Justice sociale et vie sensée
p. 203-274
Texte intégral
I. Questions de méthode
1Dans une recherche multidisciplinaire sur la signification et la possibilité d’une société toujours plus juste, le rôle du philosophe n’est pas aisé à définir. Sa spécialité consiste à montrer que l’erreur et l’injustice constituent le milieu habituel de l’homme, qu’il ne saurait s’en extraire complètement et que, conséquence paradoxale, le plus urgent est de se vouer à la recherche du juste et du vrai. À première vue, pareilles considérations rejoignent simplement la sagesse modeste du quadragénaire réfléchi : sous peine de découragement ou de dépression, il s’agit d’accepter une bonne fois l’inefficacité de toute action visant à modifier en profondeur l’égoïsme et l’étroitesse, quitte à reconnaître aussi les bienfaits, pour l’hygiène mentale, du rêve et de l’utopie. Dans cette perspective, le philosophe apparaît, si son vocabulaire n’est pas trop abscons, comme un fantaisiste dont le numéro peut aérer l’atmosphère et détendre la discussion en rappelant l’extrême relativité des opinions, en réunissant aussi pour un moment les adversaires dans la non-contrainte absolue, celle du rêve.
2En d’autres ternes, les hommes d’action écoutent généralement le philosophe sous la clause non formulée mais très stricte que tout ce qu’il peut bien raconter ne nous dira pas quoi faire. Les gens d’expérience, qu’ils soient de gauche ou de droite, souhaitent même très fortement que le discours du philosophe se cantonne dans le champ de la spéculation distrayante, loin de l’agir effectif ; s’il se prenait au sérieux, si surtout certains praticiens prétendaient réaliser en dur ses plans idéaux pour un Coucouville-les-Nuées, toute la vie sociale, les affaires qui font le tissu de la responsabilité quotidienne, s’en trouveraient perturbées. Philosophe donc tant qu’il voudra, mais de grâce qu’il ne se mue pas en idéologue !
3Pourtant la philosophie n’est pas du tout une utopie, même si les œuvres des grands penseurs ont pu contribuer à ce que s’élaborent les utopies caractéristiques des diverses sociétés au cours de l’histoire. Et pour n’être pas non plus une stratégie ni une tactique, la philosophie n’en est pas moins proche de l’action. Mais quel est le moment et le mode de son intervention ? La pensée éthique accompagne-t-elle une expérience plus ou moins constante, celle par exemple de l’égalité ou de la justice en train de s’élaborer ? - ou bien au contraire l’éthique ne peut-elle que suivre la vie ? - ou en fin de compte doit-elle, puisqu’elle est normative, précéder l’agir ?
4Peut-être se sent-on plutôt enclin à écarter d’emblée la dernière hypothèse. Le droit, dira-t-on, ne précède pas le fait ; purement a priori, il serait totalement creux. Une connaissance normative semble bien n’être jamais que le résultat d’un certain nombre d’essais et d’erreurs en vue de trouver une solution à des situations problématiques. On ajoutera, dans le même esprit, qu’il n’existe pratiquement pas de documents se présentant eux-mêmes comme normatifs en pure morale, hormis sans doute les Encycliques de l’Église catholique. Mais il est évident que le rappel de ce qui doit être n’y est pas conçu comme la remise en plus grande vigueur de quelque règlement proclamé de toute éternité. Dans la mesure précisément où le ton ex cathedra et la rhétorique habituelle à ce genre littéraire donnent l’impression que c’est du sein même des évidences divines que les circulaires de l’évêque de Rome s’adressent aux consciences peu attentives sinon perverses, leur but n’est jamais atteint.
5Mais, malgré tous les artifices du genre, les Encycliques demeurent aussi des lettres où se fait entendre la voix du Père (papa) des fidèles et de ses conseillers. À ce titre elles rendent manifeste que la réflexion normante ne vient pas tout simplement approuver ou condamner après coup une expérience déjà complète. Au sein d’une humanité qui, plus ou moins explicitement, s’interroge sans cesse sur son action, les auteurs des textes pontificaux font connaître sur quelle voie des chrétiens généralement bien informés trouvent, dans la difficulté en cause, les possibilités d’une action charitable et finalement sereine, capable d’assurer entre les hommes unité et paix véritable, pas seulement compromis et tolérance pragmatique.
6Comme déjà les lettres de Saint Paul, les Encycliques accompagnent donc la recherche morale. Mais il faut aussitôt remarquer sur quoi se fonde leur valeur normante. Ce n’est pas sur l’autorité qu’une constitution ou la coutume reconnaîtrait à l’instance dont elles émanent. C’est bien plutôt parce qu’elles exercent la plénitude de la liberté : elles refusent que le nombre et n’importe quel mouvement de foule puisse déterminer le bien et le mal. Nul plébiscite n’indiquera jamais la valeur authentique de la musique de Bach ; mais Bach peut toujours faire naître l’authenticité musicale chez n’importe quel auditeur. De même le saint ou le héros pour la vie morale.
7C’est cela qu’entendent ne pas laisser oublier les documents pontificaux, même si leurs auteurs n’ont pas un talent analogue à celui de Bach, même s’ils ne sont eux-mêmes ni des héros, ni des saints.
8Pour autant que ce qui précède ait décrit correctement l’intervention d’un discours normatif en éthique, il est devenu évident sans doute que celui-ci ne précède pas l’action de manière absolue ; mais il est clair aussi qu’il ne la suit pas davantage, pas même comme le droit positif suit les faits de société.
9La situation est analogue à celle que rencontrent grammairiens et lexicographes. La pratique en ce domaine se résume excellemment dans le titre célèbre Le Bon Usage. Parmi les gens dont le français est la langue, qui vivent pour ainsi dire en français, l’usage demeure norme bien plus que les règles de l’Académie. En effet l’usage français, c’est aussi bien ce que fait des mots, des tournures, des structures un François Mauriac, et ce qu’en fait un boucher des Ardennes ; à condition que, parlant de la sorte, ils se comprennent avec le sentiment de pouvoir chacun recourir éventuellement à telle locution de l’autre. Le Gaulle le savait d’instinct : personne ne parlait comme lui, mais il parlait comme tout le monde pourrait parler : chacun se retrouvait dans sa langue.
10Il semble paradoxal d’affirmer qu’une manière excellente, une qualité unique, la non vulgarité, le ton hors du commun permettent précisément à tous et à chacun de s’y reconnaître. C’est que l’idée même d’usage implique la diversité des registres de langage. Est exclue de la sorte la possibilité d’imposer comme règle universelle ce que pratique telle classe ou tel groupe social, fût-ce celui des écrivains, membres de l’Académie. Mais la diversité essentielle à l’usage n’en est pas moins inséparable d’une tension dynamique vers l’articulation plus nette et plus riche de manières de parler qui d’abord s’opposent.
11Pour s’entendre, les hommes ne peuvent en effet s’enclore en un secteur de la langue qui serait réserve exclusive de tel groupe, voire de tel individu. Celui qui se retrouve dans ce que dit l’autre, accepte aussi de se perdre, de reconnaître l’ouverture du lexique, même le plus spécialisé ou le plus raffiné, sur l’ensemble des possibilités d’innovation de la langue.
12Le bon usage ne pourrait donc pas s’exprimer par une moyenne statistique exprimant le résultat d’une enquête sur ce qui se passe à telle époque dans la langue. Comme si les frottements et l’usure finissaient par niveler les structures phonétiques, lexicales et syntaxiques, de sorte que la linguistique pourrait dégager de la pratique un "code", un "basic", permettant à tous de s’en tirer pour "transmettre de l’information". Un livre comme celui de Grévisse contribue à maintenir ceux qui parlent français conscients des possibilités qu’ils possèdent ainsi d’affronter l’infinie variété des situations. Car parler n’est pas d’abord renseigner les autres sur un état de choses, voire sur un état d’âme, c’est surtout commencer d’y faire sens : dire, c’est déjà ne plus subir, c’est au moins l’espoir d’une réaction active. Lorsqu’il maintient vivante la conscience du bon usage, le grammairien aide donc chacun d’entre nous à s’ouvrir à l’ensemble infini des possibilités de faire sens qu’inventent sans cesse, en se les offrant les uns aux autres, les usagers de notre langue et, à certains égards, ceux du langage en général.
13On se rappellera ici que "faire sens" diffère radicalement d’"informer". Ainsi il peut y avoir un sens à ne pas informer tandis que l’absence totale de sens rendrait non seulement inutile mais impossible le moindre message, le moindre renseignement. Une linguistique de l’usage se montre strictement attentive à considérer son objet comme un ensemble de possibilités de faire sens, et non pas d’abord ni surtout comme un ensemble de moyens de "faire passer" de l’information à d’autres postes émetteurs-récepteurs. Une théorie des télécommunications ne saurait se déguiser en science du langage.
14Étudiant ce phénomène social que sont les langues, la linguistique l’aborde sous son aspect le plus original, celui du sens. Elle permet ainsi de saisir l’essentiel du social, l’échange .
15J’aurai à préciser plus loin comment l’homme est une présence en échange. Dis maintenant il apparaît que l’échange ne résulte pas mécaniquement de la rencontre des besoins ; il est clair aussi qu’il n’est pas une situation toujours plus ou moins conflictuelle, dont devrait émerger un vainqueur grâce à une tactique mieux calculée.
16L’échange dans le langage permet de plus d’apercevoir l’originalité de la situation humaine : la prise de parole suppose en effet une réalité telle que l’homme ne l’ait pas créée, telle cependant qu’elle n’ait d’existence sinon par son agir à lui. Il y a donc à la fois antériorité du langage par rapport à l’homme et antériorité de l’homme par rapport au langage. Mais la première exclut que l’homme puisse attendre ou exiger du langage quoi que ce soit dont ce dernier serait l’auteur, quoi que ce soit même qui pourrait résulter du simple jeu des signes et de leurs structures. La seconde antériorité au contraire interdit à l’homme de traiter le langage comme il lui plairait, ou même de le considérer comme son bien propre qu’il peut gérer à sa guise.
17Celui qui prend la parole adhère à la langue et à la communauté qui la parle. Il accepte d’y jouer le rôle du "je" qui interpelle et d’y être, en réponse, tout aussitôt interpellé comme "tu". Par l’articulation réciproque des pronoms de la première et de la seconde personne, le langage désigne une participation active qui est l’originalité de la conscience. En effet "je" et "tu" n’ont pas pour référents des objets en dehors du langage ; ils désignent ces acteurs par lesquels une langue devient la parole que "je" prends pour m’adresser à "toi" à propos de quelque chose, d’un neutre, d’un "il". La conscience parlante n’est donc pas d’abord singulière, pour être ensuite interpellée ; elle est d’entrée de jeu en échange : "conscientia" du reste est le substantif formé sur "con-scius", complice ; la conscience est originairement complicité.
18Ces indications peuvent servir à situer par rapport à leurs objets spécifiques d’autres sciences humaines que le thème de la justice sociale met en dialogue entre elles et avec la philosophie.
19Il paraît ainsi que l’économie politique tend à considérer que tout échange a pour fondement une situation de manques à combler plus encore que de besoins à satisfaire. Dès lors les rapports entre les hommes sont envisagés, même si la décence commande de ne le point proclamer, dans la perspective principale de la rivalité, sinon de l’inimitié. L’économie devient stratégie, peut-être simple tactique, de maximisation des avantages. Elle fonctionne somme toute, sinon en admettant, avec les Sophistes du Ve siècle, que, "selon la nature, il est bien de commettre l’injustice et mal d’en être la victime", du moins sans énoncer clairement, avec Démocrite et Platon, "qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre". Le vieux nom grec de cette science la désigne pourtant comme une étude des règles humaines selon lesquelles le monde peut devenir de plus en plus habitable (NOMOS ; OIKEO). L’adjectif "politique" ne vient que renforcer cette première indication, puisque la polis est ce pari que, face aux empires du Moyen Orient, les Grecs osèrent risquer sur la possibilité d’un ordre social grâce à l’articulation de l’égalité. Peut-être les économistes de notre temps pourraient-ils s’inspirer d’une linguistique de l’usage pour préciser la nature et l’essentiel de la "situation de départ" qu’ils supposent toujours sans, la plupart du temps, la thématiser. Ils éviteraient ainsi d’hypostasier des réalités ou des mécanismes - le marché, la monnaie, l’État - qui, tout comme le langage, prennent sens uniquement par la conduite responsable de l’homme même si, plus que le langage, elles se prêtent à une prévision par calcul.
20La notion d’usage permet également de mieux voir dans quelle mesure la linguistique serait ou non proche de la sociologie. Lorsque cette dernière ne refuse pas d’être normative, lorsqu’elle fait porter son analyse sur les symboles et les valeurs, celui qui la pratique assume un rôle actif dans la société qu’il étudie. Ce rôle est-il comparable à celui que nous avons reconnu au grammairien de l’usage ? Ce qui les distingue pourrait bien être leur manière de s’intégrer à l’autorégulation des phénomènes dont s’occupent leurs deux sciences. Quiconque parle ou écrit une langue, quiconque l’apprend ou l’enseigne à un autre, est appelé à tenir pour sa part le rôle du grammairien. Ce dernier ne fait guère que mettre plus consciemment et plus critiquement en œuvre les procédés de comparaison du locuteur ordinaire soucieux de meilleure entente. L’érudition littéraire et la connaissance de la phonétique, pour essentielles qu’elles soient, demeurent cependant, dans la perspective du linguiste grammairien, au service de l’usage. Le sociologue me paraît exercer une fonction plus proche de celle du pur phonéticien. Si grand que soit son souci des valeurs et du symbolique, même s’il vise à "comprendre" plus qu’à "expliquer", ses procédés d’observation, sa manière de formuler des hypothèses et de les contrôler ne seront jamais ceux de l’honnête homme s’interrogeant sur le fonctionnement de la société dont il est un membre actif. Ce qui demeure vrai, je crois, même lorsque pour s’informer l’honnête homme lit des livres de sociologie. Dans la mesure cependant où le sociologue en vient à énoncer des règles qui dépassent le fonctionnement d’un modèle idéal, son travail ressemble davantage à celui du linguiste de l’usage, c’est-à-dire qu’il devient peu à peu moraliste, philosophe. Pour l’être tout à fait, il lui resterait à préciser en quoi diffèrent les méthodes qu’il applique dans son enquête, dans la formulation ou la non formulation des hypothèses fondamentales et enfin dans l’énonciation de ses conclusions.
21Un peu comme l’économiste, le juriste tend à considérer que les relations humaines se fondent sur la rivalité sinon sur la violence : c’est précisément l’excès de la force et l’exacerbation des oppositions qui conduit, pense-t-on, à instaurer un état de droit. Dans cette perspective, la norme sera conçue principalement comme une expression de cet ordre qu’instaure le pouvoir légitime, celui qui est censé mis en place par le consensus des membres de la société.
22Je ne songe pas à minimiser l’importance de l’aspect autoritaire des lois. L’essence du juridique me paraît être en effet la vigilance commune à ne pas laisser la vie même des individus dépendre des aléas de la vengeance, de la simple revanche ou d’une bienveillance tout éventuelle : dès son origine, le droit positif vise à découvrir des substituts contrôlables au règne incontrôlable de la menace de mort au profit du plus puissant. Bien sûr, la vie que l’on protège ainsi est toujours considérée comme condition et incarnation d’une liberté. Mais l’urgence de sauver de la mort violente tend à faire perdre de vue le fondement, c’est-à-dire la liberté ; ou du moins, si cette dernière est bien prise en compte, c’est dans la mesure où elle doit être défendue, et pas d’abord en tant que sa nature de communication et d’échange est aussi, de manière unique, possibilité de générer sans cesse le droit et de le régénérer. L’homme étant ce vivant qui ne fait jamais ni tout le mal, ni tout le bien surtout que l’on attend de lui, le juriste est appelé à défendre l’acquis individuel ou social plus souvent qu’à en promouvoir le changement. Mais l’usage dont il se fait le gardien est plus proche d’une correction des fonctionnements que de la recherche continue d’une vie sensée. Son travail ne peut être comparé vraiment à celui du linguiste ; il ressemble davantage à celui d’un académicien. Le dictionnaire et la grammaire de l’Académie intéressent surtout ceux qui se soucient de suivre un usage autorisé ; beaucoup moins ceux qui exercent cet ensemble de possibilités de faire sens qu’est le français.
23La protection de la vie et de la liberté étant essentielles au droit, il ne peut s’exercer que par contrainte, si liée que soit celle-ci au consensus qui fonde la légitimité. Lès lors le juriste, qu’il participe au pouvoir législatif ou au pouvoir judiciaire, se trouve nécessairement plus éloigné de l’acte juridique originaire, le consentement au droit, que ne l’est un Grévisse de l’acte originaire de faire sens.
24Pourtant si le linguiste de l’usage n’a pas exactement à légiférer ni à proclamer des lois, les normes qu’il énonce n’en sont pas moins fondées sur une contrainte physiologique, à savoir les possibilités phonétiques propres à chaque langue. Les contours peuvent en sembler flous, comme le suggèrent les différents accents régionaux, surtout aux frontières d’autres groupes linguistiques. Mais la réalité d’un nombre limité de phonèmes caractéristiques de chaque langue est incontestable. Cet ensemble dénombrable de sons fonctionne comme la grille selon laquelle une communauté de locuteurs choisirait de découper, dans la masse des sons que peut émettre le larynx humain vu son anatomie, un groupe muni d’opérations propres et qui constituera la langue en question.
25En plus des contraintes phonétiques, l’usage dépend encore d’autres structures dont les possibilités de variation et de combinaison sont peut-être plus souples. Il s’agit de séquences ou de groupements normatifs pour la formation des mots et des phrases. Ici aussi les différences sont grandes d’une langue à l’autre. De même que de l’une à l’autre se distinguent chaque fois des manières de marquer le temps et ce qu’on pourrait appeler un logiciel, c’est-à-dire les modalités selon lesquelles sont utilisés ce que la logique formelle appelle foncteurs et quantificateurs.
26En rappelant ces relatifs invariants de la langue, en décrivant comment ils servent de critères dans l’usage même, le linguiste fait assurément œuvre de police. Il travaille à éliminer les confusions et les négligences qui tendent à atténuer puis à faire disparaître les oppositions différentielles grâce auxquelles une langue est un système de sons susceptibles de faire sens. Mais encore une fois maintenir l’ordre de la sorte n’a rien de commun avec la mise en application d’un règlement, d’une loi positive, ni même d’une loi scientifique. Pour la bonne raison que l’excellence créative doit également servir de critère : dans le domaine du sens toujours à faire, qui est exactement celui de l’usage, il est pour ainsi dire normal que l’exception devienne la règle et ne vienne pas seulement confirmer celle qui déjà existait.
27L’usage n’est donc pas critère de la langue à la manière d’un ensemble d’axiomes et de procédures déductives qui permettent de décider de l’appartenance d’une expression à un système formel. L’usage définit bien une appartenance et même une compatibilité ; mais le tri qu’il opère implique, si l’on veut, la possibilité constante de modifier la compréhension des axiomes selon les besoins, sans préjudice d’une cohérence toujours déterminable. L’usage est ainsi un apprentissage qui dépossède d’avance ceux qui s’y soumettent de toute maîtrise définitive sur la langue.
28Dans une entrevue accordée naguère à la télévision autrichienne, von Hayek dénonçait le postulat non thématisé qui vouait à l’échec les théories économiques socialistes aussi bien que libérales ; les unes et les autres admettent, disait-il, qu’il est possible de rassembler la totalité des informations concernant une situation donnée, en sorte qu’une analyse exhaustive aboutisse à une prévision certaine. Ce rationalisme qui défie le raisonnable est exorcisé, semble-t-il, par une conception de l’usage telle que je l’ai esquissée. Et les sciences humaines savent déjà que leur progrès se situe dans la direction ainsi indiquée par la linguistique : les contributions de nos amis juristes, sociologues, économistes à ce colloque le font pressentir.
29Sans doute chacune de leurs disciplines a connu déjà de ces trop rapides mises en pages qui se donnaient l’illusion de renouveler les questions en déclarant avec emphase que leur domaine de recherche "se structure comme un langage", ainsi que Jacques Lacan l’avait dit de l’inconscient. À ce jeu des transpositions d’hypothèses, l’inconscient est probablement plus actif que la réflexion sur le langage.
30Au contraire l’attention à la notion d’usage et à sa réalité peut aider sociologues, juristes, économistes à se situer plus exactement par rapport aux phénomènes qu’ils étudient et à mieux comprendre le rôle de conseiller du prince que leur discipline comporte. Dans la mesure du reste où ils assument critiquement cette dernière fonction, ils ont déjà aussi choisi un paradigme méthodologique plus proche d’une linguistique de l’usage que d’une physique mathématique. Ce faisant, ils ont aussi commencé, et très opportunément, à philosopher en moralistes.
31Dans une recherche multidisciplinaire sur la signification et la possibilité d’une société toujours plus juste, philosopher c’est donc pratiquer une réflexion, ou plutôt une méditation, qui accompagne l’expérience de la vie morale en train de se faire, dans l’apprentissage même de la justice et de l’égalité. Il s’agit de discerner un bon usage et de repérer une créativité excellente dans la vie de la communauté. On ne cherchera pas d’abord à définir des moyens d’organiser une société juste, ni à en dresser le plan. On s’efforcera de rendre manifestes quelques-uns des points où déjà la justice commence à se donner un visage ; on tentera aussi de laisser l’être de l’homme montrer les conditions déjà présentes et nécessaires d’une vie plus authentiquement commune.
32Les considérations qui précèdent ont indiqué déjà le plan que doit suivre notre exposé. Après avoir repéré, par les emplois du mot "justice" le champ où elle s’exerce, nous aurons à examiner les invariants, analogues aux contraintes phonétiques, syntaxiques et logicielles d’une langue, sans lesquels un agir juste ne saurait s’articuler. Les significations du terme nous permettront donc d’approcher d’abord le sens même de la justice pour la présence en échange qu’est essentiellement l’homme dans le monde. Il y aura lieu ensuite de dégager comment la nature des "choses", des étants autres que l’homme structure la conduite juste. Retiendront enfin notre attention deux objets institutionnels, qui accompagnent et unifient tout ce qu’accomplit le progrès de la justice, l’éducation et - terme qui devra être expliqué - le sens du "civil", ce que les Grecs nommaient paideia et politeia.
II. Emploi du mot Justice et Sens de la Justice
33Aristote faisait déjà remarquer que l’on appelle injuste ou bien celui qui ne respecte pas l’égalité, ou bien celui qui viole la légalité. Léser l’égalité, c’est soit dérober un bien à autrui, soit d’une charge que l’on doit remplir ne prendre que les avantages et les honneurs sans en accomplir les tâches. Ne pas observer la loi est, en général, une manière de tirer profit de son appartenance à la société sans respecter les devoirs et les désagréments qui en découlent. Selon les trois cas, l’acte va à l’encontre d’une forme de justice qui peut être appelée ou bien commutative :1e vol donne lieu à restitution complète, - ou bien distributive : les charges et avantages doivent être répartis selon les capacités et les mérites, - ou bien enfin légale, parce que la loi visant le bien commun, nous dit Saint Thomas, celui qui la prend comme règle de conduite réfère tous ses actes au bien de tous, pas seulement au sien propre, elle est donc aussi générale.
34L’homme juste, quant à lui, prend sa part des inconvénients et des charges comme aussi des jouissances et des profits, de telle sorte qu’un partage équilibré demeure constamment possible et que puisse se poursuivre ainsi l’édification, la constitution d’une véritable communauté.
35De ce point de vue, il semble déjà que la justice ne saurait être conçue sous un aspect qui ne serait pas social ou ne le serait que partiellement. L’objet de la justice, c’est la société comme milieu de liberté et d’échanges sensés. Pourtant le terme relativement récent de justice sociale n’est pas sans ambiguïté. Il peut viser plusieurs états de faits.
36Il peut faire référence à la répartition des biens et des ressources de la société ; il s’agit alors d’envisager les problèmes de partage et d’accès en accord avec la dignité d’hommes égaux dans la liberté. Mais par là même les richesses matérielles ne sont pas seules en cause : il n’y aurait pas justice si les possibilités de culture, d’inventivité, de création, de générosité sinon de luxe étaient réservées à un groupe seulement.
37La justice sociale ainsi comprise est donc proprement distributive. Encore faudra-t-il éclairer quels en sont les sujets et ce qu’implique, pour une égalité authentique, la différence des biens mêmes à répartir. À cet égard on doit se demander si la tendance n’est pas à réduire toute la problématique à celle de la protection sociale. Or cette expression n’est nullement univoque. Elle peut donner à penser qu’appliquer les lois d’une sorte de statique des sociétés permettrait d’assurer pour de bon un équilibre définitif des acquis. Socialistes et libéraux admettent, en termes antagonistes, que la répartition des richesses est principalement une affaire de comptabilité, un calcul des rendements et des coûts, sinon des pouvoirs d’achat. Mais "protection" peut être entendue également comme exigence d’activité et spécialement à l’égard des plus faibles. Il s’agit maintenant de reconnaître que les plus forts ont à se faire les égaux des plus faibles, et de se conduire comme si la société se trouvait perpétuellement en situation de débiteur, en devoir de restituer aux plus démunis. Il ne faudrait pas, sous l’allégation facile de romantisme ou de proudhonisme refusé de prendre au sérieux ce qu’exprime la métaphore de la dette à restituer. Mais il est clair que n’est pas seulement en cause ici le partage d’une quantité de biens matériels ; il n’y va pas seulement non plus de la production de réserves suffisantes. Comptabilité et calcul défaillent radicalement quand il est question de découverte proprement dite, de création d’un sens de l’existence, même de l’être.
38Ainsi se trouve dépassée la notion de justice distributive. Nous l’avons rappelé, les Grecs déjà avaient claire conscience de la nécessité d’envisager sous un aspect plus large la conduite des hommes entre eux à l’égard des biens matériels. Ils parlaient d’une justice totale, voulant signifier par-là que toute autre attitude morale - courage, tempérance, magnanimité voire prudence, - demeure partielle aussi longtemps qu’elle n’est pas intégrée à la conduite sociale proprement dite. Le juste, selon cette acception, en vivant et en faisant vivre les lois de sa cité, pratique toutes les vertus : il est moralement parfait, tel Socrate. Considérée sous cet angle la justice est la vertu suprême, absolument "cardinale". En tant qu’elle comporte un rapport explicite à autrui, la justice exerce une fonction structurante et constitutive au sein de tout l’agir moral : elle est "forme", principe déterminant, à l’égard de toute autre conduite éthique.
39Totale en une acception différente, ou plutôt générale devrait s’appeler cette justice qui concerne un domaine où les autres conduites morales n’ont pas à jouer de rôle particulier. Etre juste de cette nouvelle manière, c’est agir constamment de telle sorte que la communauté - institutions, personnes, biens, - rende de mieux en mieux possible le consentement à la liberté et à la vie sensée. L’objet spécifique de cette conduite est donc le rapport concret entre institutions d’une part, personnes et biens de l’autre, rapport qui est simplement la société telle qu’elle se forme à telle période de l’histoire.
40Ce qu’il faudra spécifier, c’est le concept d’institution, que je n’entends pas d’abord à la manière du droit positif. L’institution dont s’occupe proprement l’éthique est analogue au langage. J’ai dit plus haut qu’il s’agissait de l’éducation et d’une qualité civile de la vie, "paideia" et "politeia" chez les Grecs.
41De ce que nous venons de dire résultent trois conclusions :
- À parler strictement il n’y a pas de justice qui ne serait pas sociale· Ce qui fait de cette conduite la forme, le principe synthétique de toutes les autres "vertus" éthiques, c’est précisément son souci de la société comme telle. Elle maintient le détail de l’agir individuel ouvert sur cet horizon qu’est la relation à autrui.
- Les protections sociales ne résument pas l’ensemble de la conduite juste. Elles n’en sont qu’un aspect, déjà fort complexe en lui-même. À le réduire au problème de production suffisante et de répartition des richesses, on risque de considérer la justice comme un état stable de la société, auquel devraient être apportés parfois des aménagements selon les ressources disponibles. On s’expose du même coup à réduire une interrogation concernant la liberté à un problème technique. Celui-ci, pour urgent qu’il puisse être, ne saurait faire oublier celle-là, qui est son fondement.
- Les distinctions qu’exigent d’apporter au concept de la justice ses objets eux-mêmes et leurs connexions - biens, hommes, institutions, - mettent en lumière la difficulté et la nécessité de déterminer qui pratique et qui doit pratiquer la justice. À tous ceux qui réclament une société plus juste, n’y-a-t-il qu’à répondre : "La société, c’est vous", comme RTL le disait naguère encore à ses clients ? En d’autres mots, si d’une part la société n’est à strictement parler personne, et si personne n’est "la société", celle-ci n’est pas non plus somme, produit, intégrale, ensemble des hommes qui la composent. Un terme, un facteur, une fonction, un élément ne sont pas reliés à une opération, à un nombre, à un ensemble comme la liberté individuelle l’est à ce qui constitue la communauté humaine. Le phénomène du langage devient incompréhensible si l’on réduit celui qui parle à un "je pense", origine absolue de ses actes ; il s’obscurcit tout autant si l’on hypostasie la langue, le système, le code. De manière analogue la responsabilité de l’agir toujours plus juste n’est pas affaire d’une conscience strictement privée, ni non plus celle d’une société ou d’une instance de décision auxquelles la personne pourrait s’en remettre. Cependant, tout comme le phénomène linguistique n’est jamais saisi qu’en telle prise de parole, en tel discours singulier d’un "je" s’adressant à un "tu" qui peut le réinterpeller aussitôt, de même faut-il nécessairement considérer la conduite du juste en sachant que la personne n’est encore personne si elle se pose comme point de départ absolu de ses actes ou si elle imagine que "la société" lui reste purement extérieure.
42Pour résumer, je puis maintenant avancer, à titre de repère, la définition suivante : la justice est la conduite qui rend manifeste l’excellence de l’humain en établissant des rapports d’égalité entre les libertés dans leur présence au monde.
43L’explication de quelques-uns de ces termes va nous permettre d’atteindre ce qui fonde les distinctions que nous avons faites et qu’il importe de tenir entre justice commutative, justice distributive, justice sociale, justice générale.
44Une CONDUITE n’est pas un fait, ni un ensemble de faits. Une conduite est une manière constante de donner sens à une situation, c’est-à-dire de ne pas demeurer simplement le point d’application de forces extérieures incontrôlables ou, éventuellement, l’une de ces forces appliquées à un donné et que seules d’autres contraintes extérieures peuvent modifier. Il ne s’agit donc pas seulement d’adaptation à des conditions imposées, de telle sorte que la vie puisse y survivre. Il s’agit de ce qui a rendu l’homme capable d’habiter tous les biotopes. Cette faculté, qui le distingue des autres vivants simplement adaptés à tels milieux déterminés sur la planète, est fondamentalement capacité de découvrir et de donner un sens aux éléments d’une situation saisie d’abord globalement. D’avance l’homme a toujours dépassé le simple donné. Les obstacles, les résistances ne sont saisis comme barrant, comme opposant que dans la mesure où, de désir, d’imagination, de cœur, d’intelligence et de volonté nous sommes déjà par-delà. C’est en ce dépassement quasi a priori que nous trouvons de quoi refuser qu’une situation soit sans issue. Même si physiquement nous sommes écrasés. Roseau, le plus faible de la nature, mais roseau pensant. Être d’excès, être d’extase, c’est dans cette ouverture, qui est son essence et sa seule stabilité, que l’homme instaure le SENS, qu’il se conduit. Et ce qui l’oriente, ce n’est pas au premier chef un but ou une fin par rapport à quoi tout le reste deviendrait moyenne. Il adhère en même temps à la pure possibilité d’un sens : c’est cet horizon qui déverrouille la situation, qui offre à l’analyse une issue, même si la fin proprement dite n’apparaît pas encore, même si aucun but n’est proche.
45Pourquoi parler d’une conduite qui manifeste une EXCELLENCE ? Parce que le sens n’est jamais définitivement donné, ni définitivement clos. Exceller, c’est dépasser. Ne pas le faire réduit l’homme à une quantité d’énergie. Mais paradoxalement jamais n’est éliminée la possibilité d’en rester à ce stade. Le sens est une conquête perpétuelle sur le non-sens ; et ce dernier menace sans cesse de recouvrir et d’arrêter le sens.
46Par "conduite qui manifeste l’excellence" est traduit le mot grec "aretê", que le latin rendait par "virtus". Mais l’usage français a dévalué "vertu". Entre l’héroïcité des vertus exigée pour une canonisation et la petite vertu reconnue à certaines dames, le mot a perdu sa possibilité d’exprimer un dynamisme. Il en est venu à connoter plutôt le conformisme, l’observation de règles codées, d’une réglementation morale. "Aretê" ni "virtus", ni "virtu" à la Renaissance ne signifiaient rien de pareil. Était désignée la manière d’agir caractéristique d’un homme remarquable ; mais remarquable précisément parce qu’en sa conduite les autres, concitoyens, contemporains, frères en humanité, retrouvent présentées leurs possibilités réellement idéales, même si jamais ils n’atteignent eux aussi ce degré d’excellence.
47Ni cette "vertu", ni celui qui la pratique ne sont donc des modèles à suivre, auxquels pourrait ou devrait se conformer autrui. Il faut plutôt considérer les vertus comme des schèmes d’inventivité, des possibilités de réagir de façon originale et créative dans des situations imprévues.
48Quant à l’homme juste, s’il n’est pas un modèle, sera-t-il au moins un expert, un conseiller ? Plus simplement et plus radicalement il est l’interlocuteur de ma liberté, Dans le langage, celui qui prend la parole et dit "je" s’adresse d’emblée à une "deuxième personne" qu’il met ainsi en situation de prendre également la place du "je" et de conférer au premier locuteur le rôle d’un "tu". De même dans la vie morale : une liberté, en y assumant l’excellence, ouvre à autrui la possibilité de développer sa propre créativité en réponse à celle qui l’a interpellé et qu’elle-même suscite. Ce qui se dévoile de la sorte, c’est le fondement de l’ÉGALITÉ. Celle-ci n’est jamais un fait, ni un donné naturel. Elle est une promotion à accomplir sans cesse et une tâche à réaliser. La liberté à laquelle l’homme juste donne son assentiment reconnaît chez autrui et induit davantage en lui la possibilité de dire également "oui" à la liberté.
49Ce point doit être clairement perçu. Beaucoup de discussions sur l’égalité sont en effet vouées à l’échec parce qu’elles supposent d’entrée de jeu la liberté en situation de choix et non en situation de dialogue sensé. Or nul choix n’est possible s’il n’est fondé sur le consentement de la liberté à sa propre essence, c’est-à-dire à sa condition d’acteur dans un échange, de première et de deuxième personne tout à la fois. Être libre, c’est en effet ne pas pouvoir choisir de ne pas l’être. Tout choix moral est subordonné à cette ratification de la finitude, dont autrui est l’essentiel témoin.
50Que la vertu ne soit pas réductible à un plan ni même à une épure d’actions à réaliser, que l’homme juste ne soit pas un modèle et qu’il ne donne pas le bon exemple, implique encore une distinction capitale entre EXPÉRIENCE MORALE et MOEURS. Ramener la vie morale aux "us et coutumes", c’est réduire un vivant à un squelette, un corail à du calcaire. Bien sûr, il serait tout aussi vain de prétendre décrire une excellence morale qui ne modifierait ni les mœurs ni les coutumes d’une société. Mais l’intéressant dans les processus biologiques n’est pas la succession d’états stables séparés ; c’est bien plutôt l’équilibre d’un changement continu. Les mœurs dans la vie morale sont les états stables du système de relations entre les hommes ; l’excellence ou la vertu est la structure dans laquelle nous pouvons saisir, et du reste exercer nous-mêmes, l’équilibre dynamique de l’ensemble. Aussi longtemps que ce principe dynamique n’est pas clairement perçu, il demeurera impossible de distinguer, avec Bergson, une société "ouverte" d’une société "close", une société libre et vivante, d’une société qui fonctionne, et même très bien, mais où, comme dans une termitière voire une usine, la recherche du sens et sa promotion sont mortes.
51Où le philosophe peut-il saisir en son essence active pareille excellence, sinon dans l’interrogation, les questions, le malaise qu’elle suscite au sein de la communauté, dont elle représente cependant l’idéal ? Le linguiste prend le pouls de la langue en s’efforçant de repérer le "bon usage", c’est-à-dire en suivant les rythmes propres d’une langue, selon lesquels s’en transforment les divers éléments ; il ne saurait se contenter de cataloguer des acquis, sous peine d’académisme pur ; autant dire qu’il momifierait un système vivant. Le moraliste de son côté tente de dégager les points où une CRISE est en train de s’opérer dans les relations entre les hommes.
52La médecine antérieure à l’invasion de l’appareillage et de la bio-chimie était restée fidèle à l’idée de crise qui nous vient au moins des Grecs. Dans une maladie Hippocrate ne voyait pas seulement un état non conforme à une "santé" dont les caractères distinctifs auraient été dessinés statiquement. Une maladie dévoile la richesse de l’organisme ; attaqué, il lutte, il puise dans ses "ressources" : de nouvelles sources d’énergie se découvrent ainsi à lui, qu’il avait laissées inexploitées jusqu’alors. Dans cette perspective, qui est restée celle de la psychanalyse, être malade n’est donc pas du coup être vaincu par un agresseur ; c’est déjà avoir commencé à trouver une solution, un moyen au moins de rendre supportables l’attaque et la menace de mort.
53On peut concevoir qu’une modification interne de l’organisme, comme le passage de l’enfance à l’adolescence, ne soit pas maladive mais provoque cependant une crise. En effet l’acquis, ce dont le sujet se sentait en possession, est bouleversé au point qu’il éprouve d’abord ce qui doit être un progrès comme une menace, comme sans doute la proximité plus grande de la mort, c’est-à-dire d’une tout autre signification de la vie.
54L’excellence morale est de même pour une personne singulière ou bien, par l’action d’abord de quelques-uns, pour une société tout entière, un élément générateur de crise. Est ressentie, au premier contact avec cette nouveauté, une menace mortelle pesant soudain sur l’acquis, le bien habituel, les usages reçus, la stabilité des relations entre les hommes. La justice est, avons-nous dit, une conduite qui manifeste l’excellence de l’humain en établissant des rapports d’égalité entre les hommes dans leur présence au monde. Faudra-t-il comprendre dès lors que la pratique de la justice détermine toujours dans la société un bouleversement des mœurs ? Qu’elle est un passage à plus de maturité dans la vie sociale, mais qu’elle induit en même temps la saisie de notre mortalité ?
55En toute rigueur, à chacune de ces questions il faut répondre "oui". Parler de notre condition mortelle n’est pas ici un procédé rhétorique qui viendrait bien à point pour masquer l’absence de suite ou même de raison. Et "la liberté ou la mort" n’est pas seulement la devise des membres d’un complot contre un général Alcazar issu de l’imagination d’Hergé. "Ma mort" du reste n’est pas à entendre comme l’événement biologique situable dans le temps et l’espace, ce moment où, par exemple, mon encéphalogramme sera parfaitement plat. Mourir n’est ni "crever comme une bête", ni cesser de donner des signes de vie. "Ma mort" est ce qui à tout moment de ma présence au monde marque la différence en moi du biologique et de la vie, du donné et du sens, me constituant à même le temps en une irremplaçable singularité. Il n’y a donc pas de maturité réelle, d’âge de raison, d’option fondamentale avant que n’ait été assumée la mort ; autrement il n’y a simplement pas présence humaine au monde, il n’y a que le fait d’être ici et de figurer dans l’ensemble dénombrable de l’espèce humaine, guère plus qu’une mention sur une liste.
56Aussi doit-on déclarer injuste une société dont les principes ou l’absence de principes mettent la plupart des membres dans l’impossibilité de chercher un sens nouveau, et tout spécialement de donner sens à leur mort. Qu’on se rappelle le mot de Staline, expert en la matière La mort a toujours le dernier mot". Cette maxime est fausse en elle-même et non parce qu’elle fut professée par Staline. Un exemple peut-être fera comprendre. L’officier ou le chef de résistants qui obtient de ses hommes et partage avec eux l’esprit de sacrifice, la plus complète abnégation, l’acceptation de la mort pour se révolter contre un régime de terreur ou de dictature, est-il moins juste - ou au contraire beaucoup plus - que le patron qui garantit effectivement à ses ouvriers la stabilité de l’emploi et une pension leur assurant une digne vieillesse ? Ne se pourrait-il pas que la seconde situation pèche contre la justice par manque radical d’ouverture sur un sens ?
57Ma question ne débouche ni sur une économie libérale ni sur un socialisme. Elle est paradoxale, sinon irréelle, dira-ton, puisque les deux situations ne sauraient être contemporaines : on ne compare pas un état d’exception et le quotidien. À quoi il faut répondre : est-ce uniquement pour assurer ce style-là de vie quotidienne, avec garantie d’emploi et de pension, que des hommes accepteraient la mort en des combats qui, pour les généraux et les politiciens resteront peut-être bien de purs événements tactiques ? Et à l’opposé est-ce par l’organisation d’une protection sociale comme celle qui a été décrite que l’on assurera la possibilité de voir se former une résistance radicale à une dictature, celle d’un homme, d’un parti ou d’une classe ? Les variétés d’opium du peuple sont multiples, et les pires trafiquants en sont souvent ceux que l’on considère d’abord comme d’honnêtes chimistes ou des pharmaciens patentés.
58Encore une fois donc la répartition des biens, dont il est toujours question quand il s’agit de justice, n’est en aucun cas purement quantitative. Parce qu’y est engagée la liberté. Pas seulement, il faut y insister, ma liberté de choisir face à d’autres libertés et à leurs choix. Mais cette participation active à l’instauration d’une vie sensée, analogue à ce que désigne dans le langage le "je" et le "tu". Faut-il souligner qu’il n’est nullement question, en cette affaire, de sentiment, de bon cœur ou - encore moins - d’intimité ; il s’agit de saisir une structure sans laquelle la relation de l’homme au monde et aux choses aboutit tôt ou tard au non-sens et à la contradiction interne. C’est exclusivement dans l’unité de cet horizon que l’on peut, sans risque de fausser l’essentiel, distinguer et traiter séparément la relation qu’est la justice aux institutions et la relation qu’elle est aussi aux choses.
III. Justice sociale et structure des choses
59La justice concerne plus que des objets, plus que des réalités somme toute neutres en elles-mêmes, dont l’homme pourrait user "ad libitum" pour atteindre ses fins autonomes. Nos relations aux choses ne seraient pas non plus définissables seulement par des systèmes de fonctions différentielles dont il suffirait de préciser les arguments et le domaine de variation. Ce qui nous intéresse dans les choses, c’est leur sens et le nôtre, plus que leur simple utilisation ou leur exploitation. Mais il faut spécifier ce que sont pour elles-mêmes ces "choses" qui, en même temps que la liberté ouverte avec autrui à la possibilité d’une action sensée, constituent l’autre élément essentiel, physique et corporel celui-ci, pour l’exercice de la justice.
60Donner sens n’est pas interpréter arbitrairement, faire de tout n’importe quoi, ni de n’importe quoi tout ce que l’on veut d’autre. L’homme moderne, il est vrai, a développé une sorte de conviction que son analyse du monde physique l’avait mis à même de transformer la nature comme à son gré. L’évolution de la machine-outil en robot aux possibilités multiples renforce encore cette impression que la seule différence entre une machine à coudre et un Concorde, c’est l’arrangement et le format des pièces, ce genre de manipulation s’étendant déjà aux végétaux, aux animaux d’élevage, pourquoi pas à l’homme ?
61Il est significatif de la mentalité moderne qu’elle se soit longtemps assigné pour tâche principale l’exploitation des "matières premières". Dans la philosophie d’Aristote la "prôtê hylê" la matière première, c’est cet élément éternel absolument indéterminé en lui-même, que le mouvement vers la cause première porte à prendre la figure des choses, à déployer la variété des espèces, à multiplier selon leurs types les individus. En réalité c’est en raison de ce caractère essentiel des choses qu’exprime le concept philosophique de matière première, et pas seulement grâce à la puissance d’analyse et de synthèse de l’intelligence humaine, que l’esprit moderne d’entreprise et d’exploitation a pu prendre naissance.
62Deux phénomènes de crise, l’un négatif, l’autre positif, peuvent rendre ce point manifeste.
63En premier lieu, l’idée se répand en de nombreux cercles que les animaux auraient des droits, que l’homme devrait, s’il veut être juste, non seulement respecter les autres vivants pour ce qu’ils sont, mais encore les prendre en exemple au lieu de leur voler leur habitat. Allant même plus loin Mallarmé ne suggérait-il pas déjà, en de merveilleux poèmes du reste, que la seule éternité à laquelle pourrait parvenir l’art et même l’homme est l’immobilité des pierres et des astres ? Le succès actuel de pareilles prises de position, à la limite souvent du pathologique, est un symptôme qui dévoile les énergies en lutte ; mais il peut faire craindre aussi l’issue fatale, la séduction des pulsions de mort. Tout se passe en effet comme si, ayant conscience d’une relation profonde à l’altérité intangible des choses, la liberté, mal à l’aise de les avoir brutalisées, ne trouvait plus, pour exprimer ses manques, qu’à les corriger de manière mythique en attribuant solennellement des droits et des privilèges à ce qui ne saurait en être aucunement le sujet. La mauvaise conscience d’un monde technicien s’excuse en transférant sa propre humanité, qu’il est incapable d’assumer, à l’animal, au végétal, à la matière. Certaines manières de prôner l’esprit écologique ne sont qu’un animisme de seconde main ! Le pronostic doit être ici celui auquel sont contraints parfois de se résoudre psychanalystes et neurologues : mieux vaut une névrose circonscrite qu’une psychose dont le seul exutoire serait le crime. Mais par ailleurs pareille crise met à nu l’impossibilité de réduire la relation unissant l’homme et les choses à un droit qu’aurait naturellement le premier d’exploiter le réservoir d’énergies auquel se limiterait le monde.
64Le second phénomène significatif est le souci que partagent de plus en plus les scientifiques de dissocier l’esprit de leurs recherches d’avec la mentalité des industries axées sur la maximisation du rendement et du profit. La critique des sciences, c’est-à-dire l’étude et l’histoire de leurs fondements, amène à récuser le rôle de paradigme unique attribué naguère encore à la physique mathématique. Le modèle d’un savoir bien constitué pourrait s’inspirer aussi de la façon dont travaillent encore certains biologistes et la linguistique, quel que soit par ailleurs le rôle indispensable à reconnaître aux mathématiques dans cette élaboration. Portées par ce même mouvement de remise en question constitutif de leur progrès, la science et la technique sont de plus en plus conscientes qu’elles ont à se laisser instruire peu à peu par leurs échecs et leurs erreurs autant que par leurs réussites. Ramenées ainsi à leurs sources, elles commencent à nous dire à voix haute que leurs véritables progrès s’inscrivent dans la ligne du respect de la nature et non dans une dynamique d’exploitation. La recherche fondamentale commence ainsi à s’interroger sur la notion de déchet. Il devient clair peu à peu qu’on ne peut plus se contenter ici d’un calcul des profits et pertes ni d’une clause du type "Toutes choses étant égales par ailleurs " !
65Bien sûr ni les transformations, ni la vraie mise en valeur des choses, - qui n’est pas l’habituelle estimation des choses en valeur monétaire,-ni non plus le déploiement de la technique en vue de rendre le monde de plus en plus habitable ne sont des pratiques injustes, bien au contraire. Elles peuvent toutefois tourner à la pure exploitation, au rendement obsessionnel, lorsqu’elle prétendent se fonder sur les seules possibilités de l’énergie humaine, sans plus apercevoir que l’esprit de l’homme est essentiellement faculté de découvrir un sens de plus en plus riche aux choses ; il est cette présence unique capable de laisser les choses venir à soi telles qu’en elles-mêmes enfin son questionnement les range ! Or l’essence des choses inertes ou vivantes est une spatialité et une temporalité telles qu’elles offrent à la liberté la variété innombrable de leurs profils sans cesser de renvoyer les unes aux autres. Laisser jouer et faire jouer la pluralité interne et externe des relations que peut développer une chose par sa seule essence, telle est la manière humaine d’être au monde et d’inscrire la liberté dans le monde. C’est là l’industrie comme activité ingénieuse, comme pointe de l’intelligence d’un habitant de l’univers.
66L’essence des choses est d’être ouvertes à l’ingéniosité orientée vers un sens ; elles sont ainsi d’authentiques "re"sources, des possibilités toujours renouvelées de faire sens, non de fournir de l’énergie en disparaissant ou en produisant des déchets. A tout le moins ce qui est matériel peut-il toujours finir, laissé à lui-même, par faire retour à la masse de l’énergie et être réutilisé alors par la nature en évolution ou par l’industrie de l’homme. L’attestent aussi bien l’atelier du bricoleur que les industries de la récupération, les grands cycles biologiques ou le monde des formes lithiques.
67Nos anciens parlaient de la nature comme d’un livre. La profonde métaphore suggère que notre attitude à l’égard des choses devrait être proche de la manière de lire, de la façon dont le locuteur trouve dans les contraintes de la phonétique et de la syntaxe les conditions d’une expression créatrice. Les choses sont les syllabes et les lettres d’un langage dont nous pouvons apprendre la souple grammaire. Les rapports entre les grands "règnes" naturels, les relations entre les espèces, ne sont pas seulement des jeux de force physiques ou l’application de la loi sinon du plus fort du moins du mieux adapté à des conditions purement extérieures. L’ensemble des vivants et de la matière constitue un texte. L’homme peut le déchiffrer, le lire. Il ne dépend pas de sa seule décision d’en déterminer la valeur et encore moins le sens. Prétendre par exemple qu’il doit et peut restreindre par sa seule volonté l’utilisation des moyens d’exploitation dont il dispose et disposera de plus en plus, est, en rigueur de termes, inexact sinon faux. Ce qu’il peut et doit restreindre, c’est une conduite qui a rendue manifeste son ignorance, parce qu’elle a fait apparaître malgré lui les limites radicales ou les contraintes que sont les structures essentielles des choses et de leurs liaisons entre elles.
68Le déploiement de ce texte qu’est la nature et les multiples lectures auxquelles il s’ouvre pourrait se référer à un unique "Je pense" purement formel. Mais purement pensée la nature serait-elle vraiment lue ? Le renvoi latent de chaque chose à toutes les autres, cette harmonie aux dissonances d’inépuisable audace, élargit et déborde comme de l’intérieur les catégories logiques. De telle sorte que la spatialité et la temporalité du monde matériel s’offrent d’elles-mêmes à une multiplicité de points de vue : elles sont corrélatives à la participation complice d’un "je" et d’un "tu" que nous avions vue structurer le langage.
69Il en découle qu’une relation de l’homme au monde telle qu’elle limiterait au profit d’un seul ou de quelques-uns les possibilités offertes par les choses est simplement injuste : elle refuse de jouer le jeu, toujours ouvert par le monde lui-même, du sens et de la re-source.
70On admettra qu’il serait ridiculement injuste de léguer une maison à des descendants en interdisant de la transformer sous clause de nullité, ou une voiture à condition de ne jamais la revendre. Ce qui rend ridicule et injuste cette conduite, peut-être inattaquable légalement, ce n’est pas d’abord l’ignorance des besoins d’une famille, ni le fait que l’argent doit circuler, ni non plus qu’un bien doit être rentable. La nature de toute chose matérielle interdit d’en limiter arbitrairement la destination, l’ouverture au sens, la participation à l’idée.
71Reconnaître à la structure des choses matérielles une fonction fondamentale dans l’acte moral implique que règnent entre elles, antérieurement à l’intervention expresse de l’homme, des relations qui correspondent à la situation dialogante de la présence humaine. Que les biens puissent circuler ne dépend donc pas d’un décret de l’homme. Cette possibilité inhérente à la nature des choses est antérieure à la production et à la propriété. Elle est "a parte rei" le corrélat de l’échange sans lequel la présence de l’homme n’est plus qu’un fait topographique et non une liberté.
72On objectera qu’il est contradictoire de considérer un échange comme plus fondamental que la production, puisqu’il faut pour échanger qu’aient été déjà produits des biens détenus par les deux parties.
73L’objection suppose, me semble-t-il, que la production est déclenchée par un besoin. Mais pourquoi faut-il s’efforcer de faire commencer toute l’aventure humaine uniquement par un besoin ? Si l’homme est capable de répondre à son besoin par la production d’un bien, c’est qu’il se sait d’avance capable aussi de retarder la satisfaction et de l’obtenir de multiples choses selon de multiples manières. En d’autres termes le besoin n’a pas de sens sinon pour un être qui ne se définit pas uniquement par lui. L’analyse des concepts conduirait, je pense, à reconnaître, tant du côté de la nature que de l’homme, la priorité d’une générosité, d’un certain luxe par rapport au besoin.
74Cette priorité ne découle pas d’une supériorité que l’on attribuerait à tel type de psychologie plutôt qu’à tel autre. Si l’échange est phénoménologiquement antérieur au besoin, c’est en raison de la nature du rapport entre la liberté et le monde. Les multiples profils des choses dans l’espace et dans le temps constituent une abondance dont le corrélatif est la pluralité des libertés ingénieuses. Si un bien naturel ou artificiel était uniquement perçu en fonction du seul besoin à combler, il n’entrerait jamais dans le circuit économique. S’il peut répondre à un besoin, c’est parce qu’il est d’abord tel que des points de vue différents sont possibles sur les profils qu’offre son essence.
75Reprenons un exemple classique : l’échange de la maison construite par l’architecte contre les chaussures confectionnées par le cordonnier. Il n’aurait aucun intérêt ni pour l’un ni pour l’autre si chacun n’avait pas sur le produit de son compagnon une vue au moins légèrement différente de celle du producteur. En d’autres termes la relation d’hommes libres entre eux par les choses et à propos des choses ne suppose pas qu’un d’entre eux puisse amener l’autre à son point de vue particulier ; elle suppose au contraire que chacun puisse admettre qu’envisagée du point de vue de l’autre la chose qu’il perçoit ou qu’il a produite ne perd nullement son sens, qu’ainsi au contraire elle en acquiert même davantage. Une conduite sera donc juste si elle rend manifeste que l’horizon spatial et temporel qui permet le déploiement des profils du monde des choses est en lui-même structure de sens pour l’action libre de l’homme. L’échange n’est pas une disposition ou bien arbitraire, ou bien commandée par le besoin, que des hommes prendraient à l’égard des choses.
76L’échange est la manifestation par la présence de l’homme de corrélations et de références entre les choses mêmes en vertu de leur essence à elles.
77Un premier prolongement de cette idée met en lumière inhabituelle la notion de PROPRIÉTÉ.
78Le pouvoir de disposer d’un bien selon sa nature implique le devoir corrélatif de laisser toujours se manifester le caractère originel de re-source inhérent à ce bien. Nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, assurer un foyer à la veuve et à l’orphelin - ne peuvent pas devenir de simples clichés à résonance plus ou moins biblique. Ce sont des formulations de ce qu’est par essence la présence de l’homme aux choses : elles définissent l’excellence de l’humain qu’est la justice. La propriété apparaît alors comme une responsabilité à l’égard des choses, plus encore comme un service assurant le rayonnement de leur essence.
79Mais ceci ne doit pas faire perdre de vue l’autre aspect de la propriété, résultant lui aussi de la nature matérielle des choses. En effet l’espace et le temps ne sont pas seulement des possibilités de profils et de visées multiples, ils déterminent aussi les limites constitutives de l’individualité. La relation de propriété comporte dès lors une certaine imperméabilité : plus un bien est lesté de matérialité individuante, plus aussi il sera impartageable : le vêtement que je porte, le morceau de pain dans lequel je mords. On voit cependant qu’à tout prendre l’objet purement matériel n’existe pas. La matière en individuant est aussi, au moins négativement, principe d’une altérité. Il est donc peu de biens absolument impartageables, sinon pour des durées et en des espaces restreints. Une maison, par exemple, comporte au moins, pour son propriétaire, le devoir d’hospitalité, et une voiture celui d’accueillir l’auto-stoppeur...honnête.
80Ce dernier adjectif et l’ambiguïté du mot latin "hostis", proche d’hospitalité, d’où provient en français "hôte" mais aussi "hostile" et "hostilité", font percevoir que la diversité propre à la réalité matérielle dans l’espace et le temps s’adresse en l’homme à une ambiguïté fondamentale, et comme telle irréductible, celle de son affectivité. Être-au-monde, c’est être capable d’être impressionné, touché, pris, ému, en un mot affecté, la condition corporelle étant le champ où viennent à la rencontre ce qui affecte et celui qui est affecté. Cette corporéité se joue selon les registres divers d’existence. Plus l’être considéré s’individualise, plus il exerce une motricité indépendante, une spatialité et une temporalité autonomes, et plus aussi sa relation à l’environnement est ambigüe. Une avalanche ou une éruption volcanique est sans ambiguïté : les pierres suivent le cours que leur imposent masse et pesanteur. Les appariements des animaux, leurs jeux, leurs apprentissages apparaissent comme des tissus de sympathie et de défense, de plaisir et de déplaisir tout à la fois. L’étant chez lequel la saisie et l’exercice d’un soi propre est inséparable de la compréhension de sa mortalité vit son affectivité fondamentale sur le mode d’un sentiment de la situation : limites et possibilités sont données à la fois en ce moment, en ce lieu qui sont miens.
81Ainsi la capacité qu’a l’homme de donner librement sens au monde est inséparable de sa passivité à l’égard des choses, de la manière dont il se sent affecté par elles. Il n’y a donc pas d’attitude ni de conduite vraiment humaine à l’égard des "biens" qui ne serait point marquée de sympathie ou de répulsion, de plaisir ou de déplaisir. La situation n’ayant rien de statique, elle est vécue dans le mouvement de l’affectivité entre ses deux pôles. Cette tension habituelle répond à un contact, à une excitation susceptible de devenir désagréable ou bien source de plaisir. Refuser cette ambiguïté peut être un symptôme de fermeture maladive sur soi-même ou d’inconsistance infantile. Lorsque nous nous sentons "en forme", lorsque nous sommes "d’attaque", nous vivons cet état d’équilibre pour lequel attirance et répulsion, plaisir et déplaisir ne seront pas seulement des données subies, mais des ouvertures à des possibilités d’engager les éléments de la situation dans un processus de sens. Il y a face au monde une présence éveillée, en alerte, qui est en harmonie avec le temps et l’espace qu’ouvrent les choses, et qu’elles déploient non seulement à partir de leur commune appartenance à un sens qui peut surgir entre elles, mais à partir aussi de leurs oppositions irréductibles. Celles-ci ne se réduisent pas à l’impossibilité d’occuper en même temps une même portion d’espace. Correspondant à l’agréable et au désagréable existent dans les choses des contrastes, des incompatibilités.
82Présent au monde et s’en préoccupant l’homme tentera d’abord d’assurer l’équilibre de son affectivité en rendant stable son rapport aux choses agréables. S’il le sacrifie momentanément pour acquérir l’utile, c’est encore en vue de plus d’agréments. Jusqu’alors le plaisir en son opposition au déplaisir ou au pénible demeure source immédiate de l’agir, indépendante du besoin. La propriété comme telle ne naît-elle pas avec la soumission du plaisir au besoin ? En effet l’acquisition de l’utile n’offre pas seulement la possibilité de retarder satisfaction et plaisir ; elle fait découvrir encore des possibilités éloignées de jouissance à condition de réserver pour soi les choses capables de la procurer. Le plaisir dès lors n’accompagne plus l’action même pénible comme il le faisait dans l’ambiguïté de l’équilibre premier ; il n’est plus perçu qu’à titre de besoin individuel. Mais de cette stratégie la propriété est née. Non pas du vol, comme le voulait Proudhon ; d’un stockage de biens dépouillés de la richesse de leurs possibilités en même temps que je me fermais à la dimension agonistique et dialogale du plaisir : ils sont alors à moi, ils exorcisent mes besoins, celui d’abord de sécurité.
83On peut comprendre ainsi pourquoi, selon Bergson, l’origine de la guerre, c’est la propriété. Rien n’étend la volonté de domination comme le plaisir devenu terme transcendant du besoin. D’autant que les réserves accumulées par le propriétaire le rendront maître de tous ceux pour qui l’ambiguïté originaire de l’affectivité a été abolie en fuyant la peine dans la satisfaction la plus immédiate. Vient un temps où ces dominés, que le maître fait travailler pour lui, acquièrent ainsi les instruments de leur libération. Réalité d’autant plus effective que l’industrie née de la science moderne développe une propriété qui tend d’elle-même à établir ses usines et ses lieux de production dans les pays même où vivent les dominés. Cette dynamique entraîne les guerres de libération. Elle se double, à l’intérieur des pays riches, de conflits sociaux et de toutes les hostilités à l’égard de l’étranger qu’entraîne la propriété : au fur et à mesure qu’elle accroît un sentiment clos de sécurité, elle doit davantage se défendre avant même d’être agressée. À tel point que ce n’est plus l’envie des démunis à son égard qui constitue actuellement la pire menace ; c’est bien plutôt la puissance même des armes que la propriété des richesses a permis d’inventer.
84La structure de la matière est telle cependant qu’à déclencher la guerre "atomique" l’attaquant se mettrait lui-même en péril aussi gravement que son adversaire. Preuve détournée mais fondamentale que si la propriété n’est pas au service du sens selon la structure du monde matériel, elle est un instrument d’inimitié et de mort.
85Une économie socialiste n’est pas en elle-même plus apte à mettre la propriété au service du sens dans le respect des choses. Même si en principe elle attribue au peuple la propriété des moyens de production, elle ne s’en fonde pas moins sur la primauté du besoin et sur une égalité de fait entre citoyens, deux à priori dont l’insuffisance a déjà été montrée.
86Dans une économie libérale le danger se multiplie, par tous les progrès du technique dans notre quotidien, de voir les propriétaires accroître leur richesse en raison de la veulerie de la masse : ils détiennent de plus en plus les sources de son plaisir et de sa facilité immédiate. Ce régime connaît un non-respect des choses très insidieux, car les résultats n’en deviennent catastrophiques que par accumulation lente. À produire en effet peu à peu, sous prétexte de confort, tant d’instruments que leurs acheteurs en sont dépourvus progressivement d’initiatives créatrices, on peut finir par rompre le lien premier qui unit les hommes en dialogue aux possibilités de sens qu’ouvrent l’espace et le temps des choses elles-mêmes.
87Ce que l’un et l’autre style ont en commun, c’est peut-être une sorte de diffusion du droit de propriété. Le principe de la propriété collective rend cette diffusion plus floue dans la mesure où pratiquement le sujet actif du droit est une instance bureaucratique dont l’anonymat peut couvrir tous les abus. Sous le libéralisme, la surproduction et la multiplication artificielle des besoins sont liées à un régime de prêts et d’assurances qui concentrent la propriété entre les mains de groupes dont l’anonymat au moins ne détruit pas entièrement la responsabilité civile.
88Les régimes où, comme en Belgique, les deux styles d’économie se rencontrent et se croisent, engendrent des progénitures variées, dont les caractères sont tantôt ceux d’un parent, et plus purs même, tantôt un mixte aussi indémêlable que les illustres chiens bâtards de notre capitale. Ce taillis institutionnel mériterait une étude approfondie, non que son fonctionnement soit dangereux ou compromis, mais parce qu’il est un point de crise. S’y révèle, je pense, mais peu claire et en passe de se réduire à une mauvaise conscience, une saisie réelle du caractère irréductiblement double de la propriété. Pour qu’il ne soit pas insensé d’affirmer, avec Montesquieu, "que le bien public est toujours que chacun conserve invariablement la propriété que lui donnent les lois civiles", et non la loi politique, il faut d’une part que les propriétaires usent de leur droit pour faire apparaître le sens des choses pour la liberté en dialogue ; il faut d’autre part que la propriété soit promotion de l’égalité, c’est-à-dire que tous les membres de la communauté aient effectivement accès à l’exercice du droit civil, "palladium de la propriété", comme dit encore Montesquieu.
89Une méditation sur la nature des biens matériels en jeu dans la conduite juste amène à conclure que le caractère de service inhérent à la relation de propriété doit se comprendre comme une limite interne à l’accroissement de ce droit. On ne saurait contester que la détention directe ou indirecte d’une certaine quantité de biens rend débiteur et non créancier à l’égard de la communauté dont la loi civile conserve invariablement la propriété. La mesure de cette quantité pose des problèmes tactiques dont la solution pourrait éventuellement se clarifier à partir du critère suivant : est juste un régime de propriété selon lequel tous les membres de la société ont non seulement un pouvoir d’achat mais une possibilité réelle d’investir, selon le niveau de croissance économique atteint par le groupe en question. Ainsi serait assurée, semble-t-il, la promotion de l’égalité conformément à la nature du monde matériel.
90Les idées qui précèdent peuvent recevoir confirmation de l’analyse succincte de deux concepts importants tant dans la pratique quotidienne que dans l’analyse économique, celui de PROFIT et celui d’INVESTISSEMENT.
91Les justifications de ce revenu qu’est le profit sont multiples ; elles sont toutes centrées sur l’idée d’entreprise, de risque créateur. Plus récemment des sociologues ont étudié le processus de maximisation du revenu et ont montré qu’il s’agissait là d’une action de puissance tant à l’égard des clients et du marché qu’à l’égard des pouvoirs publics. Alliée au calcul du rendement et l’orientant, la maximisation du profit tend à déterminer dans la société des tensions et des pressions qui ne concourent pas toutes à une possibilité optimale de sens pour le plus grand nombre. L’idée de profit maximum semble liée aussi à celle d’exploitation. Il faut répéter ici que la multitude de profils essentielle aux choses invite à entreprendre, à transformer, à mettre en valeur. Mais sous l’effet du processus que nous analysons, ces significations très acceptables du mot "exploiter" tendent à s’estomper et à disparaître : l’exploitation est entraînée alors à réduire la chose matérielle au seul et unique de ses aspects qui permet la manipulation du marché : s’ensuivent l’accroissement du profit, du rendement et finalement la puissance d’un groupe au détriment de la promotion de l’égalité. Pour absolument nécessaire qu’il soit à la santé de l’économie, le profit n’en est pas moins porteur de cette même pulsion de violence que nous avions décelée dans la propriété et que le respect de la matière comme source de sens doit maintenir dans la ligne d’une concurrence qui soit aussi concours des libertés.
92Je ne sais si les économistes se sont beaucoup préoccupés de rechercher comment maximiser l’INVESTISSEMENT, c’est-à-dire le processus qui assure, avec le renouvellement de l’équipement, le rythme à long terme de l’entreprise et l’adaptation de tous ceux qui en vivent à la nouveauté incessante de la conjoncture sinon de l’histoire. Interviendraient ici sans doute le concept de capital, celui de croissance et des méthodes diverses de calculer le risque admissible. Mais à se laisser simplement rêver à ce que suggèrent le mot "investir", l’idée apparaît fondé sur l’essentiel de l’homme, à savoir sa présence au monde, soucieuse du sens des choses pour elles-mêmes. Être d’échange plus que de besoin, parce qu’il est capable de donner sens au besoin et pas seulement de le subir, l’homme revêt les choses de sa préoccupation par elles ; il se laisse ainsi enclore en elles avant d’en faire le siège, de s’y attaquer pour en obtenir du rendement. Investir, c’est donc se laisser introduire à un temps et à un espace autre que ceux de la maximisation du profit. À moins que l’on entende par profit maximum la mise en valeur de l’ensemble des relations que soutient la chose, dont on s’occupe et dans laquelle on investit, avec les hommes qui lui sont présents.
93Un capital investi est d’abord placé, déposé et comme immobilisé dans des biens. Mais il n’y reste pas pris ; il les revêt aussi de possibilités nouvelles, qui vont faire rendre à ces biens des énergies et un profit plus grands. Sans doute le calcul économique est-il plus attentif au résultat comptable de l’opération qu’à son aspect ontologique et humain. Ce faisant il risque d’induire en erreur sur la nature et le sens de la monnaie. Pourtant quel que soit le soin pris pour assurer un investissement et en minimiser les risques, il est impossible de le penser sinon comme une initiative, non pas entièrement gratuite, mais dont la garantie la plus forte est la confiance accordée à "l’ordre des choses". L’investissement est en son essence un acte désintéressé... ! On imagine trop facilement qu’il faut avoir recueilli les fruits d’un investissement avant de pouvoir se montrer magnanime ou généreux. En réalité il faut être fondamentalement désintéressé, pris par la fécondité et les profils multiples des choses pour être capable d’investir. Seule cette gratuité qui accepte la présence de la liberté aux choses et son souci pour elles est en mesure de tancer le jeu des échanges ou d’investir.
94Il est possible ici de mesurer encore une fois ce qui sépare une analyse de la liberté comme ouverture aux possibilités de sens et celle qui considère la liberté comme faculté d’agir en vue d’un but ou d’une fin. La seconde est exposée à interpréter exclusivement en termes de besoin ce que la première explicitera surtout en termes d’échange, de souci pour..., de désintéressement. Quand il s’agit de justice, la différence est capitale. Si les rapports des hommes entre eux et avec les choses dans la liberté sont compris à partir d’un besoin à combler - qu’il s’agisse du besoin de survivre ou du besoin d’être heureux - la tentation est de situer l’essence de la justice dans la cessation de la violence, non dans la possibilité d’échange entre égaux. Dès lors agir avec justice devient une stratégie en vue d’instituer dans la société un ordre qui garantisse le fonctionnement de l’économie, les magistrats et la police veillant à ce que "le pacte établi entre les citoyens" ne perde pas sa signification.
95Loin de moi l’idée de dénier toute pertinence à cette manière de voir. Je pense simplement qu’elle ne permet pas d’envisager réellement les changements profonds qui de tous côtés s’annoncent, selon la nature des choses et de la liberté. Qu’entendre en effet par "pacte établi entre les citoyens" ? Si l’on appelle ainsi l’ordre qui garantit à chaque propriétaire - "cuique suum" - la stabilité de son droit, de deux choses l’une : ou bien l’on doit clore la société sur elle-même et tout développement n’y sera jamais qu’une répétition du même, ou bien l’on doit envisager le progrès au prix seulement de l’entretien d’une masse de purs auxiliaires, pour lesquels le seul bienfait issu de la société est un salaire minimum indexé, sorte de prépension accordée dès l’adolescence.
96Diviser de la sorte les hommes en donneurs d’emplois, parce que propriétaires, et demandeurs d’emplois cherchant à acheter, en payant de leur travail, d’abord une assurance santé et une retraite, puis un certain accès au confort, à la fête, à l’éducation et à la culture, c’est oublier premièrement que dans le phénomène originaire du marché - celui qui se tient sur la place - l’essentiel, ce qui fait du marché une manière d’être et pas seulement un gagne-pain, c’est la rencontre et l’échange humain, les transactions commerciales n’y jouant pas nécessairement le rôle le plus important. En second lieu, demeurer dans une perspective où le plus grand nombre doit, tout compte fait, se louer pour acheter l’éducation et la culture, c’est renoncer à la promotion de l’égalité : la possibilité d’investir, c’est-à-dire de participer au progrès social est alors réservée à la classe des propriétaires nantis, ceux pour lesquels les choses deviennent le plus facilement de simples réservoirs d’énergies à exploiter au gré de l’homme.
97Nos analyses ont permis de découvrir deux structures importantes de la conduite :
98La première est le lien fondamental entre d’une part la nature ou l’essence des relations entre les choses et d’autre part la solidarité complice et dialogante qu’est la présence humaine.
99La seconde, qui doit maintenant retenir notre attention est la distinction entre deux sortes de biens, ceux auxquels les membres de la société ont accès par un partage, ceux auxquels ils accèdent selon une participation. La conduite juste pratique cette distinction et l’affine sans cesse. Les comportements de force et de clôture sont au contraire enclins à confondre ces deux sortes de biens, quand ils ne font pas de leur confusion un principe plus ou moins occulte.
100Il y a des biens qui ressortissent totalement ou principalement, dans la pratique, à une justice commutative : celui qui a volé une vache doit restituer la vache ou l’équivalent. À supposer qu’une quantité de pareils biens doive être partagée, il sera possible d’en allouer un même nombre ou une même portion à chaque individu sans autre considération. Dans cette situation l’échange n’a qu’un sens très modeste : ce n’est jamais que le même bien qui passera de mains en mains, sans nouveauté.
101Dès qu’il s’agit de distribution proprement dite, et non plus de simple division, le partage n’est plus régi par une arithmétique aussi simple. Déjà l’utilisation par les consommateurs des surplus éventuels de biens divisés d’abord également fait naître une situation nouvelle. Dans l’économie du camp de concentration, le partage de la nourriture fonctionne selon l’hypothèse idéale, si l’on ose dire, d’une division sans considération d’aucun "mérite" ni d’aucune "différence". Mais combien de vies y ont été sauvées grâce à l’inégalité de consommation, qui permettait épargne et surtout aide généreuse à l’égard des plus démunis ! Or la générosité, l’attention au plus faible n’est pas causée par l’existence du surplus. Si l’on tient absolument à parler ici de causalité, il faudra accepter qu’elle est réciproque encore que non symétrique : le projet de générosité est, au moins virtuellement, antérieur à la constitution du surplus, mais une générosité serait irréaliste et même irréelle si elle s’imaginait pouvoir s’adresser à autrui sans avoir constitué un surplus effectif !
102Se fait à nouveau saisir sur cet exemple la nature propre de l’espace et du temps des choses : la divisibilité n’en saurait être représentée par un continu mathématique élémentaire, ni par un atomisme tout aussi simplifiant. Objecter que même le partage concentrationnaire introduit une discontinuité puisqu’il tient compte d’une quantité minimale utile, c’est admettre implicitement qu’en fait pareille division est contradictoire : la saisie d’une discontinuité des choses, de leurs singularités irréductibles dans la multiplicité de leurs profils ne saurait aller sans reconnaissance en même temps de la présence en dialogue de libertés qui échangent. On peut bien sûr insister : la division concentrationnaire comporte, dira-ton, le raisonnement que voici : "la justice est sauve si elle établit une égalité des chances au départ ; que les membres du groupe par après se débrouillent librement entre eux, du moment qu’ils ne troublent pas l’ordre". Beaucoup de théories de la justice peuvent sans s’en rendre compte reposer sur de pareils principes. Elles acceptent d’emblée que l’autorité se situe en dehors du système qu’elle commande et ne demeure pas engagée dans son fonctionnement, sinon pour le surveiller, y assurer une sorte de maintenance voire de service après-vente. Elles considèrent en même temps que les choses sont destinées à combler des manques dont sont affectées des libertés, toutes égales, puisqu’elles sont par essence capacités de choisir les mêmes choses.
103Notre pensée est constamment entraînée - pesanteur de la finitude qu’Heidegger appelle "déchéance" - à traiter l’homme et les choses comme des supports identiques habillés de qualités ou d’équipements différents : une même substance de base est plus ou moins richement fournie selon qu’elle sera pierre, un vivant, un homme. La référence ultime de la compréhension est alors, non pas une pensée transcendante, ni un sujet cartésien ou formel, mais une sorte de client transcendantal préférant équiper le produit initial de telle ou telle "option".
104Tout fondement proprement dit est ici biffé.
105Ce à quoi cette façon de penser aboutit s’étale, sauf erreur, dans la théorie marxienne de la valeur. Partant d’un bon pas dans la bonne direction, elle refuse de considérer les choses abstraitement, elle dénonce l’occulte violence que cache la mise hors circuit de leur rapport à l’homme concret. Mais lorsque pour conjurer la mauvaise abstraction et les pièges de la plus-value, Marx propose de rétribuer le travail selon la durée de la prestation, il raisonne à nouveau comme si toute espèce de "bien", toute espèce de chose considérée selon son ouverture au sens et à la liberté, était par essence partageable selon une divisibilité "concentrationnaire". L’être du temps, qui consiste à rendre possible la relation de sens entre les choses et la liberté finie, tombe dans l’oubli dès le moment où il avait été saisi : est traité comme partageable et selon une discontinuité purement atomique, c’est-à-dire relative et hypothétique comme celle du point mathématique, ce qui est discontinu par essence et, par essence aussi participable.
106Condition de possibilité du rapport de sens entre choses et liberté en dialogue, le temps est de soi divisible en moments décisifs, qui polarisent dans leurs champs, pour constituer l’histoire, des nébuleuses de durées comme en formation. Un de ces moments décisifs est, dans le christianisme, la Résurrection : elle offre à tous les hommes la possibilité d’une adhésion, d’une conversion dans laquelle le passé cesse d’être poids du déterminisme engendré par les choix mauvais ou contestables, et où le futur dévoile son antériorité comme re-sourcement de la volonté bonne. Ce que nous avons dit de la mortalité dans le chapitre précédent se rattache à cette conception de l’événement et de l’instant décisif.
107Mais notre apprentissage de la vie ne découvre-t-il pas que tout apparaître d’une chose est un événement décisif ou du moins dans la mouvance et le champ de force d’un événement décisif ? Sans perdre de vue qu’il faudrait ici articuler une théorie de l’espace sensé, il est légitime de remarquer que plus entre en jeu la temporalité des choses et plus elles échappent à la possibilité d’un partage arithmétiquement égal. Sans doute rien de matériel n’échappe-t-il jamais complètement à pareil partage. Il n’est pas absolument impensable que l’on accorde à chaque membre de la société une ration de musique, de "culture", de voyage, comme on lui accorderait même pension ou même quantité de protéines, de glucides, de vitamines. Mais il est capital pour une méditation sur la justice que la pensée d’un partage s’avère toujours n’être qu’un bricolage ou de la science-fiction aussi longtemps qu’elle n’admet pas de prendre en considération le fondement de la divisibilité, le temps, selon lequel les choses offrent à toute liberté une PARTICIPATION phénoménologiquement antérieure à tout partage.
108Exemple de l’antériorité dont je parle : la restitution exigée moralement en cas de vol. Même si elle remet le propriétaire en possession de l’objet intact, le vol l’a privé d’une portion de la durée propre de la chose, qui ne saurait lui être restituée exactement par aucun calcul de dépréciation ni de dommages et intérêts. La privation de la participation au sens que les choses développent dans le temps ne peut être comblée par aucune justice purement corrective. Mais c’est par contre le caractère participable du bien qui exige les évaluations et les calculs requis pour adapter aux circonstances, c’est-à-dire selon le temps, le mécanisme de la restitution.
109On ne saurait donc distinguer adéquatement entre biens partageables et bien participables. Il n’est pas toujours possible, comme dans le jugement rendu par Triboulet, de faire payer par le son de la monnaie du débiteur le prix exigé par le boulanger pour l’odeur de son pain ! Mais que le bien participable par excellence, la vie d’une personne, soit négociable également, si l’on ose dire, dans un strict partage au point d’en sembler l’objet, c’est sur quoi comptent ravisseurs et terroristes. Leurs menaces et l’accord général pour admettre au moins initialement les conditions qu’ils imposent, indiquent à suffisance que le domaine du partageable et celui du participable ne sauraient se distinguer autrement que comme ce qui doit être fondé et ce qui en est le fondement.
110Il n’est qu’apparemment paradoxal de désigner la vie de la personne comme type du bien impartageable dans un chapitre qui traite de la structure des choses matérielles dans son rapport à la justice. Considérer les choses en dehors de leurs relations à la communauté des hommes serait plutôt le travail du physicien. N’empêche qu’il faut préciser comment le monde matériel se relie et s’intègre au participable.
111Ce par quoi la vie de l’homme est la plus humaine, c’est l’idée pratique, la pensée mise en œuvre dans l’action libre. Plus un ensemble de biens matériels est mis en jeu et trouve sens dans l’idée pratique, plus il sera participable, sans jamais se soustraire totalement à un partage par division.
112Plus une idée est originale, plus puissante est l’intelligence qui l’a pensée, plus aussi cette idée réclame d’être connue ; non pas comme celle de son auteur uniquement, qui pourrait en retirer des "droits" ou recevoir un prix ; mais parce que la vérité est d’autant plus une en elle-même et d’autant mieux possédée par un esprit que plus d’esprits la connaissent, en suivent et en procurent le développement et les conséquences. Or la générosité et le désintéressement dans l’usage des biens matériels reposent sur une saisie vraie du sens des choses pour la liberté. C’est donc dans la générosité et le désintéressement que les choses trouveront leur sens le plus essentiel et deviendront participables, comme l’est l’idée vraie.
113Parmi les ensembles de choses intégrés au mouvement d’une idée il faut ranger tout ce qui peut être considéré comme fonds et équipement d’une entreprise. Que nous ne disposions pas encore des catégories qui nous permettraient de distinguer dans l’entreprise les aspects comptables, avec leur nécessité propre, et ce qui, relevant du sens, est participable, les conflits auxquels donnent lieu les transformations, les liquidations, les cessations d’activité de beaucoup d’entreprises en administrent la preuve. Quand l’État s’estime obligé de voler au secours de tant de canards boiteux, si l’on peut risquer cette image, c’est le signe d’une perception de la primauté du sens ; mais les techniques mises en œuvre traitent souvent le problème de la participation selon des perspectives valables seulement dans le domaine du partageable. Un examen du vocabulaire utilisé dans les discussions et les communiqués à la presse, tant par les patrons que par les syndicats et le gouvernement montrerait que la vie de l’entreprise est envisagée comme un problème de transport de l’énergie, comme un fonctionnement physiologique, comme une situation sociale nécessairement injuste, mais rarement selon le rapport à une idée que l’on a déjà commencé à réaliser et qu’il faut présenter davantage.
114Tout le monde sait plus ou moins clairement que la recherche d’une possibilité maximale d’investissement pour tous peut être le début d’une vraie solution. Mais que pourra jamais investir la masse de ceux dont la compétence ne dépasse guère l’utilisation plus ou moins mécanique d’équipements dont le but d’ensemble leur échappe ?
115Une entreprise qui tend vers plus de justice doit donc s’efforcer de mieux faire connaître à tous ceux qui en vivent l’idée qui la guide, les possibilités de la développer, les formations et recyclages qu’elle exigera selon le rythme de la croissance et la limite éventuelle de l’entreprise dans l’existence. Où situer dans une comptabilité le coût de pareille éducation ? Faudrait-il le considérer comme une distribution de dividendes, comme le remboursement d’une dette à des créanciers privilégiés, comme un investissement ? Le moins possible en tout cas comme un alourdissement du passif. Les entreprises japonaises n’ont-elles pas à ce propos des suggestions à faire, et qui sont applicables à nos problèmes ?
116Un autre cas où un ensemble de biens matériels est entraîné dans la mouvance d’une idée, prolongeant du reste ou reprenant celle qui commande une première entreprise, c’est la publicité. Les budgets consacrés à ces activités n’ont d’égal ou d’approchant que dans les énormes dépenses consenties pour s’assurer les services d’une agence d’information ou d’espionnage industriel... La publicité se donne précisément comme justification qu’elle vend du bonheur et de la beauté ; autrement dit, elle rappellerait les limites des biens partageables en montrant comment ils s’enracinent dans le participable. La publicité, nous dit-on, humanise les produits et les situe sur un horizon de liberté.
117Nous tenons là un autre phénomène de crise. Il serait faux de nier que la mise en public des produits et de leur fabrication réponde à l’exigence fondamentale de participation. Si ce genre d’information était simplement un des moyens de relancer le jeu de l’échange, il n’y aurait qu’à s’en louer. Et c’est à quoi les associations de consommateurs s’efforcent de la ramener tant bien que mal. Toutefois le caractère propre de la publicité est la réalisation d’un travers de notre époque que Nietzsche annonçait et qu’il critiquait en le reconnaissant dans le théâtre de Wagner : en notre siècle tout, sans restriction, est devenu ou tend à devenir "spectacle". Ce que la publicité a de purement théâtral, avec la passivité ludique qu’elle induit chez ceux qu’elles transforment en purs spectateurs, - son grand art consistant à le leur faire oublier - voilà ce qui la rend complice des tendances les moins justifiables à maximiser le profit et à hypnotiser l’homme sur des besoins qui lui masquent le véritable plaisir, la joie de vivre en communion avec autrui.
118L’entreprise et la publicité font percevoir combien est précaire l’équilibre du participable et du partageable dans les biens auxquels s’intéresse la conduite juste. La publicité corrompt le temps des choses en imposant comme seule durée l’instantané, l’éphémère. L’entreprise est toujours tentée, de son côté, de réduire le temps à celui des échéances.
119Mais l’un et l’autre phénomène jettent un jour sur deux réalités auxquelles il faudrait consacrer tout un chapitre voire un exposé, par ailleurs, le travail et la monnaie.
120Notre époque commence à sortir d’une sorte de fascination qui, sous les coups et l’influence de diverses doctrines sociales, celles des socialismes, du marxisme, des églises chrétiennes, a engendré la conviction que le travail était la condition absolue de la dignité humaine, la conduite qui fait passer tout ce qu’elle touche du domaine du partage à celui de la participation. La crise actuelle de l’entreprise manifeste qu’il n’est pas évident du tout que le travail soit par essence un investissement. Il se pourrait même que la volonté de demeurer un pur travailleur soit un aveu de démission et une revendication d’un droit à n’être qu’un assisté social. "Les travailleurs" au XIXe siècle ont constitué, à partir de leur profonde misère, des groupes de pression puissants à qui est dû l’inappréciable éveil d’une conscience sociale enfin contemporaine des progrès des sciences et des techniques. Mais il ne faudrait pas imaginer que "le travailleur" est un type humain qui doit se retrouver identique à toutes les époques. "Le chevalier" aussi est si l’on veut un type éternel ; il n’est plus cependant un modèle pour notre temps. N’en-est-il pas de même pour "le travailleur" ? Le problème fondamental de l’accession du plus grand nombre à un rôle conscient dans le développement de la société peut-il être correctement posé si nous ne spécifions pas ce que recouvre effectivement le terme "travailleur", en train peut-être de devenir partiellement métaphorique ? La preuve qu’il n’est guère entendu en son acception première par les foules, c’est que la publicité biffe presque entièrement le travail de son spectacle, "travaux des champs" et risques des cascadeurs mis à part...
121Le phénomène de la course aux subsides et aux aides de l’état d’une part, celui de la publicité de l’autre éclairent encore la signification de la monnaie. Matérialisation de la souplesse, de la fécondité, du mouvement qui appartiennent en propre à l’idée, la monnaie reflète et masque à la fois le jeu incessant du participable et du partageable. Par essence, sa parenté avec l’idée en fait l’instrument capable d’étendre les possibilités de participation ; de nature quelque peu protéiforme, la monnaie s’adapte à la multiplicité des possibilités que les profils des choses offrent à la liberté ; elle exprime le fondement du social, l’échange.
122Serait-ce la raison pour laquelle, en dépit de l’énormité des coûts, la société demeure bienveillante à l’égard de la publicité, de son théâtre, de sa fête ? Car la fête est un triomphe de la participation ; mais en dehors de toute responsabilité, en dehors aussi sans doute de toute justice. Mais que la fête puisse coûter sans que l’on proteste est un signe : la générosité n’est pas à contre-courant des choses et de la liberté quand elle prend l’initiative responsable d’une gratuité dont la fête ne connaît pas la source. Et la monnaie par conséquent est au plus proche de son concept lorsqu’elle est utilisée pour lancer gratuitement le jeu des échanges sociaux, ceux de la fête peut-être, mais principalement ceux où s’engage la responsabilité.
123L’utilisation des fonds publics pour le dépannage des entreprises en difficulté est donc elle aussi conforme à la nature de la monnaie. Cependant l’immédiat des pressions sociales aboutit à faire considérer la monnaie uniquement comme expression du caractère partageable des biens. Si ce caractère était fondamental, comment comprendre que tout partage dans l’histoire se soit accompagné de manipulations diverses de la monnaie, souvent de dévaluations ? Ce que l’on acquiert ainsi, dans le cours même du temps, ce ne sont évidemment pas des parts toujours plus petites mais toujours plus nombreuses d’une même réserve de biens ; c’est chaque fois une promotion de la liberté, de l’égalité, de la participation. Une dévaluation n’est qu’un mode mineur de la nécessaire relance de l’échange.
124Pour terminer ce chapitre, je tenterai de montrer sur un exemple comment la distinction du partageable et du participable permet de donner un sens, et fondamental, à la métaphore que j’ai utilisée, page 217 d’abord, en parlant de la protection accordée aux plus démunis comme d’une restitution.
125En stricte justice corrective déjà, la notion de restitution doit être affinée, compte tenu de la temporalité. On peut concevoir que l’adaptation sera plus importante encore quand il s’agira de rendre, non plus quel que soit le mérite, mais au contraire compte tenu des mérites et des différences, et surtout enfin s’il faut avoir égard à des différences qui affectent la présence la plus immédiate de l’homme au monde et à ses semblables.
126Il semble à première vue que le domaine du participable soit par nature celui d’une distribution des biens selon une proportionnalité très différenciée, que ne comporte pas le domaine où le partage se règle selon la justice commutative. Ainsi l’accès "pour tous" à l’éducation musicale ne signifie pas qu’il est injuste de ne pas laisser un sourd-muet concourir pour un prix de chant. L’épaisseur de l’exemple semble impliquer que l’affaire est simple, que sans être le moins du monde élitiste on établit la nécessité raisonnable de certaines inégalités allant de pair avec des capacités plus ou moins riches de rendre service à la communauté en certains secteurs d’activité.
127Mais de la sorte on risque de ramener la distinction entre le fondamental, c’est-à-dire le caractère participable des biens, et ce qui est fondé, leur caractère partageable, à une différence entre deux classes de biens situées à un même niveau. Du coup le devoir de relancer gratuitement l’échange, excellence même de la justice, disparaîtrait : il n’y aurait plus que du partageable offert au choix des "clients", mais à deux prix.
128L’activité et même l’industrie du sport semble bien être régie par la participation : tous y ont accès selon leurs capacités ; les talents et succès de l’avant-centre ne lèsent en rien l’arrière droit ni l’arbitre ; mais un cul-de-jatte n’a pas d’avenir dans le football, et ce n’est pas injuste.
129Cependant le sport a compris plus profondément sa nature "participable". En offrant à des handicapés d’assister à des rencontres en spectateurs, premièrement. Mais surtout en ouvrant les "entreprises" gratuitement, sans profit proprement dit, à des compétitions pour handicapés. L’entraînement de ces nouveaux sportifs et leurs olympiades qui sont devenues un moment de notre culture, ont "restitué" à des démunis la possibilité d’agir à leur tour gratuitement, en intensifiant la rencontre entre tous les hommes. Quel que soit le chiffre ou le coût de l’opération, il est justifié : les biens de la terre ont trouvé sens en faisant participer les libertés à l’humain, à cet au-delà de l’homme que chacun de nous porte en lui.
130Peut-être est-il moins irréaliste qu’on ne le croirait de prime abord de considérer ce dernier exemple comme un type originaire de situation économique et sociale, au lieu de supposer, à titre de scène primitive, la rencontre de deux hommes dont le besoin aurait fait de chacun un loup pour l’autre. Est-il vraiment plus compliqué d’instaurer un calcul à partir du désintéressement qu’à partir de la rivalité ? Étrange fascination de la théorie des jeux !
IV. Justice sociale, Sens civil et Éducation
131Le chapitre précédent nous a fait rencontrer la conduite juste en train de rendre les hommes égaux, c’est-à-dire capables de collaborer non seulement ni d’abord à l’accroissement d’un produit économique, mais au dialogue des libertés présentes au monde. La notion de "participation" a permis de penser une unité qui ne soit pas seulement un type répétable, susceptible d’égalité commutative, mais qui se renforce de la différentiation qu’elle promeut. Dans notre dernier exemple, il ne s’agissait pas de supprimer le handicap de nos nouveaux sportifs. C’est l’unité du sport qui se renforçait des différences qu’elle assumait ; elle les mettait davantage en relief, mais en les "enlevant" dans l’expérience du dépassement de soi commune aux normaux comme aux handicapés.
132Le sport, l’entreprise, la publicité peuvent encore être considérée comme des "biens". Les réalités de ce genre comportent encore un lest matériel et instrumental déterminé : des "choses", disions-nous, sont enlevées dans la mouvance d’une idée. À ce titre nous avions pu comparer aux contraintes que sa phonétique propre impose à une langue celles que les "choses" imposent à la conduite juste. En considérant pareille comparaison comme des suggestions ou des indices d’hypothèses de travail, nous pourrions nous occuper maintenant de réalités qui ressembleraient davantage à ce que, dans le langage, nous groupions sous le titre de syntaxe et de "logiciel". Il s’agit des deux "institutions" qu’annonçait la fin du premier chapitre, page 215, l’éducation et le sens civil.
133Par "institution", j’entends des structures sociales, sans lesquelles l’homme ne peut librement s’humaniser, qui ne doivent pas leur possibilité à des conventions ou des contrats, mais dont le développement est cependant lié à ces deux modes de reconnaissance et d’association.
134Une institution n’est donc jamais un moyen. Il n’est jamais possible de la nier, sinon en la reconnaissant à nouveau au moment même où l’on refuse explicitement de l’admettre. Il n’est jamais possible surtout d’agir en demeurant neutre à l’égard d’une institution ainsi entendue, ou en refusant d’y exercer aucun rôle, sous peine de renoncer à la liberté ; sous peine, autrement dit, de se faire un membre purement passif de la société. Il n’est jamais possible enfin de confier la vie et l’exercice d’une réalité institutionnelle aux seules décisions de l’État ou du pouvoir.
135Le type même de l’institution, c’est le langage. Il est évident en effet que son exercice et sa vie ne sauraient dépendre de l’État, sous peine d’être réduit à un code, à un moyen de transmettre de l’information, à ce que certains critiques du totalitarisme ont appelé "la langue de bois". Il est évident aussi qu’il est impossible de se retirer du langage ; même la science qui objective le langage pour l’étudier, la linguistique, ne saurait se constituer en dehors d’une langue déterminée ; en se constituant, elle agit non pas "sur" le langage, mais en lui. Prétendre établir en quelque domaine que ce soit un système de connaissances objectives dont le progrès ne tiendrait aucun compte du langage est absurde. Ce serait en effet exercer une activité que seule la société des hommes libres rend possible, sans accepter d’y tenir aucun rôle ; sinon peut être celui de la diriger en secret ; rêve, paranoïa ! Ainsi est-il évident enfin que nier le langage ne peut se faire qu’en posant une autre institution qui en aurait toutes les caractéristiques.
136Une remarque à ce propos : le silence de l’ascète ou de l’ermite n’est pas une négation du langage, mais un recueillement en ce que le langage a d’essentiel : la rencontre des choses et de l’homme en vue du sens. Le poète et le savant connaissent des expériences très proches de celle-là.
137Analogues au langage, inséparables de lui, d’autres institutions constituent le champ où se déploie la justice antérieurement à tout droit positif, à tout État. L’antériorité dont je parle n’est pas chronologique. Elle est à la fois logique et morale : on ne saurait penser un État ni en être le citoyen en admettant qu’il peut décharger les particuliers de toute responsabilité en ce qui concerne ces institutions proches du langage.
138Deux remarques s’imposent concernant cette manière de concevoir l’institution.
139En premier lieu, le parallèle entre linguistique et morale dévoile ici certaines de ses déficiences. En effet, si le langage est la première de pareilles institutions, pourquoi comparer d’autres institutions à la syntaxe et au "logiciel" qui sont uniquement des "parties" du langage ? Réponse en très bref : le langage est une totalité qui est antérieure à ses parties et qui se retrouve tout entière en chacune d’elles. C’est sur cette propriété que repose par exemple une linguistique comme celle du fameux Cercle de Prague, qu’a prolongée Roman Jakobson : la phonologie offre déjà les structures qui s’appliqueront jusqu’en une poétique et une stylistique. Si j’ai suggéré que la morale était analogue à une linguistique de l’usage, c’est parce que cette notion permet de ne pas "objectiver" une totalité dont chaque élément en est à la fois le contenant et le contenu. Mais cette méthodologie demeure très élémentaire et devrait être affinée. Elle suffit toutefois à rendre attentif à l’originalité des normes en ces domaines.
140La seconde remarque concerne le rapport de l’institution au "participable". Ne suffirait-il pas de compter l’éducation, le sens civil, voire le langage, dans l’ensemble où figurent aussi sport, publicité et bien d’autres encore ? Il faut répondre "non", pour deux raisons. D’abord les "choses" soumises dans l’institution au dynamisme de l’idée ne sont peut-être pas moins matérielles, mais elles sont envisagées sous un aspect proprement universel ; si bien qu’aucune chose ne trouve son sens exclusif dans l’institution, mais qu’aucune non plus ne saurait se soustraire absolument à son dynamisme. En second lieu l’unité institutionnelle n’a pas aux différences qu’elle suscite le même rapport que l’unité participable. Gomme l’opposition des pronoms de première et deuxième personne rend possible un dialogue qui l’avive sans préjudice pour l’unité du langage, ainsi le sens civil et l’éducation ne sont point dilués mais au contraire affermis en eux-mêmes lorsque la discussion d’une part et l’art d’interroger de l’autre accusent les oppositions - entre les opinions libres, entre maître et élève - qui les structurent chacune. Vaut donc pleinement pour les institutions le principe héraclitéen : le conflit est le père de toutes choses. Cette synthèse originale fait de l’institution le fondement de toute participation, comme celle-ci fonde, nous l’avons vu, tout partage.
141Que l’institution est l’objet propre de la justice sociale ressort d’une comparaison de cette conduite avec une autre que l’on appelle "civisme", dont l’objet serait, me semble-t-il, ce qu’appelle institution le droit administratif ou même la sociologie.
142Chez les Romains, la couronne civique était décernée au citoyen qui dans une bataille avait sauvé la vie d’un autre au péril de la sienne propre. Ce civisme-là ressemble assez à la justice dont nous parlons : le courage y est vécu en vue de préserver la vie d’un homme dont on reconnaît la présence indispensable à la fondation continue de la cité. Et cette reconnaissance n’est pas seulement la constatation du fait que celui dont la vie est menacée est l’égal de l’autre. Il est tellement l’égal de son concitoyen que celui-ci met pour lui sa vie en jeu. L’égalité apparaît bien, dans cette conception du civisme, comme la promotion d’un échange des libertés, promotion dont le fondement ne saurait être que cette liberté même en sa gratuité et son désintéressement.
143La révolution française a prétendu retrouver le civisme antique et renouer ainsi avec une conception purement rationnelle, non religieuse, de la république et de l’État. Les hommes de 89 et ceux surtout de 93 n’ont guère perçu que pour les Grecs et les Romains le rationnel n’a jamais exclu les dieux ; si bien que la "polis" ou la "civitas" est toujours restée ce lieu où, dans l’ensemble de ce qui existe et devient, l’homme peut consentir à la tension d’une harmonie dont il n’est pas le point de départ ni le seul point d’arrivée. Cette dimension disparaît dans un civisme qui soumet l’ensemble de l’existence à la nation et à l’État : la guerre ou la menace de guerre justifie toutes les urgences ; la mobilisation établit l’égalité des citoyens en tant qu’ils sont des "effectifs". S’opère ainsi une collusion entre l’esprit de l’armée et celui de l’administration. Le résultat en est, chez tous les successeurs des révolutionnaires de quatre-vingt-neuf et de quatre-vingt-treize, les libéraux comme les socialistes, la formation d’un État-Hypostase, entité antérieure à toute institution proprement dite, seul compétent pour assurer les libertés et les droits, grand définiteur de l’égalité, maintenant les citoyens en alerte, sinon en vue de conflits armés, du moins en vue de luttes économiques et sociales.
144L’incarnation d’une pareille idée ne saurait être que la mise en place d’une bureaucratie de plus en plus envahissante, symptôme de la tentation constante qu’éprouve l’homme de se démettre de sa tâche, de l’exercice du comportement juste, du consentement surtout à la libération de la liberté· En résumé si le civisme est la vertu propre aux membres d’une société organisée, tel l’État, s’il est la priorité qu’ils donnent aux intérêts de celui-ci sur leurs intérêts particuliers, la justice déborde le civisme ; elle peut l’exiger selon les circonstances ; elle ne saurait s’en satisfaire · Pourquoi ? Parce qu’elle a pour objet des institutions fondamentalement antérieures à l’État et à toute figure de l’ordre dans le cours de l’histoire.
145La première d’entre elles correspond à cette instance qu’Aristote, dans la Politique (VII, 7,4 ; 1328 b 14), destine au discernement des intérêts communs et des obligations mutuelles. Dans un État de droit positif, les trois pouvoirs participent à ce discernement. On pourrait donc dire que la conduite juste dont il est ici question doit caractériser le citoyen en tant qu’il exerce une responsabilité d’ordre législatif, exécutif ou judiciaire. Mais il faut à nouveau se garder de confondre ici justice et civisme. Un député qui vote par discipline de parti remplit la plupart du temps son devoir civique ; tout comme un juge qui applique la lettre du Code ou le ministre qui s’efforce de mettre en œuvre le programme annoncé par son gouvernement. Dira-t-on que leur action est pour autant fondatrice et qu’ils contribuent à renouveler le consensus social ? Ils l’entretiennent, ils le stabilisent de telle sorte que le bien-être général s’accroisse ou du moins ne diminue pas, c’est incontestable, et en cela ils pratiquent le civisme. La justice en tant qu’excellence morale remet le citoyen en situation de fondateur ou de constituant ; elle mesure et proportionne sans cesse l’agir, non seulement à la légalité positive ou aux droits fondamentaux en tant que déclarés par des textes, mais à la dignité humaine comme telle, à la possibilité d’un échange dialogal entre des libertés. Elle ne considère jamais la stabilité de l’État comme une fin. Elle y reconnaît sans plus le moyen probablement nécessaire selon l’époque d’assurer au plus grand nombre la possibilité de contribuer activement à discerner les intérêts communs et les mutuelles obligations. Elle est la vertu du changement, parce qu’elle a conscience que le discernement dialogal s’est déjà fait jour dans l’histoire, quels qu’aient été les obstacles qu’y aient mis l’égoïsme et la volonté de domination des hommes. Ceux-ci ne sauraient du reste parvenir aux avantages et aux privilèges qu’ils poursuivent qu’en détournant à leur profit, voire en imitant le mieux possible, une véritable discussion. Des comités de quartier aux conseils d’administration en passant par les conseils d’entreprise, la vie des communautés et des groupes offre à foison des figures de cette dialectique, où l’excellence de la discussion libre s’impose d’abord, pour être ensuite récupérée par la recherche du profit, dont les étroitesses et la tyrannie étalent à leur tour la véritable nature, si bien que s’impose à nouveau avec plus d’évidence l’instance de discussion.
146La société européenne en général a sans doute progressé dans la pratique de cette forme de justice depuis la seconde guerre mondiale. Sans faire la sociologie de cette évolution en fonction des différents pays, il faut remarquer qu’un éventuel progrès ne diminue nullement l’obligation de vigilance sur ce point. La volonté de rénover, c’est-à-dire de maintenir vivant le consensus qui fonde une communauté humaine, doit en effet assurer à notre époque bien plus que l’assentiment intérieur sans lequel le respect des lois positives demeure pure crainte d’un pouvoir violent. Il s’agit en effet de discerner aujourd’hui quels sont les mécanismes sociaux qui doivent être mis en place pour que les chances d’une plus grande justice soient préservées dans un monde où la technique fait de plus en plus partie du vivre quotidien.
147Par mécanisme social, j’entends une structure établie par convention, qui pourrait donc être différente sans que la liberté sensée en devienne impossible, mais telle aussi qu’en dépit de la mauvaise volonté ou de la passivité des partenaires sociaux elle continue, comme de son propre poids, de maintenir un état de choses dans lequel un éventuel sursaut de la justice et de la liberté ne soit pas voué à l’échec. Le phénomène juridique, dans la mesure où il est distinct de la morale, est le plus important de ces "mécanismes", du moins pour chaque nation prise en particulier. On n’oserait affirmer cependant qu’un phénomène analogue s’est déjà manifesté pleinement pour ce qui concerne les relations entre pays riches et pays pauvres, encore qu’existe déjà dans les faits, avec les aléas et retraits inévitables, une inscription lisible d’une volonté d’organiser efficacement la répartition des richesses selon les exigences de la dignité humaine.
148Pour préciser le problème, je propose de mettre en parallèles les effets reconnus d’une législation suffisamment légitime et ce que l’on serait en droit d’attendre d’un "Ponds International des Catastrophes".
149Un corps de lois reconnu par la société la met à l’abri de l’arbitraire du plus fort, du plus audacieux, du plus rusé, du plus passionné ; il tente idéalement de traiter chacun en égal. Car la généralité même de la loi suppose l’égalité des sujets. Parlant le langage de la distributivité logique, elle manie des prédicats qui peuvent concerner de la même façon tous les membres de la société. Ainsi d’un crime ou d’un assassinat qui impliquerait uniquement des marginaux, que ce soit leur fortune ou leur style de vie qui les soustraient pratiquement aux échanges fondamentaux de la société. Il est important que même dans ces groupuscules relativement imperméables l’enquête, le jugement, la sanction ne soit pas laissée au hasard des réactions individuelles, même si, tout compte fait, le reste de la société n’était concerné en aucune manière par le résultat. Pourquoi ? Parce que l’essentiel de l’humain étant en question dans chaque homme et le dépassant infiniment, la généralité d’une loi préserve cette "transcendance" de l’humain, cette dignité dont le dernier fondement est, non pas l’individu séparé, mais l’échange des libertés dont il est le gage.
150Cependant la généralité de la loi entraîne nécessairement son inadéquation à l’acte d’une liberté concrète. Ceci n’est pas contesté quand il s’agit d’une action géniale ou héroïque : on admet qu’aucune norme générale ne la régit. Mais le délit ou le crime non plus n’est jamais entièrement conforme au cas prévu par la loi. Pour que l’aspect mécanique de la généralité rationnelle ne réduise pas l’égalité à un nivellement, il est requis que la vigilante attention continue de mesurer à l’exercice de la liberté sensée appareils, codes, structures secrétés ou mis en place par la vie de l’État. Et cela est d’autant plus urgent que s’étend, souvent pour notre confort et notre facilité, la part de notre quotidien conforme à des types généraux et plus généralisables encore.
151Peut-on imaginer qu’un jour un corpus internationalement reconnu de dispositions concernant des populations entières, gravement atteintes par des catastrophes naturelles ou par des disfonctionnements économiques dont elles ne seraient pas seules responsables, assurera en ce domaine une généralité de traitement mettant les victimes à l’abri de tout arbitraire, même si la sensibilité des nations est à ce moment très peu portée à l’altruisme ? À supposer que l’ensemble des États parvienne à former à cet égard une communauté et un consensus, aura-t-on évacué par là-même la question que posait naguère Edgar Pisani, commissaire européen chargé du développement : "Avons-nous le droit, sous prétexte d’urgence, de donner aux pays démunis, parce qu’ils en ont besoin, ce qui les détournera de faire ce qu’ils doivent faire, c’est-à-dire produire" ?
152La réponse à pareille question ne relève ni d’une doctrine économique, ni de la décision d’autorités politiques en place. Des libéraux aussi bien que des socialistes, la CEE aussi bien que l’ONU, les États-Unis aussi bien que l’URSS peuvent en ce domaine agir avec une efficacité acceptable au nom de principes opposés. Reste à savoir ce qui permet d’espérer qu’une certaine généralisation des normes pourrait fonctionner sans stériliser pour autant l’initiative et l’adhésion au mouvement de libération authentique. En dehors d’une spontanéité créatrice, rien ne peut assurer la relance constamment requise : seule la gratuité, le désintéressement dans l’échange peut réguler la mécanique des dispositifs de généralisation. Comme le note Aristote, la plus haute justice est celle de l’homme qui renonce à exiger tous les avantages que lui reconnaît la loi. Plus important en effet que le bon droit d’un individu et antérieur à lui est l’échange entre les libertés à la recherche du sens. Plus important que la croissance économique du groupe des nations riches et bien antérieure, plus important aussi que le mécanisme international de protection contre les catastrophes, est l’échange entre les cultures à la recherche du sens. Celui-ci ne saurait être sans cesse relancé que par une gratuité réciproque capable de reconnaître un don analogue au sien dans ce qu’offre une autre culture, qu’elle soit nantie ou démunie de techniques modernes ou de matières premières !
153Cette vérité morale élémentaire pourra-t-elle jamais recevoir une formulation propre à la faire figurer dans une sorte de Traité International d’Entraide ? Pourra-t-elle, une fois formulée, être munie d’un système de sanctions capable de relancer chez les États qui ne le respecteraient pas une générosité initiale ? Ces questions ne font qu’approfondir ce qui sépare droit en son acception la plus haute et morale en ses éléments. Mais si, comme l’ont fait remarqué récemment des disciples et amis de Paul De Visscher, le droit international et ses principes les plus universels marquent de plus en plus les droits nationaux, il n’est pas déraisonnable de penser que le sens du civil puisse marquer de plus en plus le droit international et le droit tout entier.
154Dans l’unité de la vie morale, l’exercice de la justice est déjà un acte d’espérance, une affirmation qu’il est bon d’être présent au monde. Cette adhésion à l’être dans sa temporalité est première par rapport à toute détermination d’un but ou d’une fin auxquels on pourrait assigner une échéance dans le temps de la chronologie. Aussi convient-il de parler d’un sens civil pour désigner cette institution qui ramène à une fluidité fondamentale toute règle positive et toute organisation : aucun texte de droit positif, si universelle que soit sa portée, ne pourrait constituer la fin ou le but de discussions, à moins d’avoir été d’avance débordé et porté par le "sens civil", l’exigence d’opposition raisonnable sans laquelle toute constitution n’est plus que la clôture fermant une société au monde.
155Ce n’est pas le lieu d’analyser les liens complexes de la justice et de l’espérance. Il faut souligner pourtant que nombreux sont aujourd’hui les phénomènes de crise où ces liens se dévoilent et où se met en pratique, non sans ambiguïté il est vrai, le sens civil. Citons ainsi les Ligues des droits de l’homme, Amnesty international, le Tribunal Russell, mais aussi en d’autres domaines, Green Peace, Médecins sans frontières et tant d’associations analogues. Bien sûr les documents statutaires définissent les buts de ces groupements et déterminent leur champ d’action, leur personnalité juridique, leurs droits. Mais si l’on s’interroge sur la justification ultime de ces statuts on la trouvera, je pense, dans une volonté de maintenir vivante la possibilité pour chaque homme de ne pas subir un ordre social mais d’y jouer un rôle fondateur et constituant.
156Ces organismes cependant n’ont rien de proprement politique puisqu’ils ne défendent ni ne promeuvent telle forme de gouvernement plutôt que telle autre. Ils estiment seulement que même lorsque les circonstances historiques et locales semblent exiger la mise en place d’une tyrannie, celle-ci ne peut enfreindre les contraintes qu’imposent certaines institutions.
157Cependant l’ensemble de ces phénomènes rend évident, plus éloquemment encore que ne le fait la création d’une Organisation Internationale du Travail par exemple, l’insuffisance de la structure étatique. Quelle que demeure sa nécessité à un plan territorial déterminé et pour certaines relations internationales précises, l’état n’est plus capable d’assurer un sens aux relations sociales que multiplie et que remet sans cesse en cause le développement de la science et de la technique. Allant de pair avec la constitution des multinationales, ces manifestations du sens civil que nous citions indiquent qu’une discussion très concrète sur l’organisation de la protection sociale dans tel pays voire dans telle région se fait illusion si elle refuse de tenir compte du contexte universel où s’inscrit sa préoccupation à elle pour un futur immédiat. Le prix qu’elle devrait payer pour son refus est énorme : c’est tout simplement le découragement sceptique sinon le désespoir. La justice soucieuse du sens civil est une vertu pour coureurs de fond ; notre époque a besoin de ces marathoniens-là.
158Répondre qu’elle peut les former, c’est inviter à réfléchir à cette seconde institution que la conduite juste a pour objet de maintenir vivante, l’EDUCATION.
159Comme le langage, comme le sens civil, l’éducation est antérieure à l’État. Le terme ne désigne pas seulement le droit que définissent constitutions et codes positifs. Il vise avant toute expression juridique le processus d’hominisation en tant qu’il est assumé librement par l’homme.
160L’éducation comprend d’abord le développement des talents personnels. Mais par sa nature cette tâche est bien loin d’être seulement l’affaire de l’individu. D’entrée de jeu elle est liée à la réception de l’enfant dans le monde ; elle manifeste l’impossibilité d’être homme sinon en étant toujours à nouveau accepté ou plutôt "à recevoir" par les autres dans le monde.
161Être éduqué ne consiste donc ni à se donner, par un processus purement endogène, des qualités inédites, ni non plus à avoir suivi les étapes d’une formation comparable à un dressage de plus en plus subtil voire à un usinage de plus en plus fin. L’éducation est la découverte progressive des modes d’apparition du sens, des conduites capables de maintenir actif l’échange entre des libertés.
162Aussi serait-ce détruire toute communauté ou en tout cas en bloquer le devenir, la clore sur elle-même et la retirer de l’histoire que de limiter l’éducation à l’apprentissage des mœurs, habitudes, usages et savoirs qu’un État estime requis pour assurer le fonctionnement et la croissance économique et sociale. La conduite juste a précisément comme objet ce qui rend possible que l’État mette en place et exerce légitimement certains services de l’éducation. Mais l’homme juste demeure seul juge de la façon dont l’État s’acquitte de ces tâches pour lesquelles la communauté lui donne délégation.
163La doctrine catholique parle en ces matières d’un rôle supplétif de l’État. Nous commençons à réapprendre de nos jours que le citoyen doit en éducation assumer un rôle supplétif à l’égard de l’État... Celui-ci en effet, à partir de la surveillance qu’il doit exercer sur l’utilisation des ressources qu’il fournit, est tellement intervenu dans l’enseignement qu’il a fini par imposer en pratique la production d’un type d’humanité. Celui-ci est défini principalement selon des critères d’efficacité économique et à partir de théories sociales abstraites. Autrement dit, au lieu de se fonder sur une option authentiquement morale, nos systèmes d’éducation se construisent de plus en plus sur des idéologies choisies et élaborées par des bureaucrates. Il est donc urgent que les citoyens suppléent ici l’État. Et encore que cette action supplétive ou ce rattrapage (!) soit possible en bien d’autres lieux que l’école, la récente manifestation des Français en faveur de l’enseignement libre montre que le souci de l’éducation comme institution antérieure à l’État reste bien vivant dans notre société.
164Se décharger entièrement de cette responsabilité sur un organisme politique reviendrait du reste à instaurer la tyrannie. Alors en effet plus rien ne justifierait que le citoyen refusât jamais son obéissance au pouvoir, même en cas de guerre injuste. La guerre naît de l’impossibilité ratifiée par deux États d’accepter le point de vue de l’autre et de la nécessité corrélative d’imposer par la force le sien propre, considéré comme seul légitime par chacun. Supposons une communauté qui se serait défaite entièrement au profit du pouvoir politique de la découverte et de l’apprentissage progressif des moyens de vivre l’attitude fondamentale d’acceptation réciproque, c’est-à-dire que le système d’éducation dépendrait intégralement de l’État. Eh bien, cette communauté aurait admis d’avance l’éventualité d’une définition de la légitimité internationale par le plus fort tout simplement. Elle aurait admis que l’on peut accepter un ordre social tout fait sans avoir à contribuer à sa réalisation et à sa vie.
165L’institution dont nous parlons ne saurait donc se définir par la transmission du savoir, des coutumes, des lois et des valeurs.
166Entrer dans le détail de ce qu’est l’éducation au savoir sortirait du présent propos. Retenons cependant un trait que souligne Aristote. C’est faire preuve, dit-il, d’un manque d’éducation que d’exiger en tout domaine du savoir le même genre de preuve. Si éduquer c’est faire découvrir à l’autre en découvrant toujours soi-même comment devenir intelligent, la remarque du vieux philosophe est toujours d’actualité. Nos possibilités de fabrication nous portent à ce rationalisme nouveau qui cherche les modèles de toute activité humaine dans un type unique, non de vivant, mais d’organisation mécanique, électronique, informatique. L’idée même de jeu a été réduite à une théorie statistique, à grand recours, comme il se doit, de calcul des maxima. Ce style de pensée est assurément important ; mais s’il n’est plus un résultat de la réflexion, s’il devient le modèle de la pensée qui le produit, il n’est plus qu’un conformisme, le contraire de la découverte de soi-même en constante interrogation avec autrui, le contraire de l’éducation.
167Pas mal de complaintes attribuent aujourd’hui à la perte de la tradition la décadence qu’elles prétendent relever partout. La proclamation de la décadence est souvent la meilleure manière s’y sombrer soi-même sans s’en apercevoir. Un récent sondage constate que quatre-vingts pour cent des Français jugent les jeunes de quinze à vingt ans inquiets ; quarante-six pour cent estiment qu’ils ont de la malchance de vivre à l’époque actuelle. Le second pourcentage suffirait à justifier l’inquiétude des jeunes. Estimer l’époque désastreuse est en effet une façon de se soustraire à la tâche d’interroger autrui et de s’interroger soi-même sur le sens d’une situation ; c’est renoncer à lui en donner un. L’origine latine du mot suggère bien pourtant qu’éduquer c’est apprendre à sortir d’une difficulté, à s’élever vers le sens. La tradition ne saurait suffire en l’occurrence, puisqu’il s’agit toujours de découvrir du neuf, ce pour quoi n’existe pas encore de solution.
168Il n’y a pas d’éducation plus traditionnaliste, quand on y réfléchit, que celle qui veut former les spécialistes dont la société a besoin pour répondre à la demande présente de son économie. L’erreur de ces prétendues formations est qu’elles admettent que celui qui connaît le besoin et comment on le satisfait transmet la solution ou les moyens d’y parvenir à quelqu’un dont l’expérience doit être complétée comme on complète un équipement ou une panoplie. Trop d’écoles sont devenues des magasins d’accessoires ; on ne sait guère hélas pour quel théâtre ! Les partisans de la tradition donnent parfois l’impression de penser que le répertoire ne change pas, ce qui revient au même : on suppose le spectateur passif, on lui impose la pièce. Bien sûr il faut connaître ses classiques. Mais que nous apprennent-ils, sinon que reste à travers le temps ce qui ne voulait pas être conforme ni au passé ni à son seul temps.
169Où par exemple chercher dans la tradition de quoi répondre aux graves questions que pose la possibilité de guerre atomique ? Est-il évident que l’armée, telle qu’elle se présente dans notre pays, offre un modèle de réaction équilibrée, civique et non militariste à ce genre d’interrogation ? Or l’armée est bien d’abord un lieu d’éducation et un vecteur important de la tradition. Pouvons-nous dire que nous agissons de telle sorte que ce corps joue un rôle authentique dans l’éducation à une paix réfléchie, dont tant de jeunes ont le pressentiment qu’elle est possible et "qu’il y a quelque chose à faire" ?
170Un autre phénomène illustre cette perception que la jeunesse a de ce qu’est l’éducation. Combien de jeunes diplômés brillants, de toutes spécialités, se sont consacrés pour un temps ou pour toujours à former des adolescents abandonnés ou délaissés ? Et ils finissent par trouver le financement, sans se croire condamnés d’avance par la situation économique. Si nous ajoutons au tableau ce trait : que beaucoup d’entre eux ont commencé ce genre de vie en remplaçant le service militaire par un service civil, voire en pratiquant l’objection de conscience, nous pouvons saisir la crise de l’éducation et où semble aller en ce domaine le bon usage.
171Ces conduites souvent imprévisibles, d’abord peu rassurantes, sont incontestablement des réactions de profonde justice, découvrant un sens dans des situations complexes sinon décourageantes. Mais que leur avons-nous apporté, que leur a transmis leur propre éducation pour qu’ils agissent avec autant de sens éthique ? - Non pas notre savoir ; scientifiquement ils sont rarement moins informés que leurs parents. - Non pas des coutumes ou des rites ; peut-être une certaine allure, dans les meilleurs cas une certaine "tenue". - Non pas des croyances, ni une morale sexuelle ; tout cela est en lente et profonde mutation, et dans nos hésitations sur ces points il n’y a pas que lâcheté ou scepticisme. - Mais alors qu’a bien pu transmettre une éducation ? Par quoi sont conduits tous ceux qui continuent de s’éduquer et d’assumer ce devoir de justice qu’est pour tout homme la tâche d’éducateur au sens où nous l’avons définie ?
172On doit répondre, je pense, qu’il s’agit là d’un élément comme la foi ou la liberté même. C’est lui qui se transmet plus qu’il n’est transmis par les hommes. Il faut assurément prendre garde à ne pas personnifier, à ne pas créer des êtres mythiques. Mais il faut reconnaître dans le phénomène complexe que j’ai sommairement décrit plus haut la manifestation de ce qui dans l’homme est plus que lui, l’humain, cet échange qui nous constitue personnes en devenir et en dialogue. Or cet élément de notre finitude nous l’assumons dans les quelques actes décisivement authentiques de notre existence, par-delà les savoirs, les mœurs, les croyances. Cet assentiment incarné dans une action, c’est cela qu’il faut appeler une foi ; elle n’est pas seulement fidélité à un passé ; elle nous inscrit dans le temps de la liberté.
173On l’aura remarqué : dans le contexte actuel les visages authentiquement nouveaux que prend l’éducation apparaissent en des milieux où se pratique une forme ou l’autre de désobéissance civile. Indice supplémentaire d’une recherche nouvelle de sens dans une société qui prend conscience de sa double dimension : d’une part en effet la nation, la région, l’État structurent utilement l’activité locale, les rapports de partage, une stabilité relative des mœurs ; d’autre part doivent être vécues en ce cadre local des réalités éthiques unissant la personne à des intérêts universels. Aucune réforme de l’État, ni de la famille, ni de l’ONU, ni de l’Église ne pourra jamais prétendre construire une structure sociale qui répondrait au dynamisme profond de la justice. Des conduites comme le souci de l’éducation et du sens civil, comme l’esprit de participation peuvent cependant demeurer à l’écoute de la liberté. Ce faisant elles ne dispensent nullement de chercher les solutions techniques aux problèmes de protection sociale ; elles exigent au contraire qu’on recherche ces solutions ; mais les conduites justes ôtent d’emblée aussi l’illusion que ces mesures pourraient être définitives. Ne jamais perdre de vue la limite d’une action, c’est éviter d’avance le désespoir et le scepticisme qui naissent de la fatale insuffisance, à la longue, de tous les résultats. La justice sait qu’au-delà de ses réalisations s’en vient encore la liberté, celle qui lui a donné d’être.
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La justice sociale en question ?
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