Qui est l’homme ?
p. 41-51
Texte intégral
1Parmi les glissements d’idées et les déplacements de questions auxquels on n’a pas pris suffisamment garde, mais qui n’en revêtent pas moins une importance considérable, il en est un qui doit tout particulièrement retenir notre attention : c’est celui par lequel on est plus ou moins insensiblement passé de l’interrogation Qui est l’homme ? à la question Qu’est-ce que l’homme ?
2L’interrogation Qui est l’homme ? implique la reconnaissance d’un sujet qui ne peut être au clair avec lui-même, qui part donc de soi pour aboutir à un point d’interrogation débouchant sur une vérité à l’intérieur de laquelle il a le sentiment de se trouver, sans pouvoir pleinement coïncider avec elle. C’était là le problème que s’était posé saint Augustin disant : « Factus eram ipse mihi magna quaestio ».
3Mais voici que, avec l’apparition de la physique mathématique, a surgi le triomphalisme des solutions dont l’homme attend qu’elles lui permettent de « marcher avec assurance en cette vie », selon le vœu de Descartes, et de faire descendre la vérité du Ciel sur la Terre pour faire d’elle la norme dont il serait le créateur et à partir le laquelle il pourrait s’auto-construire.
4L’inversion du Qui suis-je ? en Que suis-je ? a commencé à partir du moment ou l’on a cessé de réfléchir sur la chute de l’homme pour observer la chute des corps. Dès lors, la chute cessa d’être ce drame de la condition humaine qu’aucune psychologie ne peut expliquer, comme le dit si bien Kierkegaard, pour devenir un phénomène repérable et prévisible. C’est ainsi que, à partir de Galilée, le temps n’est plus ce à quoi l’homme se mesure, ni même ce qui est mesuré à l’homme, mais bien ce que mesure l’homme. Descartes prend le virage définitif lorsqu’il invente les coordonnées qui portent son nom ; avec lui le temps relève de la mécanique et l’espace de la géométrie, celui-ci n’est plus le théâtre de l’habitation de l’homme, il devient le champ où l’on repère les déplacements des mobiles car « tout se fait par figures et par mouvements ». Dès lors, la parabole, l’hyperbole, l’ellipse cessent d’être autant d’expériences au cours desquelles le langage de l’homme se confrontait avec la transcendance du Sens, pour devenir des représentations graphiques de fonctions algébriques ; quant au symbole, il tombe dans le domaine de l’algorithme mathématique. En outre et surtout, Descartes a beau distinguer la res cogitans de la res extensa, il n’en demeure pas moins qu’une telle appellation donne à penser que, si ces deux notions diffèrent, elles ne diffèrent que par les adjectifs qui les qualifient ; mais elles ont ceci en commun d’être une res, une chose.
5Désormais et d’une façon de plus en plus nette, il ne s’agira plus d’approfondir l’interrogation Qui est l’homme ? mais de cerner l’essence de la res en multipliant les adjectifs qui permettent de la définir. On ne pensera plus à la condition de l’homme, on pensera en termes de situations ; et l’homme se trouvera à la fois tellement désintégré et intégré que, de nos jours, la notion de sujet est tenue pour une pseudo-notion qu’il importe d’évacuer de manière définitive.
6En outre, à l’expérience de la Révélation va être substituée celle de dévoilement. On sait que, dans les mystères d’Isis, la déesse était représentée le visage voilé ; l’initié était celui à qui était dévoilé, sinon le visage de la divinité, du moins les vérités qui lui permettraient de progresser sur le chemin de la connaissance. Une telle démarche initiatique se retrouve au centre des Disciples à Sais de Novalis qui, dans un fragment de mai 1798 très significatif, nous dit que celui qui souleva le voile de la déesse vit « merveille des merveilles, soi-même ». On ne peut dire plus clairement que le stade final de l’opération du dévoilement est le dévoilement de l’homme par lui-même et à lui-même. Nous sommes ici aux antipodes de la Révélation qui descend en l’homme et l’illumine d’une Vérité qui n’a rien à voir avec celle que peuvent définir une cohérence logique ou des vérifications expérimentales.
7Toutefois, la substitution du dévoilement à la Révélation ne se fit pas brusquement. Chez un Descartes, par exemple, nous trouvons la distinction capitale entre comprendre et connaître étayée par les analyses sur l’idée d’infini, idée innée qui, bien que née avec moi, n’est pas née de moi. Spinoza, en dépit de l’interprétation purement humaniste qu’on en donne souvent, insiste sur le fait que nous ne pouvons connaître que deux des attributs infinis de Dieu et qu’il y a aussi peu de ressemblance entre l’entendement et la volonté de l’homme et ceux de Dieu qu’il peut y en avoir entre le chien constellation céleste et le chien animal aboyant1. D’un point de vue différent, le kantisme s’attachera à distinguer le phénomène et l’X inconnaissable de la chose en soi, il ira même jusqu’à comparer le monde à un « livre fermé »2. Pour ces trois philosophes, l’homme peut donc, tout au plus, soulever un coin du voile derrière lequel se trouve la vérité.
8Toutefois, l’idée que l’homme devait s’employer à se dévoiler à lui-même se trouvait déjà chez Montaigne et la question Qu’est-ce que l’homme ? est tout autant présente au cœur des Essais que l’interrogation Qui est l’homme ? L’idée d’un auto-dévoilement possible et nécessaire de l’homme commence d’apparaître dans toute son évidence chez Malebranche et chez Hume portés par tout un courant dont ils ont contribué à accélérer le cours.
9Dans son ouvrage capital sur Le cartésianisme de Malebranche, Ferdinand Alquié a montré que ce père de l’Oratoire que fut Malebranche avait été paradoxalement un des maîtres à penser des déistes et des athées du XVIIIe siècle. Ses arguments se retrouvent chez le baron d’Holbach et chez l’abbé Meslier ; les penseurs les plus incrédules proclament leur admiration pour l’auteur de la Recherche de la Vérité. Involontairement, certes, mais bien significativement, Malebranche a été le père des Lumières et celui des Encyclopédistes. Comment une telle influence fut-elle possible alors que Descartes n’en connut pas de semblable ? C’est parce que les Lumières virent implicitement dans le malebranchisme une philosophie du dévoilement.
10Malebranche, en effet, qui n’hésite pas à faire parler le Verbe divin dans les Méditations chrétiennes, pense que Dieu paraît bien plus admirable « dans la conduite que nous révèlent la physique et la biologie que dans celle dont nous entretient l’Ecriture (...). Il préfère alors le mécanisme de la Nature au finalisme initial de la création (...). Prétendant découvrir les desseins du Créateur, et les règles de sa conduite, il étendra le mécanisme à la totalité du projet divin et à la distribution de la grâce »3. Avec Malebranche, le dévoilement de Dieu par l’homme devient ainsi quasi total. Devant les critiques des théologiens, Malebranche aura beau distinguer la vision en Dieu de la vision de Dieu, il n’en reste pas moins que la voie se trouve ouverte à Feuerbach et à toutes les socio-politiques du XIXe siècle pour proclamer que l’homme est non seulement le dévoileur mais qu’il est, aussi et surtout, le dévoilé.
11Mais c’est principalement avec Hume que l’on passe quasi explicitement de l’interrogation Qui est l’homme ? à la question Qu’est-ce que l’homme ? La forteresse à enlever était celle des idées innées de Descartes. Si Descartes parlait en termes d’évidence et d’idées claires et distinctes, il affirmait, en effet, que la lumière naturelle et les semences de vérité qui étaient en nous témoignaient de la marque du Créateur sur sa créature. On retrouverait là, très fortement intellectualisée, la perspective judéo-chrétienne selon laquelle l’homme a été fait à l’image d’un Modèle transcendant qui lui demeure invisible. Hume ne cherche pas quelle peut être l’origine de la lumière dont l’homme est le dépositaire, il se demande quelle est la nature de celui-ci et de celle-là. Il se pose donc la question de savoir ce qu’est l’homme ; c’est pourquoi le problème de l’homme se trouve transposé du domaine de sa condition à celui de sa nature et il est tout à fait instructif de voir Hume faire suivre son Traité de la nature humaine du sous-titre très explicitement révélateur : « Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux ». Nous sommes, par conséquent, invités à comprendre qu’il existe une nature humaine comme il existe une nature physique et à appliquer à l’une comme à l’autre cette même méthode expérimentale dont les progrès vont croissant depuis un siècle, progrès qui n’iront qu’en s’accélérant au cours des siècles suivants.
12Dès lors, cette étude expérimentale de la nature humaine transportera la question qu’est-ce que l’homme ? sur deux plans parfaitement solidaires. Il s’agira, d’une part, de désintégrer ce « ce que » en éléments simples à partir desquels il deviendra possible de le reconstituer. On s’attachera, d’autre part, à l’intégrer dans des universaux à l’intérieur desquels il deviendra possible de le situer.
13Ces deux démarches se trouvent dans le prolongement de ces deux techniques du dévoilement que permirent la découverte du microscope et celle de la lunette astronomique, au siècle précédent. Le premier permettait de dévoiler l’élémentaire, la seconde permettait de dévoiler ce du haut de quoi la planète humaine pouvait être mise en perspective dans un système cosmologique.
14Ces deux découvertes n’avaient pas été, pour Pascal, l’occasion d’un triomphalisme rationaliste ; à lui qui reprenait l’interrogation Qui est l’homme ? elles avaient fourni l’occasion de réfléchir sur la condition de l’homme, comme en témoigne le célèbre fragment sur les deux infinis4 où Pascal proclame que l’homme est « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » ; ce « monstre incompréhensible » est tel parce que, fait à l’image de Dieu, il touche à l’infini et que, plongé dans le mal et le péché, il confine au néant.
15Or, à partir du moment où l’on ne réfléchit plus sur l’homme en termes de condition mais en termes de nature, ces deux découvertes de l’optique peuvent être mises au principe même de toutes les démarches intellectuelles de dévoilement au cours desquelles l’homme va s’attacher à sonder son intériorité et à se dominer.
16Le microscope permit l’observation des structures internes des cristaux, des feuilles et d’animalcules invisibles à l’œil nu, puis celle des spermatozoïdes, des globules et de la cellule ; toutes découvertes qui donnèrent un regain d’intérêt à la théorie atomique chère à Epicure. Or, c’est bien un « atomisme psychologique » que l’on trouve déjà chez Hume : le microscope intellectuel qu’il utilise pour étudier la nature humaine l’invite à décomposer celle-ci en impressions et en idées qui s’associent entre elles pour donner naissance à ces connexions complexes que sont nos pensées et que nous avions le tort de croire indécomposables. Les « attractions » dans le monde de l’esprit se révèlent aussi variées et puissantes que dans le monde de la nature5. Par conséquent, nous ne devons plus parler de sujet ni nous poser la question de savoir qui est ce sujet, nous devons comprendre que l’identité est une pseudo-notion à laquelle doit être substituée celle d’unité ; car « un esprit n’est rien qu’un amas ou une collection de perceptions différentes, unies les unes aux autres par certaines relations, dont nous admettons, bien qu’à tort, qu’elle possède une simplicité et une identité parfaites »6. Par-là, la notion de sujet se trouve évacuée en même temps que celle de causalité puisque, selon Hume, il n’existe pas de connexions nécessaires mais seulement des conjonctions habituelles.
17Ainsi donc, à la question Qu’est-ce que l’homme ? il nous est répondu qu’il n’est qu’un amas d’impressions, qu’un tas d’images que nous aurions la naïveté d’avoir pris pour un sujet possédant une inaliénable identité. Cette substitution du que au qui amorçait une descente dans l’anonymat et dans la réification ; il n’y aura plus de vie intérieure ni d’intimité, il n’y aura que des structures internes et la personne humaine se trouvera atomisée, désintégrée.
18Mais voici qu’une nouvelle perspective, qui vient parfaitement s’inscrire dans l’entreprise techniciste selon laquelle nous devons nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », se dessine et s’affirme. La technique utilise des matériaux auxquels elle donne des formes élémentaires : planches, poutres, briques, pavés, plaques, etc., qui sont ensuite assemblés selon des volumes multiples. A partir du moment où l’on considère que l’homme n’est qu’un amas d’ADN, il devient possible d’envisager de le modifier biologiquement pour donner naissance à des espèces nouvelles de mutants, de surhommes, etc. A partir du moment où l’on proclame que la pensée n’est autre chose qu’une association d’impressions, on sera tenté de dissocier les associations habituelles pour faire surgir des mondes de sensations inconnues.
19Ainsi sont nés le psychédélisme et la vague qui déferle sur l’Occident en faveur des drogues psychochimiques dissociant la conscience et censées ouvrir « les portes de la perception »7. Aujourd’hui la désintégration ne prend pas seulement pour champ la constitution atomique de la matière, elle est appliquée à la conscience préalablement réduite à un quoi que l’on s’acharne à fragmenter d’abord pour le recomposer ensuite selon des formes ou des rythmes nouveaux, comme on le fait à l’aide de ces morceaux de verre colorés grâce auxquels les kaléidoscopes permettent de faire surgir des figures sans cesse renouvelées.
20Qu’est-ce donc que l’homme ? Non plus un sujet mais un matériau, et un outil, qui s’auto-manipule pour se déconstruire et se reconstruire en se donnant ainsi le sentiment exaltant qu’il est créaturant parce qu’il est d’abord créaturé. La solution apportée au problème de l’homme a abouti à la dissolution de celui-ci.
21La démarche complémentaire de celles des microscopistes de l’élément, que nous venons d’analyser, est celle des télescopistes du concept qui s’efforcent de parvenir à quelque point de vue de Sirius, du haut duquel serait prise une vue en perspective de l’homme le situant dans des notions et dans des contextes plus vastes.
22On peut dire que, avec Hegel, l’entreprise de dévoilement va prendre une allure toute nouvelle. Ici, philosopher ne consiste plus à essayer de soulever un coin du voile, comme s’étaient attachés à le faire Descartes ou Kant, mais à déchirer le voile tout entier. La philosophie de Hegel, en effet, a la prétention de nous faire assister à l’auto-genèse de l’Absolu. Une telle entreprise pourrait, certes, nous faire songer à celle de Jacob Böhme, mais chez ce dernier tout était situé à l’intérieur de la Révélation des Ecritures. Avec Hegel, la Révélation n’est plus historique, mais c’est l’histoire qui devient révélatrice dans la mesure où elle ne fait qu’un avec cette vérité qui est le devenir de soi. Du haut de son mirador dialectique, Hegel nous fait assister à ce combat ontologico-dialectique au cours duquel les blessures de l’Esprit se guérissent sans laisser de cicatrice, où la vie provient de la mort et par lequel l’Absolu en marche se défait pour se faire et se refaire.
23Ici, les hommes ne sont plus que des instruments et des porte-parole de cette histoire au cours de laquelle Dieu se déifie ; ils sont donc agis et mus par un champ en marche dont les lignes de force traversent tous ceux qu’il emporte avec lui. Qu’est-ce que l’homme ? sinon ce matériau et cet outil dont disposent l’Absolu en gésine et le Concept en travail ?
24Cette entreprise de dévoilement intégral a connu la même issue que celle à laquelle Novalis nous avait fait assister dans Les disciples à Sais. Si le dévoileur parvient à contempler l’Absolu lui-même et à assister à l’auto-genèse de celui-ci, il n’est plus nécessaire de maintenir une distinction quelconque entre le dévoileur et le dévoilé : l’Absolu ne fait qu’un avec la compréhension que nous en prenons. Hegel lui-même n’hésite pas à dire que « c’est la conscience de soi de Dieu qui se connaît dans le savoir de l’homme »8 et que « la nature humaine et la nature divine en soi ne sont pas différentes »9.
25Tout le XIXe siècle s’est livré à une entreprise complémentaire de celle dont nous avons trouvé l’origine chez Hume, et au cours de laquelle il s’est agi de répondre à la question Qu’est-ce que l’homme ? en intégrant la personne humaine dans des universaux à l’intérieur desquels elle devra prendre sa place, comme le font les pierres d’une pyramide qui ont pour mission d’en soutenir le sommet. L’individu est désormais donné comme étant un faux être-là et cela, non pour des motifs éthiques condamnant les égocentrismes, mais pour des raisons socio-politiques. Chez un Feuerbach, l’Absolu hégélien, qui se dévoile au cours de l’histoire qu’il fait et qui le fait, n’est autre que l’Homme spécifique ; avec A. Comte, l’Humanité doit être substituée à cette abstraction que constitue l’homme individuel ; chez un Michelet, c’est au Peuple que revient la mission de poser la question Qu’est-ce que l’homme ? et d’y apporter les seules réponses valables. Quant à Marx, profondément plongé dans un tel courant, il donna à ces perspectives l’appareil matérialiste et historique qui, selon lui, permet d’en comprendre, d’en prévoir et d’en maîtriser le cours.
26Aujourd’hui, les « réalistes » triomphent dans la séculaire querelle des universaux puisque l’on affirme, de tous côtés, que seuls existent ces universaux auxquels on donne les noms de : Société, Etat, Parti, Race ou Classe, selon les points de départ adoptés par ceux qui ont voulu s’installer à ces postes d’observation. Face à eux, qu’est-ce qu’un homme ? Une cellule qui n’a d’autre raison d’être que celle par laquelle elle est intégrée dans un organisme ou dans un hyperorganisme à l’intérieur duquel elle est condamnée à fonctionner sous peine d’amputation. La personne se trouve ainsi évacuée au profit de Grands Ensembles qui la réduisent à être, non plus un sujet, mais seulement un lieu, lieu défini comme le carrefour où se croisent des lignes de forces venues de champs constituants et constitués et que l’on appellera : société, langue, libido, histoire ou savoir.
27Telle est la raison pour laquelle la notion de structure, présente chez Marx avant de l’être chez les structuralistes, se trouve introduite et intronisée dans tous les domaines. L’homme est devenu la coalition structurée et provisoire de champs structurants en marche. Ainsi les systématiques les plus intellectualistes rejoignent les mysticismes orientaux qui viennent de déferler sur l’Occident. 11 y a, en effet, convergence profonde entre ces visions du monde selon lesquelles les individus ne sont que des apparences éphémères à la manière des vagues, des ondulations des blés ou des images que font les nuages, nées du Tao qui avance sans but, — et celles qui définissent l’homme comme un simple pli de la Praxis, de la Libido ou de l’Epistèmè.
28Tel est le point d’aboutissement de la question Qu’est-ce que l’homme ? posée et résolue par l’homme lui-même. Il s’est perdu de vue, à la fois dans sa quête de l’élémentaire constitutif et dans sa recherche de l’ensemble dominateur, il s’est même perdu tout court car il se consacre désormais à élargir des nihilismes encyclopédiques qui ne débouchent sur rien.
29On sait, en effet, que la réflexion de Hume conduisit celui-ci au scepticisme, qu’il se comparait à un homme laissé dans un bateau qui ferait eau de toute part. Or, aujourd’hui, les désintégrations et les intégrations du cela, qui se retrouvent au cœur de la réponse à la question qu’est-ce que l’homme ? et qui couronnent les entreprises de dévoilement, nous ont conduit à sombrer dans un néant. Sartre définit l’homme comme un « néant d’essence », les antihumanismes contemporains, d’inspiration psychanalytique, marxiste ou épistémologique, nient l’existence même de l’homme comme sujet. Celui-ci n’est plus désormais qu’un amas, non d’impressions comme chez Hume, mais de structures historiques, biochimiques, fruits du hasard, aussi dépourvues de but que le furent les plissements de l’écorce terrestre qui firent jaillir les Ardennes ou les Pyrénées. C’est pourquoi Lévi-Strauss proclame que le but dernier des sciences humaines n’est pas d’expliquer l’homme mais de l’intégrer et de le désintégrer dans la nature à laquelle il appartient au même titre que les arbres ou les pierres.
30Les démarches de dévoilement au cours desquelles l’homme a voulu définir sa nature l’ont conduit à des courses hagardes, à des hystérismes socio-technicistes où il s’est érigé au rang de broyeur d’essence et d’existence, ou à des systématismes schizophréniques qui l’ont privé de sa dimension essentielle. Lorsque l’homme pose lui-même et à lui-même la question de savoir ce qu’il est, quand il entreprend de retirer le voile qui, pense-t-il, lui masque une vérité dont il se croit capable de faire le tour, il ne découvre rien d’autre que ses propres traces qui finissent par lui donner une nausée obsessionnelle de lui-même ; il tente alors de se fuir dans les quêtes de l’infra ou dans les chasses à l’hyper, mais il est partout suivi de son ombre.
***
31Poser la question de savoir ce qu’est l’homme revient à changer d’abord celui-ci en son contraire en le limitant à un ceci que la prolifération des moyens de communication réduira rapidement à un émetteur et à un récepteur transmettant ou recevant des messages sans aucun Message.
32Qui est donc l’homme qui en est arrivé à ce tragique destin de déréliction mondiale au cours duquel les outils qu’il a forgés ont été transformés en armes qu’il retourne contre lui ? Qui est-il sinon l’être qui, en posant lui-même l’interrogation dramatique Qui suis-je ? l’adresse à ce Tout-Autre qu’il n’est pas et dont il attend une Révélation. Révélation lui donnant à comprendre qu’il est, comme son prochain, celui qui appartient à une Vérité dont il reçoit un Sens. L’homme est l’être confronté à sa propre présence et à l’Absence lancinante sur le fond de laquelle elle se détache.
33Qui suis-je ? est bien plutôt une interrogation qui se pose à l’homme qu’une question que l’homme se pose. De quel horizon a-t-elle surgi ? A quel modèle invisible se réfère-telle implicitement pour s’affronter sans cesse à elle-même sans pour cela se répéter d’une façon stérile ? Que l’homme demeure en question témoigne qu’il n’est pas à lui-même sa propre solution. Comme le remarque Pascal, on ne peut définir l’être car, pour ce faire, il faudrait déjà recourir au mot est10 ; dans l’interrogation qui suis-je ? l’interrogation porte sur le qui et se porte sur l’être. Dans la question que suis-je ? la réification objectivante du je parle que réduit le « suis » à une copule chargée d’établir des relations explicitables entre le lieu du quoi et le domaine du je ; le Verbe n’est plus une parole, il devient un discours.
34Du fond des gouffres ou du haut des sommets auxquels conduisent les réponses disant : « Voici ce que tu es » retentit l’interrogation de saint Augustin : « Me tournant vers moi-même je me suis dit :’Toi qui es-tu ?’Et j’ai répondu ’Homo’ ». Ces deux syllabes, homo, ne sont que l’écho du pathétique « Tu quis es ? », c’est pourquoi saint Augustin conclut : « Je ne puis concevoir intégralement ce que je suis (quod sum). L’esprit (animus) est donc trop étroit pour se contenir lui-même ; où reflue alors ce qu’il ne peut contenir de lui ? Serait-ce hors de lui et non en lui ? Mais comment ne le contient-il pas ? Cette pensée me confond d’étonnement et je me sens saisi de stupeur »11.
35Ce n’est qu’un apparent paradoxe que de dire que la stupeur dont parle saint Augustin constitue la racine même d’une philosophie critique. Car, en définitive, réfléchir revient à corroder à la pierre de touche de l’interrogation Qui suis-je ? toutes les réponses résiduelles à la question Que suis-je ?
Notes de bas de page
1 On sait que A. KOYRE a donné de cette proposition de l’Ethique (I, XVII, sc.) une interprétation différente (cf. Le Chien constellation céleste et le chien animal aboyant in Etudes d’histoires de la pensée philosophique, Paris, A. Colin, 1961, pp. 85 sp) ; en dépit de l’autorité de Koyré, on peut trouver son interprétation discutable.
2 KANT, Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée.
3 F. ALQUIÉ, Le cartésianisme de Malebranche, Paris, Vrin, 1974, pp. 293-295.
4 Cf. Pensée no 72, éd. L. Brunschvicg.
5 Cf. HUME, Traité de la nature humaine, I, Ière partie, section 4.
6 HUME, op. cit. I, 4e partie, section 2.
7 Ou sait que cette formule de William Blake a servi de titre à un ouvrage d’Aldous Huxley dans lequel celui-ci fait l’apologie des drogues qui ouvrent les portes de la perception et dissocient la conscience.
8 HEGEL, Leçons sur la philosophie de la religion, IIIe partie, Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin 1959, p. 33.
9 HEGEL, op. cit. IIIe partie, La religion absolue, trad. p. 134.
10 PASCAL, De l’esprit géométrique, section I. On sait que Heidegger fait la même remarque lorsqu’il parle du néant.
11 SAINT AUGUSTIN, Confessions X, 6 15.
Auteur
Professeur à l’Université de Dijon, Qui est l’homme ?
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