Justice et vie en société
p. 275-348
Texte intégral
Introduction
1Dans les réflexions qui vont suivre, le concept de justice sera pris dans un sens très large. Il ne s’agira pas seulement de justice distributive ou de politique sociale, mais aussi de justice dans l’organisation économique et politique. Bref, nous nous intéresserons à la justice de "la vie en société".
2L’angle d’approche, spécifique et limité, sera éthique et théologique. Cela nous amènera à nous interroger sur certaines conditions de possibilité d’un discours et d’une pratique de la justice sociale et même de la justice tout court.
I. Point de départ
3Avant d’être le concept d’une théorie, la justice est vécue comme une réaction globale et existentielle face à une situation ou à des événements. C’est le cri de l’homme tout entier : "C’est juste"... ou le plus souvent : "C’est injuste" ! Jean Girette a sans doute raison quand il dit : "l’homme qui s’exprime ainsi résume toute sa conception de ce qui convient, est bon, profitable à tous, digne de respect, etc..., bref moralement bon ou mauvais"1.
4Il ne s’agit donc pas uniquement d’une réaction affective ou d’un calcul d’intérêts. Il s’agit plus radicalement, d’expériences analogues à celles que nous avons lors de promesses ou contrats tenus ou rompus, de devoirs assumés ou abandonnés, d’une confiance confirmée ou abusée, d’un respect ou d’un mépris de ce qu’on croit être dû à soi (ou à autrui) comme être humain.
5On pourrait parler de responsabilité, d’engagement, etc.. En somme il y va d’un jugement, de ce qu’un homme ou un groupe d’hommes aurait dû ou devrait faire pour respecter l’humain dans l’autre.
6En ce sens, la justice et l’injustice font partie, nous semble-t-il, de l’expérience éthique humaine. Voilà une première indication.
7Une autre constatation retient notre attention : dans la réalité concrète, la recherche ou la revendication de la justice surgit très souvent de l’impression (fondée ou non) d’une injustice subie. Voilà une seconde indication d’importance. Il est difficile sinon impossible de réfléchir et d’agir en matière de justice si on met entre parenthèses la réalité de l’injustice.
8Ces deux points - la justice comme expérience éthique et l’indissociabilité de la justice et de l’injustice - peuvent être éclairés de manière significative par la tradition juive telle qu’elle s’exprime dans la Bible.
1. Le mythe adamique2 : premier éclairage par la tradition juive
9Nous venons de remarquer que la problématique de la justice (et de l’injustice) fait partie intégrante de l’éthique, c’est-à-dire de l’interrogation humaine sur le bien et le mal. Approfondir notre problématique requiert donc nécessairement une clarification au plan éthique.
10Or, il nous semble que la tradition juive a apporté à ce propos une contribution absolument unique, en concentrant sur l’homme la question du bien et du mal. Nous le savons - la recherche de Paul Ricœur sur la symbolique du mal le met bien en évidence-, c’est par différents mythes que l’homme a tenté de dire le commencement du monde et du mal3. Or, le récit adamique de la Bible émerge parmi cet ensemble comme tout à fait unique. Comme l’explique Ricœur, "le mythe adamique est par excellence anthropologique"4.
11Les textes bibliques sont suffisamment familiers pour nous permettre d’aller immédiatement à l’essentiel en fonction de notre propos.
12"Le mythe étiologique d’Adam est la tentative la plus extrême pour dédoubler l’origine du mal et du bien 1’intention du mythe est de donner consistance à une origine radicale du mal distincte de l’origine plus originaire de l’être - bon des choses". (...) "Cette distinction du radical et de l’originaire est essentielle au caractère anthropologique du mythe adamique, c’est elle qui fait de l’homme un commencement du mal au sein d’une création qui a déjà son commencement absolu dans l’acte créateur de Dieu"5.
13Contrairement aux mythes babyloniens (où le bien et l’ordre s’arrachent au mal et au chaos par la violence dans un devenir théogonique) et aux mythes grecs tragiques (où le mal est destin et aveuglement), la tradition juive rend l’homme responsable du mal (pour nous, de l’injustice).
14Apparemment il s’agit là d’un accablement extrême. En réalité, c’est ainsi que l’homme est reconnu comme sujet éthique, arraché au cosmos et à ses déterminismes, ainsi qu’aux dieux et à leur jalousie. "Le mal est une occasion privilégiée de prendre conscience de la liberté"6. Ou encore, "affirmer la liberté c’est prendre sur soi l’origine du mal"7.
15Autrement dit, la Bible affronte la tension extrême entre le bien et le mal (en distinguant l’originaire et le radical). Mais, en reconnaissant la responsabilité centrale de l’homme dans la présence du mal, elle affirme plus fondamentalement encore la liberté de celui-ci.
16C’est alors que se pose la question incontournable : à quel point l’homme est-il affecté par son propre mal et sa propre injustice ; ou encore : toute quête de justice n’est-elle pas réduite à l’impuissance parce que prisonnière de son propre mal radical ?
17Les textes de la Genèse sont éclairants à ce propos : non seulement ils imputent la responsabilité de l’injustice à l’homme, mais ils signifient aussi que la liberté est captive du mal, incapable de pratiquer la justice.
18Paraphrasant Ricœur on pourrait dire : l’injustice c’est ce que j’aurais pu ne pas faire, c’est une première étape. Mais il y a plus profond : l’injustice est cette captivité intérieure qui fait que je ne peux pas ne pas faire l’injustice.
19Ce premier éclairage éthique constitue une sorte d’aveu : l’homme s’avoue libre et en même temps captif de sa liberté qui s’est rendue elle-même non libre. Peut-on espérer une délivrance ?
2. La justice de Yahve
20a) On ne peut en rester à cet éclairage éthique car cet aveu, Israël le vit enveloppé dans une expérience religieuse indissociable et originale et par ailleurs essentielle pour notre propre recherche.
21En effet, "tous les peuples reposent sinon sur un contrat social à la Rousseau, du moins sur un état de fait accepté par la communauté et fondant un droit. A la base de l’existence d’Israël il existe également une donnée juridique, un contrat, mais un contrat d’une nature unique, l’alliance de Dieu avec son Peuple"8.
22Autrement dit, la problématique éthique de la justice est, pour la tradition juive, reprise dans une expérience religieuse : c’est l’engagement-promesse de Yavhe de prendre en charge la "justice" de ce peuple. La réponse de celui-ci devra être une confiance fidèle.
23Ainsi, pour Israël, la justice et l’injustice prennent une dimension transcendante, et celle-ci sera déterminante pour l’expérience éthique elle-même comme nous allons le voir. En somme, est juste l’action qui fait vivre cette Alliance et est injuste celle qui la détruit9.
24Cependant, la méditation d’Israël ira en s’approfondissant et en s’universalisant : ainsi, la création apparaîtra comme l’acte fondateur d’une Alliance universelle et par là-même le péché d’Adam comme une rupture d’alliance, une injustice, consistant en fin de compte dans un refus de reconnaître sa condition de création. Il est par ailleurs intéressant de noter que le texte de la Genèse fait suivre cet "écart" de l’homme10 à l’égard de Dieu, du récit du meurtre d’Abel par Caïn. Rompre l’Alliance fondatrice, c’est rompre l’ensemble du tissu humain. La question de Yahve à Caïn pourrait être le lieu existentiel et historique de la justice : "Où est ton frère Abel ?"11.
25b) Cette radicalité ne doit cependant pas cacher l’aspect "horizontal", social, de la justice et de l’injustice en Israël12 : il est au contraire très prononcé ; les prophètes comme Amos, Jeremie, etc, s’en font les porte-parole vigoureux et rigoureux. Il vaut la peine de relever avec J. Guillet, un caractère spécifique : "lorsque la Bible en appelle au droit, c’est toujours au droit menacé et violé, celui du pauvre (...) que ce droit soit violé, c’est le signe que la société repose sur l’injustice (Ex 23, 6, etc,)"13. Dans 1’Ancienne Alliance, la justice sociale est fondée sur le souci du pauvre.
26c) Face à ces deux niveaux d’interpellation, deux impasses se présentent et une réalité "scandaleuse". Israël peut sombrer dans le désespoir ou vouloir s’arracher à sa condition d’injustice en tentant, par ses propres ressources, d’observer la Loi intégralement et de paraître ainsi justifié devant Dieu14.
27Comme le dit Ricœur, "(le mal) consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie15, la volonté de vivre selon la loi est alors aussi une expression du mal et même la plus funeste, parce que la plus dissimulée ; pire que l’injustice est la propre justice, la conscience éthique ne le sait pas, la conscience religieuse le sait"16.
28Quant à la réalité "scandaleuse", si Yahve est le juste Juge qui traite chacun selon ses actes, comment rendre compte du juste (innocent) souffrant ? C’est l’interrogation lancinante qui traverse le livre de Job.
29d) Or, c’est précisément dans un contexte historique d’échec et d’impasse, l’exil à Babylone, que se fait jour une thématique inouïe : la "justice de Dieu" se révèle (dans Isaïe, 40 - 66) non plus seulement comme une justice judiciaire punitive, mais comme une initiative surabondante de miséricorde : au lieu de condamner le coupable, on le "justifie". Dans ces chapitres, la justice de Dieu est tantôt le salut du peuple captif, tantôt l’attribut divin de miséricorde ou de fidélité17.
30C’est là aussi que le scandale du juste souffrant et la justice de Dieu comme miséricorde se rencontrent dans la figure mystérieuse du "Serviteur Souffrant". Celle-ci esquisse en somme le chemin que doit prendre l’œuvre de salut compte tenu de la perdition humaine : "C’est pourquoi je lui attribuerai des foules et avec les puissants il partagera les trophées, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et a été compté parmi les pécheurs, alors qu’il supportait les fautes des multitudes et qu’il intercédait pour les pécheurs"18.
31Il n’y a donc pas de victoire sur l’injustice par une injustice encore plus grande. Mais à cause du lien de fidélité qui unit les deux parties, Yahve estime juste de maintenir l’Alliance au point prendre sur soi les destructions et injustices du partenaire : voie inimaginable qui consiste à vaincre le mal par la fidélité. Mutation spirituelle de la justice !
3.·Conclusion provisoire
32Le seul horizon où la problématique de la justice peut prendre sens humainement, c’est l’horizon éthique. Mais alors, théoriquement et pratiquement, justice et injustice sont à saisir ensemble. Parmi tous les discours symboliques articulant ce type d’expérience, nous avons pensé, avec Paul Ricœur, que le mythe adamique est le plus éclairant. Néanmoins, au plan éthique, il mène à une aporie extrême : reconnaissant l’homme comme acteur responsable de la justice, il avoue aussi la captivité insurmontable de la liberté dans le mal et l’injustice. Avant donc de réfléchir et d’agir "justement", l’homme aurait besoin d’être rendu juste, libéré de cette "disposition insondable de la liberté qui la rend indisponible à elle-même19, il devrait être justifié. Là s’arrête le discours éthique : la quête de la justice confronte l’homme de manière redoutable à l’aveu de son injustice foncière.
33Nous avons vu alors que l’expérience éthique est elle-même reprise à l’intérieur de l’expérience religieuse (l’Alliance entre Yahve et son Peuple). Justice et injustice trouvent une référence transcendante et concrète : la fidélité au partenaire.
34S’esquisse alors une voie insoupçonnée d’espérance où la justice de Dieu se révèle comme miséricorde "justifiante". C’est le sens ultime de l’Alliance. Celui-ci apparaît cependant comme en attente. Deviendra-t-il réalité historique, et comment ?
II. La justice dans la nouvelle alliance
35Dans le prolongement de l’Ancienne Alliance on peut saisir la venue du Christ comme actualisant effectivement la figure du Serviteur de Yahve pressentie par le prophète Isaïe. L’itinéraire de Jésus nous fait prendre conscience qu’il n’y a pas d’autre voie pour vaincre l’injustice que le chemin de la croix pris par le Christ. Guillet dit dans un raccourci saississant :"Le Dieu du Sinaï et des prophètes est le Dieu des pauvres, le Dieu qui naît à Noël est le Dieu pauvre"20.
1. La dialectique chrétienne de la justification par la foi et de la pratique éthique de la justice
36Tout en faisant sien l’héritage de l’Ancien Testament, Jésus appelle l’homme à un changement d’attitude et de cœur, en mettant l’insistance sur les points fondamentaux de la Loi et des Prophètes. Une telle interpellation instaure dans l’agir de l’homme une rupture, un dessaisissement : "Cherchez d’abord le Royaume et sa justice et tout cela (boire, manger, vêtir) vous sera donné par surcroît (Mt, 6, 33).
37La lecture de l’ensemble de l’Évangile montre bien qu’il ne s’agit pas d’éloigner l’homme de sa responsabilité économique ; mais cette injonction opère un désinvestissement affectif et spirituel pour ouvrir le désir à un espace et à un faire (justice) prioritaires et ultimes (le Royaume). Selon l’Évangile, ce "détour radical" dans le "commerce" avec le monde est une condition indispensable pour l’approche juste du social au sens large, même s’il ne doit pas être compris comme une recette de comportement21. Pourtant, ce type d’approche reste encore extérieur par rapport à la réalité même de l’Évangile. En effet, Jésus-Christ ne dit pas seulement ce qu’est la justice, mais il se présente lui-même comme étant la justice, parce qu’il est personnellement l’achèvement de l’Alliance. "Je suis le Chemin, la Vérité, la Vie" (Jn, 14,6).
38Cela a une importance primordiale dans la vision chrétienne :
la foi, comme relation de confiance personnelle au Christ qui justifie et sauve l’homme, précède (est prioritaire à) la justice comme pratique morale.
la foi en Jésus-Christ selon l’Évangile libère chacun de son injustice et le rend seulement ainsi capable d’agir justement22.
39Il y a donc une spécificité chrétienne par rapport à notre problématique. La justice comme recherche morale est reprise à l’intérieur d’une relation personnelle au Christ, vrai Homme et vrai Dieu, qui libère pour un agir éthique, politique, etc... C’est St Paul qui a le plus thématisé cette dialectique : l’homme justifié (arraché à la captivité du péché et de la mort) par la foi est rendu capable de vivre en homme juste.
40C’est précisément à partir de cette dialectique que nous voudrions à présent mettre en lumière quelques aspects décisifs pour notre recherche sur la justice.
2. Le rapport complexe entre les instances de la foi (justification) et de l’éthique (vertu de justice) d’une part et le pouvoir politique (justice légale) d’autre part
41Un des points les plus épineux en matière de justice est, nous semble-t-il, celui qui concerne les différents pouvoirs et instances ainsi que leurs compétences. Inutile de dire que la tradition catholique a considérablement tâtonné dans ce domaine. Sans cacher que nous bénéficions aujourd’hui de 2000 ans de recherches, nous voudrions dégager quelques principes qui nous paraissent potentiellement présents dans le message évangélique.
a) Désacralisation du pouvoir politique
42Selon la conception chrétienne, le pouvoir politique ne peut se donner comme projet et mission le salut intégral de l’homme ; ceci revient au Christ et d’une certaine manière, à son corps, l’Église. Un pouvoir politique qui se croirait en mesure d’accomplir toute la justice devrait s’arroger un pouvoir absolu ou sacré. Il faut donc opérer une différenciation dans le concept de justice. Le pouvoir politique a la responsabilité de la justice politique (garantir effectivement les droits), mais il n’est pas directement compétent pour établir la justice dans ses dimensions éthique et spirituelle.
43Certaines idéologies et philosophies politiques n’acceptent pas cette limitation du pouvoir politique. Cependant, un pouvoir politique qui convoite la main-mise sur le sens et le salut use de sa force pour imposer ce qui ne souffre de soi aucune contrainte ; il traite les hommes en objets, en instruments. On se retrouve alors dans une thématique de souveraineté absolue. Le christianisme opère à cet égard comme une démythologisation ou une désacralisation ; dans le champ social, cela revient à distinguer aussi l’État, le pouvoir et la société civile.
b) Dépolitisation de l’instance religieuse et des lieux de genèse du sens
44On ne peut poursuivre le salut ni imposer les convictions ultimes avec des moyens politiques. Le risque, symétrique au précédent, c’est que l’instance religieuse recoure à des moyens de force pour réaliser le Royaume. A. Manaranche remarque très justement : "le démon du catholicisme, c’est un grand rêve unitaire sans cesse déçu : c’est le pouvoir de Dieu aux mains des hommes"23. Les hommes d’Église poursuivent leur plan de salut par les moyens du politique réduit au statut de bras séculier : historiquement, la phase aiguë de l’hégémonie papale entre le 11ème et le 13ème siècle met en œuvre ce type de modèle. Plus près de nous, l’instauration d’États coraniques relève de la même confusion des pouvoirs et donc de la même injustice. En termes christologiques, nous pouvons dire : la divinité du Christ ne peut absorber son humanité (b) ; comme pour le cas précédent, l’humanité ne pouvait accaparer pour elle la divinité (a).
45C’est ainsi que, la confusion des pouvoirs conduit à l’injustice des structures sociales24.
3· Le dépassement de la dialectique maître-esclave, ou le rapport liberté-justice-communion
46Les impératifs d’un ordre social juste peuvent induire en tentation de mettre la liberté humaine sous surveillance. Car effectivement c’est elle qui a provoqué des mésaventures radicales et des échecs terribles.
47Et, de fait, pas mal de régimes et systèmes historiques ont opté pour maintenir la liberté sous contrôle, ou même forcer les hommes à garder leurs talents en veilleuse pour ne pas commettre d’injustice.
48La justice et la liberté apparaissent alors comme des principes antagonistes. On ne saurait nier que, dans maintes situations historiques, il en est souvent ainsi.
49Or, quand on lit la parabole des talents (Mt, 24) par exemple, on se rend compte que l’Évangile, en fidélité à la Genèse elle-même, fait un pari exceptionnel. Au lieu d’étouffer, de réprimer les capacités, forces et talents que la liberté humaine peut mobiliser, et qu’elle risque effectivement de pervertir, le Christ provoque chaque homme à la libération de ses talents. Pourquoi et en vue de quoi ? L’esprit de l’Évangile ne va évidemment pas dans le sens d’une volonté de puissance anarchique (mentalité de maîtres), il mise en réalité sur une communion universelle dans l’amour. Or, une telle"utopie" est inconcevable sans libre adhésion et sans l’engagement de toute la liberté.
50Selon l’Évangile, tout agir (spécialement dans le domaine social) est finalisé et marqué par ce Royaume de communion (voir le "Jugement dernier"). Dès lors, la recherche de la justice elle-même s’intègre dans cette dynamique ; elle se présente comme une condition nécessaire de l’amour. Étant une médiation de la communion entre les hommes, elle ne peut, en tout cas pas en principe, mettre entre parenthèses la liberté, base d’une authentique communion.
51Par là même, la vision chrétienne s’écarte d’une conception de la justice réalisée par le muselage des libertés (mentalité d’esclave), mais tout autant d’une dynamique de la liberté qui aboutirait à la mort ou l’oppression d’autrui (mentalité de maître).
52Donc, tout en connaissant le risque d’une perversion de la liberté, le message évangélique ne conçoit qu’un ordre de justice libre, parce qu’ultimement il s’agit d’édifier une communauté d’amour pour laquelle à la fois la liberté et la justice sont requises.
53Il s’agit de ne pas céder à la double polarisation : liberté sans justice (maître) ou justice sans liberté (esclave), mais de conjoindre les deux. Est-ce possible autrement que dans l’attraction de l’amour ?
4. L’eschatologie et la résurrection des corps
54Le Christ par sa vie, sa mort et sa résurrection a déjà vaincu la mort, le mal, l’injustice. Le Royaume est ainsi déjà inauguré et là réside notre espérance.
55Mais respectant notre liberté, le Christ ne fait rien sans nous : l’histoire humaine reste le lieu où les hommes ont à se décider individuellement et collectivement pour ce Royaume de justice et d’amour. Dans le christianisme il y a donc une tension nécessaire :
d’un côté, la justice est accomplie dans le Christ. Dès lors, aussi bien par rapport au passé que par rapport à l’avenir, elle se vit, comme un don, un pardon, un règne qu’on attend et reçoit plutôt que comme une réalité qu’on mérite, conquiert, possède, produit. Il n’y a pas de critère absolument décisif et concret de justice qui soit immanent à l’histoire, ni de réalisation complète de celle-ci ; l’histoire va aboutir à un jugement final dont elle ne possède pas en elle les termes ou la clé.
de l’autre côté, libéré par et tendu vers la venue du Christ, l’homme doit assumer la justice comme une réponse et une tache dans l’histoire : transformer les états de fait et de violence en espaces de droit et de liberté, déjà figures et symboles du Royaume eschatologique.
56La tension eschatologie-histoire déploie l’articulation foi-éthique dans la temporalité. Dans ce sens, l’histoire est le lieu de la transformation qu’est la justice, mais l’eschatologie symbolise la fin qui échappe à l’homme et toutes deux constituent une altérité-différence nécessaire pour que l’homme ne s’enferme pas dans sa propre justice.
57Donc, ni main-mise sur la justice dans l’histoire ni résignation ou opium du peuple en attendant l’au-delà, mais l’assomption d’une tâche sous la mouvance de l’espérance.
58Le christianisme proclame aussi la résurrection des corps ; celle-ci n’implique pas seulement notre corps propre mais aussi l’ensemble de notre monde environnant. Et, puisque la résurrection est déjà en œuvre maintenant, la réalité sociale, comme milieu et "corporéité élargie", est appelée à être prise dans cette dynamique transformante de la résurrection, qui est à la fois accomplissement de la justice humaine et de la justice de Dieu.
59Cette résurrection non pas seulement de l’âme, mais du corps, et donc de tout ce qui est lié à cette corporéité, notamment les conditions de la vie sociale, symbolise la dynamique originelle et spirituelle de la justice sociale. Les réflexions qui vont suivre n’ont en somme d’autre portée que de discerner le déploiement de cette réalité dans notre histoire.
III. Éléments théoriques et pratiques de la justice dans la tradition
1. Les débuts
60Après une phase relativement courte marquée par la conviction de l’imminence de l’avènement du Royaume et une période de persécutions, les chrétiens, devenus assez nombreux, sont entrés, à notre avis sans trop s’en rendre compte, dans un type de relation avec l’empire romain qui ne coïncidait pas avec ce que nous venons de dégager comme logique de l’Évangile en cette matière. L’ère constantinienne est un modèle d’Etat confessionnel ou d’Église d’État.
61Cependant on aurait tort de penser que l’ère constantinienne constitue la perversion absolue d’une attitude pure de toute compromission (prévalant dans les premiers siècles). En effet, l’aube chrétienne était caractérisée par une séparation radicale entre la communauté des croyants et l’organisation politique, et cela ne correspond sans doute pas au dernier mot du message chrétien à l’égard de ce rapport. Par ailleurs, au 4ème siècle, la communauté chrétienne ne disposait pas encore d’un modèle conforme à sa nouveauté radicale dans le champ social.
62En réalité, les deux grandes configurations sociales existantes étaient d’une part le monisme social païen, où l’empereur est en même temps pontifex maximus et détenteur du pouvoir politique suprême, et d’autre part, symétriquement, le régime théocratique de type juif, où la Loi religieuse et la loi civile ne sont pas séparables. La dynamique chrétienne aura à se forger un chemin laborieux et sinueux au cours de l’histoire, même contre la volonté des responsables ecclésiaux, mais cette perspective d’évolution nous semble plus vraie que celle d’un modèle tout prêt conforme à l’inspiration chrétienne : n’est-ce pas la loi même de l’incarnation ?
63Donc pour cette dimension constitutive de la justice sociale qu’est la conception du politique dans son rapport à ce qui le dépasse, nous constatons que le ferment de l’Évangile ne tombe pas du ciel mais qu’il opère comme un principe de discernement tout au long de l’histoire. Cela est vrai pour l’ensemble du champ économique, social, culturel. La justice sociale est constitutivement marquée par l’histoire. Voyons-en quelques aspects au cours du Haut Moyen Age.
64Les 7 à 8 premiers siècles chrétiens éclairent la justice davantage dans une perspective pratique : à savoir la transformation des rapports de force et de domination en rapports de droits reconnus et garantis. Si on veut bien considérer les choses sous cet angle, il apparaît alors qu’il y a eu des bouleversements étonnants : l’abolition de l’esclavage, la protection des enfants, et aussi le statut plus équitable de la femme dans la société25. R. Pernoud suggère même que les innovations techniques du Haut Moyen Age pourraient être dues à la nécessité de remplacer l’exploitation de la force humaine (abolition de l’esclavage) par d’autres forces (attelage, moulin à eau, etc.).
65Il faut se souvenir que c’est aussi durant ces temps-là que sont nés des systèmes de solidarité comme les hôpitaux, hospices, etc... En somme, le Moyen Age, malgré ses déficiences souvent énumérées, n’était pas aussi "sombre" qu’on a bien voulu le faire croire.
2. Les apporte et limites de la synthèse thomiste
66Maints auteurs26 ont attiré l’attention sur le fait que Thomas d’Aquin a réalisé, par son œuvre intellectuelle, une synthèse prestigieuse entre la pensée judéo-chrétienne, d’une part, et la pensée gréco-romaine, de l’autre. Cela se vérifie incontestablement pour notre thématique. La justice comme vertu éthique (Aristote) est traitée à l’intérieur du mouvement de la Somme théologique27 et reste donc intrinsèquement articulée à la dialectique chrétienne de la justification par la foi, dont la charité est l’inspiration ultime28.
a) le droit comme objet de la justice
67Thomas reprend pratiquement la définition aristotélicienne de la justice ; "disposition habituelle de la volonté de rendre à chacun ce qui lui est dû" (Q.58). Mais logiquement, il fait précéder l’analyse de la justice par une considération sur le droit (Q.57), puisque ce qui est dû fait précisément référence au droit : le critère (objectif) de la justice c’est le droit29.
68Évidemment, c’est là que les choses se compliquent. En effet, qu’entendre par le droit et plus précisément qu’entendait par là St Thomas30 ?
69Notre théologien s’insérait en fait dans une longue tradition allant des jurisconsultes romains (Ulpien et Gaius) aux décrétalistes (décret de Gratien) et décrétistes du 12ème siècle, en passant par les Institutes de Justinien et l’inévitable Isidore de Séville (7ème s.).
70Sans entrer dans ce dédale extrêmement compliqué, nous pensons pouvoir retenir pour notre recherche que le niveau où se meut notre Docteur est ananthropo-éthique ; autrement dit, pour lui, la référence dernière de la justice n’est pas simplement la loi de fait d’une cité, que cette loi soit coutumière ou positivement instaurée par une autorité et consignée ; mais il se contre-distingue aussi d’une conception stoïcienne (tradition gréco-romaine) de la loi où le cosmos et l’homme restent encore trop imbriqués31.
71Voici un texte de la Somme théologique qui illustre notre propos :
72"...entre toutes, la créature raisonnable est soumise d’une façon plus excellente à la providence divine, en tant qu’il lui est donne de participer elle-même à la providence, étant elle-même providence pour elle-même et les autres... C’est cette participation à la loi éternelle dans la créature raisonnable qui est appelée loi naturelle"32.
73Jean-Marie Hennaux33 fait remarquer que, contrairement aux stoïciens (monde gréco-romain), il y a ici une émergence de l’anthropologie par rapport à la cosmologie, et que dès lors (à cause du rapport de création) il y a place pour une anthropologie où l’homme ne consent pas seulement à son destin, mais où il est responsable de soi, d’autrui, de l’histoire. La loi, le droit sont à la mesure de l’homme, ils sont éthiques. Dès lors, par la justice, rendre à autrui ce qui lui est dû, c’est le traiter selon cette humanité-là : de manière à ce qu’il puisse être "providence pour lui-même et pour autrui", c’est-à-dire responsable.
74Nous disposons donc ici d’un contenu, certes encore assez formel, mais néanmoins hautement significatif, pour le droit et donc pour la justice. Mais ce qu’il est intéressant de noter dès maintenant, c’est que, si chez Thomas la référence de la justice est le droit et que celui-ci se qualifie en dernière instance anthropo-éthiquement, alors il est illusoire de chercher une norme pour la justice qui soit déterminable et contraignante comme une loi physique.
75Au contraire, le contenu et l’exigence de la justice, pour devenir opératoires, ont besoin de l’adhésion de la liberté humaine. C’est cela qui différencie une obligation éthique d’une contrainte physique.
b) la double dimension constitutive de la justice chez St Thomas
76La perspective ouverte par ces quelques réflexions sur le droit oriente la compréhension de la justice comme engagement volontaire (vertu) dans la ligne d’une créativité critique plutôt que dans celle d’un consentement passif à une norme extrinsèque, éventuellement quantifiable.
77Dans le passé on a souvent mal compris ce que St Thomas entendait par justice générale. Parce que lui-même désigne parfois celle-ci par les termes de justice légale, on a cru qu’il s’agissait du respect dû à la loi positive.
78Or, des études crédibles et sérieuses34 montrent qu’il n’en n’est rien. La justice générale est l’ouverture volontaire à, et l’instauration d’un espace sociétaire respectueux de l’homme ; autrement dit, la justice selon St Thomas est marquée d’abord par l’orientation éthique vers l’universalité et l’organisation juridique concrète de celle-ci pour un groupe déterminé.
79Notre auteur ne développe pas ici les conséquences politiques et institutionnelles de cette dimension prioritaire, parce que son discours est d’abord éthique, mais nous ne pensons pas qu’il y ait un doute possible sur son intention : un ordre sociétaire digne des hommes.
80Comme nous allons le voir ultérieurement, le concept de justice sociale reprend exactement cette visée : ce qui est dû en première instance à autrui, c’est la mise en place d’un espace social humain. Il s’agit donc d’emblée de quelque chose de plus fondamental et vaste qu’une politique sociale, ici, on englobe la vie en société dans toute son ampleur35.
81Ce n’est qu’à l’intérieur de cet espace, de cet ordre, de cette vie, que les deux formes de justice particulière viennent s’inscrire. La justice commutative concerne et règle les rapports des membres entre eux, et ce qui vaut alors, c’est l’égalité stricte entre les prestations échangées. La justice distributive régit les rapports de l’ensemble avec ses parties, et la norme est ici l’égalité proportionnelle (on tient compte dans la distribution des responsabilités, des charges, des mérites des situations, etc)36.
82En conséquence, il faut considérer ces deux dimensions (générale et particulière) de la justice comme intrinsèquement liées ; on ne peut poursuivre l’une sans 1 autre. La conception du droit de propriété privée pourrait éclairer notre point de vue. Le droit (particulier) est légitime et ne peut être aboli même sous prétexte d’universalité ; mais, en retour, la finalité, à la fois éthique et juridique, du droit de propriété privée doit être conçue de telle manière qu’elle permette l’accès de tous à l’usage des biens de ce monde : la particularité est au service de l’universalité. Ce type de dialectique est d’ailleurs, à notre avis, significatif pour l’ensemble des institutions et structures de la vie sociale.
c) Les limites de la synthèse thomiste
831. Même si Thomas d’Aquin était précurseur par sa pensée audacieuse, il n’en reste pas moins qu’il vivait dans un "régime chrétien" où la base de la vie sociale n’était pas la personne, mais la chrétienté. L’ensemble maintenait en tutelle les sujets éthiques, et il y avait donc un danger de holisme (le membre n’a de valeur, de sens, que comme partie du tout)37. De plus, la manière dont on interprétait le droit (naturel) revenait assez bien à une attitude statique et reproductrice de l’ordre hiérarchique effectif.
84Cela étant dit, il faut cependant noter aussi que la conception fondamentale de St Thomas, telle que nous l’avons exposée, allait précisément dans un autre sens et que, contrairement à l’image que nous donne parfois le néo-thomisme, on avait affaire à une époque en pleine ébullition : après tout, c’est en ces temps-là que se forment les communes et les villes, que naissent les bourgeoisies et les États nationaux, etc...
852. Une dernière remarque à faire concerne l’articulation des différents niveaux de la justice : spirituel (justification), éthique (respect des libertés égales en dignité et responsables), juridique (garantie de certains droits par un pouvoir politique), etc... Sans nier que la synthèse thomiste permettait une distinction des différents ordres, il faut convenir que la mentalité et l’organisation concrète de la société ne favorisaient pas les articulations38. Le prix à payer pour l’insuffisante articulation institutionnelle et conceptuelle des différents niveaux de justice se manifeste dans des régimes comme les monarchies de droit divin qui ne vont pas tarder à s’imposer, et les régimes d’hégémonie papale où le pouvoir politique est au service d’une idéologie religieuse. Dans les deux cas, il n’y a pas beaucoup de place pour les droits fondamentaux, ni pour les droits de participation aux divers pouvoirs.
86Néanmoins, il y a aussi un côté positif à cette globalité à peine articulée. En effet, si on doit éviter les mélanges et imbrications, on ne gagne pas non plus aux séparations. En ce sens, l’époque "chrétienne" peut nous rappeler des éléments intéressants. Ainsi, théologiquement, le fondement du droit pourrait s’expliquer de la sorte : il y a un dû (en justice) à l’égard de Dieu et d’autrui, parce que préalablement il y a un don (dans l’acte créateur de Dieu) ; et on pourrait ajouter un par-don (dans la "justification").
d) Conclusion
87En somme, la synthèse thomiste nous fournit un éclairage fondamental en rapportant la justice au droit, car par là même la justice est intrinsèquement et constitutivement référée à l’altérité, à l’autre comme sujet éthique. (Voir le texte de la Somme cité plus haut). C’est cette référence-là qui confère à la justice un fondement objectif (l’autre).
88La spécificité chrétienne, c’est d’intégrer cette référence à l’altérité dans le champ religieux : Dieu est l’Autre absolu qui fonde toutes les altérités. Dans le christianisme, cet Autre absolu a pris une figure historique humaine, ce qui entraîne que lui rendre justice (l’aimer, le suivre, le respecter) c’est inséparablement rejoindre l’homme et Dieu39.
89La tension constitutive de la justice, entre sa dimension générale et ses dimensions particulières, nous paraît signifier que les acteurs en société ne peuvent limiter leur horizon à leur propre intérêt et à leur bien particulier : pour que justice soit faite, une disponibilité ou respect de l’autre (et donc de tous) est exigée. Mais cela ne signifie nullement que cet ordre doive être holiste, organique. La conception thomiste (voir plus haut) interdit de concevoir un ordre où les sujets seraient réduits au statut d’instruments dépendants.
90Cependant, il est vrai que le régime institutionnel chrétien en vigueur au Moyen Age était fortement hypothéqué par une tendance à la tutelle religieuse qui utilisait l’instance politique comme un instrument et maintenait donc les gens en dépendance40.
IV. Le faux dilemme depuis les temps modernes : tutelle ou individualisme
91On peut avancer l’hypothèse que l’Occident a été marqué, depuis l’aube des Temps Modernes, par un faux dilemme qui constitue encore aujourd’hui un immense enjeu, avec des incidences incalculables sur la justice sociale.
1. Régime de tutelle
92Il s’agit d’un type de régime sociétal caractérisé par l’imbrication du politique et du religieux. Cette tendance n’est pas seulement celle de la hiérarchie catholique au Moyen Age41, elle se retrouve aussi bien dans le chef des détenteurs du pouvoir politique (monarchie de droit divin).
93Ce serait d’ailleurs une illusion de penser qu’avec le rejet du religieux, ce type de modèle disparaît : car le religieux, qui articule en somme les conceptions dernières sur l’homme et son rapport à l’Absolu, peut être remplacé par un discours idéologique qui a les mêmes prétentions. On voudra alors exercer, à l’aide du pouvoir politique, une main-mise sur la liberté personnelle humaine. De notre point de vue cela signifie réaliser la justice sans liberté : s’il y a un droit, il est octroyé par le pouvoir et celui-ci, s’arrogeant une emprise originelle sur le sujet humain, régente aussi immédiatement ce qui relève du sens et de la morale.
94Voilà donc, nous semble-t-il, une des branches de l’alternative du faux dilemme. Nous pourrons entrer dans la compréhension du second terme du faux dilemme, en nous demandant pourquoi l’Église catholique a prétendu maintenir, contre vents et marées, jusqu’au XIXème siècle ce type de régime (l’État confessionnel). Il y a certainement eu la soif du pouvoir, mais il y avait surtout la conviction qu’à part le régime de l’État confessionnel il n’existait qu’une autre voie, celle d’un "individualisme sans foi ni loi".
2. Individualisme
95En effet, de l’autre côté émerge, en réaction au régime de chrétienté, une lame de fond générale qu’on pourrait désigner par autonomie, émancipation, liberté. Et cela dans tous les domaines : culture, politique, économie, etc... En tant que dimension essentielle, et irréductible, de la vie sociale, cette autonomie n’a rien de péjoratif, et, comme nous l’avons vu, elle est dans l’esprit même de l’Évangile (voir parabole des talents). Il fallait que cette position de la liberté puisse historiquement et institutionnellement se manifester.
96Mais dans le contexte historique, et selon la perception des protagonistes, cette émancipation n’est apparue d’abord que comme en opposition et en contradiction avec le régime chrétien, et puis comme une polarisation exclusive et absolue. Dès lors, ce moment constitutif de toute vie sociale est devenu malheureusement, en maintes circonstances, un type d’idéologie et même un modèle institutionnel exclusif et fermé42. Il s’agit alors d’un unilatéralisme symétrique par rapport au modèle de tutelle : la liberté sans justice ! Désignons cette dérive par individualisme.
97Un cas typique nous paraît être Machiavel : une soi-disante a-moralité, en réaction contre le carcan médiéval, devient en réalité immoralité, et un univers débarassé d’une tutelle pesante bascule en rapport de forces ; dans toutes les sphères s’installe une sorte d’individualisme monadique (même comme groupe : nationalisme).
98Par rapport à la problématique qui nous intéresse, cet excès se caractérise ainsi : cet individualisme ne reconnaît pas l’altérité fondatrice de la justice. Poussé jusqu’au bout, ce mouvement s’inverse en fait : l’émancipation tourne en son contraire : l’oppression.
99Car l’individualisme opère une atomisation de la société43 et rend celle-ci beaucoup plus vulnérable à une emprise totale du pouvoir. Cet unilatéralisme individualiste prépare (on pourrait en trouver des indices dans l’histoire) le terrain du totalitarisme44.
V. La personne, liberté responsable, comme fondement de la vie sociale45
1. Personne et vie sociale
100Voilà donc les termes d’un faux dilemme, car il nous semble qu’il y a un troisième terme qui permettrait de fonder la vie en société : la personne ou liberté responsable, conjugaison de la liberté et de la justice. Dans cette conception, la liberté est pensée et vécue comme étant intrinsèquement en rapport avec autrui. Ne pas respecter l’autre c’est en fait attenter à soi-même, car la liberté n’advient, n’existe, et ne s’épanouit que par, avec et pour autrui.
101Théologiquement, on retrouve le fondement de cette conception dans le récit de la création (Genèse) repris par Jésus lui-même. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa" (Gn, 1, 27). Toute la Bible va converger pour faire percevoir que le rapport de création est comme un appel, une interpellation, à un engagement réciproque (alliance) entre l’homme et Dieu. La manière d’être personnelle de l’homme est suscitée par la pro-vocation divine qui s’adresse à l’homme comme à un "Tu".
102Et Dieu ne le crée pas comme une monade ; c’est dans la relation que l’humain en lui se réalise ; l’homme devient lui-même en étant "vers l’autre", dans la relation à l’autre : "homme et femme il les créa". Cette différence au sein même de la créature humaine n’oriente cependant pas vers l’isolement. L’homme et la femme sont marqués par l’attirance, Différence et attirance qualifient l’unité humaine qui n’est pas régressive, fusionnelle, mais don et acceuil des libertés.
103Le Christ lui-même va encore approfondir cette réalité de relation, en nous introduisant dans son lien à Dieu comme Père. Autrement dit, dans la vie chrétienne, être homme se manifeste comme "être fils et fille de ", et par là même "être frère et sœur de".
104Le concept de personne ainsi présenté permet de récuser à la fois un modèle atomistique et un modèle holiste ou substantialiste de la société : cela nous paraît essentiel car, dans ces deux cas, le concept de justice sociale serait difficile à maintenir.
105L’homme n’advient à lui-même, physiquement, mais surtout mentalement et éthiquement, que par et dans un ensemble de relations familiales, sociales, culturelles, etc... Dès lors il ne peut être conçu comme une monade autosuffisante.
106En même temps, un ensemble relationnel ne reste humain que dans la mesure où il existe et subsiste par l’engagement libre des membres qui le composent ; ce qui veut dire que la société ne peut jamais être conçue comme une substance ou une entité propre hors des engagements de ses membres.
107On ne peut donc penser et vivre son identité autrement qu’en relation : être soi-même, être libre, c’est se reconnaître en relation et en fin de compte responsable et solidaire. Ce dernier point a son importance. On y retrouve un aspect de la justice : "donner à autrui ce qui lui est dû"... peut s’entendre comme lui rendre une dette, ou comme s’il y avait toujours déjà un don préalable auquel on répond. Et, en effet, l’existence se révèle être un don (soi-même et autrui) duquel nous avons à répondre. Donc identité, liberté, responsabilité et justice ne se pensent que les unes avec les autres.
108Par ailleurs, à ce niveau fondamental de la qualité de personne, il y a aussi égalité : chaque être humain est personne libre et responsable comme tous les autres, mais naturellement de manière absolument singulière et unique, et donc différente de tout autre. Il ne faut pas confondre différence et inégalité.
109Pour compléter cette conception de la personne humaine il faut ajouter ce qui suit. L’homme comme personne existe corporellement ou encore "en son corps". Autrement dit, la relation de l’homme à son corps n’est pas d’ordre instrumental et extérieur comme si le corps était un moyen. Au contraire, l’homme est corporellement au sens où c’est par la médiation de son corps qu’il est relié et ouvert au monde et à autrui (et d’ailleurs à lui-même). Dès lors, porter atteinte au corps c’est porter atteinte à la personne puisqu’elle est en son corps. Vivre, c’est vivre corporellement (et c’est d’ailleurs pour cela qu’il y a une résurrection des corps).
110Mais alors il convient de faire un pas de plus. En effet, comme être corporel l’homme est vitalement lié à la nature d’un côté et à l’environnement social de l’autre.
111Analogiquement, on pourrait dire que ce sont pour lui des corporéités élargies. Nous voulons signifier par là qu’aussi bien les conditions corporelles que naturelles et sociétales font partie de l’être-personnel humain.
112Dès lors, ne pas respecter ou porter atteinte à ces conditions, c’est de quelque manière porter atteinte à la personne46.
113Sans y insister pour le moment, constatons que les conséquences pour le droit et la justice sont immédiates : les droits de la personne comme liberté et les droits de la personne comme être corporel (et donc naturel et sociétal) ne sont pas dissociables - sous peine de disloquer la personne humaine.
Conclusion
114Cette troisième possibilité d’une liberté incarnée et responsable comme base de la vie sociale nous fait dépasser le faux dilemme de l’homme sous tutelle ou de l’homme individualiste et atomistique, tout en ressaisissant le positif de l’un ou de l’autre : l’espace sociétaire et l’émancipation. L’intégration de l’homme comme personne permet aussi d’articuler convenablement sans qu’il y ait subordination ou instrumentalisation. En fait, il n’y a pas d’un côté la particularité individuelle et de l’autre l’universalité sociale, mais il y a trois pôles : particulier, universel, et singulier (liberté comme autodétermination). Ces pôles sont intrinsèques, c’est-à-dire qu’on ne passe de l’un à l’autre que par le troisième et chacun des trois ne peut se penser et exister sans les autres47.
2. Personne, Droit et Justice
115Le concept de personne est lié au concept de droit et donc de justice48.
a) Le droit comme pouvoir partagé
116On envisage rarement la liberté responsable comme un pouvoir. Pourtant, en considérant que nous nous "édifions" à travers nos décisions, il en est bien ainsi. Il s’agit d’un pouvoir limité et ordonné à la coopération ; donc ni impuissance (tutelle) ni force aveugle et irresponsable (individualisme).
117Or, il nous semble que les droits constituent justement la transposition dans le champ social du pouvoir qu’est la liberté : "avoir" des droits, c’est disposer dans l’espace de la société de pouvoirs d’action et d’initiative. Cela explique d’ailleurs que l’homme ne peut se résigner à la non-reconnaissance de ses droits, car cela reviendrait à nier sa qualité d’être-libre. Ainsi, en fin de compte, lutter pour les droits de l’homme, donc selon la justice, revient à lutter pour la spécificité humaine : la liberté responsable. Mais, analogiquement au pouvoir qu’est la liberté, les droits ne sont pas des forces, des puissances que je possède, ce sont des pouvoirs (d’être et d’agir) que je (et nous) ne voulons exercer qu’avec l’accord des autres. Lutter pour la reconnaissance d’un droit (justice), c’est vouloir exercer un pouvoir, non pas en s’appuyant uniquement sur sa force mais en passant par le consentement de l’autre.
118Évidemment la réciprocité est alors impliquée. Les droits apparaissent ici comme une transformation du rapport à autrui : non plus des rapports de fait, de violence, de force brutale, mais des rapports de pouvoir partagé.
119Malgré des perversions innombrables, le droit conjugue le pouvoir et le souci de l’universalité49, et relève ainsi un défi analogue à celui que la liberté personnelle doit assumer par rapport à ses propres forces.
120Notons pour terminer ce paragraphe que, si notre perception est exacte, alors le point central de la vie sociale et de la justice sociale ne se trouve pas uniquement dans le rapport aux choses, aux biens économiques (rapports à la nature), mais aussi et tout autant dans le rapport des hommes les uns aux autres (rapport social au sens large)50. De plus, si les droits sont l’expression-réalisation, au plan social, de la liberté comme pouvoir, alors la justice qui en est la mise en œuvre doit être comprise comme participation à la détermination du devenir commun.
121Mais cela même signifie qu’il y a dans la justice et le droit une reconnaissance de co-détermination du devenir des autres et réciproquement. Nous pensons que pour que justice soit faite, le rapport gouvernant-gouverné (pouvoir "sur") ne peut qu’être une instance qui symbolise cette acceptation plus radicale d’un pouvoir partagé.
122S’il en est ainsi, l’État, qui est organisation d’un pouvoir de droit, ne peut jamais absorber la société, lieu de l’accord de partage du pouvoir, mais, en même temps, la société particulière n’existe que par lui, symbole de cet accord.
b) Le droit comme condition sociale de liberté
123Le concept de personne n’implique pas seulement l’autre, et donc la responsabilité, mais aussi la condition corporelle et par là l’environnement naturel et sociétal. Nous avons mis en évidence le lien intrinsèque entre la liberté et ses conditions. Mais dès lors, si le droit est dans l’espace social la possibilité d’exercice du pouvoir qu’est la liberté, alors il est nécessaire, à cause du lien intrinsèque entre liberté et corps, que les conditions sociales de l’exercice du pouvoir soient aussi garanties par des droits. Sinon, on porte atteinte à l’intégrité humaine dans la vie sociale.
124Ceci n’implique pas, selon nous, un égalitarisme des situations, des positions, des ressources et évidemment pas des conditions naturelles, mais une égalité devant les droits fondamentaux ainsi qu’une garantie juridique effective d’offrir des conditions sociales telles qu’elles permettent à tous d’épanouir leurs ressources et capacités au service de la justice.
c) Personne, droit et justice comme réalité historique
125Le concept de personne, outre la relation à autrui et au corps, comporte aussi une dimension historique. La liberté advient dans et devient par des décisions personnelles et collectives qui constituent l’essence de son histoire personnelle et collective. L’homme s’expérimente comme une tâche pour lui-même, qu’il assume à travers les moments de ses engagements historiques.
126Selon l’analogie que nous avons voulu mettre en évidence entre liberté d’un côté et droit de l’autre, nous pouvons également souligner ici l’historicité du droit et de la justice. Car il ne s’agit pas de réalités toutes faites ou constituées d’avance. Le droit et la justice se réalisent réalisent à travers les engagements historiques particuliers des individus et des collectivités.
127J. Ladrière suggère bien l’enjeu de cette historicité, la logique interne de l’évolution des droits : "c’est à une même question fondamentale que chaque époque tente de répondre en fonction des situations qui la définissent et des possibilités qu’elle réussit à se créer : quelle est la forme généralisable dues exigences qui font le caractère humain de l’homme" ?51.
128L’insistance est donc sur le droit comme universalisation de l’humain et cela chaque fois à nouveau à partir d’une condition historique donnée (situations et possibilités). L’avance dans cette voie est tributaire de la manière dont l’homme va répondre aux exigences d’ordre éthique qui s’adressent à lui à chaque époque.
129Mais il faut faire remarquer ici que cette exigence comporte aussi une dimension d’effectivité.
130H. Arendt a dit un jour que, si elle avait le choix entre la meilleure déclaration des droits de l’homme et une garantie juridique imparfaite mais effective de certains droits par un pouvoir politique, elle choisirait sans hésiter la seconde.
131Autrement dit, la "forme généralisable" exige une effectivité historique garantie par un pouvoir politique.
132Dès lors, la justice se présente en tant que vertu comme une action sociale historique, critique et créative, qui transforme précisément ce qui est encore de l’ordre du fait en rapport de droit52.
133Compte tenu de ce que le droit est reconnaissance de l’autre et par l’autre53 comme sujet libre, responsable et incarné, cette action ne peut pas ne pas avoir un aspect de lutte, même si, dans la procédure et les moyens qu’elle utilise, il lui faut rester cohérente avec l’objectif qu’elle poursuit : l’institution légale de ce qui fait, à un moment de l’histoire, le caractère humain de l’homme.
3. La justice comme action sociale critique et créative
134La conception de la justice comme action sociale réalisant le droit ne s’inscrit pas dans n’importe quel schéma d’action sociale. Il est important d’esquisser, très sommairement, deux schémas d’action sociale dont seul le second permet de penser et d’agir en justice. Les deux types nous sont suggérés par J. Ladrière54.
135a) On peut se représenter l’action sociale comme entièrement sous le contrôle d’un instinct ou d’une pulsion (voir par ex. K. Lorenz), ou guidée uniquement par des rapports de forces ; ou encore comme le déroulement d’un processus naturel (voir par ex. la socio-biologie, le darwinisme transposé dans le champ humain, ou simplement une vue déterministe de l’ensemble du vivant, par ex. Monod) ; on peut le penser aussi comme le déploiement d’une loi d’essence : les étapes historiques ne seraient alors que des projections dans le temps de moments contenus d’avance dans l’essence (le système hégélien peut se comprendre ainsi) ; ou encore comme une résultante d’un schéma d’émergence purement aléatoire55.
136Cet ensemble a comme caractéristique d’annuler la dimension de décision éthique, personnelle et commune, dans l’histoire. Dès lors, ce que nous appelons le droit et la justice deviennent des concepts sans consistance.
137b) L’autre possibilité est de reconnaître en toute action sociale une structure complexe. Elle comporte nécessairement un objectif particulier. Mais celui-ci ne prend son sens humain, sa pertinence éthique, sa légitimité, qu’en référence à une visée universelle. L’objectif particulier se présente comme une décision, prise par une personne pour elle-même ou au nom du groupe56, pour inscrire le devenir dans le mouvement vers l’universel. On retrouve ici nos trois moments, particulier, universel et singulier.
138Apparemment ce dernier schéma est fort angélique, et il faut bien reconnaître qu’en pratique on retrouve souvent des éléments du premier.
139Néanmoins, de ce fait il ne convient pas de conclure à la nécessité et à la vérité du premier schéma. Comme le fait remarquer J. Ladrière, souvent ceux qui n’agissent que selon leur force et leur intérêt, sentent cependant la nécessité de recourir à une légitimation universelle. Que la justification proposée soit de bonne ou de mauvaise foi importe peu ici. Ce qui est essentiel c’est que toute tentative de justification implique la reconnaissance d’une normativité de type universel. La conduite de mauvaise foi témoigne même d’une certaine manière plus encore que la conduite de bonne foi de la réalité de cette reconnaissance, car la mauvaise foi n’est pas le cynisme absolu, qui rejette tout principe ; c’est la conscience d’une non-adéquation entre la réalité de l’action qu’on mène et les principes qu’on invoque pour la justifier"57.
140Notons simplement en passant qu’on saisit ici comment mensonge et injustice sont liés et, de manière inverse, qu’il doit y avoir un lien intrinsèque entre vérité et justice.
141Il y a certes moyen d’imaginer des individus et des groupes qui croient pouvoir renoncer à une légitimation, et donc à l’universalité58.
142Cependant, mis à part le fait que souvent dans de tels cas, les meneurs tiennent des discours très moralisateurs et légitimateurs (on retombe donc dans la mauvaise foi), il faut bien reconnaître avec Ladrière : "S’il est possible à un individu d’agir de façon soutenue sans principes, cela paraît impossible de façon durable pour un groupe. Car, si un groupe est lié par des intérêts, il l’est aussi en partie par des principes et le rejet des principes est générateur de démoralisation"59.
143Autrement dit, malgré l’ambiguité permanente, et les dénis nombreux, la vie humaine en société se fonde en dernière instance sur l’engagement personnel à l’égard de principes et valeurs signifiant l’universel.
144À partir de ce survol, il s’avère que la recherche de la justice implique une tache de discernement plus fondamentale, celle de percevoir dans quel schéma d’action sociale s’inscrit telle idéologie, tel comportement, telle prise de position.
145c) Pour terminer ce paragraphe sur la justice comme action sociale, nous voudrions utiliser ce double schéma pour nous faire une idée au sujet de deux systèmes qui ont marqué notre présent historique de manière exceptionnelle : le libéralisme capitaliste et le socialisme marxiste. Il s’agirait de saisir la dynamique fondamentale des systèmes respectifs, non seulement les régulateurs internes, mais plutôt la logique qui préside à l’évolution du système lui-même.
146En ce qui concerne le capitalisme, il nous paraît que l’auteur le plus indiqué est J. Schumpeter60, qui nous semble avoir vraiment cerné l’essence même du libéralisme capitaliste. Voici quelques textes particulièrement significatifs : "le capitalisme, répétons-le, constitue de par sa nature un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait jamais le devenir... En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste...61.
147"Il s’agit d’un processus de mutation industrielle - si l’on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Le processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme...62.
148"En d’autres termes, le problème généralement pris en considération est celui d’établir comment le capitalisme gère les structures existantes, alors que le problème qui importe est celui de découvrir comment il crée, puis détruit les structures."63.
149On ne peut en douter, on se trouve ici devant une présentation pénétrante et clairvoyante du système d’action capitaliste. Mais qu’en penser par rapport à nos deux schémas d’action sociale et donc par rapport à la justice ?
1501. Il convient de noter le formidable essor en ternes de biens économiques, d’autonomie de l’homme par rapport à son environnement naturel, de niveau de vie, etc. Le mode de production industrielle couplé avec le régime capitaliste constitue de ce point de vue une vraie rupture dans l’évolution économique de l’humanité. Cependant, il faut aussi se rendre compte que la destruction des structures dont parle Schumpeter risque de rester une notion abstraite si on ne la réfère pas à la réalité historique qui fut et est encore un formidable déracinement et une véritable exploitation de populations et générations entières : naissance du prolétariat !
151N’y-a-t-il pas un danger de considérer ces structures comme des choses extérieures à l’homme ? Nous avons justement rendu attentif au fait que les structures sociales et la liberté de l’homme sont intrinsèquement liées. Ensuite, si on se tourne maintenant de l’autre côté, la création, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’elle consiste uniquement en des choses et des objets. Il s’agit d’un processus indéfini de production de choses.
152N’y a-t-il pas là une grave option : l’homme ou les choses ? Cette impression se confirme lorsqu’on se rend compte que le champ référentiel utilisé pour décrire le processus capitaliste est physique, machinal et biologique. On est davantage dans l’espace biologique qu’historique (décision, rapport d’homme à homme, constitution d’une société et d’une finalité humaines).
1532. De manière plus fondamentale, il est intéressant de rapprocher le noyau dynamique du capitalisme, la destruction créatrice, d’un mythe que Paul Ricœur mentionne comme alternative au mythe adamique64. Il l’appelle le mythe du drame de la création : dans ce mythe, la création surgit d’une victoire violente de divinités jeunes (qui représentent l’ordre) sur des divinités originaires (qui représentent le chaos), la création surgit d’une lutte destructrice, l’exécution des vieilles divinités est en même temps naissance du monde nouveau. Il faut bien percevoir combien ce type de représentation diffère de la conception biblique ; pour cette dernière, le geste créateur est originaire et bon, et c’est l’homme qui introduit le mal, comme être créé libre. Tandis que pour la destruction créatrice le geste créateur est indiscernable, nous dit Paul Ricœur65, du geste criminel qui met fin à la vie des plus vieux dieux ; autrement dit, le mal n’est plus seulement radical mais originaire, et il est nécessaire (comme violence) dans la victoire même sur le chaos. L’être, l’agir et le mal sont essentiellement indissociables et le processus de destruction créatrice s’approche dangereusement d’un processus de bouc émissaire où la violence devient créatrice ou fait au moins partie intégrante de la création. On peut évidemment nous reprocher cette association très problématique entre le centre dynamique du capitalisme et un mythe babylonien. C’est vrai. Cependant, dans la mesure où cette loi devient normative pour tout un système (économique) qui lui-même pourrait être prioritaire dans l’ensemble de la vie sociale, ne faut-il quand même pas se poser des questions ?
1543. C’est précisément ce dernier point que Schumpeter lui-même soulève par une note importante qui accompagne les textes que nous avons cités : "Il est bien entendu que ce changement de perspective (Schumpeter parle du changement entre une compréhension du capitalisme qui gère les structures et la vraie compréhension où le capitalisme crée et détruit les structures) affecte seulement notre évaluation du rendement économique et non pas notre jugement moral" (note p. 123). Il faut mentionner cette remarque importante car l’auteur opère par là une distinction méthodologique, il décrit et explique un système économique, mais s’abstient à son sujet de tout jugement moral. Ce qui est significatif dans ce propos, c’est que lui-même paraît percevoir qu’il pourrait y avoir une question sérieuse (éthique) à propos du capitalisme.
155À notre avis, il faut d’abord noter que le système capitaliste décrit par Schumpeter n’a pas été seul à déterminer l’évolution historique. D’autres déterminants sont certainement les régimes politiques, les rapports des groupes sociaux, l’influence culturelle et religieuse etc. Mais, dans la mesure où cette logique de destruction créatrice a été marquante, ne faut-il pas soulever le type de questions éthiques et anthropologiques auxquelles nous avons fait allusion plus haut ? Max Weber s’est déjà interrogé au sujet des racines (notamment religieuses) du capitalisme, notre approche est moins historique que systémique : quel genre de logique est véhiculé par la loi fondamentale du capitalisme ?
156Pour revenir, en terminant, à nos deux schèmes d’action sociale, nous pensons que le capitalisme décrit par Schumpeter correspond assez bien à ce que J. Ladrière appelle un schéma d’émergence aléatoire assez proche d’un darwinisme social... ; à moins qu’on ne se souvienne de la manière dont Schumpeter lui-même prévoyait l’avenir du capitalisme : à savoir le socialisme, proche d’une planification intégrale, donc un processus entièrement rationalisé (schéma du déploiement d’une loi d’essence).
157Dans les deux hypothèses, il nous semble qu’on se trouve dans le premier modèle où l’éthique et la justice n’ont pratiquement pas leur place.
158Quant au socialisme marxiste, à cause d’une élaboration théorique beaucoup plus poussée, il nous semble qu’il est plus aisé d’en identifier la loi régulatrice fondamentale : il s’agit du matérialisme historique.
159À ce propos on est devant un choix préalable. Ou bien on considère que le rapport entre superstructure (Überbau, tout ce qui dans les rapports sociaux n’est pas économique) et infrastructure n’est pas déterminé unilatéralement et de manière univoque par cette dernière, et alors, tout en tirant des leçons importantes de Marx, on opte pour une autre conception du devenir historique n’a pratiquement plus le sens que lui donne Marx. Ou bien on adopte la vue communément admise au sujet du matérialisme historique, selon laquelle la conscience, le droit, l’éthique, etc, n’ont qu’un rôle second par rapport à l’infrastructure (structure économique, ou mode de production)66.
160À propos du processus qui préside à l’évolution de l’infrastructure elle-même, le Père Calvez a sans doute une formulation heureuse en disant : "c’est une forme élémentaire du rapport à la nature dans la nature"67.
161Il nous paraît que la conclusion qui s’impose dans notre cadre de recherche est celle-ci : l’action sociale envisageable à partir du matérialisme historique est du premier type : loi d’essence et/ou processus naturel. Cela signifie aussi que la problématique de la justice comme action sociale, au moins selon la conception éthique que nous lui avons reconnue, n’a pas de sens dans le système marxiste.
162Cette conclusion nous semble confirmée par l’analyse du concept de la lutte des classes. Marx fait remarquer "qu’à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production68 ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement de forces productives, ces conditions se changent en lourdes entraves.
163Alors commence une ère de révolution sociale"69. Révolte des forces productives qui s’effectuent par l’intermédiaire de la lutte des classes70, moteur de l’histoire nous dit Marx. Mais là aussi surgit une sorte de conflit des interprétations :
soit la lutte des classes est entendue comme un affrontement de groupes où la force a sa place, mais les libertés individuelles et collectives aussi,
soit cette même lutte est interprétée comme le déroulement d’un processus nécessaire, naturel.
164Un monde sépare ces deux options, comme c’était le cas pour la compréhension du matérialisme historique : c’est la différence qui sépare nos deux schémas d’action sociale. Or il semble que là aussi Marx ait eu tendance à aller dans le sens déterministe, la lutte des classes se déroule comme un processus naturel.
165Ce qu’il est intéressant de voir, à propos de la lutte des classes, c’est que l’enseignement de l’histoire va dans l’autre sens. Au siècle dernier, la visée et les résultats des luttes ouvrières ont été, entre autres, des régulations juridiques, des droits garantis (heures de travail, sécurité, associations, etc.), c’est-à-dire ce que nous avons désigné par l’action spécifique de la justice : la transformation de situations de fait, d’exploitation, en des rapports de droit et de pouvoir partagé.
d) Conclusion
166Si la justice sociale est cette action transformatrice qui met les forces au service du droit, alors il faut pouvoir s’interroger sur les modèles d’action sociale qui sous-tendent les représentations théoriques, les idéologies, et les réalisations sociales concrètes.
167En fonction de notre point de vue, nous avons cru pouvoir distinguer deux schémas fondamentaux, l’un permettant d’intégrer la justice, l’autre pas.
168Nous servant ensuite de ces schémas comme critère, nous les avons confrontés avec les dynamiques qui caractérisent le libéralisme capitaliste et le socialisme marxiste.
169Notre conclusion a été que, en tant que tels, ces deux systèmes-fondamentaux relèvent d’un modèle d’action non compatible avec la justice sociale parce que la dimension éthique ne semble pas y avoir de place. Cette incompatibilité doit induire une autre recherche que celle d’une troisième voie entre le capitalisme et le marxisme : la véritable alternative est entre une doctrine de l’action qui intègre la liberté de l’homme comme responsabilité et une conception où la vraie liberté humaine n’a pas de place.
VI. Le concept de justice sociale en contexte historique
170Le concept de justice sociale est récent (19ème siècle). Pour préciser son contenu, nous voudrions en montrer l’enracinement social et doctrinal au sein du catholicisme. Nous terminerons cependant par une vue complémentaire en évoquant brièvement Proudhon.
171Au sein de la tradition catholique, le concept est à situer dans le courant du catholicisme social (19e et 20ème siècles). Cependant, pour bien saisir l’orientation de ce dernier, il faut le distinguer d’abord du catholicisme libéral71. Celui-ci se présente, au début du 19ème siècle, sous une forme philosophique (problématique des Lumières) et politique ; ensuite seulement ce courant désigne davantage les groupes bourgeois proches du libéralisme économique (deuxième moitié du 19ème siècle).
172Par ailleurs, il faut définir le catholicisme social par rapport à la démocratie chrétienne, qui a cette particularité d’être liée à la classe ouvrière tout en maintenant des alliances avec le monde catholique.
173Socialement le catholicisme social se recrute dans les milieux aristocratiques "ouverts", dans les milieux non directement touchés par l’industrialisation, puis dans les milieux bourgeois. Mais il se démarque de l’idéologie dominante de ce groupe car, à sa source, il y a l’interpellation de la "question sociale" telle qu’elle est née avec et par la révolution industrielle : misère, déstructuration sociale, naissance de la classe ouvrière.
174L’option de ce courant peut être caractérisée ainsi :
refus d’accepter cette "question sociale" comme une conséquence normale, inéluctable, ou même souhaitable, du libre jeu des mécanismes du marché. Ceci oppose donc le catholicisme social a la théorie économique libérale. D’ailleurs certains vont plus loin en attribuant précisément à ce libre jeu du marché, l’origine de la misère du prolétariat.
défense, cependant, de la propriété privée contre les divers socialismes et opposition, de ce point de vue, à l’État comme acteur économique (étatisation, nationalisation).
175Le catholicisme social est assez bien travaillé par deux perspectives : l’une regarde en arrière vers une société pré-industrielle, c’est l’aile de la "restauration"72, l’autre reconnaît le fait industriel comme une réalité et tache d’y inscrire ses options. Ces deux pôles, à l’intérieur du catholicisme social, se rejoignent cependant sur plusieurs points centraux : défense de la famille, diffusion de l’accès à la propriété privée, juste salaire (plutôt dans la ligne d’un salaire familial), encouragement à la formation d’associations intermédiaires entre l’individu et l’État, et, au sujet du rôle de l’État, la subsidiarité (cfr infra) p. 340 et ss.
176Il faut noter pour terminer que l’approche sociale du catholicisme dans son ensemble était considérablement handicapée, au 19ème siècle, par la conception du rapport Eglise-Etat dont nous avons longuement parlé. C’est notamment ce point-là, et spécifiquement le droit à la liberté religieuse, qui est responsable de l’attitude négative du catholicisme à l’égard des droits de l’homme perçus non seulement comme anti-cléricaux mais aussi comme libéraux-subjectivistes. Le blocage ne sera dépassé qu’avec Jean XXIII et le Concile Vatican II. Inutile de souligner que cette réticence a rendu problématique la cohérence de l’action des catholiques en matière de justice.
177C’est dans ce contexte et selon ce mouvement qu’il faut saisir le concept de justice sociale dans la tradition catholique.
178Cernons la notion d’un peu plus près.
Contrairement à ce que nous avons exposé antérieurement, la problématique de la justice va se polariser autour du champ socio-économique. On traitera aussi de la question sociopolitique, mais le terme de justice (sociale) vise surtout depuis la fin du 19ème siècle l’économique. En cela on ne fait que rejoindre une tendance générale.
À l’intérieur du système néo-thomiste en vigueur durant le 19ème siècle et au 20ème siècle, les auteurs se disputaient considérablement quant à la portée à accorder à la notion de justice sociale : les uns l’identifiant à la justice distributive chez St Thomas, les autres à la justice légale73. Calvez et Perrin74 montrent qu’il ne s’agit cependant ni de l’une ni de l’autre, mais ce qui se cherche à travers ce terme c’est ce que St Thomas désignait par justice générale, en tenant compte cependant de la nuance signalée au point a).
Dans la même étude, les deux auteurs font remarquer aussi que ce n’est qu’en 1931, avec l’encyclique Quadragesimo Anno de Pie XI, que le concept de justice sociale entre dans le vocabulaire officiel de l’Église catholique. Cette introduction tardive s’explique justement par le flottement dans la compréhension du terme : mais Pie XI l’utilise alors dans le sens de la justice générale chez St Thomas.
Pourquoi alors n’avoir pas repris la terminologie ancienne ? Il nous semble justement que ce changement indique un déplacement de mentalité à l’intérieur du monde catholique : les divers systèmes, structures et rapports sociaux ne sont pas des données immuables, mais le résultat de l’agir de l’homme, et ressortent au moins partiellement de sa responsabilité. Ils sont progressivement perçus comme faisant partie de la tâche éthique de l’homme.
179Dans ce sens-là, cette tradition catholique75, malgré un long héritage d’acceptation de l’ordre établi, se trouve plutôt dans une perspective interventionniste par rapport à la réalité sociale.
180Mais ce serait une erreur de rapprocher cette attitude d’une promotion du rôle de l’État (voir plus haut) ; solidarité et responsabilité collectives (justice sociale) ne sont pas synonymes de centralisation, de bureaucratie et d’étatisation.
181Nous avons jusqu’ici décrit la lignée "catholique sociale" de la justice du même nom. Si on voulait évoquer un autre apport important, il impact durable76. Lui aussi, comme le catholicisme social, se situe dans la société industrielle. Mais, contrairement à la plupart des catholiques sociaux, Proudhon a vécu dans sa propre chair la condition sociale des milieux pauvres. Par ailleurs il a l’avantage (qui peut être aussi une difficulté) de ne pas s’inscrire dans un héritage intellectuel ou dans une école de pensée comme par exemple Marx. Proudhon est le type même de l’autodidacte farouchement indépendant.
182Rejetant toute allégeance (notamment religieuse), il désigne l’homme autonome et solidaire comme centre de sa vision sociale. Celui-ci advient à lui-même par le travail social (qui se fait en communauté et le produit). Selon Proudhon c’est la justice qui est loi immanente du réel social ; elle signifie réciprocité et solidarité, et au niveau proprement éthique : équilibre des droits et devoirs, rapport de dignité. Pour nous, il est de grand intérêt de constater que Proudhon reconnaît explicitement cette dimension morale ; c’est sans doute un des points qui le démarque de Marx77.
183Il se peut que Proudhon souffre d’une faiblesse symétrique à celle du catholicisme social : pour celui-ci on a noté la pesanteur d’une certaine tutelle, d’un contrôle de l’homme libre ; pour Proudhon on pourrait se demander si, malgré tout, l’homme comme autonomie (quasi) absolue ne risque pas de se refermer sur soi-même dans la mesure où il n’est pas interpellé, individuellement et collectivement, par une altérité transcendante. Mais, quoi qu’il en soit de ces limites, nous voudrions terminer par deux points fondamentaux et convergents.
184Pour le catholicisme social et pour Proudhon :
l’organisation et l’évolution de la société humaine sont considérées comme relevant de l’action humaine et donc de sa responsabilité. En ce sens, nous semble-t-il, il y a opposition aussi bien avec le marxisme qu’avec le capitalisme.
tout en accordant une place centrale à la solidarité et à la vie associative (même si les conceptions diffèrent notablement), il y a dans les deux courants une réserve claire à l’égard de l’État. Ceci vaut la peine d’être remarqué car, souvent, on associe justice sociale à État. Or, justement, les deux courants analysés semblent converger dans le sens contraire.
VII. Emprise des structures et justice sociale, défis actuels
Préalable
185"Pour le dire en deux mots, ce qui caractérise la crise de civilisation présente, c’est qu’il y a un décalage entre la maîtrise croissante de l’homme sur l’ensemble de ses moyens (techniques, économiques, politiques, etc.) et une absence de plus en plus ressentie de buts communs”78. Ce texte signifie assez bien ce que nous voudrions expliciter dans le chapitre sur l’actualité de la justice sociale. Le terme de "moyens" recouvre selon nous l’ensemble des systèmes d’action modernes79.
186En effet ce sont eux (systèmes techniques et scientifiques, organisations industrielles et financières, médias de communication et traitement de l’information) qui ont procuré à l’homme une amplification formidable de ses moyens d’actions et qui constituent, selon nous, le défi le plus décisif de notre époque. Car ces systèmes relèvent encore trop souvent d’une logique de la pure force et ne sont pas encore suffisamment repris dans un projet raisonnable au service de tout l’homme et de tous les hommes. Cela mérite d’autant plus notre attention parce que ces moyens extraordinaires sont en fait aussi des conditions, des milieux de vie pour nos contemporains. En effet, notre vie restera toujours marquée par le système naturel, les problèmes écologiques sont là pour nous le rappeler. Mais, depuis l’ère industrielle et de manière accélérée dans les dernières décennies, la densité, la spécialisation, et surtout la puissance potentielle des systèmes d’action humains marquent irréversiblement la vie des hommes. On a eu raison de dire que leur ensemble constitue vraiment un second monde par rapport au monde premier qu’est la nature pour l’homme.80 Perroux a parlé très justement "d’emprise de structure".
187Dès lors du point de vue éthique, la question se présente en termes de responsabilité collective : pouvons-nous, et comment, répondre des dynamiques et des conséquences effectives et potentielles de nos appareils structurels ? Ou sommes-nous, selon l’expression de Marc Oraison, des apprentis sorciers ?81 L’éthique ne se trouve donc plus seulement devant la tâche d’ordonner des comportements individuels, mais en notre époque, il lui incombe aussi d’orienter ces moyens que sont les systèmes modernes vers la fin que constitue la société des hommes. Autrement dit, la justice sociale (comme acte de transformation d’une situation et d’une dynamique fondées sur la force et la puissance en une organisation selon le droit, c’est-à-dire de pouvoir partagé et responsable) nous paraît être mise au défi d’intégrer les systèmes et structures d’action actuels dans cette transformation : que ces systèmes ne soient pas simplement des moyens de puissance et de richesse, mais des conditions favorables à l’émergence de vies humaines personnalisées82. N’est-il pas significatif à ce propos que dans nos sociétés industrielles si puissantes, il y ait tellement de gens dont le vécu quotidien est l’impuissance ? N’y a-t-il pas là un symptôme d’aliénation ou au moins un appel à une prise en charge qui implique un contrôle commun et responsable de nos phénoménaux "appareils" ?
188Notre objectif n’est pas d’élaborer ici une casuistique qui fournirait des recettes de conduite au niveau structurel, nous visons plutôt à aider un discernement quant aux interprétations de notre condition actuelle de manière à montrer dans quel cadre la justice sociale peut avoir une place et dans quel autre elle n’en a pas. Dans cette perspective nous aborderons successivement deux présentations, celle de F.A. Hayek et celle de G. Donnadieu83.
189Mais avant d’en venir là rappelons cependant que notre option exclut une compréhension naturaliste des systèmes sociaux, c’est-à-dire une compréhension des "relations longues" qui reviendrait à les soustraire à la référence éthique84. Nous ne cédons pas pour autant à la tentation inverse qui consisterait à croire qu’une transparence et reprise morales complètes des structures et systèmes seraient possibles, cela relève du fantasme. En effet, les structures et systèmes occupent une double position par rapport à la capacité d’autodétermination humaine : d’une part ils sont des objectivations et expressions de la liberté humaine et, dans ce sens, ils sont plus ou moins directement sous sa responsabilité ; mais d’autre part, ils sont aussi des conditions, un milieu préalable à l’agir humain, ils nous précèdent toujours et l’action ne pourra jamais les "récupérer" intégralement85. Les structures ont un statut analogue au corps et au langage : condition de possibilité et expression de la liberté, c’est cela qui fait leur intérêt et en même temps leur complexité d’un point de vue moral. Mais passons maintenant aux deux conceptions alternatives.
1. L’ordre spontané de Hayek et l’éthologie animale de Konrad Lorenz
190Selon Hayel la société évolue "par touches discontinues selon un jeu complexe d’adaptations microscopiques et insensibles"86. On se sent très proche d’un modèle d’émergence aléatoire, tel que Konrad Lorenz, un disciple fervent de Darwin, le présente pour l’éthologie animale : mutations très petites et sélection en fonction de la qualité d’adaptation au milieu que constitue la mutation. À long terme, ce mécanisme produit le meilleur ordre possible87.
191Hayek parlera d’un ordre spontané comme "ensemble de règles de juste conduite". Mais précisément cet ordre spontané n’est pas issu d’un dessein global de changement, mais des réactions locales, en fonction d’intérêts et de besoins particuliers. Chez Lorenz ce type de "règles de justes conduites", ce sont les instincts.
192Tandis que Lorenz rejette comme intenable tout finalisme, Hayek va s’opposer farouchement à ce qui apparaît comme la transposition de cette conception dans le domaine humain : le constructivisme88.
193Cet interventionnisme serait catastrophique, selon lui, car aux réponses libres, cas par cas, qui seules font évoluer la société dans le bon sens, on substituerait un ensemble de principes d’organisation à la fois inefficaces (car personne ne dispose d’une connaissance adéquate de l’ensemble du système qui lui permettrait de proposer des règles de fonctionnement profitables) et dangereux car il enlèverait aux membres leur liberté, l’initiative et le goût du risque qui sont les seules véritables sources de l’évolution. Dès lors le concept de justice sociale, parce qu’il se réfère à ce type de holisme (qui est une régression vers la vie sociale tribale), est absolument à bannir comme illusoire et dangereux.
194Nous avons d’emblée présenté la conception le HAYEK de manière assez critique, en soulignant son parallélisme avec le modèle de l’éthologie lorenzienne. Du côté positif, certains relèveront sa méfiance à l’égard de l’emprise de l’État et très spécialement, de son intervention économique. Ceci mériterait sans doute des nuances. Nous y reviendrons dans un instant. Demanière plus fondamentale, il y a le refus, de la part de Hayek, de revenir à un mode tribal d’organisation de la société qui correspond à ce que nous avons désigné par tutelle et holisme (L. Dumont). Malheureusement, chez Hayek, tout ce qui ne se rallie pas à sa conception de l’ordre spontané tombe sous
195Or, il nous semble que c’est là que le bât blesse. Nous avons indiqué notre rejet du modèle holiste : du point de vue de la conception de base, il revient à ce que J. Ladrière appelle développement d’une loi d’essence qui ne laisse plus aucune consistance à l’histoire comme mouvement autonome et libre. Mais la seule alternative n’est pas la conception du genre Hayek. Selon J. Ladrière, il existe une conception téléologique de l’évolution des sociétés humaines qui implique à la fois la mise en place de structures et la promotion de la libre autodétermination des sujets89.
196Dès lors, tout en reconnaissant que Hayek rend attentif à une tendance périlleuse dans la vie sociale, nous pensons que sa propre conception est insuffisante. Selon nous, on ne peut dissocier responsabilité personnelle, (initiative, goût du risque) et responsabilité collective. Ce n’est que grâce à un "milieu" familial, éducationnel, professionnel, etc..., qu’une personne devient capable de responsabilité personnelle. On a l’impression que ceux qui défendent actuellement les valeurs de créativité, de responsabilité, de liberté, ont justement pu bénéficier de systèmes sociaux extrêmement "porteurs". Dénoncer alors bureaucratie, emprise de l’État, perversité et lourdeur des structures, en faisant croire que quelqu’un peut devenir acteur effectif dans la vie sociale sans des conditions structurelles favorables, n’est-ce pas risquer de favoriser encore davantage les privilégiés qui disposent de par leurs moyens acquis des conditions favorables, et défavoriser encore davantage ceux qui se trouvent dans des environnements déficients ?
197Entre le holisme-constructivisme et l’individualisme atomisant on ne doit pas choisir : ce sont des impasses. Le vrai défi n’est-il pas aujourd’hui de prendre acte d’un monde hautement complexe et d’assumer la tâche de rendre cette complexité humanisante ?
198En conclusion : Il nous semble que Hayek reste enfermé dans le faux dilemme que nous avons décrit comme caractéristique de l’époque moderne. Sa position est symétrique de celle de maints régimes qui ont voulu contrôler la liberté par des moyens de contrainte en vue d’assurer un ordre social. La justice sans la liberté. Hayek se polarise dans l’autre impasse : l’individualisme monadique. La liberté sans justice.
199Nous avons indiqué que le concept de personne constitue une solution face au apories du faux dilemme. L’enjeu de ce chapitre-ci était d’investiguer la manière dont il faudrait penser et organiser les structures et systèmes modernes de manière à ce qu’ils respectent les personnes.
2. Justice sociale et systèmes
200Avec Donnadieu on se trouve à notre avis devant une approche beaucoup plus prometteuse90. Il prend acte de l’existence massive des systèmes sociaux et se demande comment les rendre cohérents : c’est-à-dire à la fois stables dans le changement et régulés de telle manière que la spécificité humaine (acteur libre et responsable) soit respectée.
201Sans entrer dans le détail et en regroupant les choses selon la perspective qui nous intéresse, on peut mentionner un certain nombre de conditions très significatives :
202a) Il faut, nous dit Donnadieu, que les systèmes soient "ouverts" les uns sur les autres : économie, politique, culture, etc91. Cela veut dire qu’il puisse y avoir interaction entre les régulateurs fondamentaux des différents systèmes, cette ouverture réciproque ne pouvant d’ailleurs pas signifier domination. Donnadieu ajoute, en citant François Perroux, que cette condition d’ouverture n’est pas remplie par les théories économiques classiques et néo-classiques.
203b) Ensuite, cet auteur nous fait remarquer que l’optimum d’un système ne s’identifie pas à la somme des optima partiels de chacune des parties qui composent le système. À ce propos, Donnadieu cite l’expérience suggestive d’un physicien allemand (Rudolph) qui a pu démontrer ce principe sur un mini-système : la correction optimale d’un objectif en optique (par ex. un appareil photo ou des jumelles) ne résulte pas de la correction individuelle optimale de chaque lentille particulière. Autrement dit, il y a un optimum qui caractérise l’ensemble comme tel.
204Ajoutons que Donnadieu rend attentif au fait que des systèmes avancés comme les systèmes humains ont besoin de plusieurs niveaux de régulateurs différents qui doivent être mis en œuvre ensemble et simultanément.
Ainsi, un premier niveau serait très décentralisé et rapide mais, par contre, ne pourrait assumer qu’une cohérence à court terme et locale. Donnadieu donne comme exemple, dans le système économique, le marché.
Mais il y a un second niveau : c’est là qu’il s’agit de corriger les dérives par rapport à l’optimum avec des régulateurs plus complexes comme la régulation contractuelle, une planification souple, etc.
Il ajoute aussi qu’on peut concevoir un régulateur de finalité qui consisterait à faire évoluer l’optimum intra-systémique, ou inter-systémique, en fonction d’un jeu d’objectifs (qui impliquent donc une référence éthique, des arbitrages entre valeurs et la médiation politique pour la réalisation).
205c) Pour la régulation d’un système ou ensemble de systèmes, les boucles rétroactives sont absolument indispensables92. Dans un système politique, les processus d’élection, de vote, etc., constituent par exemple, des boucles rétroactives. Si on réfléchit, on se rend compte que ces procédures remplissent une fonction de contrôle, de participation, et représentent dans l’organisation des systèmes des contre-pouvoirs, un aménagement d’espace de liberté et même un partage de pouvoir.
206Donnadieu rend attentif aussi à un autre point capital, contrairement à ce qu’on pense, les systèmes compliqués pourvus de nombreux éléments avec beaucoup d’interactions intenses ne sont pas stables. Pour que cette qualité soit assurée il faut en réalité un contrôle très complexe qui règle le système.
207Dès lors, si dans des systèmes ultra-compliqués comme les nôtres on laisse les acteurs-éléments strictement livrés à eux-mêmes, on aboutira sûrement à l’incohérence et au chaos. Par contre, au sujet du contrôle, on n’a que deux choix possibles :
soit un système centralisé et planifié, mais alors la moitié des acteurs doit être utilisée pour contrôler l’autre, c’est le type de méthode utilisée avec le succès que l’on connaît en URSS ;
soit on institutionnalise les mécanismes de régulation à l’intérieur même du système, c’est-à-dire que les acteurs eux-mêmes, à leur niveau, assument la fonction de régulation et de contrôle. Mais alors on exige une responsabilité et une disponibilité à la négociation.
208On retrouve ici l’équivalent du principe de subsidiarité : "De même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes"93.
209Si nous avons présenté cette analyse quelque peu technique c’est en vue d’en tirer profit du point de vue de la justice sociale.
2101. L’exigence d’ouverture des systèmes est en somme un appel à respecter, dans la réalité des systèmes, l’intégralité des dimensions anthropologiques : économique, politique, culturelle, éthique et spirituelle.
211Nous avons indiqué l’importance du respect de l’intégralité de l’humain dans le concept de personne comme liberté responsable et incarnée, et nous en avons montré l’incidence dans le domaine juridique. On retrouve ici cette exigence au plan des structures ou systèmes. Elle nous semble co-constitutive de la justice sociale. Respecter tout l’homme94. Prenons un exemple, celui de la "société informatisée". Il s’agit là en somme d’un impact du système technico-scientifique sur le système social, économique, politique et culturel. Sans se ranger dans le groupe des inconditionnellement "pour" ou dans celui des absolument "contre", ne convient-il pas d’évaluer "l’ouverture" de ces systèmes les uns aux autres ? Quels sont les risques et les avantages de l’introduction de ces technologies non seulement dans une entreprise (on connaît déjà le type de problèmes sérieux que cela a pu soulever) mais aussi dans le système social entier ? Quels sont les impacts politiques (emprise sur l’information), sur la réorganisation économique, le système éducatif, le système culturel (média) ?
212En tout cas une chose est sûre, c’est que cette révolution informatique ne va pas aller sans entraîner d’immenses réarticulations dans l’ensemble de la vie sociale. Ainsi, de plusieurs côtés95 on envisage déjà, face à une "jobless growth", de substituer au droit au travail, un droit à une allocation de base universellement distribuée...
213Voilà un type de problématique illustrant les implications de l’ouverture des systèmes, c’est-à-dire le respect de l’intégralité des dimensions humaines.
2142. La poursuite d’un optimum spécifique à l’ensemble et non réductible à la sommation des optima particuliers signifie, au niveau éthique-anthropologique, l’exigence d’universalité et de solidarité.
215Rappelons-nous que cette exigence était la préoccupation même de ce que St Thomas appelait justice générale et que la tradition catholique a repris précisément sous le vocabulaire de justice sociale.
216Donnedieu a pris soin de noter qu’un optimum intra-systémique est susceptible d’être articulé à un ordre de finalité qui inscrit l’ordre éthique dans le système concerné (par exemple, économique). Il s’agit ici du respect de tous les hommes par la médiation des relations longues96. On peut penser à la manière dont fonctionnent actuellement les relations économiques internationales. Une question en fin de compte assez simple se po-se : pour qui fonctionne ce (non)-système économique, désormais à taille mondiale ? Galbraith s’est posé cette même question, quand il était ambassadeur des États-Unis en Inde, à propos de cet immense pays. Il offrait alors un critère qui était en même temps une interpellation : se demander si le système économique national ou international produit les biens et services adaptés au citoyen moyen de ce pays ou du globe. La réponse était négative pour l’Inde, elle l’est évidemment pour le globe, et nous ne tenons pas encore compte des pauvres et des affamés97. Il est vrai qu’on ne s’approchera que graduellement de cet objectif. Mais peut-on maintenir son adhésion à la justice sociale sans viser ce but ? La mise en place de mécanismes souples comme ceux négociés lors de Lomé III ne sont-ils pas de timides indicateurs dans la bonne voie ?
2173. Les boucles rétroactives et l’exigence d’auto-contrôle introduisent du point de vue éthique le principe de participation (partage de pouvoir) et donc de liberté responsable. Autrement dit, les systèmes sociaux humains doivent, pour rester stables et dynamiques, être régulés de telle manière qu’ils fassent appel à l’initiative et à l’autonomie de la liberté des membres.
218Cela vaut aussi pour les unités politiques qui regroupent déjà leurs membres ; ces unités-là sont symboles de la liberté des membres et doivent donc aussi jouir, à leur niveau, d’autonomie responsable.
219Concrètement on peut à ce propos songer à l’interdépendance de fait extraordinaire que nos systèmes d’action modernes ont réalisée comme une sorte de réseau multidimensionnel de par le monde entier. Mais il s’agit de se demander, selon la justice sociale, si à cette interdépendance de fait correspond, au niveau du droit, une interdépendance responsable et réciproque. Est-ce que le discours de l’interdépendance ne pèche pas par idéologie, au sens où il cache des rapports de forces structurels ? Au lieu d’une réelle interdépendance, n’a-t-on pas des rapports entre groupes in (ter) dépendants d’un côté, et des groupes (inter) dépendants de l’autre ? Un économiste comme Celso Furtado98 indique cela de manière frappante, en montrant qu’il n’y a pas moyen de saisir le fonctionnement de maintes économies nationales sud-américaines si on ne les comprend pas comme des sous-systèmes de l’économie nord-américaine : donc une dépendance complète au lieu d’une inter-dépendance.
220Le même phénomène se vérifie évidemment encore plus massivement (parce que l’emprise est plus globale et totale, culturelle, politique, etc.) pour les "satellites" (ce mot est significatif) de l’U.R.S.S.
221Bref, à ce niveau suprême des relations internationales ou à des échelons moindres, ce critère de subsidiarité pose la question du partage des pouvoirs, des forces et des moyens.
222En conclusion : Si notre hypothèse est exacte, selon laquelle notre devenir historique est de toute façon aux prises avec des systèmes d’action hypersophistiqués, alors la vraie question (de la justice sociale) n’est-elle pas de tenter une transformation continuelle des systèmes eux-mêmes pour les articuler à un ordre de droit ? Notre analyse nous a révélé que trois critères se dégagent pour apprécier l’avancement de cette transformation : l’intégralité (ouverture), l’universalité et la subsidiarité. On retrouve au niveau même des systèmes et structures ce que nous avons mis comme fondement à toute vie sociale : la personne responsable et incarnée.
223"Le sens final des institutions c’est le service rendu à travers elles à des personnes"99.
224Sommes-nous prêts à assumer cette responsabilité ?
VIII. L’espérance
225Gandhi conseillait à ceux qui s’interrogeaient au sujet de leur action dans la société : "Rappelez-vous le visage de l’homme le plus pauvre que vous ayez rencontré et demandez-vous si votre action lui sera de quelque utilité". Cette maxime est inspirée du même souffle que le passage de l’Évangile selon St Matthieu que nous allons reprendre maintenant, à savoir le "Jugement dernier" (Mt, 25,31 et ss).
226a) En effet, s’il est bien utile de dégager par la réflexion les critères qui définissent essentiellement et actuellement la justice sociale, l’énergie de réalisation doit cependant venir d’ailleurs. Le message chrétien l’enracine dans l’espérance qui nous advient à travers des récits (description prophétique) comme celui de Mt, 25. Il s’agit effectivement d’espérance, car la fin (comme direction-orientation et comme terme) de l’histoire nous, est présentée là comme une victoire du Christ, Seigneur de l’histoire, capable de faire entrer dans le Royaume de justice et d’amour tous ceux et toutes celles qui lui ont été fidèles. En définitive le chemin paradoxal du Christ l’emporte sur la mort et la haine destructrice pour introduire à la vie qui est communion éternelle. C’est donc d’abord comme une espérance qu’il faut accueillir le Jugement dernier, espérance qui pourra être le ressort de l’action présente.
227b) En même temps, cette scène se présente comme un discernement (jugement-justice) ; elle nous intéresse donc spécialement en fonction de notre thème. Or la caractéristique de cette "crise radicale" c’est que Jésus-Christ y apparaît certes comme Roi-Seigneur, mais aussi comme Juge100 et comme critère de jugement : "... c’est à moi que vous l’avez fait" (25, 40). Selon la foi chrétienne et en termes de justice : le Verbe Incarné, Créateur et Rédempteur est Celui en qui Dieu le Père a tout donné, et dès lors c’est aussi en Lui qu’il convient de tout rendre (rendre à chacun ce qui lui est dû). La justice, saisie selon l’Esprit d’amour, ne sera accomplie que quand Lui sera "tout en tous". Autrement dit, par la réflexion nous avons pu dégager légitimement quelques critères universels et abstraits de la justice (droit, pouvoirs partagés, intégralité, subsidiarité, personne, universalité etc.) Or, cette scène nous dévoile que l’option ultime se fera à l’égard du Christ, Fils de l’homme, Fils de Dieu, uni aux petits ; il n’y a pas seulement la Justice (abstraite) mais le Juste.
228Mais, si Jésus-Christ est effectivement le terme, le moyen et la vérité de la justice, le jugement qu’il opère reste cohérent avec son mouvement même d’incarnation : il est venu parmi les pécheurs et les petits pour les ramener vers son Père. Lès lors celui qui veut le rejoindre ne pourra le faire autrement qu’en suivant ce mouvement de solidarité avec les petits : c’est le chemin le plus court, c’est l’universalité prise au sérieux, c’est ainsi que s’accomplit la justice101.
229c) cependant entre les deux versets que nous venons de citer en note, il y a entre autres celui-ci : "Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir... ?" (v. 37). L’incapacité de "voir" caractérise aussi bien les justes que les injustes ; ce qui les différencie c’est que les uns choisissent effectivement le chemin d’incarnation du Christ en livrant leur vie au service des petits, et les autres pas. Le sens de ce non-voir est d’éviter une tentation, celle de vouloir disposer du sens de sa vie concrète et de celle des autres, d’avoir une main-mise sur le sens ultime de l’histoire et de son déroulement.
230On retrouve en somme une articulation analogue à celle que nous avons explicitée entre foi et éthique (voir plus haut). Ici, dans une perspective d’avenir, ce n’est pas l’éthique qui est première dans le message, mais le sens spirituel : l’espérance ; c’est-à-dire l’ouverture-conversion, dans la situation historique où nous nous trouvons, à la venue glorieuse du Christ rassemblant autour de lui tous les petits. Le premier mouvement est donc de se laisser "accorder" à cette fin, et puis seulement laissé s’en inspirer l’action à entreprendre en vue d’y arriver. Comme il ne s’agit pas, dans le texte, d’indications immédiates pour l’action, on ne peut pas en induire une option chrétienne qui privilégierait les relations courtes et directes à l’encontre des relations longues et indirectes ; ou une sorte d’eschatologisme aux dépens de l’assomption de l’histoire. Ce récit ne préconise donc en rien un court-circuit institutionnel. Ce serait aller contre la loi de l’incarnation102.
231Cependant, pour la dimension structurelle qui nous intéresse particulièrement dans notre recherche sur la justice sociale, le Jugement dernier comporte néanmoins ce type d’interrogation-ci : dans quelle mesure la dynamique à l’œuvre dans nos systèmes d’action et nos institutions est-elle ouverte à et compatible avec l’avènement du Christ tel qu’il s’annonce comme source de notre espérance ?
Notes de bas de page
1 J.GIRETTE, Je cherche la Justice, Paris, Éditions France-Empire, 1972.
2 P. RICOEUR, Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité. La symbolique du mal, Paris, Aubier Montaigne, 1960.
3 Ibid., p. 153 et ss.
4 Ibid., p. 218.
5 P. RICŒUR, op.cit., p. 219.
6 P. RICŒUR, Culpabilité, Éthique et Religion, dans Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 422.
7 P. RICŒUR, ibid., p. 422.
8 J. GUILLET, Jésus-Christ, hier et aujourd’hui, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 22.
9 G. VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides.
10 YAVHE demande à Adam : "Où es-tu ?". L’homme est sorti de la zone de communication avec Dieu.
11 Selon cette tradition ; ce qui est dû à l’autre (justice) c’est de le traiter en frère, parce que Dieu est notre Père (Gn, 4,9).
12 Voir : Vocabulaire de Théologie Biblique ou Dictionnaire de spiritualité, etc.
13 J. GUILLET, op. cit., p. 20.
14 Vocabulaire de Théologie Biblique, Art. Justice et Justification, col. 636 et ss.
15 Renoncer à être maître de sa vie ne signifie pas l’adoption d’une attitude de soumission et de démission. Ne pas s’ériger en maître, c’est accepter de ne pas être source absolue ni fin ultime de sa vie. Cette reconnaissance n’annule pas la liberté, mais la constitue.
16 P. RICŒUR, Culpabilité, éthique et religion, op. cit., p. 428.
17 Vocabulaire de Théologie Biblique, col. 643·
18 Isaïe, 53, 12.
19 P. RICŒUR, op. cit., Chapitre cité, p. 427.
20 J. GUILLET, op.cit., p. 33. Sur le plan d’une théologie morale, les réflexions de D. BONHOEFFER (Éthique, Genève, Labor et Fides, 1969) sont très stimulantes. Voir notamment : "La structure de la vie responsable", pp. 182 et ss.
21 Il est peut-être intéressant de noter une certaine analogie avec le champ psychologique, qui fait découvrir aussi la nécessité d’une distance par rapport à l’immédiateté du vécu affectif et qui discerne, dans l’acceptation du manque, une possibilité d’un rapport plus fructueux.
22 Cette dialectique vaut d’ailleurs pour toute l’éthique, : les valeurs comme la paix, la liberté, la justice, la vérité, la solidarité, etc. ne reçoivent leur signification et dynamique ultimes que dans le rapport au Christ libre, juste, vrai, solidaire, et artisan de paix.
23 A. MANARANCHE, Justification divine et justice humaine, in Communio, no 2, mars 1978, pp. 13-30.
24 Nous pensons d’ailleurs qu’on pourrait tenir un raisonnement similaire quant à la dissociation radicale des instances et pouvoirs.
25 R. PERNOUD, La femme au temps des cathédrales, Paris, Stock, Livre de poche, 1980.
26 J.M. AUBERT, Dictionnaire due spiritualité, Art. Justice, col. 1621 et ss. A. MANARANCHE, Justification divine et justice humaine, in Communio, art. cit.
27 Thomas d’AQUIN, S.th., IIa, IIae, Q.57 et ss.
28 G. GILMAN, Le primat de la charité en théologie morale, Paris, Desclée de Brouwer, 1954.
29 Cette option paraît évidente. Mais, dans les débats d’aujourd’hui où on cherche des critères de justice, on perd apparemment assez bien de vue que le critère décisif est le droit ; si on veut avancer d’autres critères, il ne faudrait pas oublier de les articuler sur le droit. Ainsi, par exemple, les besoins, l’utilité, la liberté, l’égalité, le mérite, etc...
30 O. LOTTIN (Dom), Le Droit Naturel, Bruges, Beyaert, 1931·
31 Voir par exemple les textes (certes admirables) de Ciceron.
32 Thomas d’AQUIN, S.th., Ia IIae Q.91 ·
33 J.M. HENNAUX, Fondements dogmatiques de l’agir chrétien, Bruxelles, I.E.T. 1970.
34 J.Y. CALVEZ et J. PERRIN, Église et Société économique, Paris, Aubier, 1959.
35 Il nous semble que cette conception de la justice générale se distingue d’une compréhension de la justice basée strictement sur le contrat entre deux ou plusieurs acteurs. Ce qui est conservé, évidemment, c’est l’idée de liberté des contractants, mais la justice générale vise aussi un cadre et un environnement sociétal tels que les contrats et actions des membres puissent se réaliser équitablement. En somme, les contrats eux-mêmes supposent déjà un accord préalable et fondamental. C’est cela la justice générale.
36 Nous pensons que les questions de "juste prix", "juste salaire", etc., qui relèvent en première instance de la justice commutative, ne sont vraiment pensables et sensées que dans l’hypothèse où les conditions d’ensemble de la société sont déjà justes. C’est ce point que juge la justice générale et c’est cela que l’enseignement social de l’Église désigne par justice sociale au 19ème siècle. La même chose vaut, d’ailleurs, pour la justice distributive : c’est différent de répartir équitablement les charges et bénéfices dans une structure de société féodale, esclavagiste, totalitaire ou démocratique.
37 Dans la mesure où cela se vérifiait, la critique de Hayek parlant de constructivisme aurait évidemment sa pertinence. Signalons d’ailleurs avec Louis Dumont, que seul l’Occident, à partir du 15ème siècle, a rompu avec le modèle holiste pour adopter une vision individualiste et égalitaire.
38 Les croisades et l’inquisition en sont la preuve.
39 On peut percevoir de manière très superficielle le lien intrinsèque entre justice et amour. En effet, ne convient-il pas selon la justice de rendre l’amour à celui qui a pris l’initiative de m’aimer ? C’est juste d’aimer en retour. Comme le dit St Paul : "N’ayez d’autre dette que l’amour". Mais ce n’est pas de la justice que surgit l’amour, ce dernier est toujours initiative gratuite à sa source.
40 Il faut cependant de nouveau se rendre compte qu’il s’agit là d’une lecture a posteriori. Dans la perspective d’une transformation sociale progressive, les choses n’étaient pas pensables autrement.
41 Le régime chrétien du Moyen Age comporte certains traits caractérisant un régime de tutelle. Il est vrai par ailleurs que de multiples contre-pouvoirs et organisations intermédiaires empêchaient la confusion des pouvoirs de jouer à fond.
42 P. VALADIER, Libéralisme, notre avenir radieux, in Études, février 1985 (562/2), p. 259 et ss.
43 P. VALADIER, art. cit., p. 172-173.
44 Notons, pour empêcher toute confusion, que nous distinguons évidemment individualité, comme figure du vivant, et individualisme, comme idéologie. C’est cette dernière que nous discutons.
45 R. GUARDINI, Die Existenz des Christen, Paderborn, Schoningh, 1976.
Guardini montre bien comment le concept de personne transcende des modes d’être comme figure, individualité, et même personnalité. La personne s’actualise et existe dans une relation "Je-Tu". - voir aussi M. SCHOOYANS, Droits de l’Homme et Justice Sociale, CDD, Chandrey, 1982. Droits et devoirs de l’homme in Esprit et Vie, (9), 1983, p. 29-36.
46 L’analogie entre les diverses institutions ou les différents systèmes sociaux et le corps n’épuise évidemment pas la signification de la vie sociale. Elle pourrait même prêter à confusion si elle induisait une compréhension organique, substantialiste ou corporatiste de la société. Cela irait à l’encontre de tout ce que nous avons dit plus haut. Le sens de notre analogie éclaire un aspect de la vie sociale : lieu, condition, milieu, environnement à partir duquel la liberté advient à elle-même, comme elle advient aussi à elle-même à partir du corps. Il nous semble d’ailleurs que l’analogie s’étend aussi du côté actif de la liberté : son engagement prend comme médiation le corps et les institutions. Entre corps et liberté d’un côté, institutions et libertés de l’autre, il y a un lien intrinsèque.
47 E. POUSSET, Un chemin de la foi et de la liberté, Lyon, Faculté de théologie Fourvière-Lyon, 1970.
48 Il aurait fallu traiter aussi de la thématique personne - responsabilité. Sous forme d’esquisse, disons simplement : la personne comme liberté est certes responsable de soi, et de ce qu’elle fait à d’autres ; mais aussi co-responsable de ce que les autres deviennent (fraternité et solidarité) et plus radicalement encore responsable de ce qu’autrui advienne à l’existence et à sa liberté.
49 J. LADRIERE, Les droits de l’homme et l’historicité, dans Vie sociale et destinée, Gembloux, Duculot, 1973, pp. 116-138.
50 On suppose ici que tout rapport en société est triangulaire ; il implique toujours à la fois le monde des choses et le monde social, sans parler de notre rapport à Dieu qui ne fait pas "nombre" avec les autres rapports.
51 J. LADRIERE, op. cit., p. 1 29
52 Le droit comme législation positive est toujours en tension entre deux pôles ; d’un côté il risque d’être accaparé et dicté par les rapports de force et de n’en être qu’un camouflage ou prétexte. De l’autre côté, on pourrait le considérer uniquement comme une référence morale sans effectivité historique : ce serait l’impuissance. Nous pensons, que sous l’impulsion d’une action juste, le droit est la transformation de la force pour qu’elle serve non pas celui qui l’exerce uniquement (ou des privilégiés) mais tout le monde.
53 On ne peut concevoir le droit comme l’octroi de faveurs.
54 J. LADRIERE, op. cit., p. 116 et ss.
55 J. LADRIERE, op. cit., p. 22 et ss.
56 Le choix particulier comporte d’ailleurs souvent un aspect conflictuel, parce qu’il a fallu le choisir, le délimiter et l’opposer à d’autres options possibles. Voir par ex. l’analyse de la décision dans "l’Action" de Blondel.
57 J. LADRIERE, op. cit., p. 122.
58 Il est intéressant de constater que même des groupes terroristes font appel à des légitimations de type universel.
59 J. LADRIERE, op. cit., p. 121.
60 J. SCHUMPETER, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, 1974 (1ère édition 1942).
61 J. SCHUMPETER, op. cit., p. 121.
62 C’est nous qui soulignons, le texte est de la page 122.
63 J. SCHUMPETER, op. cit., p. 123.
64 P. RICŒUR, op. cit., p. 167 et ss.
65 P. RICŒUR, op. cit., p. 171.
66 Voir pour cette problématique l’avant-propos de la Critique de l’économie politique de Karl MARX, Œuvres, Économie I, p. 271-275, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1965.
67 J. Y. CALVEZ, La pensée de Karl MARX, Paris, Seuil, 1970, p. 201.
68 C’est l’ensemble forces productives et rapports de production qui forment l’infrastructure.
69 K. MARX, ibid, p. 273.
70 K. MARX, Le manifeste communiste, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Ibid., p. 161 et ss.
71 R. REMON D, Catholicisme libéral et catholicisme social in, Encyclopaedia Universalis, Vol. 3, col 1076 et ss.
72 On trouve d’ailleurs des protagonistes de ce type de solution dans d’autres traditions que le catholicisme. Ainsi J. Ruskin, en Angleterre, qui a beaucoup influencé Gandhi.
73 Justice légale entendue comme obéissance aux lois positives instituées par un pouvoir politique légitime.
74 CALVEZ et PERRIN, op. cit., p. 543 et ss.
75 Nous parlons du catholicisme social et de la justice sociale.
76 J. BAUCAL, Proudhon et Proudhonisme in Encyclopaedia Universalis, Vol. 13, Col 710 et ss.
77 Il faut donc se souvenir que dans la "nébuleuse" socialiste, à côté de MARX et de ses avatars, il y a aussi d’autres courants importants divergeant du marxisme sur des points fondamentaux.
78 F. VARILLON, Joie de croire, Joie de vivre, Paris, Centurion, 1981, ρ· 12.
79 Ici, notre approche des systèmes est descriptive. Nous utiliserons d’ailleurs sans les distinguer des termes comme système, structures, etc. Cependant, à cause de la perspective éthique qui est la nôtre, la réalité que nous visons est proche de ce que Crozier appelle les systèmes d’action concrets : "ensemble humain structuré qui coordonne les actions des participants par le mécanisme de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux". (M. CROZIER et E. FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 246). Cette définition souligne avant tout l’aspect du mécanisme de jeux ; notre interrogation porte davantage sur le sens et le statut éthique de ces mécanismes et la possibilité-capacité qu’ont les acteurs de les prendre en charge (cfr. à ce sujet H. BUCHELE, Christsein im gesellschaftlichen System, Wien, Europa-verlag, 1976).
80 Il suffit de penser par exemple au domaine de l’énergie ou de la communication.
81 On pourrait entamer une réflexion sur la responsabilité personnelle dans la vie sociale aux prises avec les structures ; cfr à ce sujet notre article dans la revue L’Entreprise et l’Homme, (1984/1) : "Signification spirituelle et enjeux éthiques de la crise".
82 P. LAGADEC, La civilisation du risque, Paris, Seuil, 1981.
83 F.A. HAYEK, Droit, Législation et liberté, Vol. I, II et III, Paris, PUF, 1985.
G. DONNADIEU, Jalons pour une autre économie, Paris, Centurion, 1978.
84 Par exemple, certains structuralismes ou positivismes en reviennent à une telle compréhension. Le même des théories comme celle de J.F. SKINNER.
85 J. LADRIERE, op. ait., p. 125.
86 P. VALADIER, La justice sociale, un mirage ?, in Études, 358/1, 1983, p. 67 et ss.
87 K. LORENZ, Das sogennante Bose, BorothaSchoeler, Wien, 1963.
88 Voici comment Hayek caractérise le constructivisme :... "nous devrions distinguer entre l’attitude encore plus primitive qui personnifie des entités telles que la société en leur attribuant un esprit et qui est proprement décrite comme anthropomorphisme ou animisme, et 1’interpétation légèrement plus raffinée qui attribue leur ordre et leur fonctionnement au dessein de quelque agence distincte, interprétation qui est mieux décrite par les mots intentionalisme, artificialisme ou, comme nous le faisons, constructivisme" (HAYEK, op. cit., Vol. I, p. 31).
89 J. LADRIERE, op.cit., p. 131
90 G. DONNADIEU, Jalons pour une autre économie, Préface de F. PERROUX, Centurion, 1978.
Notre objet d’étude reste le même, à savoir les systèmes d’action. Mais Donnadieu adopte comme méthode d’approche de ce réel la théorie des systèmes ou méthode systémique (cfr p. ex., J. de ROSNAY, Le macroscope, Paris, Seuil, 1975). Nous n’avons pas à entrer ici dans une discussion concernant les présupposés idéologiques éventuels de cette méthode, car il nous semble que la manière dont Donnadieu use de la méthode nous permet de poursuivre notre propre objectif : dégager des critères qui permettent de discerner si ces systèmes constituent concrètement des conditions de réalisation des libertés responsables.
91 Ce type d’ouverture nous est devenu évident dans l’interaction entre le système industriel et l’éco-système. Mais le débat qui parcourt notre recherche constitue justement un effort dans ce même sens : notamment faire interagir l’éthique et les systèmes sociaux.
92 On appelle "boucle rétroactive" tout mécanisme permettant de renvoyer à l’entrée du système, sous forme de données, des informations dépendant des sorties. DONNADIEU, op. cit p. 174.
93 Extrait de l’encyclique Quadragesimo Anno de PIE XI, 1931 (no 86).
94 L’encyclique Populorum Progressio de PAUL VI, 1967, insiste sur cet aspect.
95 K. HAEFFNER, Mensch und Computer im Jahre 2000, Basel, Birkhaüser Verlag, 1984 ; Fondation Roi BAUDOUIN, Le travail dans l’avenir. L’allocation universelle, Bruxelles, Collectif Charles FOURIER, 1985 ; Revue nouvelle, Avril 1985.
96 On songe évidemment ici à l’histoire même des droits humains et à la tâche immense qui reste à accomplir pour que l’esprit de ces droits, (liberté, conditions de la liberté, universalité) soit respecté.
97 Du point de vue de la justice sociale, on pourrait se demander si l’ensemble des "nantis" ne se trouvent pas coupables de "non-assistance à personnes en danger".
98 C. FLIRTADO, L’incertaine logique de la crise, in Le Monde Diplomatique, Février 1984.
99 P. RICŒUR, Le Socius et le Prochain, in Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1955, pp. 213-230.
100 Voir le début du passage, Mt, 25, 31.
101 C’est l’unité interne entre foi et justice et l’appel, plus insistant aujourd’hui, à "opter pour les pauvres" : il s’agit du mouvement d’incarnation même du Christ : "J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger.." (v. 35) ; "Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait" (v. 40).
102 Autrement dit, l’esprit même du jugement du Christ peut très bien s’incarner à travers un travail "dans" les structures.
Auteur
s. j. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théologiques (IET)
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