Alphonse De Waelhens (1911-1981)1
p. 1-7
Texte intégral
1Une conscience aiguë, un regard pénétrant, un jugement décisif, armé contre toute critique, une parole qui portait en elle le partage de la compréhension, un style qui faisait la clarté et communiquait l’assurance, une attention extrême aux êtres et aux choses, une proximité étonnante au plus concret de la vie, une disponibilité pleine de respect dans l’interrogation et dans l’écoute, une dignité soutenue sans la moindre hauteur, une démarche grave qui disait, dans la simplicité, le sérieux de l’existence, le poids des enjeux, le prix des destinées, une ténacité sans exemple dans le questionnement, dans le travail, dans le métier, dans l’effort de la création, et par-dessus tout une rigoureuse, une immuable, une admirable fidélité, à lui-même, à ce qu’il avait reçu, à ce qu’il avait à être, à la mission qui lui avait été confiée et qu’il avait pleinement assumée, aux institutions qui l’avaient formé et qu’il a servies, mais d’abord à ceux envers qui il se sentait responsable et à ceux à qui il avait donné son amitié.
2Telle fut la présence parmi nous d’Alphonse De Waelhens, qui vient de quitter ce monde, alors qu’il avait à peine déposé sa charge d’enseignement et qu’il se préparait à entreprendre une œuvre nouvelle. Recueillant en ce moment, dans la saisie simple mais englobante du sentiment, ce qu’il a signifié pour nous, ce que sa vie a suscité en nos vies, nous entendons à nouveau sa parole, cette clarté qu’elle élevait en des débats difficiles, cette force d’affirmation avec laquelle elle tranchait et fondait le crédible, nous percevons à nouveau en elle la vivacité, la radicalité, le tranchant d’une intelligence souveraine, nous vivons à nouveau cette joie de l’esprit que donne la compréhension partagée et la mise à découvert de l’intelligible. Mais plus secrètement, plus souterrainement, plus authentiquement, nous recevons à nouveau, nous continuons à recevoir le don d’une amitié où se disait un coeur généreux et en laquelle s’annonçait ce qui excède les vertus de l’intelligence. Il a dit un jour, dans une interview qui fut émouvante, que l’amitié était pour lui ce à quoi il tenait vraiment. Et son dernier geste en ce monde fut un geste de l’amitié.
3C’est peut-être ce sens profond qu’il avait de la relation de personne à personne et du mystère qui est en chacun, de cette vérité cachée qui fait la singularité de chaque vie, qui a commandé tout son itinéraire philosophique. Docteur en droit dès 1934, il conquiert le grade de docteur en philosophie et lettres et, simultanément, de docteur en philosophie de l’Institut Supérieur de Philosophie, en juillet 1936, avec une thèse sur la pensée d’Octave Hamelin. Mais aussitôt après son doctorat, devenu aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique, il s’attache à l’étude de la philosophie de Martin Heidegger et plus spécialement du monumental ouvrage que nous pouvons considérer dès maintenant comme une des grandes œuvres de l’histoire de la philosophie, Sein und Zeit. Sans doute le projet qui s’y annonce est-il celui d’un recommencement de l’ontologie. Mais l’ouverture de la possibilité d’un accès authentique à la question de l’être passe par une interrogation sur le statut du Dasein et sur ses structures constitutives. D’emblée nous sommes ici au coeur même de ce qu’il y a de plus central dans le destin de la philosophie, au-delà de toutes les problématiques particulières inspirées par les sciences, par le langage ou par les vicissitudes de l’action. Mais il est remarquable que le chemin ici proposé soit celui de l’analytique du Dasein. Suivant à son tour, et à ses propres risques, ce chemin, Alphonse De Waelhens y trouve sans doute l’impetus qui allait le conduire d’une élucidation somme toute très abstraite des déterminations fondamentales de l’existence, entreprise dans la perspective de la question ontologique, vers une approche de plus en plus concrète du phénomène humain.
4Ressaisissant son œuvre de façon rétrospective, nous ne pouvons pas ne pas être frappés de voir qu’un itinéraire qui commence dans un débat avec une problématique à vrai dire relative à ce qu’il y a de plus originaire, se termine dans un long dialogue avec une destinée singulière. Mais ce qui est impressionnant, c’est que, en chacune de ses extrémités et en chacune de ses stations, cette œuvre nous touche. C’est qu’elle ne procède pas de l’esprit de système ou d’une simple passion de lucidité, mais d’une attention vraie, inquiète, pleine de sympathie et même de compassion pour ce qui se révèle non pas dans la figure générale de l’homme, mais dans le mystère de chacun. Nous sommes touchés par la méditation sur la finitude qui, en écho aux analyses heideggeriennes, se poursuit à travers les pages consacrées au souci, à la temporalité, à la liberté. Et nous sommes bouleversés par ce cri pathétique à la fin : « La contingence est ce qui jamais, ce qui à aucun prix, ne saurait être accepté par l’homme. La finitude est insupportable. Elle doit, quelque part, être surmontée ». Nous sommes touchés par l’extraordinaire capacité d’écoute, à la fois superbement clairvoyante et soutenue par une sorte de secrète connivence, dont Alphonse De Waelhens donne le témoignage dans son immense entretien avec le duc de Saint-Simon, par-delà les Mémoires. Et nous sommes émus lorsque, après avoir déployé toutes les ressources d’une profonde intelligence et d’une savante érudition, il reprend et corrige la réflexion de Freud sur la création littéraire. « La psychanalyse doit malheureusement mettre bas les armes devant le problème que constitue la création littéraire ». « Ou heureusement », ajoute Alphonse De Waelhens. Et dans ce mot il n’y a pas seulement la salutation adressée au génie, il y a l’expression du respect devant une âme blessée, plus encore la reconnaissance d’une indéclinable solidarité dans l’épreuve.
5On sait quel fut le retentissement de ce premier ouvrage d’Alphonse De Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, publié en 1942. Certes, grâce à Emmanuel Levinas, la pensée de Heidegger, comme aussi celle de Husserl, étaient déjà connues du public philosophique français depuis avant la guerre. Mais le livre d’Alphonse De Waelhens fut la première étude d’ensemble consacrée à Heidegger, en tout cas à la partie de l’œuvre de Heidegger qui avait été publiée avant 1939. Il fut d’ailleurs suivi d’études partielles, telles que Heidegger et le problème de la métaphysique (1954), et d’importants travaux de traduction. En 1948, Alphonse De Waelhens publie, en collaboration avec Walter Biemel, De l’essence de la vérité, traduction précédée par une introduction extraordinairement éclairante.
6En 1953, toujours en collaboration avec Walter Biemel, il publie Kant et le problème de la métaphysique, traduction également précédée d’une brillante introduction. Et en 1964, en collaboration avec Rudolf Boehm, il publie la première partie de L’être et le temps.
7Mais, très rapidement, l’intérêt d’Alphonse De Waelhens devait se tourner vers la phénoménologie husserlienne. On lui doit des études pénétrantes sur la méthode phénoménologique et sur la signification de la phénoménologie par rapport à l’ensemble de la philosophie moderne et contemporaine. Tout naturellement son travail vint s’inscrire dans ce grand moment de la vie philosophique que fut, dans les années d’après-guerre, en Europe occidentale, le déploiement de la philosophie de l’existence d’inspiration phénoménologique. Au moment même où Alphonse De Waelhens se faisait l’interprète de Husserl et de Heidegger, la scène philosophique française se transformait complètement sous l’impact de la publication des premières œuvres de Sartre et de Merleau-Ponty et un autre style phénoménologique s’élaborait, plus proche de la dernière philosophie de Husserl que du projet d’un recommencement de la réflexion transcendantale, plus attentif au sensible, à la corporéité, au vécu, à la temporalité concrète, au destin historique, plus accordé aux thèmes directeurs d’une anthropologie qu’aux problèmes fondationnels, qu’ils soient de nature épistémologique ou ontologique.
8Alphonse De Waelhens a joué, dans cette période cruciale du mouvement philosophique en Europe occidentale, un rôle-charnière de la plus grande importance. Il fut celui qui assura le passage entre le monde allemand et le monde français ; bien plus, il fut et reste celui qui réussit à créer une véritable articulation entre la phénoménologie allemande et la phénoménologie française. Il faut évoquer tout particulièrement, dans ce contexte, ses interventions au Collège Philosophique de Jean Wahl au cours de ces années de l’après-guerre où les débats philosophiques furent d’une si haute densité. Il faut évoquer ses cours à la Sorbonne sur Phénoménologie et vérité, en 1951, cours dont le texte devait être édité en 1953. On y trouve une analyse d’une extrême lucidité, comme toujours, de la problématique de la vérité chez Husserl, dominée par le thème de l’apodicticité et de l’évidence, et de la transformation radicale apportée par le thème heideggerien de l’alêtheia au concept classique de la vérité.
9Mais c’est visiblement dans l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty, à qui devait le lier une profonde amitié, qu’Alphonse De Waelhens a trouvé la forme de pensée phénoménologique avec laquelle il pouvait se sentir le plus naturellement et l’on oserait dire le plus joyeusement accordé. C’est à la demande de Merleau-Ponty qu’il écrit, en préface à la deuxième édition de La structure du comportement, Une philosophie de l’ambiguïté, texte où l’on peut trouver sous forme condensée l’interprétation de l’existentialisme de Merleau-Ponty développée en 1951 dans un ouvrage qui porte précisément ce titre.
10Et lorsqu’Alphonse De Waelhens entreprend d’élaborer sa propre conception d’une anthropologie philosophique, il reste proche de l’orientation que Merleau-Ponty avait donnée à la phénoménologie. Mais l’analyse des structures de l’être-au-monde, qui tourne autour des thèmes du corps, de la praxis, du monde, d’autrui, de la temporalité, s’inscrit dans une problématique qui concerne le statut même de la philosophie et de la rationalité qu’elle instaure. D’où le titre du grand ouvrage, publié en 1961, dans lequel s’exprime la vision philosophique personnelle d’Alphonse De Waelhens et qui lui valut en 1975 le Prix décennal de philosophie, qui lui fut attribué en même temps qu’à M. Perelman : La philosophie et les expériences naturelles. C’est sans doute le terme d’expérience qui est ici décisif. La philosophie ne fait en somme que déployer les possibilités qui sont inscrites dans « la structure apriorique, nécessaire et implicite, de toute compréhension concrète de l’être », mais elle n’a pas de matière propre. C’est dans nos rapports concrets avec le monde que nous sont donnés les contenus de la compréhension.
11C’est ce livre, capital dans l’œuvre d’Alphonse De Waelhens, qui nous donne la clé et la justification philosophique de l’évolution ultérieure de ses recherches. A partir des années 60, il se tourne vers la psychanalyse et la psychiatrie, non seulement sur le plan théorique mais à travers un contact effectif et régulier avec la pratique clinique. Ce qui donne à son effort d’interprétation toute sa portée. Depuis de nombreuses années, il participait activement aux travaux de la clinique psychiatrique de Lovenjoel, et il y donnait régulièrement des leçons. Il accompagna de sa sympathie active la création de l’Ecole belge de psychanalyse, dont il était devenu membre d’honneur, et apporta une contribution soutenue à ses séminaires et cycles de formation. Deux œuvres importantes marquent cette période de la vie d’Alphonse De Waelhens, l’une qui est de nature théorique et qui est consacrée à un essai de compréhension de la psychose, l’autre qui est consacrée à une œuvre littéraire célèbre mais qui, en réalité, poursuit le même travail d’élucidation sur un cas individuel exemplaire.
12La grande originalité de La psychose, publiée en 1971, est sans doute d’avoir tenté d’éclairer le phénomène de la folie simultanément du point de vue d’une psychanalyse fortement marquée par la réinterprétation lacanienne de Freud — spécialement en ce qui concerne le rôle et la fonction du langage — et du point de vue de l’analyse existentiale. Au-delà même du problème de la psychose, nous retrouvons ici un écho des réflexions antérieures sur le rapport de la philosophie à son autre. Alphonse De Waelhens a poursuivi ici, aussi loin qu’il était possible dans l’état actuel de notre culture, l’examen des implications, pour la pensée philosophique, de la grande découverte de l’inconscient.
13Le travail qu’il a consacré à Saint-Simon (Le duc de Saint-Simon, 1981), et qui a occupé les dernières années de sa vie, est peut-être celui auquel Alphonse De Waelhens tenait le plus. Peut-être parce qu’ici une longue méditation, un immense effort théorique aboutissaient à une confrontation décisive avec une destinée singulière. Peut-être aussi parce qu’Alphonse De Waelhens avait éprouvé entre lui et Saint-Simon une affinité secrète et comme une parenté dans l’ordre de l’esprit. Et comment ne pas être impressionné par son analyse magistrale du regard, lorsqu’on pense à la force pénétrante de celui qu’Alphonse De Waelhens portait sur les êtres, les œuvres et les situations ? Mais si, chez Saint-Simon, la volonté de se placer « dans la position du témoin absolu » conduit au refus de toute responsabilité effective, chez Alphonse De Waelhens au contraire, l’effort de la compréhension est inséparable de l’engagement.
14Il a porté sans faiblir les responsabilités de la pensée, de l’enseignement, de la mission universitaire. Il a marqué de façon décisive le devenir de la philosophie, et plus largement de la culture, dans notre pays, et au-delà dans le monde contemporain, dans la mesure où celui-ci est affecté par le destin de la pensée de l’Occident.
15Les institutions dans lesquelles il a enseigné, l’Université Catholique de Louvain, la Katholieke Universiteit Leuven, les Facultés Universitaires Saint-Louis, lui doivent beaucoup. Nous lui devons tous beaucoup.
16Réunis ici dans la prière, nous rendons grâce pour tout ce qui nous a été donné par lui. Non seulement dans l’ordre de la pensée, mais aussi dans l’ordre du témoignage. Son travail fut celui d’un philosophe, mais la philosophie n’était pas pour lui uniquement l’effort de la compréhension, elle était un espace de rencontre, elle s’inscrivait dans la communication, elle allait vers l’accueil et le partage. Et si Alphonse De Waelhens a consacré toute une partie de sa vie à l’étude de la pathologie psychique, ce fut sans doute dans un but théorique mais aussi dans le souci de contribuer à aider ceux que l’épreuve atteint jusqu’en ces régions profondes qui sont à la jointure de l’esprit et du corps. Il est émouvant de penser à ce que fut son effort pour tenter d’ouvrir à nouveau à la communication des êtres qui en étaient retranchés. Il fut une âme généreuse. Et il avait l’humilité du cœur. Il attendait tout de la miséricorde.
17Une fois de plus, nous nous trouvons devant le tranchant de la séparation et l’incompréhensible de la mort. Une fois de plus, nous élevons l’invocation de l’espérance.
18Nous demandons à Celui qui a pleuré son ami Lazare et qui a vaincu la mort, de prendre auprès de Lui notre ami, qui L’a cherché tout au long de sa vie, de le recevoir dans le partage de la vie éternelle.
Notes de fin
1 Ce texte reproduit l’éloge académique prononcé à l’issue de la messe des funérailles, en la Collégiale Saint-Pierre à Louvain, le mercredi 25 novembre 1981, par M. Jean LADRIÈRE, président de l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université Catholique de Louvain.
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