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Fragment et totalité

p. 25-40


Texte intégral

1Fragment et fraction, tout et totalité : ces termes nous renvoient à une dyade traditionnelle, plus connue sous les dénominations courantes de « tout » et de « partie ». Thème classique s’il en fut, qu’on abandonnerait volontiers aux anciens traités d’ontologie, ou, plus simplement, aux Vocabulaires philosophiques qui en délivrent l’acception générique, quitte, parfois, à en préciser l’usage en tel ou tel contexte de pensée.

2Pourquoi donc revenir à ces « vieilles choses » qui n’intéressent, semble-t-il, que les érudits ?

3Ces réflexions quelque peu désenchantées ne sont pas décisives. Le partage entre « ce qui est mort » et « ce qui est vivant » risque de juger les spécialistes du jugement dernier. Qui eût dit, il y a quelques décades, qu’on reparlerait, en France, de « l’être en tant qu’être » ? Le défunt parle encore et, plus que jamais, fait parler de lui dans un langage qui n’est plus celui de jadis.

4Le philosophe, lorsqu’il est conscient de sa modernité, substitue volontiers le « fragment » à la « partie ». Cette préférence n’est pas accidentelle, simple changement d’étiquette sur une vieille marchandise. Le « fragment » est tout d’abord moins abstrait. Il n’intéresse pas seulement l’historien ou l’archéologue. Il devient, de nos jours, le symbole d’une pensée de la finitude. Il suggère un style de philosophie. On s’enthousiasme du « fragment » comme on s’éprenait autrefois du système. Or le système, c’est « le tout en tant que vrai ». Depuis, il est devenu suspect. Pouvoir d’illusion, on le redoute comme domination totalitaire.

5Qu’en est-il au juste de ces étranges rumeurs autour du fragment et du tout ?

I

61. Un historien découvre de nouveaux fragments d’une œuvre perdue, ou que l’on suppose avoir existé. Il n’aura de cesse qu’il n’ait restitué la totalité à laquelle ils appartiennent. Pourquoi cette inquiétude et ce labeur ?

7A l’origine de cette restauration, on soupçonne un souci ontologique. L’être de la chose, qui est aussi bien la « cause » à laquelle on se dévoue, exige l’intégrité du « sain et sauf ». La totalité serait donc la santé et le salut. La première requiert la conspiration ou commune énergie de tous les éléments qui se trouvent bien de cette consonance. Le second prévient une chute, une brisure ; ou bien, lorsqu’il est trop tard, répare l’injure des ans. S’il mène à bien son entreprise, le bon ouvrier peut alors saluer son chef-d’œuvre et lui souhaiter, selon les modes de salutation hébreu, grec et latin : « Paix sur toi contre tes ennemis » ; « Réjouis-toi » ; « Porte-toi bien ». Et lui-même, satisfait de sa rédemption, laisse refluer sur lui cette « acquiescence en soi » et cette liberté dont il a gratifié « ce qui était perdu ».

8Voici un archéologue qui médite sur une pierre mutilée. L’inscription porte la trace de ses blessures. Le bon samaritain est passé par le bon chemin. A force de patience et de tendresse, la ligne brisée prend forme dans la continuité d’un sens. Ce qui fut respire à nouveau la fraîcheur de son origine. Dans sa dureté sculpturale, on dirait qu’il fait mémoire de soi et qu’il accomplit dans le présent la réminiscence de ce qu’il était.

92. Il est des cas moins simples, et qui s’ouvrent à de plus amples horizons. On a dit de Cuvier qu’il était capable, à partir d’une dent, et par le seul jeu des corrélations organiques, de faire revivre, en son intégralité structurale, l’animal disparu. D’autres prouesses permettent de plus spectaculaires réussites. La vie a laissé derrière elle bien des vestiges. La science, pour une bonne partie de sa tâche, exhume des ossements, épie les traces d’un passage. Elle reconstitue des chaînons, refait à rebours le chemin du vivant. Sa plus belle récompense serait de gagner, sur les débris de la mort, l’image saisissante d’un ensemble strictement et totalement ordonné.

10N’est-elle pas, au fond, l’herméneutique d’un devenir qui, grâce à elle, se retourne sur soi-même et se donne, dans une parfaite réflexion, l’autarcie de sa complétude ?

113. L’histoire de la vie n’est cependant qu’une étape. Et il est impossible de s’arrêter quelque part. L’idée dynamique du tout relance la recherche, en amont comme en aval du flux régional. L’espace-temps qu’elle déploie est moins le contenant où elle dépose ses conquêtes, que la distance automotrice immanente à son propre mouvement. De l’atome à l’étoile elle parcourt ainsi un « intervalle d’univers ». Est-il possible de serrer dans une main le tout qui constamment lui échappe ? Si elle le saisissait, elle ne le saisirait plus. C’est elle qui est constamment ressaisie par lui, comme si, lui imposant sa loi, il n’était pour elle, au cœur de son élan, que la dérision d’une impuissance. Et pourtant, rien ne saurait décourager cette quête sans fin. Qu’elle remonte vers le passé ou qu’elle dessine les chemins du futur, il s’agit pour elle de s’égaler si possible à l’« universel concret » qui est son objet, au sens littéral du mot qui signifie ce qui est là devant vous, toujours à distance, et la résistance, indéfiniment recommencée, où surgit le problème.

124. S’il en est bien ainsi, comment se fait-il que l’idée du « tout » soit devenue pour certains esprits à ce point suspecte qu’on ne peut plus la dissocier de l’ombre maléfique du « totalitarisme » et qu’on estime nécessaire de lui opposer tantôt l’antidote du véritable infini, tantôt le rappel de notre finitude ?

13A considérer le cheminement du savoir, deux questions, qu’on ne saurait esquiver, sollicitent une réponse :

  • tout d’abord, de quel droit, présupposer à cette activité de connaissance une idée aussi fumeuse qui en serait, prétendûment, la condition de possibilité ?
  • si l’on accepte le bien-fondé de ce préalable, quels seraient, si j’ose dire, ses « modes de fonctionnement » ?

14Il est toujours délicat de reconduire, par une analyse dite qualitative, une pratique quelconque à ce qu’il faut bien appeler ses fondements. On se console de la difficulté en se disant que personne n’y échappe et que toute question sérieuse, en dernière instance, s’interroge sur le fondamental.

15Dans le cas présent, quel serait le sous-entendu que nous devrions entendre ? Les savants sont parfois appelés à dire ce qu’ils font. Mais il serait ridicule de leur demander l’impossible, c’est-à-dire ce à partir de quoi ils font ce qu’ils font. L’œil voit ce qu’il voit, il n’a pas à « se voir ». Le travailleur, en tant que travailleur, vous parle de son chantier. Le savant, en tant que savant, n’a rien de plus à vous dire que le monde de son primordial souci. L’essence du savoir, l’être de ce savoir si l’on préfère, n’est pas quelque chose de « scientifique ». Ce n’est pas une raison, certes, pour déclarer non sensée une question qui, dans les limites d’une spécificité, apparaît nécessairement comme non pertinente.

16Or que fait le savant, qu’il le sache ou non, quand il s’occupe de physique, de biologie, etc... ? Quel que soit le canton d’univers auquel il « se cantonne », il lui est impossible d’ignorer l’« englobant » dans lequel s’inscrit son propre champ. Il sait, d’un savoir, qu’il n’a pas à s’expliciter comme tel, que toutes les sciences communiquent, parce que toutes et chacune sont, à leur manière, une fenêtre sur l’univers. C’est à dessein que j’introduis cette terminologie. Qui dit « univers » dit aussi « universel », et toute spécialité, qu’on excuse cette banalité, n’a de sens que par son caractère inévitablement « partiel ».

175. La notion d’Umwelt, approximativement traduite par « environnement », que j’emprunte à Uexkhüll, pourrait s’appliquer à chacun des départements du savoir. Il a servi d’abord à caractériser le milieu animal. Or cet environnement lui-même, avec ses limites, comporte un ensemble de déterminations, que nous pouvons traduire par des descriptions relatives. Mais il n’apparaît dans ses limites qu’à une conscience qui excède la condition animale. Nous ne parlerions pas d’Umwelt — qu’on nous pardonne ce jeu de mots qui a son importance — si, l’ayant déjà transgressé pour en être sortis, nous ne disposions d’une Welt, bref d’un monde, qui en fait craquer rétrospectivement l’étroitesse. Tout savoir, en ce sens, si circonscrit que soit son territoire, ne s’estime savoir que dans la mesure où il s’affecte d’un « Je pense » qui en déborde les frontières. La distinction célèbre entre « penser » et « connaître » trouve ici sa pleine justification. S’il est vrai, mais est-il vraiment besoin de nous le rappeler ? — que nous ne connaissons pas « le monde » mais des secteurs méthodiquement explorés de cet « universel concret », il n’en est pas moins requis, pour que la connaissance se mette en route, que cet « universel » nous soit présent tout au moins sous la forme d’une idée régulatrice. Ce qui revient à dire que toute activité humaine, en tant qu’humaine, est rapport fondamental à un « environnement » qui dépasse tout « environnement ». Le « défi » humain, s’il en est un, serait justement d’affronter, en dépit de sa finitude, un « illimité » qui est aussi nécessaire qu’impossible. Disons que cet « impossible nécessaire » est le sous-entendu que nous cherchions comme condition de possibilité de tout savoir.

186. Il serait erroné, toutefois, de faire de ce présupposé une simple idée régulatrice. Avant même que la science ne s’en occupe, il est déjà là. Nous sommes en lui et vers lui, car il précède, de droit puisqu’il la fonde, toute intentionnalité régionale qui le découpe en secteurs. Or ce double mouvement que nous traduisons par les expressions prépositionnelles « être dans », « être vers », si elles caractérisent d’une manière originale la condition même de l’humain, affecte à son tour, en un sens qui n’est pas « métaphorique », ce qui, dans l’environnement animal avait simple valeur d’excitant. Mais pour que cette insertion s’accomplisse, il faut que le stimulus biologique meure pour ainsi dire à sa première fonction et répercute, sur le plan qualitatif, la mutation extensive qui nous fit passer de l’environnement au monde. Cette transfiguration consiste pour l’essentiel dans la transition qui fait de l’excitant non plus le corrélatif d’un organisme dans un milieu défini, mais le répondant d’une lumière neuve qui l’élève à la dignité d’un « étant ». En effet, sans cette conversion à l’illimité de l’être, les ressortissants du milieu primitif resteraient prisonniers de leur signification purement vitale. Ils n’accèdent au monde que par une nouvelle compréhension. Et le monde lui-même, dans l’acception stricte que nous lui avons donnée, nous renvoie à l’être en tant qu’être comme opérateur d’illimitation.

19Cet « être-dans » et cet « être-vers » le monde, nous les définissons comme rapport global d’appartenance. Encore convient-il de préciser. La relation d’appartenance qui, en logique, lie l’élément à son ensemble est fort différente de celle que nous visons ici. Les logiciens polonais lui ont réservé l’appellation de « méréologique ». Cette dernière n’est plus sous le régime du concept ou de la libre invention. Elle concerne des « réalités » en « chair et en os », telle cette famille ou cette maison ou cette forêt, etc... C’est en ce sens que nous disions du monde qu’il est « l’universel concret ». L’article défini « le » qui le préfixe désigne un singulier qui est bien « là » et qui est unique : unique parce que l’opérateur ontologique « être », en vertu de son omni-compréhension, ne tolère aucune restriction. A ce niveau, il ne saurait donc y avoir « plusieurs mondes » puisque, étant tous deux « monde des étants », ils n’auraient plus aucune détermination spécifique qui permettrait de les distinguer. Si l’on tient à lui appliquer la dénomination de « singleton », il serait prudent toutefois de ne point en faire un « ensemble », au risque de réitérer l’antinomie bien connue relative à « l’ensemble de tous les ensembles ». Le monde, tel que nous l’entendons, ne court point le risque de ce paradoxe mortel. Mais si nous évitons cette impasse, n’est-ce pas pour succomber à l’autre écueil qui fait du monde « le tout » auquel rien ne saurait échapper ? Comment, en effet, l’expression « faire partie de » ne trahirait-elle pas le préjugé « totalitaire » ou « organiciste » qui conçoit un immense corps despotique dont l’anonymat absorberait l’originalité des différences auxquelles notre modernité, à bon droit, reste si attachée ?

207. Ce qui est mis en question par ces difficultés, c’est peut-être moins « le tout » lui-même que la manière dont on lui fait exercer sa fonction. Les images les plus courantes sont à cet égard fort significatives. On évoque parfois le cercle, figure fermée, carcérale, et autosuffisante ; et l’on opposerait volontiers au Léviathan ainsi imaginé l’illimitation d’un infini qui nous invite à briser les murs de la prison. Tout au plus, accepterait-on que le savant puisse se satisfaire d’une conception qui répond assez bien à sa façon de voir les choses. Même s’il refuse le déterminisme étroit de la physique classique, au point de parler, comme le faisait Eddington, d’une liberté de l’électron, il n’en reste pas moins, quoi qu’on dise, partisan d’un « enchaînement universel » et d’un « principe d’interdépendance » qui, sans avouer le nécessitarisme de jadis, exclut tout apport d’énergie extérieur au circuit. La « figura totius universi », dont s’enchantait Spinoza, demeure la maxime d’une pratique qui a sa valeur mais aussi ses limites de validité. Il serait exorbitant de convertir un a priori d’ordre scientifique en règle universelle. C’est pourquoi, ajouteraient certains, on a le droit de préférer au « cercle de totalité » qui souligne, tout en l’élargissant, le primat de la forme, une image moins compromettante et, pour tout dire, plus « libératrice » : celle du fond, que l’on emprunte à la Gestaltpsychologie. Le « fond » marque moins, en effet, la clôture qu’une dimension de fuite, ou d’« échappement ». C’est dans cet espace de libre devenir que se meut l’artiste.

II

21De l’artiste, le stéréotype courant a surtout retenu le style quelque peu anarchiste, toujours en deçà ou au-delà de l’ordre ; comme si, dans un tout autre genre, il renouvelait la critique paulinienne de la loi, pour lui substituer un régime de grâce et de libre esprit. L’inspiration dont on le gratifie n’est que la manière mythique d’exprimer cette indépendance et cette foi au perpétuel miracle que représente pour lui l’existence même du monde. Ne serait-ce pas sa façon à lui d’interpréter, à supposer qu’il la connaisse, la première proposition du célèbre Tractatus : « Le monde, c’est tout ce qui arrive » ?

221. Ces généralités ne sont pas à dédaigner. Elles disent bien une tournure des choses et de l’humain qu’on opposerait volontiers, injustement parfois, à la rigidité prétendue de l’esprit de rigueur. Mais si, outrepassant ces formules encore vagues, on souhaite cerner de plus près l’enjeu réel d’une trop facile antithèse, c’est peut-être dans certains textes spinozistes sur l’imagination que nous trouverions les indications les plus suggestives.

23Pour Spinoza, imagination et admiration sont en rapport de réciproque implication (cf. Ethique, II pr. 52-54 et III, df. 4 et 10). Or l’admiration consiste dans « l’imagination d’une chose en laquelle l’esprit demeure fixé parce que cette imagination singulière n’a aucune connexion avec le reste » (df. 4). Nous ne ferons pas dire au philosophe ce qu’il n’a pas voulu dire. Mais de prime abord on ne saurait mieux définir la condition de « l’objet d’art » dans une vision de poète. D’une part, la chose qu’il voit, loin de s’inscrire dans une totalité de fréquence qui en fait la répétition du passé, bénéficie d’une nouveauté sans pareille. Elle constitue un hapax legomenon, un hapax tout court, l’unique qu’on ne peut voir « deux fois ». Par là même, en vertu de la singularité irréductible qui lui confère une qualité d’exception, le fait le plus quotidien revêt la dignité d’un « absolu », en l’acception étymologique du terme, qui le rapproche du miracle. Et le miracle, pour l’artiste, c’est l’éclair qui passe ; ce soudain qui provoquait l’interrogation plotinienne : « Et l’éclair par quoi donc est-il beau » ? La banalité de « l’étant » s’efface alors devant l’irruption de « l’être en tant qu’être », comme si, en chaque brin d’herbe ou en tout regard d’enfant, surgissait le premier matin du monde. D’autre part, l’admiration, qui isole en tout ce qui est une île de beauté, ne se confond pas avec une fixation monoïdéique, analogue à cette « volonté fixe d’un état fixe », par quoi, Lachelier, jadis, pensait définir la matière. L’île merveilleuse est entourée d’eau de tous côtés ; le poète le sait, mais cette évidence n’est pas une lapalissade. Car le pain de tous les jours, dans la poésie qui l’éclaire, devient, à chaque instant, la fête de la transfiguration. La montagne Sainte-Victoire n’ignore ni le ciel ni les autres montagnes, ni le sol sur lequel elle repose. Mais ceci dit, et qui n’en conviendrait ?, cette identité abstraite que nomme le vocabulaire, n’est jamais pareille à elle-même. Le rayon qui la surprend à toute heure du jour ne la prévient et ne lui survient que pour la faire advenir en l’infini de ses métamorphoses. « Exister », pour le poète, ce serait cette « sortie » sans répit, cette rupture avec la continuité de ce que Spinoza appelait « la concaténation universelle », pour établir entre les choses une « nouvelle alliance » qui n’est plus sous le signe de la stricte nécessité. C’est pourquoi, loin de nier le monde, il le voit émerger, sous un autre jour, dans un orient qui le restitue, à tout moment, à son commencement. Le temps du monde a quelque chose de cartésien : la discontinuité des instants signifie une surabondance qui défie tout principe de raison ou de causalité.

242. Singulière attitude sans nul doute et qui scandaliserait le métaphysicien autant que le savant. Il ne suffit pas pour lui rendre justice d’évoquer, à ce propos, la dichotomie courante, et quelque peu usée, de l’« expliquer » et du « comprendre ». Si le poète s’effarouche lorsqu’on lui parle du « monde tout court », c’est parce qu’il redoute dans la loi du « tout et de la partie » une subordination qui méconnaît cet écart ou cette « différence », toujours en avance ou en surcroît à l’égard de ses antécédents. Méfiance qu’on aurait tort de disqualifier en la réduisant aux disgrâces du « premier genre de connaissance ». Le « décousu » qu’on lui reprocherait n’a rien d’un morcelage imaginatif, incapable de s’élever à une considération de raison. Le fragment que l’on privilégie n’est pas une cassure qu’on infligerait à une intégrité préalable. C’est le « tout » qui, dans le cas présent, profère la menace de mutilation. Car toute appartenance, croit-on, ferait du « possédé » le reflet, l’instrument et la réduplication du propriétaire.

25Qu’il y ait, à l’arrière-plan d’une telle appréhension, de fâcheux souvenirs qui ne sont pas de seule métaphysique, on a quelque motif de le soupçonner. Mais il y a sans doute autre chose, comme je l’insinuais plus haut, et. qu’il importe d’approfondir.

26L’artiste-poète semble associer la nécessité au déterminisme d’une quasi-prédestination, mais aussi et surtout à l’idée d’une créature besogneuse qui n’aurait à nous offrir que le spectacle de sa mendicité. Or l’existence qu’il tente de surprendre, mais qui le surprend toujours, n’est rien de ce que, éventuellement, elle peut et doit emprunter. Elle procède moins d’un ensemble dont elle serait l’épiphénomène que d’un ex nihilo ou d’un vide que lui ménage, dans ses interstices, un monde dont l’expansion est le seul et véritable principe de fidélité. Peut-être, sans vouloir empiéter sur le domaine du savant, substituerait-il volontiers à la « détermination » universelle, une marge d’indétermination. Dans la mesure où la philosophie qu’il aurait apprise lui serait de quelque secours, il adopterait, en son esprit sinon en sa forme, la distinction, toujours reprise dans les contextes les plus divers, entre l’être et l’étant. L’étant, ce serait donc, en toute chose, le corps d’héritage, ou la dette contractée qui la fait simple résultante de ses conditionnements. Quant à son « être en tant qu’être » — et il faut insister sur la particule du redoublement —, il s’identifie non plus à ce qu’elle a reçu mais à ce qu’elle donne et qui est en elle, par-delà tout calcul et toute dépendance, l’inespéré incalculable qui déjoue toute prévision et prédestination. Supposé, ajouterait le poète, que le « don » offert à mon regard ne soit que la conclusion ou la résultante d’un « tout » qui le précontient, la véritable conclusion, désespérante, serait alors que rien « n’advient » vraiment, que rien ne se passe, et que le monde se résout dans une immense tautologie : x est x.

27L’insistance sur le « don » est, dans l’attitude poétique, l’expression d’une résistance à la fascination du tout. Cependant, et le lexique n’est pas sans importance, si l’on récuse le substantif, en l’acception prégnante et dangereuse que l’on redoute, rien n’interdit l’usage de l’adjectif indéfini. En ce sens, comme nous l’avions suggéré, « le monde est bien tout ce qui arrive », à la condition de faire de cet « advenir » une véritable « venue ».

283. L’artiste n’est pas le seul à se complaire dans le fragment et dans cet espace de liberté qu’il ouvre à une généreuse vision. Les sentences détachées de nos moralistes français, mais aussi les aphorismes plus ou moins étendus de tel philosophe, les « pensées » discontinues qui promettraient « le livre » jamais paru, n’ont pas épuisé, même de nos jours, leur pouvoir de séduction. Quel que soit le type de pensée auquel on les réfère ; qu’on les « explique » par une « vision tragique du monde », comme on l’a fait parfois, ou qu’on insinue, plus malicieusement, une sorte d’impuissance « à lier le multiple dans l’un », toujours est-il qu’ils parlent autant par l’énigme qu’ils proposent que par le « non-dit » qui invite à les prolonger.

29Le cas des fragments dit « présocratiques », par l’ampleur des commentaires qu’ils ont suscités, retiendra plus particulièrement notre attention. Le rôle qu’ils ont joué dans la réflexion philosophique de ces derniers temps ne saurait être négligé. Pourquoi, se demandera-ton, cette étrange ferveur ?

30Le zèle de l’archéologue, médecin des vieilles pierres, ne peut avoir, en philosophie, valeur d’exemplarité. Ceux qui cherchent à compléter ces vénérables fragments obéissent à d’autres motivations. Il ne s’agit donc ni de restauration ni d’une simple concession aux amateurs de ruines romantiques. Faut-il invoquer le prestige inentamé de l’« oracle » qui, à l’ombre des bois sacrés ou des grottes inspirées, tombe du ciel comme « pierre de foudre », pour confier aux mortels une « révélation » ou une « apocalyse » ? L’hypothèse est par trop vague pour nous éclairer. Peut-être, avec moins d’incertitude, invoquerait-on, en un monde fatigué, le retour aux « sources », à ces fontaines de jouvence qui lavent le monde de ses superstructures. Il est probable aussi que ces colonnes solitaires, dont il n’est point sûr qu’elles aient fait partie d’un temple enseveli, gardent, pour certains, le seuil d’une plus originelle mémoire et recèlent encore, en leurs paroles substantielles, une cathartique vertu. Plus simplement, leur puissance ne résiderait-elle pas dans l’unité d’un mouvement qui conjugue, d’un même élan, la force percutante d’une pensée interrogative, la fraîcheur d’un dit poétique et l’allégresse quasi-religieuse d’une action de grâces ?

31Plus immédiatement encore, et sans donner au mot « réaction » une signification péjorative, il ne serait point téméraire d’interpréter ce retour comme une manière toute moderne de « réagir » à la domination des systèmes conceptuels qui nous présentent le monde comme une totalité bien ordonnée où il est devenu impossible de respirer. Sous la dénomination plus ou moins vague de « pensée objectivante », on met en cause non seulement une tradition philosophique qui aurait oublié l’unique nécessaire, mais le mouvement même, si grandiose soit-il, qui a fait de nous les habitants de la modernité. Le culte du fragment rejoindrait ainsi, dans un tout autre genre, et sans en partager certaines outrances, l’irritable sensibilité que nous avions cru déceler chez l’artiste poète. Cet accord en une sorte de « sentir fondamental » se prête, il est vrai, à l’exégèse malveillante qui l’assimilerait, par un amalgame facile, à la nostalgie d’un passé « rural », définitivement révolu sous la pression de la ville et de la civilisation urbaine. A supproser qu’on puisse repérer, entre des courants fort hétérogènes, l’intersection de traits communs, il serait abusif, pour ne citer que cet exemple, de confondre la réviviscence actuelle de la « pensée de l’être » avec les préoccupations, naturistes ou non, qui animent, aujourd’hui, la « défense de la nature ». En dépit de l’assonance, l’« ontologie » ne s’identifie pas à une vague écologie. Il convient, en conséquence, d’élever le débat et de poser la question : qu’est-ce qui se dit, sans peut-être s’énoncer en toute clarté, dans la critique, multiforme, de l’idée de monde comme totalité ?

III

32A titre d’hypothèse, j’avancerai les deux propositions suivantes :

  • dans une perspective de science — et j’englobe sous ce terme les philosophies qui se sont pensées comme « savoir » et « savoir absolu » —, le monde doit être conçu comme un ensemble de déterminations ; un ensemble totalement et strictement ordonné, dont l’être humain lui-même n’est qu’un élément ou une partie. Il n’est point d’autre sens à l’expression « être-au-monde » ;
  • dans une perspective qui récuse cette conception « totalitaire », « il y a » quelque chose dans l’être humain, en vertu de quoi, tout en étant au monde, il n’en constitue pas, cependant, un simple élément ou une partie.

331. Supposons, en effet, que nous ne soyons qu’un élément du monde ou, comme dit Schelling « que je sois une chose comprise dans la série des causes et des effets, que je sois même avec tout le système de mes représentations, un simple résultat de toutes les actions qui s’exercent sur moi, bref que je sois un simple rouage du mécanisme ». « Or, poursuit le philosophe, ce qui fait partie d’un mécanisme ne peut pas s’en détacher pour demander : comment tout cela est-il devenu possible ? Ici au sein des phénomènes, ce rouage occupe une place qui lui a été assignée par une nécessité absolue ; si le rouage que je suis quitte cette place, je cesse d’être ce rouage »1.

34Traduisons, en termes évangéliques : « Vous êtes dans le monde, vous n’êtes pas du monde ». Pour ne point compromettre ce texte par les références religieuses qu’il éveille, j’en suivrai les articulations.

  • Si nous étions un élément du monde, et rien de plus, nous ne pourrions nous en détacher ;
  • or cette rupture, ou ce détachement, sont la condition nécessaire et suffisante d’une interrogation sur le monde ; interrogation qui ne concerne pas seulement tel ou tel de ses éléments mais le monde lui-même en sa globalité. Il semble même que la question radicale ainsi posée présuppose que nous ayons fait du monde « une totalité ». C’est donc sur ce tout que porte la question globale et radicale ;
  • cette question radicale est de l’essence de l’être humain, elle intègre sa liberté ;
  • par là même s’insinue une différence, ontologique et « cosmologique », entre l’humain et le non-humain, sous sa forme animale. L’animal, dirions-nous, a un environnement (une Umwelt pour reprendre le lexique de Uexküll), l’homme seul fait face à un monde (Welt) ;
  • la rupture entre l’environnement et le monde suppose plus qu’un simple élargissement sans frontières : un nouveau mode de « compréhension » ou d’être-au-monde ; nous ne sommes au monde qu’en n’étant pas simple élément ou partie d’une totalité ;
  • il n’est de monde proprement dit que par une marge préalable de transcendance, que nous imaginons mythiquement comme un exode ou comme l’abandon d’une « place » qui nous serait assignée par une nécessité absolue ;
  • le passage de l’« environnement » au monde serait ainsi l’avènement d’une liberté qui serait à la fois pensée du tout et de la nécessité et impossibilité d’en être victime ; ajoutons, au titre de conséquence : la pensée objectivante, de type scientifique, doit nécessairement concevoir le monde comme une « concaténation universelle », selon laquelle « toute chose comprise dans la série des causes et des effets » est simple résultante des actions qui s’exercent sur elle. Mais cette pensée, parfaitement légitime en son ordre, n’est ni la seule ni la plus fondamentale. Il doit y avoir un autre mode de liaison, qui ne relève plus de la détermination « causale » ou de l’appartenance « sérielle ». Ce nouveau mode de liaison reflète la rupture de liberté qui souligne l’écart entre l’environnement et le monde. En ce sens, les étants du monde bénéficient à leur tour d’une marge de liberté corrélative de cette coupure, qui n’est pas de nature « épistémologique ».

352. Ce commentaire excède sans nul doute la lettre de ce beau fragment. Je me garderai bien d’en garantir l’authenticité. Il me suffit d’en avoir respecté le pouvoir d’induction. Il exprime assez bien, me semble-t-il, le bien-fondé d’une distinction entre deux attitudes que le philosophe devrait approfondir. L’artiste-poète, par l’intérêt qu’il porte au fragment et par sa défiance de l’idée de « totalité », commémore, sans le savoir, une immémoriale rupture. Le scientifique, à l’inverse, restitue, par l’idée d’enchaînement, fût-elle délivrée du déterminisme classique, la « pression d’extériorité » qui ne conçoit dans la nouveauté de l’existant que l’immense passé dont il est la conclusion et la trace. On me dira peut-être que le poète, en son émerveillement, délie ce que le scientifique lie sur la terre comme au ciel. Ou bien encore, que pour le premier ce qui est se présente dans l’aura d’une grâce dont l’es gibt allemand serait une tournure possible ; et que pour le second, l’anonymat de l’objectivité, fidèle au principe de raison, ne saurait fléchir devant l’éventualité d’un quasi-miracle : il doit se contenter du « il y a » ou « il n’y a pas ». Cette dualité correspond assez bien aux vues que proposait l’exégèse du fragment. Cependant, comme toute dualité, à tout le moins pour qui ne se résigne pas à en faire un absolu, elle pose la question du rapport des contraires. Faudrait-il créer, pour la joie du dialecticien, une nouvelle antinomie de la pensée, qu’on énoncerait, approximativement, de la manière suivante :

  • Tout ce qui est au monde s’explique, en son être et en son intelligibilité, par le tout des conditions qui le font être ce qu’il est ;
  • tout ce qui est au monde se présente, en son être et en son intelligibilité, comme irréductible à la série de ses conditions ?

363. Contradiction ou différence de plans ? J’inclinerai pour la deuxième solution. Mais ceci dit, le problème n’est point réglé pour autant. La liberté, que le philosophe prétend sauvegarder, peut-elle s’accommoder de cette double vérité ? Qu’y-a-t-il dans la liberté qui autorise cette bienheureuse diplopie ?

37L’agir efficace d’un être libre doit s’appuyer sur la solidité des déterminations et sur leur enchaînement. Si n’importe quoi suivait de n’importe quoi, nous serions condamnés non seulement à l’imprévisible, mais à l’impossibilité de « faire quelque chose ». Pour que surgisse de notre action le fait qui l’accomplit, encore faut-il subsumer sous la résolution du vouloir la complicité des forces solidaires qui composent « la chaîne du monde ». Mais cette nécessité, fût-elle bien comprise, ne suffit pas à l’émergence d’une nouveauté qui, si ténue soit-elle et s’inscrirait-elle sur le sable mouvant, ne se résout pas dans la préexistence de ces antécédents. Le surcroît festif que le poète actualise dans une « liturgie cosmique » ne se satisfait pas, cependant, de cette existence décidée qui se fait ce qu’elle est. Il estime que la « causalité de soi par soi » reste encore trop proche de la causalité. Elle ne nous fait pas sortir du nécessaire, fût-ce le nécessaire moral d’une auto-réalisation. En bref, bien qu’en un autre domaine, nous serions encore sous la suprématie d’un principe de raison. Pour aller jusqu’au bout de la liberté, il faut franchir un autre pas : celui d’une désappropriation qui fait être ce qui est pour la seule joie de son être en tant qu’être. Cette joie, qu’on a peut-être oubliée, comment faire pour qu’elle habite parmi nous ? Telle est la question qui serait, si je ne me trompe, celle du poète : n’y aurait-il pas une béatitude du non-nécessaire ?

38Cet au-delà du « nécessaire », que l’artiste entrevoit dans l’idéalité du fragment, ne serait-ce pas ce qu’on entendait jadis sous le nom de gloire ou de « doxa » ? La doxa theon, dont parlaient nos vieux maîtres, pourquoi ne serait-elle pas, aussi, dans l’ombre de nos finitudes, la gloire du monde ou le monde comme gloire ?

394. Cette surabondance, par sa proximité au « miracle », risque, répétons-le, d’indisposer des esprits exigeants. Spinoza craignait une irruption de l’arbitraire qui, brisant la chaîne sur un seul point, fait éclater le système et le rend contradictoire. Il n’hésitait pas à déclarer athées ceux qui, au nom de l’admirable, osent mettre le monde en pièces détachées. Interprétation unilatérale qui canonise trop facilement le prestige d’un certain ordre et la figure d’un univers reposant dans la belle forme de sa totalité. On peut se demander si le rapport d’« appartenance » qui commande la métaphysique du « tout » ne requiert pas, loin de la récuser, une exégèse moins étroite de la réalité.

40On s’est avisé, récemment, de sa nécessité. Dans une grammaire des ensembles, le logicien fait état d’un signe d’appartenance qui signifie : « x appartient à E ». Nous ne sortons pas de l’idée de classe et de son abstraction. Or, il est indispensable d’en sortir lorsqu’on considère des cas moins simples, plus proches de notre expérience ou de notre pratique. L’exemple souvent cité de la « maison que j’habite » souligne un autre type de relation, dite « méréologique », qui lie ses coordonnées d’une manière plus cordiale. Le monde, disions-nous, n’est pas un ensemble. Rien n’interdit, de lui appliquer, en conséquence, la terminologie du « tout » et de la « partie ». Mais ce langage, difficilement évitable, ne préjuge nullement, à ce niveau, la forme d’unité qui surdétermine les quasi-cléments : contiguïté, succession, causalité, hiérarchie, télélogie, etc... Nous restons encore, sans en être prisonniers, dans une perspective d’ordre. Est-il possible de dépasser cette idée d’ordre qui, par un biais ou par l’autre, nous ramène à celle de subordination et aux liaisons, plus ou moins dangereuses, qui lui sont le plus souvent associées ?

41Dans la perspective que nous avons esquissée, il y aurait un troisième genre d’appartenance qui ferait tenir ensemble tous les étants de ce monde par le seul jeu de leurs différences. L’harmonie cachée qui les unit ne serait plus alors l’austérité d’un « enchaînement ». Ou bien, si l’on accepte l’anneau d’or d’une vieille tradition, l’alliance nouvelle qui les assemble, loin de les contraindre, laisserait refluer sur chacun d’eux, pour en faire un commencement de liberté, le premier matin du monde.

Notes de bas de page

1 Cf. S. W., Beck-Oldenbourg, München, 1927, I, p. 666-668. J’emprunte la traduction de S. Jankelevitch, SCHELLING, Essais, Paris, Aubier, 1946, p. 50-51.

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