fait le peintre pour les formes et les couleurs, le musicien pour les sons, des mots séparés de leur contenu et des autres mots ; si les romanciers jouent des nombreuses facettes du langage, si les poètes s’inquiètent de leur sonorité, le philosophe ne les imite que trop souvent quand il prélève un nom, un adjectif, un verbe comme s’ils étaient inspirateurs d’un long monologue qui n’aurait comme garant que la propriété d’être philosophique ; seul, par conséquent, un vocabulaire nouveau peut écarter de la philosophie les débats communs et les significations usuelles, s’opposer à la familiarité et à la grandiloquence des grandes idées et des grands mots grâce à cette première spécificité que le contexte du concept le pourvoit de son contenu forgé par le philosophe, cette spécificité seconde qu’à la différence des genres qu’alimente la conversation, le contenu n’est pas présupposé dans les définitions d’un dictionnaire, cette particularité enfin que la réflexion réfléchissante est immanente au concept et au conçu ; le commentaire, dans ces conditions, n’est pas extérieur à la chose et mots, significations, sens, essences font fonction de contenu dérivé d’une impossible expérience : Descartes n’a pas constaté que, doutant, il pensait ; Kant n’a pas vérifié le pouvoir pratique de la raison ; Hegel n’a pas appréhendé la négativité de la médiation ; Bergson n’a pas perçu la durée comme donnée immédiate de l’écoulement du temps ; doute, raison pure pratique, médiation, durée ont été pensés dans les termes appropriés qui, leur pouvoir normatif et la technique de leur production ayant disparus, ne désignent aucune réalité, n’indiquent aucune expérience physique ou psychologique et sont indéfiniment pensables parce qu’ils ont été pensés ; ni genres premiers ni genres suprêmes, ces noms qui ne conservent pas plus la passivité de l’impression que la trace de leur genèse, sont propres, nominatifs sans dénomination, sens sans existence, possibles sans réel, compréhension sans extension ; ils n’ont pour propriété que l’évanescence de l’Un qui est Un.
11Métalangage ? Intéressé quelquefois par la grammaire, ce qui est le cas de Husserl, quelquefois par la linguistique, ce qui est le cas hybride de Hemsjlev, le philosophe n’a pas pour but d’analyser la langue en morphèmes ou de fonctionnaliser les énoncés ; s’il la parle, il l’articule autrement, subordonnant le nom nouveau à son commentaire antérieur, préalable des propositions qui lui sont cependant subordonnées : la Préface à Phénoménologie de l’Esprit, écrite après la reconstitution dialectique de l’itinéraire de la conscience, devient l’antérieur qui donne les moyens d’accès au Savoir absolu ; analogiquement, la chasse au sophiste, tapi dans l’un de ses ténébreux repaires, l’obstination à le débusquer de ses retraites et à démasquer ses définitions inconsistantes est manifestation conséquente du Non-Etre comme Autre de l’Etre ; ainsi n’y a-t-il pas plus de formules en soi philosophiques que de temps à une seule dimension, la pensée se déterminant dans et par le langage sans se ramasser en une phrase brillante, épousant la lenteur et l’hésitation du conçu, fin d’un commentaire et commencement d’un autre : que la pensée ne puisse construire ses concepts dans la sensibilité ne la condamne pas plus à les recevoir tout faits de la langue qu’à les calquer sur le modèle de la logique des solides ; ce n’est donc pas parce qu’aucune intuition intellectuelle ne les soutient que les synthèses psychologique, cosmologique, théologique conduisent à la vacuité des Idées de la Raison, c’est parce que ces idées attendent le contenu dont elles sont l’anticipation comme l’idée de la philosophie est attente et anticipation d’une philosophie.
12Les noms nouveaux se trouvent et s’apprennent, philosophiques parce qu’il y a eu des philosophes qui les ont détournés de leurs significations habituelles ou les ont créés comme étant l’œuvre d’un seul qui ne fut pourtant pas le premier, bien que tout penseur soit le premier ; à la fois hérités et inventés, ils sont le pré-texte d’une histoire marginale, le moment d’un langage qui s’entend et ne se parle pas, le conçu d’un auto-développement qui ne se clôt pas en concept, signe verbal comme un autre ; la technicité n’est donc pas séparable de la compétence, l’idée de la philosophie n’est pas extérieure à une philosophie, un genre n’est pas de droit philosophique mais après et par son traitement, les grandes idées ne délimitent un domaine que lorsque, lentement pensées, elles se comprennent et sont comprises dans un seule idée qui est idée de l’idée : condition difficile, car penser suppose la connaissance historique et actuelle qui ne s’acquiert que philosophiquement ; cercle sans doute, mais cercle nécessaire où se réciproquent apprendre et savoir, le conséquent devenu antécédent ; fermé sur soi quels que soient les apports externes et les annexions étrangères, le discours philosophique s’empare de ce qui lui vient de l’histoire ou d’une proximité de pensée dans une écriture spécifique et se corrige à l’intérieur d’un devenir dont la chronologie n’est qu’appareil de représentation, les philosophes traversant le temps dans sa hauteur où se succèdent et aussi s’inversent ce qui fut conçu en actuellement conçu, la filiation en paternité, la fugitivité de l’instant en intemporel.
13La confusion des langues est donc immanente au texte philosophique quand son auteur réfute les autres, fait des objections et attend des réponses ; la compétence se trouve compromise par l’invasion du sens commun qui prend l’un pour l’autre genre et concept ; la technicité recule ses limites quand l’opinion accapare son terrain. Mais si l’opinion, le sens commun, les langages impénétrables répètent comme proposition prédicative que Dieu a comme attribut l’être, le philosophe ne s’y trompera pas, sachant que sous l’identité de l’expression un sens nouveau apparaît dans la réversibilité du sujet et de l’attribut et dans la divergence des deux affirmations dont la première s’aligne sur une construction grammaticale, la seconde sur une constitution dialectique ; encore faut-il le voir, ce qui engage l’œil, le regard, un autre œil et l’apprentissage de la vision, compétence dont la pensée en général est dépourvue, tentant vainement de regrouper les similitudes ; entre des limites très étroites, cerné par l’opinion et par la spontanéité métaphysique, le discours philosophique se fait entendre au lecteur-philosophe auquel la réflexion — réflexion du sujet dans le prédicat et du prédicat dans le sujet, réflexion du texte dans la pensée du philosophe lisant — est inhérente en soi et conçue par soi sans le secours d’aucune autre chose. Le penser philosophique, quelle que soit la sensibilité aux autres choses, est acte pur et penser du penser sans seconde pensée ; ce qui n’est le cas ni des rhéteurs ni des sophistes qui n’auront jamais qu’une première pensée à laquelle manque l’inspiration des dieux.
II
14D'un vocabulaire dont les termes visent le sens et l'essence, le discours philosophique délimite la compétence et la spécificité en même temps qu’il dégage et engage les siennes en utilisant, ce vocabulaire et en évitant sa contamination par les genres ; nul philosophe ne dira « transcendental » et « empirique » sans recourir au conçu du concept pensé, énoncé dans une phrase qui, indivisiblement, est grammaticalement construite, logiquement cohérente et modifie le rapport signification-expression : si tout travail artisanal obéit à un schème opératoire qui se remplit progressivement de l’objet-se-faisant, les arts de la parole suivent un travail identique de la signification à la formulation ; à ce titre le discours philosophique ressemble aux autres discours et son auteur aboutit à l’expression qu’il juge propre, guidé et soutenu par l’effort intellectuel qui effectue le passage d’une image confuse à des propositions distinctes ; toutefois, au-delà de l’autonomie de la grammaire pure se noue une réciprocité entre la signification et le sens qui expire dans une expression qui est signification vide d’empirie : de la forme de la substance et de la substance de la forme ne sont retenues que les formes, c’est-à-dire le signifiant.
15Descartes retrace les étapes de son doute à l’égard des peudo-évidences sensibles, des vérités mathématiques, des certitudes transcendantes ; s’il fait appel à la volonté qui juge en fonction de ce que lui présente l’entendement, s’il exprime une hésitation devant les affirmations venues de l’éducation et de l’enseignement, il retourne par là le fait de la conscience de soi de la pensée en évidence de penser ; l’énoncé de ce doute, de cette certitude, de cette évidence est une signification pure qui n’a pas d’autre remplissement qu’elle-même ; bien que les recherches et les visées soient différentes, si Hegel nous fait entrer dans l’opacité de la certitude sensible, ce n’est pas pour remémorer le pré-langage mais pour tirer d’elle le transcendement qui la mènera à la perception significative d’objet, de la réplique de la signification à la signification sans visée de représentation. Un texte philosophique, même s’il n’exclut pas le bavardage, ne signifie qu’écrit et lu, écriture et lecture retenant le sens dans les signes sans intentionnalité de signifié.
16L’écriture est du philosophe même quand il parle, enchaînant les significations aux significations dans une relation dyadique, eût-elle des intermédiaires linguistiques et grammaticaux, que ne couvre pas l’intervention d’un troisième homme ; tels sont l’être et le non-être, le même et l’autre, le mouvement et le repos, qui illustrent l’intelligible philosophique non par la clarté et la distinction des idées, mais par une médiation réciproque, l’être modifiant et altérant le non-être, le repos le mouvement, le même l’autre, et réciproquement : autant de fois le non-être est, autant de fois l’être n’est pas ; le travail de l’écriture philosophique, mise en ordre d’un langage non commun, se détermine dans et par l’altérité conceptuelle que sous-tend la réflexion réfléchissante de ce que l’on écrit, de ce qui est écrit, du contenu matériel et formel de l’écriture ; si le rhéteur s’écoute parler, si le sophiste parle sans s’écouter, le philosophe s’entend écrire, opération de la raison hors des limites de la sensibilité kantienne mais avec un sens interne d’un type non reconnu, qui est à la fois activité d’écriture et passivité du concept qui en est issu ; opération directive puisque le commencement et la fin s’imposent, étant donnée la continuité de la ligne, normative puisqu’il est soucieux de cohérence, mais surtout illumination de l’intelligible dont on ne sait si elle est reçue ou inventée ; la répétition volontaire à laquelle s’adonne Heidegger est, dans Qu’appelle-t-on penser, l’exemple d’une écriture retournée sur elle-même qui, avec les mêmes mots, signifie l’autre et ne signifie pas le même : ce qui est à penser est que nous ne pensons pas encore.
17Seul dans la réflexion de l’écriture formatrice de l’Idée, le philosophe est aussi réfléchi dans l’autre, l’Etranger des dialogues platoniciens, personnage venu de nulle part qui introduit une autre philosophie dans l’identité d’une philosophie avec elle-même : le lecteur des philosophes ; lecteur comme un autre, il peut s’évader du concept pour s’attacher à une intrigue, une comédie, un roman ; dans ce récit, cette comédie, ce roman, il suit le fil et la trame du drame ou de la satire, il attend le dénouement et la conclusion ; celui qui lit ainsi avec l’étonnement de la première lecture, peut être lui-même écrivain ; sa lecture est alors chargée de significations antécédentes par lesquelles le signifié est contourné et détourné dans l’imaginaire : en littérature, l’ignorant ne peut se prévaloir d’un style alors que le spécialiste découvre des articulations inaperçues ; il en est de même du philosophe-lecteur des philosophes pour qui le lu prend une dimension nouvelle, que n’atteint pas celui qui entreprendrait sans l’innéité que confère le savoir, de lire la Critique de la Raison pure ou l’Essai sur les données immédiates de la conscience-, le lecteur des philosophes, lui-même philosophe, lit au passé dans une mémoire pure qui comprend le présent du lu, le souvenir du présent, le souvenir du passé, le passé du présent, le présent du passé ; entre l’œuvre et son lecteur s’établit une reconnaissance réciproque du passé du présent et du présent du passé dans un long instant sans histoire bien qu’il la retienne et la comprenne.
18Fausse reconnaissance s’il en est une, phénomène de double vue, le lecteur n’est pas celui qui déchiffre la page qu’il a sous les yeux en la suivant mot à mot, phrase par phrase par le double mouvement de la rétention et de la projection, mais le visionnaire qui se cache sous les mots pour les entendre, sans intrusion du phonétisme, par la voix seconde de l’interprétation, du commentaire et de la métaphore ; la lecture n’est donc pas un dialogue de l’âme avec elle-même, substitut d’une écriture avortée ou d’un discours non prononcé ; l’écriture d’un autre qui passe par la magie de la lecture, est appropriation sans sujet ; d’ou l’adhérence de l’herméneutique qui prolonge le texte-lu d’un texte complémentaire, de la transposition qui le double d’un autre, identique — c’est du même qu’il s’agit — mais devenu intérieur, plus grand et plus petit que le premier.
19Encore faut-il savoir lire : au-delà de l’apprentissage de la lecture immédiate, de l’instantanéité de la compréhension, d’un vouloir intentionnel, se trouvent brisés les rapports signification-expression, signifiant-signifié, la lecture intégrant les pôles du sens évident et de la formule adéquate, les niveaux de décryptage de la totalité d’une œuvre, l’interprétation et la création qui laissent loin derrière eux le littéralement lu ; si l’herméneutique déborde le manuscrit ou le fragment édité et lui donne de nouvelles frontières, si le commentaire les épaissit d’une écriture surajoutée et de la projection de l’invention réflexive, herméneutique et commentaire font d’un seul texte deux textes dans lesquels s’entrepénètrent les significations sous l’activité spéculative de l’imagination transcendentale, deux textes qui s’élaborent de signification en signification, de signification à l’expression qui est signification et la signification expression, du signifiant au signifiant, du sens à l’essence et de l’essence au sens à l’exclusion du signifié, de la chose évoquée, de l’empirie et de l’empirique.
20Le lecteur déplace donc l’écrit au nom d’une logique qui ne correspond pas à celle de l’auteur, trouvant dans l’alignement des phrases un centre en mouvement autour duquel se développe et s’organise une philosophie ; la logique des Dialogues de Platon n’est liée ni à l’ironie ni à la maïeutique, mais à la dialectique ascendante en marche vers une impossible définition complétée par la dialectique descendante qui subit l’épreuve de la conversion de ses points de départ en propositions hypothétiques : l’Un comme Un ou l’Un selon l’Un, l’Un qui est ou qui est Un selon l’Etre de l’Un, l’Un qui est et n’est pas, que l’instant du changement altère et promeut selon l’autre et selon le non-être, selon le repos mais aussi selon le mouvement ; la logique de Descartes consiste dans un ordre des raisons indépendant des règles de la méthode parce qu’elle s’appuie ou sur l’évidence de l’idée ou sur la certitude du jugement, celle de Hegel s’inscrit dans une circonférence qui est centre d’elle-même puisque le devenir s’ouvre et se ferme sur soi selon le mouvement de la totalité, celle de Bergson dans la fécondité d’une temporalité d’un penser en durée ; le lecteur adopte cette logique qui n’incline pas sa manière de lire, manière dont la cohérence interne déploie des modalités diverses selon qu’il lit en Platon, en Descartes, en Hegel, en Bergson : s’il est légitime de lire selon la positivité de la représentation qui est réaliste, selon le possible qui recouvre le signifié du signifiant, selon le nécessaire qui identifie contingence et hasard, liberté et destin, il l’est aussi de modaliser sa philosophie selon le philosophe qu’on lit ; cette variation minime, cette réflexion majeure refondent le deuxième texte dans un troisième où Platon se modalise dans l’interrogation, Descartes dans le retour de la pensée à elle-même comme principe de toute idée et de toutes choses, Hegel dans la modalité de la philosophie qui est modalité d’elle-même, Bergson dans la durée comme intuition intellectuelle de soi : le philosophe lecteur des philosophes ne se satisfait pas d’une lecture temporellement limitée, il ne craint pas le mauvais infini, il ne redoute pas le troisième homme car la réflexion modalisante lui offre à toute re-lecture la possibilité d’une compréhension nouvelle et la nécessité d’un autre texte : l’esprit tire de lui-même plus qu’il n’a.
***
21Lecteur attentif et réflexif, écrivain qui sut utiliser le commentaire adhérent et que soutient l’interprétation, Alphonse De Waelhens tira de la lecture de Husserl, de Heidegger, de Maurice Merleau-Ponty, une phénoménologie structurale et une phénoménologie de la phénoménologie :
- une phénoménologie structurale, en ce qu’il dégagea les totalités formelles et réelles selon lesquelles s’organisaient la réflexion ontologique penchée sur la condition de l’étant temporel, la recherche logique et existentielle soucieuse de la grammaire pure a priori et de la double condition du sujet transcendental et du sujet historique, l’ambiguïté de l’incarnation d’une pensée qui s’exprime dans un comportement ;
- une phénoménologie de la phénoménologie, en ce qu’il tenta d’appréhender philosophiquement le phénomène humain sans s’appuyer sur une anthropologie et une psychanalyse dont il retint les méthodes sans utiliser leur technique ; sa dernière œuvre, consacrée aux Mémoires du Duc de Saint-Simon en est l’exemple typologique et topologique, analyse d’un personnage, d’un milieu sociologique et d’un moment historique.
22Sa démarche est complexe puisqu’il tint compte de la verticalité des lieux d’où l’on parle, écrit, lit, sa compétence remarquable en ce qu’il savait réflexivement ce qu’il disait et lisait ; son écriture, composée de proximité et de distance, fidèle aux textes et aux individus se tenait aux niveaux des significations de significations ; proxomité et recul l’ont conduit à tenir un discours philosophique dont le concept, discrètement voilé, unit sans l’exprimer, la science et la science de la science, l’idée et l’idée de l’idée.
Auteur
Professeur émérite de l’Université de Paris X (Nanterre), Lecture des philosophes.
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