Kant et le plaisir de penser
p. 71-85
Texte intégral
1Le travail philosophique d’Alphonse De Waelhens a consisté, pour une part au moins, à dissiper les équivoques du Cogito, à débusquer, en ce champ, les ruses non de la raison mais du rationalisme. Par son œuvre a continué de se constituer, en d’incessants échanges, la compréhension de cette présence à l’être qu’est l’homme en ses comportements.
2On peut se demander si cette compréhension des pratiques de la liberté n’a pas été le ressort de la philosophie depuis son origine. Sans doute les tentations de réifier, de naturaliser, de construire des arrières-mondes, d’intellectualiser ont-elles souvent arrêté, du moins fait dévier, le mouvement initial. Ces tentations du reste habitent lecteurs et auditeurs plus encore que les auteurs. Il se trouve ainsi que les interprétations devenues le plus rapidement communes ont le plus de chances de trahir ce qui véritablement tente de se dire dans les grandes œuvres. Heidegger l’a montré de multiples manières.
3Un des textes où s’illustre cette dérive, révélatrice de la différence ontologique, en même temps qu’y jouent les équivoques du Cogito, est sans doute le paragraphe 16 dans la seconde édition de la Critique de la raison pure : « Le « Je pense » doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car sans cela serait représenté en moi quelque chose qui ne pourrait nullement être pensé, autant dire que la représentation serait ou bien impossible, ou bien, pour moi du moins, rien du tout. » Sartre y a lu une description de la conscience non positionnelle de soi. Scheler suggérait que cette forme, imposant à la nature ses rangements, rappelait la conception que s’était faite Averroès de l’intellect agent, assurant des frontières du monde la communication de concepts universels objectifs entre les intelligences finies. Heidegger, on le sait, a fait ressortir la différence d’accent qui caractérise la seconde rédaction de la « Déduction des concepts de l’entendement » d’où notre passage est tiré : dans la première édition, Kant avait montré que l’unité à laquelle se réfèrent tant les jugements d’expérience que les connaissances a priori est bel et bien cette faculté où s’enracinent à la fois la passivité et la spontanéité de notre connaître, l’imagination transcendentale ; de la sorte ce n’était plus une conscience intellectuelle, c’était le temps qui devenait le lien des apparaîtres et la présence même de l’être en sa différence, conséquence abyssale devant laquelle Kant, cinq années plus tard, recule pour revenir bon gré mal gré, nous dit-on, à une conception logique et représentationiste de l’identité et du soi.
4S’il y a lieu vraiment de parler d’un pas en arrière, ne conviendrait-il pas cependant d’y voir quelque chose comme le symptôme d’une disposition obsessionnelle plutôt qu’une thèse philosophique ? Quoi qu’il en soit, plusieurs parallèles à notre texte dans des écrits des années 1780-1798 permettent une lecture quelque peu différente. A travers la thèse de l’unité rien que formelle du je pense, il y a moyen d’entendre, mais selon d’autres écarts, le thème de l’étant et de la finitude.
5Commençons par rappeler la problématique propre à la première Critique : il s’agit de comprendre ce qui peut répondre de la créativité humaine dans le champ du savoir scientifique et du connaître comme tel. L’intriguant en la matière, c’est la validité a priori des mathématiques ; car en un sens leurs concepts ne fournissent pas de « connaissances » (B 132). Et, de fait, il ne s’y agit que d’objets absents, dont la singularité concrète n’est rien moins qu’évidente. Par ailleurs, le mathématicien sait d’avance que ses constructions sont d’application dans la nature et dictent à celle-ci ses propres lois, celles qu’invente la spontanéité de l’entendement en son ancrage spatio-temporel.
6La méthode transcendantale tente ici de déceler par réflexion ce qui, de l’intérieur, relie ces pures représentations à l’empirique, à l’expérience. Le lien s’étend, comme on sait, en deux directions : vers l’apparaître concret à travers la vue empirique du temps et de l’espace et, par l’intuition des formes pures du sens externe et du sens interne, vers l’unité d’abord du moi phénoménal, vers l’unité ensuite de l’aperception a priori, le je pense transcendantal.
7Pourquoi multiplier ainsi les instances, au lieu d’affirmer l’en soi des êtres mathématiques et l’appartenance de l’entendement à ce monde d’objets, modèles infiniment dynamiques, assurant l’orientation et la fécondité de nos recherches ? Parce que l'on sacrifierait alors, estime Kant, deux traits irrécusables de l’expérience : d’une part, le caractère intrinsèquement multiple tant de l’empirique que de l’espace et du temps a priori, d’autre part, le caractère auxiliaire de la représentation par rapport à l’essentiel du connaître.
8La fécondité des mathématiques consiste en effet à offrir dans leurs théorèmes autant de vues sur un paysage, sur le domaine multiple des applications. Dans le théorème s’aperçoit, non seulement l’unité des développements théoriques possibles, mais aussi la diversité des aboutissements possibles dans le concret. Rien sûr, ceci s’entend au plan du droit, c’est-à-dire des phénomènes comme tels, et non au plan du fait : on ne prétend pas que l’auteur de telle proposition mathématique sait immédiatement quelle est toute l’étendue de son applicabilité, ni même qu’il en possède parfaitement les rapports au mathématique en général. On affirme seulement que l’unité de la proposition ou de la construction est en elle-même l’unité d’une pluralité qui n’en est pas le principe, mais sans laquelle elle serait impossible. De même, l’unité de la conscience du sujet doit-elle se référer à la pluralité des facultés, fonctions et expériences inséparables de la vie.
9Le temps, vue et forme du sens interne, l’espace, saisie et forme des sens externes, sont comme les sauvegardes du divers : c’est son unité à lui qu’ils assurent, non celle qu’ils imposeraient à un éparpillement nullement qualifié. Un élément rien que formel peut donc être, en même temps, une intuition, c’est-à-dire une identité de ce qui est à connaître et de ce qui est capable de connaître, de ce qui est connu et de ce qui connaît, de ce qui affecte et de ce qui est affecté. La condition en est que ce qui détermine soit aussi en quelque façon déterminable — ou encore que la forme soit activité spontanée de réception à l’égard d’une pluralité qui l’affecte.
10Pourquoi ne pas s’en tenir à caractériser ainsi la connaissance par l’unité de l’intuition pure du temps ? Pourquoi, sinon par scrupule intellectualiste, ajouter que la forme du temps doit elle-même être référée à ce je pense, dont on avertit aussitôt qu’il ne peut se rencontrer dans l’expérience qu’à titre justement de détermination active des catégories appliquées à ce temps qui unifie le divers de l’espace pour un sujet corporel ? Pourquoi encore maintenir cette activité purement formelle, puisqu’il faut aussitôt lui interdire de se poser comme expérience du plus que sensible ?
11Est-ce parce que l’intellectualisme se marque en ceci surtout qu’il fait de l’intuition le type même du connaître, tout en identifiant connaître et représenter ?
12Une remarque des Vorlesungen über die Metaphysik (éd. Erfurt, 1821, p. 166) donne ici à penser. Parmi nos moyens d’investir (Vermögen), Kant distingue de ceux qui sont liés nécessairement à la représentation la faculté de connaître, qui n’en dépend pas intrinsèquement : « Par la faculté de connaissance, je ne suis pas capable d’avoir des représentations des choses autrement que selon la détermination qui s’en rencontrerait même si elle n’était aucunement représentée ; par exemple, la figure ronde qu’a un cercle, je la reconnaîtrais sans que le cercle soit représenté », sans donc que j’aie à procéder discursivement pour construire le cercle, par exemple comme lieu géométrique de tous les points situés à égale distance d’un même point nommé centre. Ce qui serait le cas si je n’étais qu’espace, tout comme, au contraire, si je n’étais qu’esprit. La représentation est donc débalancée d’avance par ce qui s’y annonce, et connaître un objet par représentation, c’est savoir qu’il serait encore tel pour un sujet nullement contraint de se représenter les choses. Connaître c’est être-au-choses plus que se les représenter.
13Un autre passage des mêmes leçons vient appuyer cette lecture : « La conscience objective, ou la connaissance des objets avec conscience, est une condition nécessaire pour avoir connaissance de tous objets. La conscience subjective (où l’on n’est conscient que de son propre sujet) est au contraire un état violent. C’est un observer tourné vers soi-même, il n’est pas discursif mais intuitif. L’état le plus sain est la conscience des objets extérieurs. Cependant l’état de perception ou de conscience de soi-même est également nécessaire et spécialement à titre de révision » (Vorlesungen, p. 135). Cette révision est comparable à la vue que donne le théorème ; elle a l’immédiat de l’intuitif et la diversité du sensible. Mais de quel divers s’agit-il ? Il importe de le préciser, car il y va d’un débalancement du sujet à l’égard de son propre être : la révision est l’indice que, si la connaissance peut bien aussi me donner mon propre être, elle ne le constitue pas ; elle peut bien m’en ouvrir l’accès, il lui demeure antérieur. En quoi donc cet « être » ou cet exister consiste-t-il ?
14On sait que Kant s’est ingénié à dresser des tableaux de la structure complexe du Gemüt, c’est-à-dire de l’homme considéré comme une unité vivante dont le principe n’est pas simplement le résultat de processus matériels. Or cette unité présente cette particularité de comporter des composantes irréductibles. Ainsi, Erste Einleitung in die Kritik der Urteilskraft, éd. Cassirer, V, 225 : « Les moyens d’investissement du Gemiit se laissent en effet ramener tous aux trois suivants : faculté de connaître, sentiment du plaisir et du déplaisir, faculté de désirer. Au fondement de l’exercice de tous se trouve toujours la faculté de connaissance, mais pourtant pas toujours la connaissance (car une représentation appartenant à la faculté de connaissance peut aussi être intuition, pure ou empirique, sans concept) ». La révision qu’opère la conscience de soi porte donc sur l’irréductible densité de ces potentiels dont la faculté de connaître est le fondement mais que son acte ne constitue pas.
15La question de savoir à quelle unité référer les connaissances synthétiques a priori que nous pouvons appliquer à la nature ne reçoit donc pas de réponse complète si l’on se contente de montrer qu’est préservée la multiplité constitutive des choses. Il faut que soit sauvegardée aussi celle, corrélative, de l’expérience qu’a de lui-même, dans l’instauration des sciences, le sujet. Ce qui serait impossible si l’on considérait le « je pense » comme une expérience dans laquelle me seraient donnés, non seulement le germe logique de toute pensée d’un non prédicat, ni seulement la catégorie de substance, mais bien la substantialité même de ce je, mon âme spirituelle. Dans ce dernier cas, en effet, il n’y aurait plus lieu à « révision », c’est-à-dire à la saisie intuitive d’une multiplicité ; il n'y aurait plus que production d’une diversité par un pur intellect dont elle émanerait, auquel elle serait présente, sans que cette spontanéité créatrice ait jamais à se la représenter ni à y chercher les premières traces de sa propre richesse complexe. Paradoxalement donc, la synthèse pure et seulement formelle de l’aperception préserve l’originalité du temps, de l’intuition que j’ai de la complexité de ces capacités d’investir qui sont mon Gemüt, ma conscience corporelle.
16Se revoir implique un discours dans lequel le connaître laisse s’ouvrir, à la fois dans le sensible et le spirituel, le champ du plaisir et du déplaisir, celui aussi du désir. Les Vorlesungen, p. 165, enseignent que « la faculté de plaisir et de déplaisir n’est pas une faculté de connaissance mais s’en distingue totalement. Les déterminations des choses à l’égard desquelles nous montrons plaisir et déplaisir ne sont pas des déterminations qui conviennent simplement aux objets, mais qui se rapportent à la disposition constitutive du sujet ». Et elles ne pourraient être perçues sur les choses si elles n’étaient connues par représentation (ibid., 166). Kant insiste : « La faculté de connaître, est capable même sans représentation des choses, de reconnaître les déterminations qui leur appartiennent ». Il faut donc un moyen d’investir distinct quand il s’agit de percevoir des déterminations « qui ne peuvent être reconnues sur les choses sans représentation ».
17On saisit bien l’embarras : plaisir et déplaisir dépendent essentiellement de la représentation ; ils sont même un percevoir, c’est-à-dire un connaître, tel cependant qu’eux-mêmes ne sauraient être comptés parmi les facultés de connaître..., pas plus que les formes du désir. En dépit de la profondeur louable dont témoignent les efforts de certains pour réduire à l’unité de la faculté de connaître la diversité des moyens d’investissement du Gemüt, la tentative est vaine, dit l’Erste Einleitung in die Kritik der Urteilskraft (éd. Cassirer, V, p. 188) : « Car il y a toujours une grande différence entre représentations, pour autant que, ayant trait simplement à l’objet et à l’unité de leur conscience, elles appartiennent à la connaissance, et de même entre la relation objective de ces représentations, puisque, considérées à la fois comme cause de la réalité effective de cet objet, elles sont comptées comme relevant de la faculté de désirer, et leur relation rien qu’au sujet, puisqu’elles sont pour elles-mêmes des raisons (Gründe) de conserver simplement leur propre existence en lui et que, dans cette mesure, elles sont considérées en rapport avec le sentiment de plaisir ; lequel n’est nullement connaissance ni n’en procure aucune, même s’il peut bien en présupposer à titre de fondement (Grund) de sa détermination ». Ainsi se fait jour le mouvement qui relie les moyens d’investir que possède notre âme : le plaisir peut accompagner l’existence d’un objet que reconnaissent les sens et l’entendement ; mais il peut également déterminer le désir à produire cet objet lorsque son existence n’est point donnée.
18Mais le plaisir peut aussi empêcher le sujet de parvenir à la réflexion : il s’appelle alors émotion, laquelle s’associe souvent à la passion, au désir qui ne se maîtrise plus (cf. Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, par. 73).
19Il y a donc un plaisir pour lequel la représentation est possibilité de rejoindre ce que dans celle-ci vise la connaissance, l’existence de l’objet. Eprouver ainsi le plaisir, c’est en quelque sorte sentir la présence que vise le discours. Lié comme il l’est à la représentation en tant que telle, le désir peut par ailleurs s’égarer sur les voies du chimérique voire de la folie. Les analyses de l’Anthropologie à ce propos mériteraient d’être réexaminées. Il suffira d’en retenir ici que c’est le jeu des échanges entre nos diverses facultés qui détermine le plaisir. Et ce jeu est d’autant plus principe de plaisir effectif qu’il met l’unité du sujet en harmonie avec la nature, ou simplement déjà en présence d’une réalité effective.
20Il convient d’ajouter que jamais Kant ne sépare plaisir et déplaisir. Sa pensée à ce sujet s’exprime excellemment dans ce conseil (Anthropologie, par. 63) : « Prends le travail en affection ; refuse les jouissances, non pour y renoncer, mais pour les garder toujours en perspective ». Le plaisir en effet n’a de valeur qu’à son temps, dans le rythme de l’effort et de la vie, après le moment du déplaisir.
21Dans ces conditions, encore une fois, ce n’est pas une expérience que nous pensions. En effet, si dans le Cogito je saisissais que « je suis une substance dont toute l’essence est de penser », comme dit Descartes, cela reviendrait à poser un être raisonnable qui se saurait exempt de la succession du déplaisir et du plaisir. Selon les Vorlesungen über die Metaphysik, p. 167 : « Il connaîtrait tous les objets sans être touché par eux. Tout lui serait égal, car il lui manquerait la faculté d’être affecté par les objets ». Que, par contre, penser soit un travail, qu’à penser j’éprouve, selon leur rythme, du déplaisir et du plaisir, cela c’est une expérience, c’est-à-dire un jugement empirique, où se dit une connaissance qui m’apprend quelque chose. Ce qui suppose que je puisse être affecté selon le temps. Si le simple Cogito était une expérience, il faudrait donc qu’il soit empirique ; mais alors (Sieben kleine Aufsätze, 1788-1791, éd. Cassirer, IV, 520), « la même détermination du temps devrait à nouveau être représentée en tant que contenue sous les conditions de la détermination du temps de mon état. Il faudrait donc penser encore un autre temps sous lequel (et non dans lequel) serait contenu ce temps qui constitue la condition formelle de mon état. Il y aurait donc un temps dans lequel et avec lequel s’écoulerait à la fois un temps donné, ce qui est absurde ».
22Sans doute ces quelques phrases ne nous disent-elle sur le temps lui-même que fort peu de choses. Quand il déclare absurde qu’en un même temps s’écoule un autre temps, Kant peut sembler réduire implicitement une conscience constitutive à un paramètre physique. Du même coup, il s’expose à intellectualiser la conscience. Mais ces difficultés réelles ne peuvent faire oublier la justesse de la visée.
23Il s’agit de préserver la pluralité originale qui se donne dans l’unité du temps, de comprendre en quoi sont expérience le plaisir et le labeur de penser. En d’autres termes, il faudrait préciser ce qu’en son radicalisme le point de départ cartésien donne à connaître de façon vraiment scientifique. Or, à cet égard, Kant s’exprime nettement : « Les êtres pensants, je les considère ou bien simplement à partir de concepts, et c’est la psychologie rationnelle, ou bien par expérience..., et c’est la psychologie empirique... Le substratum qui est au fondement et qui exprime la conscience du sens interne est le concept du Je, qui est simplement un concept de la psychologie empirique. La proposition Je suis a été acceptée par Descartes comme la première proposition d’expérience qui est évidente... Ce Je peut être entendu de deux manières : Je en tant qu’homme, Je en tant qu’intelligence. Cette intelligence qui est liée au corps et constitue l’homme s’appelle âme ; mais considérée seule, sans le corps, elle s’appelle intelligence. L’âme n’est donc pas purement et simplement substance pensante, mais seulement dans la mesure où, liée au corps, elle constitue une unité. En conséquence les changements du corps sont mes changements » (Vorlesungen über die Metaphysik, p. 130-131). Bien sûr, une fois de plus, le vocabulaire n’est pas à la hauteur du propos et la subtilité de la distinction scolastique ne parvient pas à montrer l’unité du « commercium » de l’âme et du corps. De plus, Kant semble admettre, quelques lignes auparavant, que mon expérience n’atteint autrui que par analogie. Il n’en reste pas moins qu’est indiquée la voie que peut suivre une psychologie empirique, une connaissance de l’homme selon une expérience susceptible de contrôle.
24Dans cette perspective, un autre texte de la Critique de la raison pure, avec ses évidentes maladresses, fait apparaître les limites que toute clarification de l’être de l’homme devra reconnaître et ne pas franchir. Peut-être aussi esquisse-t-il le tracé d’un cheminement à l’intérieur du domaine ainsi enclos. Il y a, nous dit Kant, « une doctrine transcendantale de l’âme, que l’on prend faussement pour une science de la raison pure concernant la nature de notre essence pensante. Au fondement de ces paralogismes, nous ne sommes capables de rien mettre, sinon la représentation simple, pour elle-même totalement vide de contenu : Je, dont on ne peut même pas dire qu’elle soit un concept, mais une simple conscience qui accompagne tous les concepts. Par ce Je, ou bien Il, ou bien Ça (la chose), qui pense, n’est représenté rien d’autre qu’un sujet transcendantal des pensées = X, qui n’est connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et dont, isolé, nous sommes à jamais incapables d’avoir le moindre concept, autour duquel par conséquent nous tournoyons en un cercle perpétuel, puisque nous devons toujours nous servir déjà de sa représentation pour juger quoi que ce soit à son sujet ; une incommodité qui n’est pas à en séparer, parce qu’en soi la conscience n’est pas tellement une représentation qui distingue un objet particulier, mais plutôt une forme de cette représentation absolument parlant, pour autant que celle-ci doive être appelée connaissance, car c’est de cette forme seulement que je puis dire que par là je pense un quelque chose » (Critique de la raison pure, A 345-346).
25Appeler le Je du Cogito à la fois un « il », un « ça », une « chose » et enfin la forme d’une représentation objective, c’est faire preuve, dirait à coup sûr Hegel, d’un manque de culture philosophique. Mais il s’agit surtout de noter que du cercle de ce Je formel, et ainsi objectif, nous ne pouvons sortir ; pas plus que nous ne pouvons déclarer l’espace extérieur à nous, ni le temps forme d’une intériorité pure.
26Ce texte tel qu’il est éclaire à tout le moins la formule du paragraphe 16 : « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Ainsi était déjà affirmé que la conscience n’est pas représentation, qu’elle joue à l’égard de celle-ci le rôle d’une forme, mais non pas pour assurer son unité comme d’une entité close en elle-même, pour l’ouvrir bien plutôt à ce qui se tient vis-à-vis du je suis.
27Dès lors s’explique quelque peu le recours à des expressions telles que « dises Ich, oder Er, oder Es (das Ding), welches denkt ». Il s’agit en effet de rendre deux caractères du penser : d’une part, personne ne peut penser pour un autre, ni même avec un autre, la pensée est jemeinig, chaque fois mienne ; d’autre part, cette activité, qui relève éminemment du sujet singulier, le met aussi comme en dehors de chez soi, puisque sa subjectivité ne se saisit qu’en mesurant l’objet : la pensée n’est pas libre de ne rien penser du tout, ou de penser sans unifier ce qui vient à sa rencontre. Or on peut estimer que « je pense » rend sans doute compte du premier de ces deux traits, mais que le second échappe à cette formulation. Selon Kant justement, l’ouverture de la représentation par la forme du je ne se fait pas seulement vers un cogitatum, mais vers un apprentissage, vers l’empirique, vers le contrôlable par n’importe qui.
28Ce qui se découvre ici tant bien que mal, n’est-ce pas l’aspect « pronominal » de la conscience de soi, au moins dans la connaissance scientifique ? Le Je pense est en effet dans le monde saisi par l’entendement comme le pronom je dans le langage. « Chaque je pense a sa référence propre et correspond chaque fois à un être unique posé comme tel », peut-on dire, en changeant à peine une phrase de Benvéniste (Problèmes de linguistique générale, p. 252) : il n’y a pas de classe des êtres pensants, à laquelle correspondrait le « je pense », il y a uniquement une réalité de discours, « chose très singulière » (ibid.).
29Mais cette singularité n’a rien d’une intimité close ni d’une substantialité ; il s’agit plutôt de l’unicité chaque fois d’un acte. Et l’on peut continuer de transposer dans le mode du penser l’analyse du linguiste : « Si chaque penseur, pour exprimer le sentiment qu’il a de sa subjectivité irréductible, disposait d’un « indicatif » distinct (au sens où chaque station radiophonique émettrice possède son « indicatif » propre), il y aurait pratiquement autant de pensées que d’individus et la communication deviendrait strictement impossible. A ce danger le penser pare en instituant un signe unique, mais mobile, je, qui peut être assumé par chaque penseur, à condition qu’il ne renvoie chaque fois qu’à l’instance de son discours propre. Ce signe est donc lié à l’exercice du langage et déclare le penseur comme tel » (op. cit., 254).
30Le jeu de la transposition a ses limites. Là où le linguiste écrit « locuteur », ont peut sans difficulté insérer « penseur » ; je et exercice sont mis en italiques par Benvéniste et cela nous convient très bien. Nous écrivons « pensée » pour rendre « langue », puis par deux fois « langage » est modifié en « penser ·. Jusque-là, la violence n’est pas grande. Il n’est pas inacceptable en effet que la communication entre penseurs soient effectivement impossible dès que chacun tient à « sa pensée » plus qu’à penser ce dont il s’agit. Mais peut-on encore parler d’un signe institué par le penser ? Il est du moins incontestable que le sujet singulier n’instaure pas plus le penser ni la pensée que le langage ni la langue dans laquelle il prend la parole. Dans le Cogito donc, la seule référence à un sujet pensant est celle qui vise l’exercice par lequel chaque penseur assume pour son compte la totalité du penser, c’est-à-dire en pensant quelque chose, en s’avançant sur le terrain de l’expérience, fût-ce à pas tremblants, dans la diversité du temps (cf. Anthropologie, fin du livre I).
31Pour autant que notre transposition soit acceptable, il reste encore à montrer qu’elle fait comprendre les expressions les plus massives de Kant : « er oder es (das Oing), welches denkt ». Car selon Benvéniste (op. cit., 255-256), « la « troisième personne » représente en fait le membre non marqué par la corrélation de personne. C’est pourquoi il n’y a pas truisme à affirmer que la non-personne est le seul mode d’énonciation possible pour les instances de discours qui ne doivent pas renvoyer à elles-mêmes, mais qui prédiquent le procès de l’importe qui ou n’importe quoi hormis l’instance même, ce n’importe qui ou n’importe quoi pouvant toujours être muni d’une référence objective ».
32Il est difficile d’admettre que « je pense » soit l’énonciation convenable pour une instance de discours qui ne renvoie pas à elle-même, ce qu’il faudrait si l’on veut pouvoir employer équivalemment « il » ou « ça » pense. De plus, les pensées — concepts, jugements, idées — sont bien, selon Kant, prédiquées d’un X, d’un n’importe qui ou n’importe quoi ; mais la clause du linguiste « hormis l’instance même » n’est pas d’application, du moins dans la mesure où le penser ne peut pas être muni d’une référence objective, c’est-à-dire dans la mesure où un « je pense » doit pouvoir accompagner mes représentations.
33La manière kantienne de parler devient moins difficile à saisir si l’on se demande par exemple à quelle instance de discours pourrait bien renvoyer un ouvrage scientifique. Il importe ici que la référence à celui qui prend la parole soit effacée, du moins s’il s’agit de science et non de convaincre ou de persuader. Ce à quoi cependant il y a référence, ne peut-on pas dire correctement que c’est un X, la forme du penser, sans laquelle, il est vrai, le je que je suis ne pourrais penser quelque chose ?
34A quoi l’on peut objecter : même un traité scientifique peut porter la griffe d’un génie ; il y a un style, une marque singulière sur le langage, jusque dans un ouvrage de mathématiques, comme l’a montré G. Granger. Dans la perspective kantienne, il faut répondre à cela que les qualités esthétiques d’un texte relèvent justement du plaisir, dont elles sont une détermination, moyennant une représentation que commande le jugement réfléchissant. Effectivement, le style est empreinte d’un travail, invitation aussi au travail de lire l’œuvre ; il appartient dès lors, non au penser comme tel, mais à l’effort empirique, rythmé par le déplaisir et le plaisir.
35Faut-il pour autant tenir que si le je du « je suis » et du style n’est pas « égoïste », s’il implique au contraire la considération du goût et de l’existence d’autrui (cf. Anthropologie, par. 2), le « je ou il » transcendantal, quant à lui, exclurait toute seconde personne ?
36Quelques indications, mais très nettes, prouvent que non. Celle-ci d’abord (Anthropologie, par. 2, trad. M. Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 18-19) : la vérification de notre jugement d’après l’entendement d’autrui nous est indispensable, même en mathématiques « et, bien que, dans la Philosophie, nous n’ayons pas à faire appel au jugement d’autrui pour confirmer le nôtre, comme les juristes en appellent au jugement des experts, tout écrivain cependant qui ne rencontre pas d’adhésion, qui maintient seul une opinion ouvertement affirmée et sur un sujet important, se trouvera, du fait même, soupçonné par le public de se tromper. —...Il y a du courage à avancer quelque chose non pas lorsqu’il y a risque que ce ne soit pas vrai, mais lorsqu’il y a danger de ne trouver accès qu’auprès d’un petit nombre de personnes ».
37Par ailleurs la Remarque sur le cérémonial dans le langage égoïste, qui suit le paragraphe 2 de l’Anthropologie se demande : « Comment s’est-il fait que l’allocution mutuelle, qui dans les langues classiques anciennes s’exprimait par tu, donc au singulier, aient été, chez plusieurs peuples, principalement germaniques, dénotée par le pluriel Ihr, en plus de quoi les Allemands ont encore trouvé deux expressions indiquant une plus haute distinction de la personne avec laquelle on parle, à savoir celles du Er et du Sie, (exactement comme si ce n’était nullement une allocution mais un récit sur des absents, et qu’il y en ait même ou bien un seul ou bien plusieurs) » (Anthropologie, éd. Cassirer, VIII, p. 15 ; cfr. trad. cit., p. 19-20, le texte joli mais inacceptable en fin de compte de M. Foucault).
38De ces indices non équivoques ressort que le Il n’est pas, pour Kant, la marque de ce qui s’imposerait de soi, dans une nécessité majestueuse et vide, où pourrait trouver un refuge symptomatique toute l’agressivité inavouée d’un je incapable de véritable opposition et, partant, d’échange avec autrui. Si le je pense transcendantal est équivalent à il pense, ce n’est pas que la pensée doive être le domaine d’un récit sur l’absence, mais celui bien plutôt de l’allocution.
39Sans doute le problème du pluriel, du pluralisme comme dit Kant, se pose-t-il différemment en anthropologie pragmatique et en métaphysique (cf. Anthropologie, par. 2, fin). Mais à aucun registre ce thème ne saurait se faire entendre, à moins que l’on ne distingue deux aspects de cette unité substantielle que je suis : l’un, saisi par la conscience empirique, qui est l’unification de mes états par l’intuition du temps, l’autre, saisi par la conscience intellectuelle ou plutôt par le je réfléchissant (Anthropologie, par. 4, note 2), et dont il n’y a rien d’autre à dire, sinon qu’il est forme de toute représentation possible pour moi. Sur l’un et l’autre registre au demeurant peut se faire entendre le chant du déplaisir et du plaisir. Ainsi, c’est une détermination du plaisir non empirique qui ouvre le je libre à la communication avec autrui en ce que Kant appelle « loi », et dont la structure serait davantage aussi celle d’une institution comme est le langage : car si, en un sens, une « loi » peut bien être respectée, assure-t-elle en elle-même un respect actif d’autrui, le plaisir non empirique de le savoir libre ?
40Sans présumer ici des résultats de l’analyse d’un problème très complexe, celui des rapports de l’anthropologie et de la critique dans l’œuvre de Kant, les quelques éléments qui viennent d’en être exposés montrent qu’il ne suffit pas, pour comprendre la signification d’une pièce du montage critique d'y voir un moment plus ou moins bien défini de la déconstruction en même temps que de l'inévitable résurgence de la métaphysique. Il s’agit aussi de mettre en lumière le lien des conclusions de la Critique avec la possibilité, non seulement de l’expérience en général, mais d’une expérience de la liberté et très particulièrement de la liberté politique. A titre encore une fois de simple indication, la façon d’illustrer ce qu’il faut entendre par « égoïsme logique », cette prétention à ne pas devoir recourir à autrui pour vérifier le jugement propre : « Il est cependant certain que nous ne pouvons pas vivre sans ce moyen de nous assurer de la vérité de nos jugements, à tel point que c’est peut-être la raison la plus importante qu’a la classe cultivée pour réclamer si instamment la liberté de plume ; parce que, si celle-ci est refusée, nous est en même temps retiré un grand moyen d’éprouver la justesse de nos propres jugements, et nous sommes livrés à l’erreur » (Anthropologie, par. 2, éd. Cassirer, VIII, p. 13).
41On dira que d’autres philosophes à l’époque moderne ont revendiqué de semblables libertés sans pourtant lier nécessairement l’imprescriptibilité de l’éthique et du droit « naturel » à une conception formaliste de la conscience. L’originalité de Kant en cette affaire est, me semble-t-il, de montrer qu’une compréhension de l’homme, pour être systématique, doit exclure de ramener à un principe unique la diversité des comportements : ce qui est réel est rationnel, ce qui est rationnel est en attente du réel et le suggère.
42Dès lors, une science de l’homme selon l’expérience spatiotemporelle est possible, soit qu’elle examine comment l’homme est équipé naturellement pour accomplir les tâches spécifiquement humaines, soit qu’elle étudie ce que l’action de l’homme a fait de lui au cours du temps. La première est conçue comme une analyse du Gemüt, du corps-sujet ou de la conscience corporelle, à partir de l’observation interne ; la seconde, comme une analyse de la culture, du monde en tant que champ de développement de l’humain.
43Aucune de ces deux sciences n’a pour tâche d’envisager l’essence propre du penser, sans lequel pourtant nul savoir n’aurait de cohérence, sans lequel surtout il n’y aurait pas la moindre conscience de quelque chose. Un examen du penser comme tel me renseigne donc aussi sur moi-même « selon ce que la conscience intellectuelle suggère », nachdem, was das intellektuelle Bewusstsein an die Hand gibt (Anthropologie, par. 4, note, éd. cit, VIII, p. 19). Moi qui suis, j’éprouve le labeur et le plaisir de penser ; j’accède ainsi à ce champ sans lequel je ne serais personne, mais où cependant je ne fonde rien : il y a une structure logique, selon laquelle s’articule tout discours sur moi-même et sur les choses. Ces structures ont un caractère quasi institutionnel : il y a le je pense transcendantal et des catégories. Tandis qu’il n’y a pas moi ; « je suis » énonce l’expérience première, et non une réalité de type institutionnel.
44Est-ce à dire que mon être, je ne puis que l’éprouver, que seul, dès lors, le sentiment de déplaisir et de plaisir m’ouvre à la réalité effective ? Non, puisque ce sentiment dépend de mes représentations, lesquelles peuvent s’arrêter à telles illusions de ma subjectivité close. Sans plaisir et déplaisir, d’autre part, puis-je encore parler d’une conscience qui soit plus que formelle ? Sans le je pense, la représentation ne serait pour moi rien du tout ; il doit donc pouvoir accompagner mes représentations. Sans plaisir et déplaisir, le je pense demeurerait pour moi une suggestion ; ce sentiment doit pouvoir accompagner toutes mes pensées concrètes, non la pensée pure, mais ma pensée de quelque chose.
45Si, par ailleurs, l’essence du sujet, c’était d’être substantiellement pensée, le temps ne serait plus rythmé selon le pénible et la jouissance de la réussite ; ce qui rendrait impossible la mise à l’épreuve de l’autonomie, par conséquent aussi toute possibilité de rencontrer vraiment autrui : dans un monde où la connaissance logique suffirait à déterminer tout agir et toute rencontre, la connaissance d’autrui pourrait fort bien aller sans le plaisir de le savoir libre. L’autre, dans ces conditions, devient bien vite celui que seul peut libérer mon pouvoir.
46Tel est l’enjeu du labeur et du plaisir de penser.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis, Kant et le plaisir de penser.
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