Justice sociale et prospective
p. 153-201
Texte intégral
Introduction
1Dans notre société industrielle en voie de mutation, la justice sociale pose question. On croyait un certain nombre de problèmes résolus par la politique sociale des cinquante dernières années, promue ou concédée par les plus clairvoyants de nos leaders. On s’aperçoit aujourd’hui que cette politique, grâce à laquelle le système capitaliste avait surmonté un défi et effectué un réel progrès, révèle un certain nombre de dysfonctions. Aux yeux de certains, les conséquences de ces prises de décision peut-être trop généreuses conduisent à des impasses et à des conflits à première vue insolubles. On est donc tenté de remettre en question la justice sociale, sinon comme valeur sociale, du moins comme finalité ou objectif de l’organisation économique et socio-politique de la société. En simplifiant et caricaturant cette position, on retrouverait ce slogan fortement idéologisé : "moins de socialisme et plus de libéralisme" : ce thème diffus, on le retrouve dans les media, dans les discours politiques, comme dans les discussions "bon chic, bon genre" des cocktails mondains. Qui plus est, bien des gens sont de plus en plus persuadés de la justesse de cette affirmation, somme toute rassurante.
2Malheureusement, le rejet ou l’atténuation de la justice sociale embarrasse : tout se passe comme si on n’osait pas aller jusqu’au bout de l’affirmation. Les gens, qui sont loin d’être mauvais, j’allais dire méchants, sentent au plus profond d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent sans plus dissoudre ou oblitérer cette aspiration à la justice, cette gêne, voire ce dégoût devant l’injustice concrète, cette référence quasi instinctive, sans doute façonnée par toute notre culture, à ce critère qu’ils pressentent comme général et qui leur fait dire : ceci est juste. Les conditions apparaissent donc remplies pour que s’installe et s’amplifie une "mauvaise conscience" qui serait une des structures fondamentales de notre présente morosité.
3Le malaise s’approfondit parce que l’on vit actuellement une crise de société. Tout au moins, on ne peut plus exclure l’hypothèse d’une mutation de système, qui se révèle dans les apories du changement vécu et dépasse les explications des théories de la conjoncture et même celles de l’adaptation structurelle, impliquant, avec l’innovation, la destruction créatrice, génialement analysée dès 1942 par A. Schumpeter. On pressent dès lors que nous sommes affrontés à un choix fondamental et qu’en tout cas, l’avenir ne peut être laissé au seul hasard. C’est là que peut intervenir la prospective, en éclairant, si possible, les alternatives possibles et souhaitables.
4Il me faut d’abord préciser le point de vue de la prospective et montrer à quel niveau elle peut se construire : je me situerai au niveau de la doctrine. Ensuite, je tenterai d’analyser plus profondément les implications des attitudes que je viens d’esquisser. Dans un troisième alinéa, j’essaierai de montrer les impasses d’une dérive de la société industrielle vers une société duale, qui devient difficile à admettre si l’on accepte les exigences de la justice sociale. Enfin, il me faudra esquisser la problématique qui résulte d’un choix délibéré d’une société juste à faire advenir. Vue du présent, elle ne peut se présenter que comme une utopie, articulée autour des valeurs de liberté, d’échange, de créativité et donc de justice sociale.
I. Le point de vue de la prospective
5De tout temps, l’homme s’interroge sur l’avenir. Dès la plus haute antiquité, lorsqu’il rejetait dans le monde supérieur des dieux la cause de tout ce qu’il ne maîtrisait pas, il s’arrangeait pour dérober aux tout-puissants leurs secrets ou tout au moins pour infléchir leurs ordres : pythies et devins, prêtres et magiciens remplissaient ces fonctions essentielles, sans lesquelles les espoirs et les progrès de l’homme se seraient taris.
6Très tôt apparaît un processus de rationalisation : l’homme peut scruter le daimôn qui est en lui ou contempler les reflets des "formes". Il se met donc à construire des modèles de la réalité et de l’organisation socio-politique, mais ceux-ci restent toujours ancrés dans les diktats divins, seule source de connaissance et d’action dans le monde.
7Cette conception globale, archaïque au sens noble du terme (principe), connaît une mutation radicale à la Renaissance : c’est l’homme qui devient le centre et la référence de la connaissance. Descartes peut écrire : "Cogito, ergo sum, Moi homme, je pense, donc je suis" et ce paradigme succède au paradigme millénaire " Deus cogitat, ergo sum" (Dieu, - quel que soit Dieu - pense, donc je suis). De cette mutation radicale va naître la démarche scientifique moderne : ses propositions qui rejettent toute référence dogmatique doivent être expérimentales, opératoires et vérifiables. Peu à peu cette démarche investit tout le réel : la matière inerte, le vivant, l’humain. Cependant, l’ancienne conception subsiste et contribue à construire le paradigme de l’ordre naturel, qui s’impose aux hommes, comme le pouvoir absolu des rois. Cet ordre naturel que l’on dira identique à l’ordre de la raison humaine (philosophie des lumières au XVIIIe siècle) comporte sa part réservée et supérieure et l’avenir en fait partie. L’homme reste tenté de l’indaguer, mais il ne peut le faire qu’à travers les spéculations de la gnose et de la kabale, cependant que les alchimistes et des sorciers continuent la tradition des antiques devins.
8Avec la Révolution industrielle, deuxième mutation de la société que nous pouvons connaître en détail, apparaît le paradigme du Progrès et du Sens de l’Histoire. Il s’agit d’un futur déterminé, qui permet le calcul et l’orientation de la politique, mais ce futur ne peut être objet de science. Cependant, des techniques d’extrapolation et de prévision permettent d’induire des connaissances à propos du futur, puisque celles-ci sont la résultante de l’analyse déterministe de l’univers. Des modèles se développent, surtout au XXe siècle et le progrès des mathématiques et des statistiques autorisent des simulations, toujours abstraites et fondées sur le postulat de l’ordre.
9Au XXe siècle, l’espoir est grand de prévoir, par la connaissance des mécanismes et des lois qui les expriment, les comportements et les conduites humaines. L’école behavioriste entend même les conditionner pour obtenir un ordre meilleur ; les modèles expliquent la réalité et indiquent ce qui "doit" être fait... Il semble que l’homme ait acquis une maîtrise assez complète de la réalité et puisse envisager de l’orienter, sinon de la construire.
10Cependant la faillite, notamment du point de vue de leur vérification, des modèles et des simulations oblige les scientifiques à s’interroger et à mettre en question les postulats positivistes. Cette crise précède de quelques années la crise de la société et paradoxalement, c’est à ce moment que l’on s’efforce de construire une science de l’avenir qui ne soit pas la simple extrapolation d’un présent ou d’un passé prétendument cernés de façon objective.
11Lancée par un innovateur, longtemps peu considéré, le philosophe Gaston Berger, reprise mais parfois tronquée par les créateurs de la méthode systémique, la prospective, comme toute science humaine, construit son objet scientifique spécifique : d’une part, des données expérimentales, c’est-à-dire les comportements humains dûment constatés - et ces données sont les mêmes pour toutes les sciences humaines - et d’autre part, un point de vue particulier, défini à partir d’un postulat fondateur. C’est ce dernier qui différencie les disciplines. Comment exprimer ce postulat ? On peut reprendre la formulation d’un économiste français, lui aussi décrié dans la communauté scientifique, François Perroux : il parle d’"un pari sur structures nouvelles". Ce postulat s’ancre dans une théorie du changement social qui se fonde sur le degré de compatibilité des structures, relations activement nouées et passivement supportées par les interactions conflictuelles des acteurs sociaux en fonction d’un but collectif : lorsque l’incompatibilité atteint un seuil qui rend impossible la cohérence du système, (complexe global, logiquement reconstruit, des structures, se pose la question de la mutation du système), c’est-à-dire le passage à une autre organisation des structures, cause et effet du changement radical de celles-ci.
12Or le système social, si l’on prolonge les études de Talcott Parsons, apparaît comme une reconstruction abstraite et cohérente d’un régime concret, cadre des interactions qui façonnent attitudes et comportements des hommes et se trouvent façonnées par eux (phénomène de feed-back). En tant que tel, il est une re-présentation, construite à partir des faits, acceptable et fiable du point de vue de la cohérence, opératoire et soumise à vérification, notamment par le critère de Karl Popper, qui tient pour vraie toute construction théorique, dès lors que celle-ci n’a pas été démontrée fausse par des faits dûment constatés. Le régime concret apparaît donc comme un système auquel s’ajoutent, de façon évidemment compatible, les survivances de systèmes dépassés et surtout les prévivances du système à-venir ou à faire advenir.
13L’objet construit de la prospective est constitué par l’étude de ces prévivances, que manifeste aussi bien l’entropie du système, voire ses lourdeurs et sédimentations - objet possible d’extrapolations et de prévisions nécessairement à court terme-, que les aspirations, souvent négatives et ambigües, les comportements déviants et innovateurs des individus, ou encore ce que l’on appelle d’une image peut-être critiquable, les bouillonnements à la marge de la société. Étant donné son postulat fondateur, la prospective privilégie ce type d’observations et s’efforce d’en reconstruire la logique originale pour tenter de dégager le futur à long terme, c’est-à-dire l’avenir entre 10 et 25 ans. Notons que ce futur garde son caractère mystérieux ou aléatoire, mais la prospective, dans ce cadre temporel défini, prétend établir le balisage du possible et du souhaitable.
14La prospective n’est-elle, ne peut-elle être qu’une science, au sens positiviste admis par la majorité de la communauté scientifique ? On peut et on doit en discuter, mais ce n’est pas le lieu de le faire ici. Si la prospective doit se construire selon une démarche scientifique critique, c’est-à-dire toujours prête à rendre compte et à évaluer dans la discussion ses choix, notamment philosophiques et politiques, je pense que dans l’état actuel de son développement n’oublions pas le caractère récent de cette discipline qui explique l’imprécision de ses méthodes-, elle ressortit encore beaucoup à ce type de connaissance que l’on appelle la doctrine.
15Le terme a, en français du moins, des résonances fâcheuses : doctrinal quasi-synonyme de dogmatique, doctrinaire qui rime avec sectaire et totalitaire. On parle cependant de doctrines économiques ; la doctrine est une des sources du droit. Il convient donc de la définir, sans vouloir faire ici une synthèse des acceptions repérables dans la littérature. La doctrine est essentiellement un savoir pour l’action qui rassemble en les unifiant et les données explicitées par les différentes disciplines scientifiques et les valeurs révélées dans et par une vision philosophique et/ou théologique de l’homme et du monde. En ce sens, elle est fort proche de ce que les scientifiques non positivistes appellent la méta-science, ou savoir qui s’interroge, à la suite du théorème de Gödel, sur la ou les proposition(s) non scientifique que comporte tout système scientifique. Mais la métascience reste un savoir : la doctrine a ceci d’original qu’elle entend être une praxis ou savoir pour l’action. C’est sans doute l’une des intuitions méthodologiques les plus fulgurantes de Karl Marx lorsqu’il proclame qu’il ne suffit pas de connaître le monde, mais bien de le transformer, et définit ainsi la praxis.
16Par-là, malgré l’obsolescence manifeste de son système, surtout lorsqu’il est pétrifié et répété comme un catéchisme, Karl Marx est et reste un contemporain et un précurseur. Incontestablement, malgré les échecs, les doutes et les craintes, le progrès scientifique et technique, qui continue à se développer, a conduit notre culture à sortir de "l’ère des déterminismes" (que l’homme nomme et utilise), au temps "du" politique1, c’est-à-dire au temps (on le sait, c’est le problème philosophique fondamental) de l’action concertée, c’est-à-dire à la fois collective et délibérée.
17Or on voit assez aisément que si l’action peut s’exprimer dans son schéma le plus simple, comme le passage concerté d’une situation S1 à une situation S1, elle suppose que l’on connaisse S1 (présent façonné par le passé) de la façon la plus objective possible, en évaluant correctement ses logiques, ses possibilités positives, ses contraintes et ses questionnements et, en même temps, le paramètre ou l’axe sur lequel s’inscrira S1, point de rencontre de cet axe avec la ligne des possibilités en t2 (futur). Cet axe ne peut se définir qu’à partir de S1 et d’un Ω délibérément reconnu ou choisi.
18Ces connaissances requises par l’action concertée seront fournies par les sciences qui rendent compte de S1 (et aussi, dans la mesure de la fiabilité des prévisions, la ligne des possibles en t2) et par la philosophie qui permet d’exprimer les Ω (finalités visées), sans lesquel le paramètre du souhaitable n’est pas identifiable. Les objectifs S21, S22 et S23 et leur choix, dans la mesure où ils n’existent pas encore et que l’action, précisément, tend à les faire advenir, peuvent ainsi être définis par la prospective, dont je préfère ne pas oblitérer le caractère doctrinal2.
19Si maintenant l’enjeu de l’action "politique" est d’orienter une mutation du système social et d’en faire advenir un nouveau, on comprend un peu mieux la nécessité du "pari sur structures nouvelles" qui définit le point de vue de la prospective et son inexorable liaison avec une doctrine (postulat fondateur).
20Cette liaison ne doit pas déranger un scientifique qui n’est pas positiviste car, sans rien rejeter des exigences et des contraintes propres à la démarche scientifique (essentiellement, je le rappelle, le caractère expérimental, opératoire et vérifiable d’une démarche qui nécessairement construit son objet), il récuse le postulat qui prétend qu’il n’est d’autre connaissance valable que celle d’une science vue uniquement selon le paradigme des sciences dites exactes et admet par conséquent d’avouer, de discuter et d’évaluer ses choix philosophiques et politiques de savant engagé dans la société organisée et dans la communauté des hommes.
21L’analyse qui va suivre sera donc largement une construction hypothétique, elle s’appuiera sur des choix dont on s’efforcera de rendre compte. Elle vise essentiellement à situer l’aspiration à la justice sociale dans le cadre d’une société nouvelle. On a de bonnes raisons de penser qu’elle est en train d’advenir. On peut estimer qu’il est bon de la faire advenir par une action "politique" s’appuyant sur un consensus social à renouveler.
II. Implications de nos attitudes actuelles devant la justice sociale
22Même si son objet scientifique est de construire une représentation de l’avenir à partir d’un "pari sur structures nouvelles", la démarche prospective s’appuie nécessairement sur l’examen du présent, façonné par les expériences du passé. C’est finalement au philosophe d’expliquer, c’est-à-dire de déplier et de créer les liens entre passé, présent et avenir à partir d’une théorie du temps.
23Les attitudes actuelles, il est facile de le constater, sont ambiguës, quand elles se rapportent à la justice sociale : elles constatent les apories que manifeste un système d’État-providence, plus ou moins bloqué et donc, par le fait même, générateur d’injustices. D’autre part, elles ne peuvent nier la permanence d’aspirations à la justice sociale. Ambiguïté ou contradiction : nécessité d’un choix clair, qui aboutirait finalement à la négation, au moins pratique, des exigences de la justice sociale qui apparaîtrait dès lors comme une erreur ou un leurre, ou compromis, fatalement boiteux, qui accepterait certaines concessions à la soi-disant justice sociale, pour sauver la face et, finalement, ne pas risquer des réactions peut-être révolutionnaires.
24Pour sortir de l’ambiguïté et de l’éventuelle contradiction, il n’est pas contre-indiqué d’esquisser comment historiquement le problème de la justice sociale s’est posé et comment le système caractéristique de la société industrielle a tenté de le résoudre. Sans entrer dans les détails d’une démonstration historique tout à fait rigoureuse ou admise communément, on peut montrer que le problème de la justice dans la société s’est posé au XVIIIe siècle et se manifeste essentiellement dans le refus de l’absolutisme royal. Dans une deuxième étape, le libéralisme qui fonde ou accompagne la Révolution industrielle croit trouver une solution harmonieuse dans la défense ou la promotion des droits de l’individu dans le cadre d’une harmonie et d’un équilibre préétablis. Les faits démontrent vite les conséquences pratiques du libéralisme et engendrent une réaction souvent violente, au moins dans le discours, au nom précisément de la justice sociale : elle se sédimente dans le socialisme, d’abord révolutionnaire puis réformiste. Le système capitaliste libéral a suffisamment de souplesse pour accepter des compromis qui finalement le sauvent et démentent dans les faits l’analyse marxiste qui concluait à l’explosion finale du système. L’État-providence dans un système capitaliste se développe au XXe siècle et conduit aux apories actuelles.
1. La révolution industrielle au nom de la justice dans la société
25Les explications de la révolution industrielle, qui commence en Angleterre vers 1770, s’appuient sur deux théories : celle de Karl Marx, qui se fonde sur la modification des modes de production (changement technique et changement de l’organisation) et souligne le passage du mode artisanal, où le producteur réalise, seul ou avec quelques compagnons, toutes les opérations nécessaires à la production d’un bien ou d’un service, au mode de la division du travail, où la spécialisation d’un producteur par tâche conduit à l’organisation de la production en entreprise collective. Max Weber s’intéresse, quant à lui, à l’apparition des entrepreneurs qui accumulent le capital et organisent la division du travail : il l’explique essentiellement par des raisons culturelles et en particulier, religieuses (influence du calvinisme).
26Le débat continue aujourd’hui entre les partisans de l’une ou l’autre théorie. Ce qui est intéressant, c’est de constater que Marx et Weber s’appuient, sans le dire très explicitement, sur la contestation de l’Ancien Régime par le courant étiqueté "Philosophie des lumières" essentiellement anti-absolutiste.
27Si l’on accepte, dans la ligne de T. Parsons, d’analyser l’Ancien Régime, selon la séquence politique - sociétaire -3 économique - culturel, on s’aperçoit vite que le Prince, qui régit le sous-système définisseur (Politique), est responsable de la justice dans la société. Lieutenant de Dieu, c’est-à-dire donnant la visibilité spatio-temporelle à un Dieu juste qui ne peut ni se tromper ni nous tromper, le Prince établit un régime juste, puisqu’en conscience (d’où l’importance, par exemple, des confesseurs du Roi !) il ne peut qu’exprimer la justice divine ; celle-ci situe chacun à sa place, lui dicte souverainement devoirs et droits et rémunère l’obéissance à cet ordre divin. Cependant, le Prince est homme : ce qui est mystère en Dieu qui réconcilie, de façon proprement divine, toute-puissance et création d’hommes libres, il le réifie. Confisquant la toute puissance et niant pratiquement la liberté, il ne peut être qu’absolu, source souveraine des devoirs et des droits ; il "justifie" sa position à partir d’une conception sans doute héritée d’une vision féodale, reprise et généralisée par l’Église, où chacun, par naissance et donc par décret divin, est situé à un niveau déterminé, jouit d’un statut préétabli de noble, d’ecclésiastique ou de manant qui lui dicte rôle, obligations spécifiques et droits, notamment à la protection, la guidance et le soutien que lui doivent les princes. Le respect de cet ordre assure automatiquement la Société juste : les éventuelles bavures sont corrigées par le devoir, chez ceux qui sont nés dans les classes supérieures, de l’aumône et de la charité individuelle.
28Dès le XVIIe siècle, chez un auteur comme Hobbes, qui cependant aboutit à justifier un "tyran pour la paix sociale" fort peu différent, dans la pratique, du prince conduit par Bossuet à l’obéissance aux principes de l’Écriture Sainte, apparaît le principe fondateur de l’anti-absolutisme : les pouvoirs n’émanent pas de Dieu ou de quelque instance supérieure, mais bien des citoyens, ou plutôt du peuple. Repris, un siècle plus tard, par John Locke, Montesquieu et J. J. Rousseau, le principe anti-absolutiste mine de l’intérieur l’Ancien Régime, en exaltant le citoyen, membre du peuple, et finalement l’individu. Contestant un régime dont le système est axé sur la politique comme son système définisseur, l’anti-absolutisme propose, en face de l’arbitraire des princes, les droits de l’homme considéré essentiellement comme individu. Dans la mesure où certains d’entre eux, selon l’explication wéberienne, accumulent le capital et se lancent dans des entreprises, fondées sur la division du travail, dont les possibilités sont pressenties, sans être voulues en tant que telles, la mutation que l’on constate à la fin du XVIIe siècle en Angleterre et que l’on appelle la Révolution industrielle peut s’opérer et l’on passe à un système défini à partir de l’économique. Il est frappant de constater à ce sujet que les inventions techniques à elles seules ne modifient rien : les Français découvrent le principe de la machine à vapeur et l’utilisent pour armer un bateau-mouche qui esbaubit les Parisiens ; les Anglais, qui n’ont rien découvert, perçoivent vite les implications industrielles et mettent en œuvre le chemin de fer, la force motrice dans les industries textiles et extractives, la modernisation de la Royal Navy.
29Quoi qu’il en soit finalement des explications de la Révolution industrielle en tant que telle, il suffit de constater que la protestation contre l’arbitraire souverain des princes se fait au nom de l’individu et de l’ordre naturel qui assure l’équilibre des interactions interindividuelles et, par-là, la justice, puisqu’un individu égale un autre individu. Négation, au moins pratique, de la hiérarchisation naturelle des individus du fait de leur naissance (système féodal), contestation explicite de l’arbitraire royal, générateur d’inégalités, le libéralisme se fondant d’ailleurs sur la philosophie expérimentale et utilitariste anglaise (Hume, Berkeley, Bentham etc.) proclame les droits de l’individu et en dérive les fameux principes de liberté, d’égalité et de fraternité ; leur réalisation ne peut que découler quasi automatiquement de l’ordre naturel qui régit l’univers : la justice sociale en découle nécessairement.
2. Le libéralisme et la justice sociale automatique
30Il faut bien distinguer libéralisme, qui est une doctrine, et capitalisme, qui est le système que prend la société industrielle pendant le premier siècle de son développement. On sait aussi que tout système, même quand il se définit à partir du sous-système économique, s’appuie sur un sous-système culturel où il trouve - ou crée - ses références et ses justifications.
31Certes, il faut se souvenir que la doctrine libérale précède l’avènement de la société industrielle et sa forme capitaliste : c’est aux historiens de démêler les influences réciproques. Le libéralisme s’appuie nécessairement sur l’individu, que l’on peut appréhender par constatation. Celui-ci est considéré selon un aspect que l’on présente ou comme évident ou comme le résultat d’une induction concluante : il cherche en toute occasion à maximiser son utilité ou son avantage.
32Le problème se pose alors de leurs interactions : le paradigme classique du XVIIIe siècle, qui institue l’ordre naturel et l’affirme comme identique à l’ordre de la raison, faculté unique de l’individu, permet d’affirmer que cet ordre conduit de soi à l’harmonie et à la compatibilité des individus. Ceux-ci peuvent maximiser leurs avantages, mais ne peuvent en aucun cas dépasser l’équilibre, situation générale qui, si elle n’est pas atteinte, déclenche des forces ramenant automatiquement le système à cet état d’équilibre.
33Très rapidement, le libéralisme, qui s’inscrit, je le rappelle, en opposition à la conception hiérarchique fondée sur le pouvoir supérieur et absolu du prince, lieutenant de Dieu - ou de la Raison-, subit l’influence de la Révolution industrielle concomitante. Ses théorèmes vont se traduire en termes économiques : maximisation du profit individuel et équilibre des échanges de biens. L’indispensable accumulation du capital explique la mise en avant de la propriété dont une deuxième fonction est d’assurer l’autonomie individuelle en face de l’arbitraire, princier ou divin.
34Cette doctrine développe évidemment des valeurs spécifiques : la liberté et l’égalité traduisent, en terme de référence ou de souhaitable, les caractéristiques de l’individu. La valeur de liberté fonde la défense des droits de l’homme et leurs premières déclarations ; l’égalité sous-tend l’abolition des privilèges et des hiérarchies d’Ancien Régime. On peut se demander si le paradigme de l’ordre ne prend pas la forme d’une valeur : l’harmonie préétablie. Il convient de noter que l’égalité, tout comme l’harmonie, est vue a priori et abstraitement : un individu égale un autre individu et la compatibilité s’impose de soi.
35Cette conception induit logiquement le fameux "laissez faire, morbleu, laissez passer" de Mirabeau père, physiocrate libéral qui dénonce, pour les rejeter, les interventions de l’État en matière économique, recommandées ou défendues par les mercantilistes, notamment les colbertistes. Les classiques anglais, plus pragmatiques, élaborent le concept d’État-gendarme, chargé de :
la "Royal Navy", assurant les communications dans l’Empire ;
la protection des individus et des biens (sécurité intérieure) ;
les règles de droit susceptibles d’armer les contrats interindividuels, dont les termes sont fixés librement par la volonté des parties.
36Ce n’est pas le lieu de faire ici le bilan du libéralisme, qui, de fait, permet le démarrage de la Société industrielle et l’avènement de la démocratie. Ce qu’il est intéressant de souligner, c’est que dans une telle doctrine, le problème de la justice sociale ne se pose guère. Elle résulte quasi automatiquement de l’équilibre du système et s’exprime essentiellement dans le droit. En effet, la pensée libérale reconnaît la nécessité d’un état de droit, (à instaurer ou à défendre), le principe "nul ne peut se faire justice à lui-même", l’importance de la loi naturelle et des lois positives qui en découlent et s’imposent naturellement aux individus comme l’expression de l’ordre et de l’harmonie, régulant les échanges interindividuels. Au fond, la justice privilégie et protège la justice commutative, le "do ut des" où s’expriment adéquatement l’autonomie des individus et leur essentielle égalité. La question de la justice distributive ne se pose pas dans un système fondé sur la maximisation de l’avantage individuel et l’équilibre naturel, qui s’exprime en terme d’optimum parétien, celui-ci étant d’ailleurs vite perçu comme un optimum éthique. La société n’étant ni plus ni moins que la somme des individus, n’existe guère, à la limite, et le problème de la justice générale, caractéristique de la société, est oblitéré par la justice commutative, quand il ne disparaît pas purement et simplement en une sorte de non-lieu.
37Au début du XIXe siècle, et même avant, les libéraux et les premiers entrepreneurs capitalistes, pressentant et espérant les progrès que portait la société industrielle, croyaient - on peut parler ici d’une sorte de foi - à l’harmonie préétablie, qui situe chacun à son meilleur niveau. Ils ont été très surpris par l’apparition des disparités, des crises et surtout de la misère des travailleurs. La première explication de ces faits est moralisatrice et ne met pas en question le nouveau système : il y a trop d’individus qui "ne jouent pas le jeu", ne remplissent pas leurs devoirs, se dégradent moralement. Le rêve de fraternité sociale et même universelle se heurte à la réalité des tensions, des conflits, des malheurs : l’augmentation de la pauvreté inquiète. On la croyait impossible ; la tentation - et on y succombe avec de moins en moins de bonne foi - est grande d’affirmer que les pauvres sont malheureux parce qu’ils sont immoraux. On sait comment la pensée du Révérend Malthus a été comprise...
38Ce serait cependant une erreur que de critiquer trop vite les libéraux du XIXe siècle : on tomberait dans la même erreur moralisatrice qu’eux. Confiants malgré tout dans les vertus du système, ils continuent à le développer, s’en remettant pour le reste aux bonnes œuvres de la charité individuelle ou acceptant à contrecœur les premières lois sociales, qu’un libéral plus clairvoyant, comme Ducpétiaux en Belgique par exemple, fait voter dès les années 1840. Ce faisant, ils créent une situation décrite aussi bien dans les romans de la Comtesse de Ségur, que par le terrible "Germinal" d’Émile Zola, qu’il faudrait peut-être (re)lire ; cet état de choses devient vite intolérable, accroissant le champ d’audience des théoriciens socialistes, d’abord tenus comme utopistes ou comme dangereux subversifs.
3. Les socialismes et la promotion de la justice sociale
39Alors qu’il n’y a qu’une doctrine libérale, force est bien de constater la multiplicité des socialismes : en tant que doctrines, ils apparaissent dès le début du XIXe siècle. On peut enregistrer ainsi le socialisme anglais, fondé sur l’idée de coopérative (Th. Owen) ; le ou les socialismes utopistes français, de Sismonde de Sismondi, (proprement réactionnaire, qui veut revenir à l’Ancien Régime) et du Comte de Saint-Simon (qui entend restaurer une société industrielle plus rigoureuse par rapport à sa logique de production), à Fourier (l’inventeur du phalanstère, unité sociale où se contrebalancent les passions) et Proudhon (qui vitupère aussi bien contre la propriété que contre l’État au nom d’un mutuellisme qui annonce l’autogestion) ; le socialisme allemand dominé par la puissance intellectuelle de la pensée de Karl Marx.
40Ces socialismes ont des traits communs : ils sont d’abord et avant tout l’antithèse du capitalisme, ils entendent le combattre surtout au niveau de la propriété (collectivisme), ils considèrent la société comme une réalité supérieure aux individus, ils veulent un État fort, résultant de la révolution sociale qui fera disparaître le système libéral et dont la fonction sera essentiellement d’instaurer et de développer activement la justice sociale. Ils ne croient pas que celle-ci soit la résultante des automatismes et des soi-disant équilibres de la société industrielle, dont les contradictions se révèlent surtout dans la misère sociale. Il faut donc intervenir délibérément pour l’imposer et créer ainsi une société où pourront s’épanouir - enfin - les valeurs de liberté et d’égalité, nécessairement tronquées par le capitalisme.
41Plusieurs éléments sont communs à la doctrine libérale et aux théories socialistes : elles s’organisent autour des mêmes paradigmes de la Philosophie des Lumières, raison, nature et bonheur, même si l’ordre est considéré de façon plus dynamique (sens de l’histoire). Elles s’appuient sur les mêmes valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité ; elles ne mettent pas en question l’instauration de la société industrielle et refusent tout retour à l’Ancien Régime (sauf chez ce curieux socialiste qu’est Sismonde de Sismondi). Pour tous, c’est bien le sous-système économique qui est définisseur et hiérarchise les autres systèmes selon la séquence bien connue économique - social - politique - culturel.
42Les doctrines libérale et socialiste s’opposent sur deux points irréductibles : le rapport individu-société et l’organisation socio-économique du système industriel sous sa forme ou espèce capitaliste ou socialiste. Il convient de noter que sur le plan théorique le choix doit se faire entre les termes et espèces antithétiques, si bien qu’à la limite le terme et l’espèce rejetés disparaissent purement et simplement. L’antithèse est donc claire : ou l’individu et une organisation capitaliste, ou la société et une mise en œuvre socialiste.
43En quoi consiste l’alternative socialiste ? En dépit de ses origines théoriques multiples, qui expliquent encore aujourd’hui les différents courants traversant le socialisme, ainsi que les tentations fréquentes de fractionnisme, on peut parler d’une unification qui résulte et de la puissance intellectuelle du système marxiste et de son emprise sur la naissance et les premiers développements du mouvement ouvrier.
44Il ne peut être question ici d’analyser la pensée de Karl Marx, ni même d’en esquisser les principales affirmations. Mais si on la considère comme système cohérent, on ne peut pas ne pas être frappé par son articulation linéaire, qui n’apparaît pas à la lecture superficielle d’une doctrine qui procède essentiellement par reprises et développements successifs. Le point de départ est la construction d’une théorie de l’aliénation s’efforçant de rendre compte de la situation injuste et intolérable vécue par le jeune Marx : analysant l’aliénation religieuse, ou situation de l’homme qui se réfugie dans un monde autre, supérieur ou étranger parce qu’il est ou se sent de trop et exclu dans le monde réel (Ent-aus-serung), Marx découvre que la "raison" ou la "cause" de cet état se situe dans la structure économique. Il est donc nécessaire d’analyser le régime économique : de par son matérialisme historique, il examine critiquement le capitalisme. Pour lui, le régime capitaliste est inadmissible "de jure" car il s’appuie sur un système d’exploitation de l’homme par l’homme (théorie de la plusvalue confisquée au nom de la propriété privée) ; il est surtout impossible "de facto" car il révèle des contradictions qui ne peuvent conduire qu’à l’explosion et à sa disparition (théories de l’accroissement et de la concentration de l’offre, théorie de la paupérisation dépréciant la demande). Puisqu’il en est ainsi, le sens de l’histoire impose la Révolution que mèneront les prolétaires. La troisième étape de l’analyse nous indique sur quoi débouche la Révolution : d’abord le socialisme caractérisé par la dictature du prolétariat, le collectivisme et la planification ; celui-ci construit fatalement le communisme qui est en quelque sorte une utopie, dont les traits structurels sont exactement l’inverse de la théorie de l’aliénation : l’abondance économique entraîne la suppression des classes sociales et donc le dépérissement de l’État. À ce moment, l’aliénation disparaît : c’est le règne de la liberté et de l’égalité, comme dit Fr. Engels.
45On voit assez vite que la théorie marxiste, dans ses articulations principales, se développe à partir du sentiment profondément vécu de l’injustice et s’efforce d’en découvrir les raisons sociétaires ; comme il s’agit d’une praxis, c’est-à-dire d’un savoir pour l’action, il préconise la lutte active et la Révolution. Le prolétaire, victime de l’exclusion et donc de l’injustice sociale, est par nature l’acteur du changement de société ; son action violente et libératrice construira la société "enfin" juste, qui amène les individus à prester leur libre contribution et leur donne les moyens de satisfaire tous leurs besoins. Nous retrouvons ici l’idée d’une justice générale, c’est-à-dire d’une caractéristique fondatrice de la société ; la société juste est l’objectif ou le résultat d’une action "politique" collective qui s’appuie, en les exacerbant, sur les contradictions de la société capitaliste, révélées par une étude critique à laquelle Marx a consacré la majeure partie de son temps, de son énergie et de ses écrits, laissant dans l’ombre l’examen précis des caractéristiques de la société socialiste.
46L’aspiration à la justice, condition de la réalisation effective des valeurs de liberté et d’égalité, sous-tend à la fois l’analyse critique du capitalisme et l’utopie communiste. À point nommé, dirait-on, Maroc explique le fait de la misère, en disant aux pauvres pourquoi ils le sont ; dans le même temps, il dévoile un point omega et détermine le paramètre d’une action collective. On comprend donc l’influence de Marx sur le mouvement ouvrier naissant : les syndicats y trouvent justifications théoriques et impulsions à l’action.
47Cet impact, Marx lui-même ne semble pas l’avoir prévu ni même pris en compte. On aboutit donc à un paradoxe, peut-être un peu facile mais qui doit faire réfléchir. Ou bien Marx n’est pas suivi pratiquement, et alors il a raison et le système capitaliste aurait disparu dans l’inévitable révolution, ou bien il influence le mouvement syndical, dont le premier objectif est d’obtenir, par la lutte sociale et la grève même violente, des salaires plus justes, ce qui freine le paupérisme et finit par rendre caduque la théorie marxiste de la contradiction entre une offre globale croissante et une demande en baisse. Celle-ci, au contraire, s’accroît et le capitalisme résout la crise sociale en acceptant une meilleure justice distributive. Le syndicat serait alors en quelque sorte le sauveur objectif du système !
4. Et aujourd’hui la justice sociale
48Le paradoxe est facile, surtout si on l’utilise en termes idéologiques de meetings et de conversations de salon ou de bistrot. Toute doctrine, si elle n’est pas rejetée prématurément lors de la discussion entre pairs, devient la référence de l’intelligentsia, qui la fait sienne ou la combat. Ce groupe, dont Gramsci a souligné l’importance dans la lutte sociale actuelle, rassemble ceux qui détiennent une partie du savoir et de sa communication : il est évidemment lié aux groupes socio-économiques et politiques en conflit au sein d’une société globale. Il peut se faire que la doctrine devienne, au-delà de l’intelligentsia, le bien commun de tout un groupe social, voire d’une société globale. Dans la mesure même de son extension, la doctrine se simplifie, se coagule, et même se pétrifie : elle devient affirmation simpliste d’évidences, colorées affectivement, arguments stéréotypés de la discussion quotidienne, références non critiquées et généralisées, qui servent souvent de base aux mas médias, lorsqu’ils transmettent ou supplantent les messages communiqués, comme l’a démontré Mac Luhan. On dira que la doctrine atteint la phase où elle devient idéologie.
49Actuellement, le débat économique et socio-politique se fait à travers l’affrontement des idéologies libérale et socialiste. On échange des arguments dont on ne se donne plus guère la peine de vérifier la pertinence ou le caractère opératoire par rapport aux faits. Au fond, néolibéralisme, néo-marxisme, néo-philosophies, etc, ne sont-ils pas que l’expression, accommodée au goût du jour, de doctrines parvenues au stade de l’idéologie ?
50On peut et on doit se poser la question et sans doute y répondre affirmativement. On ne peut exclure l’hypothèse de la caducité des doctrines devenues idéologies, surtout lorsqu’elles continuent, non pas seulement à s’affronter sur leur propre terrain, mais surtout à armer des conflits au sein d’une société elle-même en voie de mutation.
51Il est frappant en effet de constater que le capitalisme a surmonté la crise sociale en se transformant. Lois sociales, reconnaissance des syndicats, mises en place de structures de discussion, sécurité sociale, redistribution des revenus, accroissement du rôle économique de l’État, d’ailleurs toujours nié ou absolutisé en théorie, développement de l’État-providence, tout cela s’est fait en élargissant le domaine de la justice distributive, mise en question aujourd’hui par les erreurs de politique économique qui ont entraîné ou favorisé la crise4.
52Sans même décrire ici les conséquences de l’État-providence sur les comportements et les attitudes des individus (perte du sens de l’épargne individuelle, recul du sens des responsabilités, mentalité d’assistés sociaux, conflits corporatistes), il faut bien reconnaître fondées les critiques que les analystes économiques portent sur les dysfonctions et le fonctionnement bloqué du régime actuel : on a atteint une limite qui semble insurmontable.
53Faut-il alors retourner à l’orthodoxie capitaliste, uniquement axée sur l’individu, sur une égalité abstraite et une compatibilité quasi-naturelle des interactions individuelles ? Faut-il au contraire continuer, envers et contre tout, 1’orthopraxie socialiste qui accentuerait le dirigisme, la défense des droits acquis, la tension sociale ? On voit aisément combien on est près de succomber à la tentation de l’affrontement idéologique entre deux doctrines devenues caduques par le fait même de leur simplification qui les rend incapables d’aborder les problématiques actuelles et de créer des solutions originales à des problèmes qu’elles ont elles-mêmes créés.
54La façon la plus efficace de repousser les tentations idéologiques et les vains débats qui en découlent est sans doute de retourner aux faits dûment constatés. Certains diront certes que l’enregistrement de la réalité se fait à travers une grille de lecture, construite à partir du paradigme accepté et de choix politiques antéprédicatifs ; d’une certaine façon, c’est inévitable, mais c’est là que se dessine le rôle de la discussion et de l’évaluation critique.
55En ce qui nous concerne, les faits sont les suivants et le discours historique qui les déploie et les explique permet de dégager l’enjeu du questionnement. Par rapport à la justice sociale, on constate une ambiguïté fondamentale : d’une part, on constate que dans son souci de réforme sociale, le système industriel capitaliste a sans doute été trop loin et a atteint, je l’ai déjà dit, une limite insurmontable, au niveau du sous-système économique qui est son sous-système dé finisseur. Certains pressentent même une série d’impasses qui obligent à un mouvement de recul ; on comprend donc qu’ils songent à dégraisser l’État-providence, à déréguler la sécurité sociale, à reprivatiser un certain nombre de services, à rétablir la concurrence, à remettre en avant les valeurs traditionnelles de travail, d’effort, d’obéissance. Si on comprend cette réaction, qui s’est vite popularisée et conditionne l’opinion publique et donc les références admises comme évidences, une attitude plus critique déplore l’escamotage de faits tout aussi dûment constatés : les structures oligopolistiques de notre économie, la concurrence débridée, notamment sur le plan multinational, l’emprise croissante de la logique de sécurité et de profitabilité financière qui n’est pas précisément celle de la créativité industrielle, les disparités sectorielles et régionales, la croissance qui est essentiellement déséquilibre et destruction que J. A. Schumpeter espérait créatrice. Sur le plan social, on ne peut pas se cacher des faits aussi patents que l’apparition, vite insupportable dans une économie d’abondance, de ceux que l’on appelle - et pourquoi ? - les "nouveaux" pauvres, l’accroissement cumulatif du quart-monde (1.000.000 de citoyens en Belgique), la progression en train de s’accélérer du marasme dans le tiers-monde, l’insécurité - la vraie-, en face du chômage, de la déqualification professionnelle quasi-automatique, des problèmes plus personnels de ceux qui n’étant vus que comme producteurs, perdent tout statut, toute considération, toute référence, dès lors qu’ils sont exclus du processus de la production, des tensions encore latentes qui augmentent l’agressivité, la perte de solidarités parfois élémentaires, la morosité. À cela s’ajoute chez beaucoup la crainte de violer un tabou ou la conscience de faire le mal, lorsqu’on en arrive à nier en pratique ce "sens du juste", cette aspiration à la justice sociale que beaucoup d’individus ont gardé au plus profond d’eux-mêmes, pour des tas de raisons sociales et culturelles ou pour des impératifs éthiques éminemment respectables.
56On pourrait faire la même analyse si l’on se place du côté des socialistes qui s’accrochent à des problématiques dépassées et surtout préconisent une fidélité irréaliste à des solutions abstraites, en négligeant les dysfonctions en termes de bureaucratie, de dirigisme centralisateur, de "mythe partageur", de politique uniquement redistributive, d’atteintes à la créativité et finalement à la liberté. Les difficultés et les débats que connaissent les syndicats de travailleurs et même de cadres sont éclairants à ce sujet.
57Il ne s’agit donc plus de partir d’un choix, abstrait et préalable, entre l’individu-nomade, aimanté et situé dans un équilibre préétabli par un ordre naturel global, et la société, soucieuse d’atteindre des objectifs collectifs comme la croissance, l’égalité, la justice en embrigadant les individus dans un ordre politique imposé, impersonnel et arbitraire. Pareil choix caractéristique des doctrines du XIXe siècle et des idéologies du XXe ne peut conduire qu’à des impasses. Sur le plan intellectuel, ne pourrait-on partir d’une question posée en termes inclusifs : et l’individu et la société, et mesurer leurs interactions ? Cette démarche demande évidemment la mise au jour d’un point oméga, le choix d’un système de société ; on y découvrirait les orientations et les références fondamentales sans lesquelles il n’est pas de "politique" authentique qui permettrait d’échapper au cercle vicieux (rigueur économique sans justice sociale et justice sociale sans contraintes économiques) où se fonde l’ambiguïté de nos attitudes actuelles.
III. Essai de prospective : société duale ou utopie de la société
58La prospective est essentiellement pari sur structures nouvelles pour définir les paramètres d’une "politique" faisant advenir un état futur jugé souhaitable et possible. Comme toute science qui ne peut être qu’expérimentale, elle part de données constatées que lui livre l’analyse du présent fabriqué par le passé. Elle commence par en dégager des tendances et construit ainsi son objet scientifique spécifique. Cette construction doit être opératoire, c’est-à-dire susceptible de dégager des théorèmes, corollaires, etc... Susceptibles d’expliquer la réalité et de prévoir. En tant que telle, elle reste soumise aux procédures de vérification, - expérimentation (critère de Popper).
59Cependant, dès ce moment, un choix théorique s’impose : ou bien on extrapole les tendances recensées, en supposant la continuité du système et la permanence des structures et de leur compatibilité. On aboutit alors à des prévisions qu’il est difficile d’ailleurs de continuer au-delà de cinq ou dix ans. En d’autres termes, on essaie de saisir le développement possible d’une logique que l’on suppose régir les faits de façon relativement stable sinon permanente : on examine donc la dérive du système, on accepte la possibilité d’un changement, même structurel, sans que celui-ci remette en cause la cohérence du système. Ceci n’est pas, je l’ai déjà montré, de la prospective ; toutefois, on peut se livrer à cet exercice qui révélera, peut-être, des dysfonctions latentes et leur source éventuelle.
60La prospective, en partant du même point de départ, opte délibérément pour une mutation des structures qui n’exclut pas, par définition, le changement du système. Elle doit donc inventer cette nouvelle cohérence et découvrir la grille de lecture qui en découle et doit rendre compte du futur à long terme. Prévisionnistes et prospectivistes sont donc d’accord sur le diagnostic porté sur le présent. Par exemple, on constate qu’il y a un changement dans l’échelle des valeurs sociales, ce qui explique l’affaiblissement du consensus social, les troubles et malentendus dans les échanges et communications, voire l’ère du soupçon. On étudie alors par enquête les opinions des gens, on les amine à étalonner ou à juger des comportements, on reconstruit les attitudes. Mais comment lit-on les résultats engrangés, où l’on retrouve des constantes et des tendances ? Pour les uns, l’explication sera cherchée dans la plus grande permissivité de la société, son anomie, ou encore la défection des leaders et des éducateurs : on évoque alors souvent la phase de l’adolescence où l’enfant devient un adulte en restant et en développant un individu qui, lui, ne change pas radicalement. Pour les autres, et notamment les prospectivistes, on s’interroge sur une nouvelle cohérence, une nouvelle lecture et un nouvel ordonnancement des données, ce qui implique des références autres. Le dévoilement de structures nouvelles permet de comprendre l’ambiguïté et même l’opposition entre ces références et les comportements qui, eux, pour toutes sortes de raisons comme le sentiment d’insécurité ou la répression plus efficace, sont restés plus conformes. Soyons plus concrets ; les jeunes aujourd’hui ont des comportements et des opinions plus traditionnels que leurs frères aînés de 1965-70, et cependant ils se réfèrent tous plus ou moins à des valeurs redéfinies ou perçues autrement, que ces mêmes aînés ont parfois peine à reconnaître.
61J’ai tenté ce diagnostic et cette analyse dans un ouvrage récent5. J’en reprends des éléments, de façon certes plus sommaire, pour examiner deux hypothèses et évaluer leurs conséquences au regard de la valeur de justice sociale.
1. La dérive de la société industrielle capitaliste : la société duale
62La société industrielle capitaliste est en crise : les explications conjoncturelle et même structurelle apparaissent de plus en plus défaillantes. Son degré de plasticité, sa capacité d’adaptation lui ont permis dans le passé de surmonter ce type de crise. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que son dynamisme et sa créativité propre l’amèneront à découvrir des solutions nouvelles et la faire évoluer vers de nouveaux progrès.
63Il est vrai aussi de constater le caractère anomique plus prononcé aujourd’hui d’une société industrielle dont les objectifs, les valeurs, les normes, les manières de faire et de penser sont devenues moins perceptibles, ou s’imposent plus imparfaitement. On peut encore admettre qu’il faut un temps relativement important pour adopter les nouvelles technologies plus efficientes et plus libératrices. Qu’il y ait une disparité, voire un "gap" relativement important, par exemple, entre les emplois détruits par la disparition ou la rationalisation des entreprises existantes et les emplois que la nouvelle organisation ne peut pas ne pas créer, c’est à la fois inévitable et normal : dans l’entretemps, on peut imaginer ou mettre en œuvre des mesures palliatives. Il n’est donc pas question de changer le système ; tout au plus, il s’agit de l’émonder, de le corriger et surtout de le renforcer dans ses structures porteuses.
64Quelles sont-elles ? Qu’il suffise de les énumérer : priorité du sous-système économique, où la lutte contre la rareté ne peut se faire que par une production rentable ou la création d’un surplus, d’un profit, seul moyen d’accumulation, d’investissement et de croissance ; redistribution de ce surplus selon les lois de la productivité ; remise en honneur de l’entreprise et du profit ; primauté de l’individu et de l’ordre, rétablissement de la concurrence et donc suppression des rigidités, quels qu’en soient les sources ou les prétextes ; concentration des processus de décision et contrôle des communications et des informations ; suppression des carcans et bureaucraties, renfort des éthiques traditionnelles (qui ont fait leurs preuves !) et restauration des valeurs classiques...
65Cette énumération est bien connue : on la retrouve développée dans les nombreux ouvrages consacrés au néo-libéralisme. Elle arme les "évidences" qui servent d’arguments dans les discussions quotidiennes. Cette armature est-elle cohérente ou en tout cas aussi cohérente qu’au XIXe siècle ? Il n’y a pas lieu de débattre ici cette question. Admettons comme hypothèse une réponse résolument affirmative.
66Dans ce cas, le système se transforme, bien évidemment. C’est déjà fait du point de vue technique et là, le mouvement apparaît irréversible, rendant inefficace ou inconcevable une quelconque révolte de canuts. La politique de rigueur peut diminuer les dysfonctions de l’appareil public ; la redistribution axée sur la créativité et le mérite, - excellentes justifications - découvre le chemin vers une nouvelle croissance et un plus grand bien-être, au moins au niveau de la consommation de biens de masse. On insiste sur les nouvelles "industries" des loisirs et des communications, générateurs de ponts d’or et d’emplois variés et rémunérateurs. Rien n’empêche la constitution de fonds sociaux de secours aux victimes de ce changement qui demande du temps et de l’argent, et l’on peut faire confiance à la charité des individus, éventuellement stimulés par d’habiles campagnes. De toutes façons, la réforme des moyens de production ouvre un champ d’initiatives aux individus créateurs, bien disposés, travailleurs courageux, économes, bref responsables. L’avenir est donc clair : un système, le même système, réformé, corrigé, plus cohérent et plus rigoureux donnera libre cours à son dynamisme inné : le bout du tunnel est en vue !
67Mais l’analyse est-elle totalement correcte ? Peut-on exclure le fait que la dérive n’aboutisse et ne puisse qu’aboutir à une société duale ? Il semble que non et je renvoie le lecteur à l’excellent numéro de la Revue Nouvelle qui analyse en 1983 sine ira et studio cette éventualité.
68En effet, les nouvelles techniques entraînent l’obsolescence des groupes, des organisations, des individus. Elles les disqualifient et les rendent inutiles. La plupart ne peuvent être recyclés et sont donc rejetés, puisque leur productivité diminue et ne justifie plus des salaires devenus beaucoup trop élevés. Ces mêmes techniques demandent cependant de nouveaux opérateurs, bien formés et qualifiés. Leurs prestations, essentiellement de contrôles et de transmissions d’informations, en font rigoureusement des servants des machines et des robots, dont ils doivent adopter les rythmes et les impératifs. Ces travaux seront bien payés, puisqu’ils créent une productivité nettement en hausse. Certes des problèmes parfois nouveaux d’organisation et de gestion se poseront et on voit apparaître un groupe social particulier, les cadres, cependant que l’ensemble est impulsé et contrôlé par une clique (ce mot n’est pas péjoratif en anglais !) fort peu nombreuse de managers, décideurs suprêmes, car seuls ils monopolisent les informations sous leur aspect global.
69Il ne faut pas oublier que l’avènement des nouvelles technologies exige des investissements très lourds tant dans la construction des machines et des robots que dans l’organisation et la formation des hommes ; ceux-ci induisent des processus de concentration de la décision et du contrôle qui créent à la longue des problèmes insolubles de sécurité et/ou d’affrontement conflictuel.
70Mais laissons cela de côté et interrogeons-nous sur les trois groupes sociaux qu’engendre la société duale. Le paradoxe n’est qu’apparent, car souvent on ne considère que les nouveaux cols blancs et les assistés, en laissant dans l’ombre - fait significatif - les managers. Ceux-ci forment une très petite oligarchie, très richement payée, sans doute compétente et responsable, mais qui ne fonctionne que par cooptation, alliances et rivalités secrètes, décisions souveraines et en tout cas incontrôlées. On n’est pas très loin des complexes militaro-industriels, des concentrations financières que décrivent des romans et des pamphlets vite taxés de vision surréaliste et subversive. Cette concentration non récusable du pouvoir, toujours conçu selon le schéma supérieur-inférieur, rend de plus en plus caduques nos démocraties nationales : elle renforce la politique dite des blocs (construits sur des principes qui finissent par se rejoindre) et rend encore plus aléatoire la solution équilibrée des affrontements inévitables et de plus en plus absurdes que l’on prétend résoudre par la seule force et le bon usage de la violence.
71Les cols blancs se retrouveront peut-être dans des conditions de travail bien meilleures ; il n’est pas impossible qu’ils puissent mettre en œuvre leurs capacités, leurs initiatives et leurs responsabilités. Mais dans quelles limites ? La réponse n’est pas évidente : il y a risque presque certain qu’ils sont et resteront, comme je l’ai déjà dit, des servants de la machine, sauf s’ils appartiennent aux petites équipes de conception et d’entretien. S’ils sont cadres de l’organisation, leur rôle ne sera-t-il pas de superviser et de contrôler les performances en fonction des impératifs techniques ? Serait-il déplacé de ne pas voir de différence substantielle entre cet encadrement très subtilement néo-taylorien et l’organisation des galères royales ?
72Quant aux autres, qui sont devenus hors course, parce qu’ils sont trop vieux, trop jeunes, peu ou mal formés, disqualifiés, ils deviendront des "assistés" tant que la pudeur sociale le permettra. On les empêchera de mourir, cela ne se fait pas dans une société civilisée, mais ils ne pourront vivre et réaliser leur destinée personnelle. Car c’est là que le bât blesse, et durement. En effet, si le système parvient à se transmuer sans se modifier radicalement, le centre de référence reste l’économique et l’individu ne se définit, à ses propres yeux comme à ceux des autres, que par ses caractéristiques de producteur : le système déshumanise en quelque sorte l’homme, non pas en soi, mais dans le cadre même de la logique du système. A la limite, l’homme perd sa raison d’être et surtout la reconnaissance de cette raison d’être, fondement du statut et de l’estime. On a beau dauber sur la mentalité d’assistés que l’État-providence a créé à travers ses règlements bureaucratiques : on déplore la perte du sens de la créativité, de l’initiative et de la responsabilité. Cela est vrai : mais la société duale qui résulterait de la dérive pure et simple du système-industriel risque d’aboutir au même résultat. On peut se demander au fond si la logique du capitalisme libéral n’atteint pas sa limite. Il ne considère l’homme que comme individu, c’est-à-dire, "id quod est unum in se et distinctum a quolibet alio", ce (la chose - neutre) qui est un en soi et distinct de n’importe quoi d’autre ; il ne le définit que comme producteur ou encore facteur travail, c’est-à-dire comme un bien-chose payé à son prix du marché (Smith-Ricardo). Le système dès lors enferme l’homme et en fait une monade, enfermée en elle-même, incapable d’échanges et de communication, téléguidée, comme la grenaille par l’aimant, par une société anonyme.
73Le sociologue peut aisément montrer les dangers, pour la cohésion de la société, de pareille situation : par définition, une société duale est aussi menacée que les cités installées près des fractures du sol où éclatent les tremblements de terre. Le psychologue peut y déceler les origines de la dépression, du stress, des maladies nerveuses graves. L’économiste s’interroge sur les finalités réelles d’une telle dérive et surtout sur les coûts humains (tiers et quart monde littéralement produits par le système jusqu’à des points de ruptures insolubles, comme le montre la menace généralisée de l’insolvabilité).
74Le philosophe et le théologien ne peuvent que protester dans un "non possumus" inconditionnel : l’homme ne peut être enfermé ; sa liberté et sa capacité d’échange et de reconnaissance interpersonnelle ne peuvent être niées. Jamais il ne peut être considéré comme une chose. Certes, la société est plus que la somme des individus, mais c’est encore parler en termes choisis. L’action collective est plus que la somme des actions individuelles et la société est donc une structure englobante dont le sens et donc la raison d’être est de contribuer à la création d’un espace de liberté, où chacun peut vivre sa liberté dans la communauté interpersonnelle. Ainsi définie, la société ne peut exister que si elle est juste, c’est-à-dire mesurée comme "milieu de liberté et d’échange sensé" (H. Declève, infra, p. 214).
75Le philosophe précisera donc ce qu’implique le concept de justice, caractéristique générale de toute société d’hommes. En ce sens, cette justice générale sert de critère et de référence pour repérer et dénoncer les risques et les faits où s’exprime l’injustice qui est négation de la dignité, de la liberté et de l’être interpersonnel caractéristique de tout homme.
76Il faudrait étudier plus avant la dérive prévue de notre société. Je ne dis pas qu’il en sera nécessairement ainsi : les prévisions et extrapolations comme la reconstruction d’une logique peuvent être entachées d’erreurs. Mais on ne peut exclure sans plus le risque décelé et on ne peut l’admettre au nom précisément de la justice sociale. Celle-ci apparaît donc bien au cœur des changements technologiques actuels.
2. L’hypothèse de la mutation vers une société utopique
77Le mot utopie est souvent mal compris ; on le confond avec le mythe. On fait de l’une et l’autre une construction poétique, subjective, transrationnelle. Or l’utopie, au contraire du mythe qui contribue à la restauration d’un passé jugé meilleur, est la définition d’un point oméga, sans lequel on ne peut déterminer le paramètre sur lequel s’inscrit toute action "politique". Je l’ai montré ci-avant et je m’en suis expliqué ailleurs plus longuement6.
78Je crois donc à l’urgence de l’utopie dans toute réflexion actuelle qui accepte résolument l’hypothèse que la crise présente manifeste la mutation du système et l’avènement d’une société post-industrielle. Peut-on se faire une idée de celle-ci et en tester la cohérence ? C’est la tâche propre de cette discipline scientifique qu’est la prospective, même si et surtout si elle intègre, en les avouant, des choix philosophiques (aspect doctrinal).
79Je ne puis bien sûr construire ici qu’un exposé schématique et sommaire. Dans une première étape, j’indiquerai brièvement les choix doctrinaux quant au sens de la société et du pouvoir. Une deuxième étape s’appuyant sur les théories de Talcott Parsons et les prolongeant montre comment construire un nouveau système de la société. Enfin, je confronterai l’objet ainsi construit aux exigences éthiques de la justice sociale.
803.2.1- Je l’ai déjà dit, la société est le support, englobant et non chosifiable, des interactions que les hommes nouent dans, par et pour une action collective dont les objectifs et les résultats sont, par postulat fondateur du social et de la sociologie, supérieurs aux actions individuelles et à leur somme. En tant que relation englobante, sans être directement observable - le social n’est pas une chose - elle est repérable, tout au moins comme facteur explicatif de comportements observés, à travers des manifestations spécifiques.
81Les individus sont observables par définition ; le groupe ou la société n’est qu’un empirique de second degré. Les uns et les autres sont des faits dûment constatés : toute théorie qui aboutirait à nier soit l’individu, soit la société, devrait être considérée comme fausse, si on applique le critère de Popper. En ce sens, le libéralisme comme le socialisme - et dans le cas où l’on pousse à la limite leur logique - est fondamentalement interpellé.
82On peut alors se demander si cet excès ruineux, commun aux deux doctrines antagonistes du XIXe siècle, ne provient pas d’une mauvaise façon de poser le problème : ou l’individu, ou la société. D’autre part, on n’a pas assez souligné l’ambiguïté radicale des deux termes opposés : l’individu est principe d’unicité et d’originalité, et, en même temps, principe d’exclusivité et d’incommunicabilité ; la société peut être interprétée comme condition ou médiation nécessaire, mais non suffisante de la réalisation de l’Homme et de son propre destin, et en même temps, elle risque d’être totalitaire, principe supérieur qui donne souverainement aux individus droit d’exister et de vivre.
83On ne peut donc nier ni l’un ni l’autre : il faut dès lors poser leur problématique dans un schéma inclusif. D’autre part, il faut argumenter le choix que l’on doit faire au niveau de leur interprétation. S’il en est ainsi, on a besoin d’un définisseur, comme le montre la démarche métaphysique donnant sens et valeur aux structures ontiques dévoilées par la phénoménologie.
84Notre tradition philosophique et théologique fait de l’homme un être caractérisé par au moins deux structures métaphysiques découvertes par la réflexion sur l’action en train de se faire : en tant que celle-ci est mienne, l’homme est capacité d’autodétermination ; en tant qu’elle est réelle, c’est-à-dire passage non limité et effectif de S1 à S2, S3, ..., Sn, l’homme est ouverture au Transcendant qui lui donne cette capacité de se transcender. À cause de ses tentations rationalisantes, ce langage peut vouloir enfermer dans un langage conceptuel le mystère de l’homme. Une démarche plus symbolique parlera de personne, que l’homme choisit d’être en en faisant le centre de toutes ses relations, mais qu’il ne peut réaliser que s’il accepte d’entrer dans une démarche de communion où la reconnaissance de et par autrui le suscite précisément comme personne. Je retiens, comme deux signes symboliques, ce couple fondamental "Personne - communauté" : il est au-delà (meta) de l’empirique et du phénoménologique, mais en même temps, il donne sens et valeur aux structures (individu et Société) où ils s’expriment nécessairement7.
85On aboutit dès lors à un corollaire que l’on peut écrire simplement en termes de biens : l’intérêt individuel est soumis au bien collectif (par définition) ; celui-ci n’a de sens et de raison d’être que s’il réalise l’espace de liberté où s’épanouira la béatitude de l’homme qui se définit par lui-même en conscience et liberté en acceptant la libre reconnaissance dans et par la communauté. À ce moment, l’individu est bien principe d’unicité, d’originalité, de créativité, comme le pressentent les valeurs libérales ; la société est bien une médiation nécessaire, mais non suffisante, intrinsèquement définie par sa fonction : elle ne peut jamais être totalitaire et nous sommes ici au nœud du débat socialiste.
86Cette conception, que l’on peut, avec beaucoup de nuances et d’esprit critique, appeler personnaliste conduit à une théorie fonctionnelle de l’autorité, qui permet à la fois de rendre compte du nécessaire commandement et du refus d’admettre qu’un homme puisse dominer un autre homme et qu’il puisse y avoir, sous quelque prétexte que ce soit, un pouvoir de l’homme sur l’homme. En effet, l’autorité (racine auctus, augère, "aug" qui vient en français dans les expressions "auteur de mes jours", "augmenter", "ce savant fait autorité") est une fonction sociétaire qui, dans un groupe, fait naître, accroît et parfait la coopération sans laquelle il n’est pas d’action collective et partant pas de bien sociétaire. En tant que telle, cette fonction se définit strictement par l’apport fait à l’action collective et n’est ni plus ni moins que les autres fonctions sociétaires nécessaire à la décision dans le groupe.
87On dépasse donc l’étroitesse de l’individualisme et on dégage le champ d’action de la société, mais celle-ci ne peut jamais être totalitaire. Ce n’est pas elle qui donne sens et valeur aux êtres humains, comme le pense trop vite le catéchisme socialiste ; c’est elle qui est définie à partir des exigences de la réalisation de l’homme en conscience et liberté. Il ne s’agit donc pas de réconcilier l’individualisme libéral et le socialisme, tel qu’il s’exprime en URSS : ce serait absurde de tenter de trouver une voie moyenne entre deux pôles inconciliables. Le personnalisme suppose un dépassement et donc une synthèse qui transcende les deux termes opposés8.
883.2.2- Comment rendre compte de la mutation actuelle et comment faire advenir une société post-industrielle par une action "politique" ?
89S’il y a mutation, il y a changement dans le sous-système primaire définisseur. C’est l’économique, dans la société industrielle et l’économique détermine une séquence : économique-sociétaire-politique-culturel. Ce schéma permet de comprendre de nombreuses manifestations de l’histoire actuelle : rappelons-nous les statuts sociaux déterminés par les revenus, la célèbre définition par Adolphe Thiers de sa fonction de président du Conseil : "c’est de traiter les communes affaires de la bourgeoisie" ; la non moins célèbre définition de Lénine : "le socialisme, c’est l’électricité, plus les soviets" (il n’est resté bien évidemment que l’électricité) ; ou encore le trop fameux show business ou les conflits actuels autour des mass-media.
90Supposons que le sous-système définisseur soit le sous-système culturel. On définira la culture, au-delà des belles-lettres et des beaux-arts chers à l’honnête homme, comme l’ensemble des moyens sociétaires qui permettent à chacun de définir par lui-même, de comprendre par lui-même et de transformer par sa propre action ou ses prestations à l’action collective, le monde réel et imaginaire qu’il contribue à créer. Ce sous-système détermine une séquence spécifique : culturel-"politique"-sociétaire-économique.
91Comment vérifier la plausibilité de cette séquence pour exprimer la société postindustrielle ? Que l’on me permette de renvoyer à de nombreuses études, parfois mal perçues, et surtout aux recherches faites, tant par les sociologues que par les psychologues, aux marges du groupe, sur les comportements déviants, innovateurs, etc... On y repère vite des pratiques et des aspirations - où se révèle d’ailleurs une nouvelle échelle de valeurs-, qui, malgré leur caractère souvent négatif et ambigu du fait même de la mutation, apparaissent comme allant dans le sens de nos hypothèses. Que l’on songe au désir d’autonomie, d’espace privé, de temps choisi, à la soif de rapports plus conviviaux, au culte de la différence, au refus du bureaucratique anonyme, du centralisme administratif, de la domination, au "small is beautiful", à la vision fédéraliste, au souci écolo, etc... Il y a au moins convergence de présomptions...
92Ce qui est plus important, c’est que cette construction, toute hypothétique qu’elle soit - il faudra donc la vérifier - est en connivence profonde avec les principes philosophiques énoncés ci-dessus. Le culturel reste un sous-système social, donc de la société, mais c’est le seul sous-système qui fait dans sa définition explicitement référence à l’individu, principe d’originalité et de créativité, interprétation qu’impose le binôme symbolique personne-communauté.
93D’autre part, le culturel est très lié au "politique" : nous rejoignons ici le temps "du" politique, de l’action concertée ci-dessus indiqué.
94Au niveau proprement sociétaire, sous-système qui assure la compatibilité et la cohésion des groupes particuliers en conflit-concours, apparaît un problème redoutable, peut-être parallèle à l’aporie à laquelle se heurte la société duale. Si aujourd’hui les statuts, l’estime, l’appartenance aux groupes, la mobilité sociale se définissent par rapport à l’économique et donc au rôle de producteur, on peut aisément se consoler de n’être pas en tête en déclarant la société pourrie par la logique économique : on va manifester, on se retrouve entre copains de gauche et on rentre rasséréner. Lorsque les groupes et les degrés d’estime se déterminent à partir de faits culturels, qui, sans se réduire, je le répète, aux seules connaissances universitaires, aux beaux-arts ou aux belles-lettres, impliquent toutefois une certaine maîtrise du savoir, de la compréhension de l’environnement et de l’apprentissage de l’action "politique", comment se consoler alors de la constatation du fait que ma tête est mal faite, que je ne suis pas doué et que je ne puis profiter de l’éducation que m’offre la société ? Le problème est réel et rejoint curieusement une réflexion sur l’égalité.
95Enfin, il convient de signaler que l’économique ne disparaît pas, mais celui-ci est perçu davantage comme lutte collective contre la rareté, comme macro-économique et donc intrinsèquement social - ce qui n’empêche pas de choisir comme plus efficace une organisation qui privilégie l’entreprise libre se définissant par sa logique de créativité.
96Mais l’économique n’est plus ni la finalité, ni la référence centrale : il est la contrainte, peut-être durable, sans doute impérative tant que deux tiers de l’humanité souffrent gravement de la non-satisfaction de ses besoins primaires. J’entends contrainte sous l’acception que ce terme a en mathématiques : je maximise tel élément "sous contrainte que", exactement comme on peut dire de l’entreprise qu’elle maximise un surplus dans une logique de créativité sous contrainte de rentabilité.
3. Et la justice sociale ?
97Certes la société utopique apparaît comme cohérente et donc possible ; sa connivence avec les choix philosophiques préénoncés montre qu’elle est, peut-être, souhaitable. Dans la mesure - et ici s’exprime peut-être un choix politique dit de gauche-, où la justice sociale est un référent fondamental, comment répond-elle à cette exigence, somme toute éthique, c’est-à-dire au niveau des conséquences pour l’action d’une vision du monde librement acceptée ?
98Je rappelle que la justice sociale est d’abord justice générale et, en tant que telle, son objet est "la société comme milieu de liberté et d’échanges sensés" (H. Declève). Ou encore, elle façonne des attitudes qui engendrent des conduites justes, c’est-à-dire, selon le même auteur, qui "rendent manifeste l’excellence de l’humain en établissant des rapports d’égalité entre les libertés dans leur présence au monde". La justice générale ainsi définie s’exprime et se visualise peut-être dans la justice commutative qui règle les rapports entre particuliers autonomes et interdépendants selon le principe "do ut des" et la justice distributive qui manifeste le rôle de la société et des pouvoirs publics.
99Il est vrai que la conception "utopique" de la société rend compte de la spécificité et de l’individu et du sociétaire et de leur nécessaire collaboration pour créer l’espace de liberté où se construit la personne dans et par la communauté. Si la société remplit son rôle et sa fonction au service de l’homme, elle est juste. Comme, par ailleurs, cette société s’interpréterait à partir du culturel, qui souligne, par définition, le rôle spécifique de l’individu (par lui-même), on peut penser que, mesurée très précisément par les droits de l’homme, prérogatives inaliénables, incessibles, non monnayables et surtout opposables à quiconque, notamment à la société et aux pouvoirs, cette société rêvée crée et élargit l’espace qui donne la possibilité à chacun de développer sa propre créativité. Et ceci rejoint une des caractéristiques de la justice sociale.
100Bien-sûr, tout ceci reste à vérifier ; mais ce que je crois important, c’est l’orientation ainsi précisée. S’il s’agit vraiment de viser la béatitude de la personne s’engageant librement dans la reconnaissance interpersonnelle, ceci implique que sera bonne toute décision "politique" qui assure à tous l’existence concrète et l’accroissement de son espace de liberté, - ce qui peut d’ailleurs exiger des sacrifices en termes d’intérêts individuels, du fait du droit égal de tous à la réalisation concrète de "ses" droits. On voit émerger ici un critère de choix, exigeant et sans doute efficace, mais, encore une fois, tout ceci n’est valable que si l’on accepte critiquement la construction de l’utopie présentée. Il serait souhaitable que l’on puisse la confronter à d’autres propositions utopiques, que l’on interpréterait à la lumière des exigences de la justice sociale.
101C’est là le champ des discussions majeures et fondamentales qu’il faudrait instaurer entre citoyens, plus adultes qu’on ne le croit généralement ; ainsi pourrait se renégocier et s’accepter un consensus social, qui porte essentiellement sur la question fondamentale d’une société juste au service de l’homme libre, c’est-à-dire, selon une expression que l’on croit trop vite éculée, au service de tout l’homme et de tous les hommes.
Problèmes à étudier en vue d’un nouveau consensus dans une perspective de justice sociale
102Le développement complet de ce chapitre nous mènerait trop loin. Cependant, ce serait une des façons de vérifier le bien-fondé de mon interprétation. Je parlais de la nécessité d’une renégociation fondamentale du consensus social ; celui-ci ne porte pas, comme nous invite à le croire Mr Giscard d’Estaing, sur une politique. Dans une démocratie, il ne saurait y avoir de consensus sur telle ou telle politique, et ce par définition (principe de l’alternance). Mais il est bien vrai que le choix proprement politique ne peut se faire que s’il existe dans la société un consensus sur le cadre fondamental des valeurs et principes, reconnus et admis par tous.
103Mais plutôt que déduire abstraitement valeurs et principes, ne pourrait-on pas énumérer les problèmes plus concrets, où une réflexion résolument axée sur la justice poserait les termes de la discussion sociétaire ? L’ordre des énoncés n’est pas celui d’une hiérarchie selon l’importance : l’énumération vise essentiellement à délimiter les champs concrets d’un questionnement.
1041. En quoi une société n’est-elle pas totalitaire, c’est-à-dire l’alpha et l’oméga de la vie et de la destinée humaine ? Formellement, on répond : en étant dé-finie ? Quelle est alors la mesure dé-finissante ? Elle se manifeste en tout cas dans les droits de l’homme, où s’expriment peut-être principalement la justice sociale et le fondement des institutions et des règles de droit. Reconnus par tous, les droits de l’homme apparaissent comme le moyen le plus efficace de lutter contre le totalitarisme et de maintenir un état de droit contre la domination et l’arbitraire de quiconque.
1052. Que signifient les nouvelles valeurs qui se manifestent dans les pratiques et aspirations actuelles : autonomie, temps choisi, rejet du pouvoir, de la domination et surtout de la logique de la violence et de la force, convivialité, culte de la différence ? Quelles en seraient les conséquences au niveau de la coopération sociétaire, des contributions en temps imposé de travail (c’est le fameux problème du partage du travail qui ne peut être envisagé que sur toute une vie, à long terme, et non par une politique de réduction à 37 ou 36 heures) ? Qu’en est-il du droit à un certain niveau de revenus : on n’échappe pas à ce problème de seuil de la pauvreté (en soi inadmissible) et de plafond au nom de la solidarité ? Quid du droit à la créativité, à la formation permanente, à la libre expression de soi ?
1063· Quid de l’utopie de l’autogestion ? La crise actuelle aurait-elle fait disparaître la chance d’un chemin autre et sans doute plus créatif ?
1074. Quid des contraintes économiques ? Si l’impératif économique ne peut disparaître, il y aura toujours une lutte contre la rareté : il faut admettre qu’elle est essentiellement collective, puisqu’elle n’est efficace que si elle met en œuvre l’interdépendance et la division du travail. Comment remplir cette inexorable fonction qui est d’abord macro-économique ? Au lieu de discutailler sur la dialectique dépassée privé-public, ne pourrait-on pas définir les rôles spécifiques, c’est-à-dire définir et les pouvoirs publics, responsables des compatibilités macro-économiques, des services publics qui obéissent à une logique différente de celle de l’entreprise, et des entreprises, sujets collectifs (par rassemblement d’apports), autonomes (ce qui en fait le champ spécifique de la créativité) et organisés (le problème majeur de notre temps) de l’acte d’entreprendre qui n’a d’autre objet que de créer un surplus, c’est-à-dire une inégalité outputs - inputs. C’est l’entreprise libre qui est essentiellement créatrice de ce surplus et elle le fait par quasi-mandat reçu de la société. La question se pose néanmoins : quel est le sens de ce surplus ? A qui va-t-il et comment ? Qui contrôle en définitive ?
1085. Dans cette perspective resurgit nécessairement la question de la participation. Je la définis comme le droit et/ou le fait d’être le co-auteur (créativité), le co-responsable (hiérarchie des fonctions) et le co-bénéficiaire (notamment en matière de revenus, d’investissement et d’épargne, de fiscalité) de l’action collective à laquelle on a fait un apport nécessaire. Pour moi, la participation est un droit de l’homme : acceptée en tant que telle, elle conduira à innover en matière d’organisation, de communication et d’échanges d’informations.
1096. Qu’en est-il de la répartition des coûts et des risques, et surtout de ceux qu’entraîne fatalement toute mutation ? Ne faut-il pas réactualiser nos solidarités ? Quelles sont-elles en fait ? Est-ce que la prise en compte du point de vue des plus démunis n’entraînerait pas des solutions originales qui retentiraient sur l’emploi, par exemple en matière d’encadrement culturel ou d’éducation permanente ? Il est frappant de constater que les politiques de coopération avec le Tiers Monde deviennent efficaces lorsqu’elles renoncent, par exemple, à nos logiques de concentration et d’orthodoxie financière au profit d’expériences concrètes, limitées et surtout engageant la créativité des indigènes.
1107. Accepte-t-on les trois conditions concrètes de possibilité du régime démocratique, où la participation de tous les citoyens cherche à être maximale ? Le droit à un niveau certain de développement socio-économique, que Rostow identifie au niveau où la décision autonome en ce domaine devient concrètement possible, le refus de toute violence dans les rapports entre individus, groupes particuliers, au profit d’une discussion et d’un arbitrage sociétaires (cf. le principe : nul ne se fait justice à lui-même ; ou encore, il n’est de contrainte acceptable que sur l’avoir de l’homme) ; le rejet de tout élément philosophique et religieux dans la discussion politique et sa mise en œuvre. Il s’agit du domaine de l’échange des libertés et du dialogue ; d’où l’importance de l’accord, même s’il reste parfois un peu formel, sur les droits de l’homme, qui dé-finit le champ du politique et en évacue les fanatismes, les engagements totaux qui empêchent les compromis. Certes, le philosophique et le religieux gardent leur fonction critique mais ils ne peuvent intervenir en tant que tels pour armer une politique.
***
111En guise de conclusion, évidemment provisoire, on pourrait affirmer ceci. La tentation est grande aujourd’hui d’oblitérer le questionnement qu’entraîne la prise en charge de la justice sociale. On a tendance à le réduire à des problèmes de justice commutative et/ou de justice distributive ; on est même tenté de s’en remettre à l’exercice d’une vertu individuelle : soyez juste dans vos relations avec autrui.
112Notre analyse essentiellement prospective et donc discutable nous montre au contraire qu’elle est au centre de la crise actuelle, si on accepte de l’analyser au-delà des affrontements idéologiques stériles, parce que dépassés.
113Si le vrai problème, qui fait la profondeur de la mutation actuelle est de faire advenir une société nouvelle, notre réflexion et notre tâche politique est bien de construire une société plus juste, c’est-à-dire essentiellement une société qui crée et élargit concrètement un espace de liberté où l’homme peut développer par lui-même ce qui le constitue : la libre reconnaissance et l’échange interpersonnel.
114Ce critère nous a permis de construire une utopie, où la mutation des sous-systèmes et de leur séquence dégagerait le sens et le champ d’un projet possible, tout au moins au niveau de sa cohérence logique.
115Mais il est essentiel que tout ceci soit discuté et critiqué. Ainsi doit s’amorcer ce débat fondamental où peut se reconstruire un authentique consensus : l’accord sur les valeurs qui nous animent et les finalités que nous poursuivons permet la construction de plusieurs politiques alternatives. Le choix et le contrôle des citoyens, enfin plus participatifs, parce que libérés davantage dans leur créativité, permettra des décisions plus démocratiques et donc plus efficaces.
116La recherche et la discussion de ce consensus, où s’exprime de façon majeure la justice sociale, peut apparaître difficile. C’est vrai, mais ne peut-on faire confiance à cette aspiration jamais démentie à la Justice, que l’on retrouve chez beaucoup et qui semble indéracinable, peut-être parce qu’elle est la marque d’une Espérance transcendante ?
Notes de bas de page
1 Je mets le mot "politique" entre guillemets, chaque fois que je l’emploie dans le sens "du" politique. "La" politique est le sous-système de l’organisation de la société selon un schéma d’autorité et d’obéissance.
2 Une fois défini l’objectif, il reste à hiérarchiser les moyens et à évaluer les contraintes ; les techniques de la décision déterminent le chemin de l’action, qui est loin d’être linéaire comme dans le schéma. Cette ligne sera sans doute sinueuse et la technique des "deux fers au feu" en est une illustration.
3 Bans ce paragraphe, le terme "politique" doit s’entendre au sens restreint de "la politique" (cfr. supra p. 78)
4 Si le capitalisme se transforme dans les faits, il ne modifie pas la doctrine libérale. Sans modifier le système capitaliste, le socialisme se transforme, lui, en socialisme réformiste ou social-démocratie qui prétend gérer autrement le régime capitaliste, accepté de fait. En URSS, la doctrine n’a pas changé, le régime est une espèce spécifique de la société industrielle, irréductible en tant que système au système capitaliste, mais confronté comme lui aux mêmes problèmes concrets.
5 R. VERMEIRE, J. RAES, G. MARÉCHAL, J. VAN DER REST, Gh. LAMBERT, Le futur est ouvert, Bruxelles, Ed. Labor, 1984, 207 pp.
6 Voir op. cit. Le futur est ouvert, chapitre VII, p. 189-204
7 Domaine de l’expression=Domaine du sens et valeur
8 Techniquement il faut accepter les exigences de la dialectique où la thèse suscite l’antithèse, mais où la synthèse ne peut s’opérer qu’à un niveau différent. Certes, la synthèse devenue thèse suscitera son antithèse et l’opposition ne peut être à son tour vaincue qu’à un niveau différent de celui où se présente l’opposition. Que l’on médite les exigences de l’Aufhebung selon Hegel.
Auteur
s.j.,Professeur aux Facultés Notre Dame de la Paix à Namur Aumônier Général de l’ADIC
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