La justice : réflexions sociologiques et normatives
p. 73-93
Texte intégral
I. La justice : valeur mobilisatrice pour réformer la société industrielle.
1À peine l’industrialisation a-t-elle fait ses premiers progrès au XIXe siècle que les protestations se sont élevées contre les conditions de travail qui prévalaient dans les usines et les mines... au nom de la justice. Les pionniers du catholicisme social, les auteurs de l’enseignement social de l’Église et des encycliques ont placé la justice au cœur de leur doctrine. Le juste salaire, le juste prix, les critères d’une organisation juste de l’économie les préoccupaient.
2Le moyen pour réaliser les exigences de la justice devait être l’association des citoyens et, si nécessaire, l’intervention de l’État. Celui-ci, contrairement à la méfiance libérale, apparaissait comme un soutien des sans pouvoir. Il recevait la mission de gardien du bien public. Le vote de lois sociales devait équilibrer les rapports entre les faibles et les forts. Pendant plus de cent ans, être progressiste consistait à faire appel aux pouvoirs publics pour distribuer les bénéfices de la croissance et pour conquérir de nombreux droits sociaux. Tout un arsenal de protection des personnes et d’égalisation des chances a été progressivement mis en place. Aussi longtemps qu’il a pu être nourri grâce à une expansion économique remarquable, il aurait été malvenu de le critiquer.
La nécessité de restaurer les mécanismes du marché est affirmée
3Mais le vent tournera au début des années 70. La stagnation et le chômage ne permettent pas de revendiquer de nouvelles prestations. Il n’est plus de bon ton de parler de justice. Le mot est dévalorisé car tout ce qui a été acquis en son nom apparaît soudain comme rigidité, réglementations compliquées, découragement des initiatives. Les bonnes intentions sociales du passé se transforment en obstacles de la reprise. L’expression "État providence" devient péjorative.
4Un langage nouveau résonne et fait des conquêtes rapides : celui de la liberté d’entreprendre, de l’efficacité et du rendement. Nous assistons à la renaissance du libéralisme. Il ne se passe pas de semaine qu’un livre ou une conférence retentissante ne célèbre les vertus des mécanismes du marché sans entrave. On ne parle que de "dérégulation", de la nécessité de "dégraisser l’État", de privatiser. La vieille thèse du XIXe siècle est remise à jour : laissez les gens chercher leur intérêt ; grâce à des mécanismes automatiques le bien de tous en résultera. Il est sous-entendu à cette thèse que le problème éthique ne se pose pas en matière économique car le marché, s’il n’est pas perturbé par la politique, accomplit sa mission : les producteurs en concurrence cherchent à répondre à la demande manifestée, dans les meilleures conditions pour les consommateurs.
5Dans Le Monde du 11.3.1984, le journaliste qui s’entretient avec le professeur von Hayek interroge le vétéran du libéralisme pur sur la justice sociale, von Hayek opine ainsi : "Ce mot est un vocable dénué de sens ; il n’exprime qu’une vague bonne volonté à l’égard des défavorisés. Tout le Moyen Age s’est cassé les dents à tenter de penser le juste prix et le juste salaire en dehors du marché. Souvent l’on distribue des sommes à des groupes de gens que l’on n’identifie pas finalement. C’est un moyen commode pour les hommes politiques de se fabriquer des majorités. Mais c’est alors la conjoncture politique qui amène à favoriser un groupe plutôt qu’un autre...
6Je reste persuadé que derrière l’idée de justice sociale se cachent parfois des envies, des instincts qui ne sont pas très nobles."
Cependant la référence à la justice est présente au cœur de l’action sociale
7La notion de justice peut-elle dès lors être exclue du jeu social ?
8Je ne le crois pas. Observons de plus près comment effectivement elle opère.
9Nous pouvons considérer toute société comme un système dont la finalité est de produire des satisfactions en réponse aux demandes de ses membres1. Ces demandes, ne pouvant être rencontrées que grâce à la collaboration, sont des plus variées. Leurs objets sont des biens, l’éducation, les soins de santé, la sécurité, les transports, l’arbitrage des conflits, etc.
10La manière dont la société prend en charge ces demandes, la qualité des satisfactions qu’elle procure, sont jugées, appréciées ou critiquées. Les citoyens vont dire par exemple que les richesses sont convenablement ou mal réparties, que tout le monde reçoit ce qui lui est dû ou que certains exploitent d’autres, que les prix sont acceptables ou élevés, que l’accès aux connaissances est ouvert à tous ou que l’inégalité règne dans le domaine de la culture, etc. Ils posent donc, face aux performances de la société, le problème de la justice.
11Qu’est-ce qui se passe dans la conscience des gens quand ils disent que "c’est injuste" ? Ils qualifient ainsi un fait, une décision, un évènement qui les blesse, les indigne, dément leurs attentes, trompe leurs espoirs. La mort violente du père Popieluszko ou d’Indira Gandhi, la faim en Éthiopie et l’indolence du gouvernement de ce pays, l’intervention soviétique en Afghanistan, le maintien de la dictature au Chili, la cœxistence dans de nombreuses contrées de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté, le refus de traiter autrui en personne respectable... en sont quelques exemples parmi des milliers.
La notion de la justice est liée au système de valeurs des gens
12Mais d’où procèdent la blessure, l’indignation, la déception ? Elles s’enracinent dans le système de valeurs des gens. En effet, toute personne est attachée à des comportements, à des institutions, à des situations, à des idées, à des sentiments, à des symboles qu’elle valorise. C’est ainsi que nous pouvons dire que l’honnêteté ou l’école laïque ou la paix ou la religion catholique ou l’amour ou le drapeau national sont des valeurs. Il est juste aux yeux de leurs détenteurs qu’elles soient respectées. Leur transgression éveille le sentiment d’injustice. L’assassinat politique ou l’écart criant entre les revenus sont révoltants et injustes parce qu’ils bafouent des valeurs fondamentales comme le respect de la vie ou l’équité dans la répartition des biens.
13On peut dire que la justice se comprend à la lumière des valeurs d’un individu ou d’une collectivité. Elle signifie que la réalité est conforme aux attentes formulées par les gens à partir de leurs valeurs. Ils obtiennent ce qu’ils valorisent. Les évêques américains disent que la justice est fondamentalement "ce qui convient, ce qui doit être fait"2.
La formation et le changement des valeurs
14Les valeurs ne sont pas inventées n’importe comment par les hommes. Elles sont proposées et diffusées par les "producteurs de sens", c’est-à-dire des collectivités ou des individus qui - comme les églises, les écoles philosophiques, des penseurs, des scientifiques, des écrivains, des artistes... - répondent aux grandes interrogations sur le bonheur, l’art de vivre, la finalité de l’existence et de la mort.
15Les producteurs de sens eux-mêmes n’"inventent" pas n’importe quelle valeur. Les valeurs proposées, puis diffusées par des relais comme les médias, et adoptées, voient le jour dans une situation problématique. Habituellement, les hommes mettent en question leurs valeurs lorsque dans leur histoire ils sont arrivés à une impasse ou à une rupture de trajectoire. Les données nouvelles sont apparues dans leur société qui en perturbe le fonctionnement et ils ne disposent pas d’un système de solution éprouvé. Leur "équipement" culturel est inadéquat. Leurs croyances et habitudes d’esprit, qui informent et commandent leur pensée, n’ont pas de prise sur le réel. Une crise de valeurs survient têt ou tard.
16Les données nouvelles perturbatrices peuvent être d’origine la plus diverse. Je cite, à titre d’exemple, le renversement des tendances démographiques, l’épuisement de la source d’énergie principale, l’apparition d’innovations technologiques, une menace militaire extérieure, le fléchissement de la conjoncture économique, la modification des mœurs familiales... et j’en passe.
17Le rôle des producteurs de sens est justement d’interpréter cette situation problématique et d’orienter les efforts pour la surmonter. Il se peut qu’ils soient submergés par la crise, entrent en décadence et qu’aucun nouveau producteur de sens n’apparaisse pour empêcher la civilisation de sombrer. Mais il se peut aussi qu’ils initient un changement de valeurs. Le système de valeurs existant se décompose : les éléments qui ne permettent pas de percevoir l’enjeu ou qui empêchent de concevoir un projet, sont critiqués, éliminés. Des éléments nouveaux sont mis au point à partir d’une série de possibles et combinés dans un ordonnancement renouvelé et réajusté, en tenant compte de leur capacité de contribuer à résoudre le problème de départ.
18Le processus du changement de valeurs se déroule donc en deux temps : décomposition et réorganisation. D’abord l’objet de la valeur et l’appréciation correspondante sont dissociés : par exemple, la guerre (objet) n’est plus considérée comme moyen admissible pour régler les différends entre nations (appréciation). Ensuite un nouvel objet et une nouvelle appréciation sont associés : par exemple, la paix (objet) est estimée sacrosainte et inviolable (appréciation).
19Puisque comme nous l’avons vu, la justice est liée aux autres valeurs, dans l’exemple cité elle exige que les conflits entre nations soient réglés par la voie de la négociation...
20Bien sûr, dans d’autres circonstances, la conduite juste peut être la guerre, car une valeur comme l’indépendance est jugée supérieure à une autre valeur, la paix, synonyme de la perte de son identité et de son autonomie.
La justice : notion relative ou universelle ?
21Si les valeurs sont changeantes, dépendantes des problèmes affrontés (ainsi on peut dire que le bannissement de la guerre est lié à la peur ressentie face aux moyens de destruction disponibles), par conséquent la justice aussi apparaît comme une notion relative.
22Ainsi, suivant l’ordre des valeurs, la même situation peut être trouvée juste dans une société et injuste dans une autre. Par exemple, en Belgique les professeurs d’université sont payés suivant le même barème, et les personnes ayant le même rang et la même ancienneté touchent le même traitement qu’elles donnent bien ou mal cours ou qu’elles fassent beaucoup de recherche ou pas du tout. Personne ne trouve rien à redire à ce système. Par contre, aux États-Unis, les professeurs sont payés au "rendement". Les universités les mieux dotées attirent les meilleurs éléments (ou ceux qui ont la meilleure réputation) par des émoluments élevés. Et les intéressés réagissent à cette stimulation en essayant de se construire, en passant d’une institution à l’autre, une carrière ascendante.
23Les valeurs sous-jacentes dans le cas belge sont l’égalité, la confiance accordée à la conscience professionnelle. C’est en rapport à ces valeurs que la situation est jugée juste. Les valeurs qui correspondent au cas américain sont le mérite personnel, la concurrence, l’attirance du profit.
24La démarche sociologique montre donc les valeurs, et la notion de justice, enracinées dans leur substrat social. Elles sont relatives à la collectivité qui les produit et se modifient avec elle.
25Mais une vision historique des choses change les perspectives et permet de dégager des constantes et des valeurs à prétention universelle.
26Des constantes. Il semble que l’aventure humaine, quels que soient les lieux et les temps, se tisse à partir d’un certain nombre de données de base. Il s’agit de ces éléments permanents depuis une bonne quarantaine de milliers d’années, communs à l’humanité, comme certains instincts et besoins, certains sentiments et émotions, les idées abstraites, la capacité de communiquer ces sentiments et ces idées. C’est ce bagage partagé au-delà des sociétés et des périodes qui me permettent de vibrer à la vue des fresques de Lascaux, de comprendre le code d’Hammourabi ou d’apprécier l’Iliade d’Homère. Il fonde l’unicité de notre espèce.
27Des valeurs à prétention universelle. En multipliant les cas et les observations, il se révèle que l’humanité arrive, très lentement, à des rythmes séculaires, à dégager de son expérience un certain nombre de valeurs qui s’affirment au-dessus de la mêlée. Elles apparaissent comme des acquis historiques. Il s’agit d’une notion ouverte : en effet, suite à l’évolution et aux expériences accumulées, le fonds acquis peut s’enrichir ; mais il n’est jamais définitivement consolidé, garanti contre les rechutes. Le passé fournit aussi des exemples qui inclinent vers le pessimisme. Notre XXe siècle en est rempli. Il arrive fréquemment que ce soient des idéologies et des pratiques dont la nuisance se révélera plus tard, qui se répandent.
28C’est peut-être la raison pour laquelle à des moments historiques particuliers les acquis sont énumérés et proclamés inaliénables. Depuis le Bill of Rights anglais et les révolutions américaine et française jusqu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme, nous disposons ainsi d’un recueil de principes et de règles dont la validité est généralement reconnue. Il a une force morale telle que personne n’ose le contredire, même si, en pratique, de nombreux États l’enfreignent.
29Il n’est donc pas interdit d’affirmer, même si c’est hors de mode, qu’il existe un progrès dans le domaine des valeurs.
30Voici deux hommes qui se bagarrent. L’un tue l’autre (Caïn et Abel sont l’archétype du genre) et il en conclut que s’il est resté vivant c’est qu’il avait raison et que l’autre avait tort. Ce mode de raisonnement prévaut d’ailleurs encore dans les conflits internationaux.
31Mais un jour, des deux hommes qui se disputaient, l’un disait à l’autre : "Ne nous querellons pas ; nous pourrions y laisser la vie tous les deux. Adressons-nous à un arbitre et acceptons à l’avance sa décision".
32Voilà la naissance de "l’administration de la justice", une acquisition historique d’importance qui nous a fait progresser.
33Il y a 140 ans, en Ecosse, les mineurs étaient des serfs héréditaires, des criminels étaient légalement et publiquement torturés en France, des débiteurs insolvables emprisonnés à vie en Angleterre, des enfants de 6 à 8 ans travaillaient 12 à 14 heures par jour et des gens respectables vendaient et achetaient des esclaves en Afrique et aux États-Unis.
34Notre institution de mariage, réputée en crise, représente un infini raffinement des mœurs, comparée aux unions forcées par capture ou par achat. Il y a moins de brutalité entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre enseignants et enseignés que dans n’importe quelle génération connue du passé.
35J’appelle donc "acquis historiques" cet ensemble de valeurs et de règles que les hommes ont dégagées à travers l’histoire, de l’expérience de leur cœxistence et dont ils ont exprimé la validité au-delà de la mouvance des sociétés et des temps. Ils ont, par conséquent, un caractère universel. Par conséquent aussi, la justice, en tant qu’exigence de la traduction de ces valeurs en comportement, présente également un caractère universel. En effet, quand nous disons que telle situation ou tel acte sont justes ou injustes, nous nous référons à une valeur (ou à des valeurs) qui se réalise ou, au contraire, est malmenée.
L’élaboration des valeurs universelles
36Abordons maintenant la question suivante qui vient logiquement à l’esprit : si les expériences du passé sont filtrées pour en retenir les valeurs fondamentales, dignes d’être conservées, en vertu de quoi se fait-il ce tri et qui est-ce qui fait le tri ?
37Je pense que la réponse nous renvoie à des principes "métahistoriques" : une valeur est retenue parce qu’elle est conforme à la raison ou à la nature de l’homme. On affirmera par exemple qu’indépendamment des circonstances, toujours, l’amour exclut la haine, la liberté est plus appréciable que la dépendance, le bonheur est préférable au malheur, la santé est plus désirable que la souffrance, l’ordre est mieux que le désordre. Autrement dit, dans ces couples opposés, nous assimilons le premier terme à ce que réclame la justice.
38Les principes métahistoriques sont cependant découverts et énoncés lentement, au cours de l’expérience historique. On dirait qu’ils s’actualisent à mesure que les avatars des hommes leur en démontrent l’excellence.
39Le tri n’est pas une œuvre anonyme. Il s’agit d’acteurs reconnaissables, d’éveilleurs de conscience. Ce sont des savants, des sages, des religieux, des éducateurs, des philosophes, des écrivains, des juristes, des leaders politiques. Avant qu’une valeur ne devienne un acquis historique, elle est déjà élaborée par les "producteurs de sens". Les annonciateurs de valeurs (comme par exemple le christianisme) sont donc le moteur de l’évolution. Les valeurs sont acquises, deviennent transhistoriques, quand elles sont fixées dans la conscience publique et qu’elles ont pris place au cœur de l’ethos d’une civilisation.
La justice mène à l’action
40Les jugements de valeur que les gens portent sur les situations où ils se trouvent impliqués, incitent à l’action. Ce qui est juste doit être défendu, ce qui est injuste doit être redressé. Il n’y a rien de plus dangereux pour un système social que de laisser accumuler les situations que les citoyens finissent par trouver intolérables. Un potentiel explosif se développe ainsi, prêt à éclater si aucune solution n’est trouvée à temps. Nous pouvons affirmer donc que les injustices multiples et profondément ressenties sont les mères des révolutions. Il est une chose bien connue que les conflits les plus durs sont ceux où la mobilisation se fait au nom des valeurs les plus profondément ancrées, comme la religion ou la nation.
41En règle générale, les citoyens s’organisent en partis, en mouvements, en associations de toutes sortes, pour traiter les affaires publiques. L’action devient politique dès que les instances du pouvoir - le parlement, le gouvernement, les administrations - sont utilisées en vue de corriger, d’amender, de réformer, de transformer ou, au contraire, de renforcer le système social.
42En résumé : les performances du système social dans sa mission de satisfaire les multiples demandes du public sont consolidées ou changées par la médiation des jugements de valeur qui les qualifient de justes ou d’injustes, des producteurs de sens qui alimentent ces jugements, des acteurs qui prennent en charge les protestations ou les approbations et des instances publiques qui interviennent sur le système social.
43Une simple analyse du va-et-vient des choses de ce monde démontre dès lors clairement qu’il n’est pas possible d’exclure l’éthique de l’interaction des hommes. Si des penseurs et des doctrines veulent ramener ce qui se passe à des mécanismes réguliers mûs par des sujets désireux de maximiser leurs utilités, les citoyens en chair et en os se chargent de démentir cette conception.
44Il n’y a pas non plus de mécanismes automatiques redresseurs d’injustices. Ainsi, par exemple, il semble évident qu’un des problèmes les plus lancinants de l’humanité, à savoir les disparités de niveaux de vie et d’opportunités entre les différentes parties du monde, ne se réduisent pas par un simple jeu de vases communicants. Cette situation paraît injuste devant la conscience car nous disposons des moyens pour la changer et nous ne le faisons pas. D’autre part, les mécanismes économiques classiques ne peuvent pas être amorcés car ils supposent que la demande qui doit mettre tout en mouvement soit solvable. Or les consommateurs sont au nord, pas au sud.
II Mécanismes automatiques et décisions politiques
45Après les constats, entreprenons une réflexion normative à la recherche de points de repère qui permettent de voir plus clair dans le débat.
46J’ai distingué deux sortes de chaînes d’action. J’ai appelé la première "mécanisme automatique". "Automatique" signifie que l’apparition du phénomène qui déclenche la chaîne entraîne nécessairement, et sans intervention extérieure aucune, toujours les mêmes effets prévisibles. Ainsi, pour citer un exemple classique, s’il y a pénurie d’un bien, la rareté provoquera un prix élevé ; le profit réalisable grâce au niveau du prix attire les investisseurs ; l’augmentation de la production fera baisser le prix et les consommateurs trouveront meilleure satisfaction à leur demande. Ce mécanisme est aussi impersonnel dans le sens qu’il fonctionne indépendamment des valeurs, de la volonté ou des désirs des gens et qu’il produit les mêmes résultats indépendamment des temps et des lieux.
47Les mécanismes automatiques ne se cantonnent pas au domaine économique. Le social aussi fonctionne souvent à partir d’automatismes semblables. Si par exemple des files se forment devant les caisses d’un grand magasin, chaque nouveau client rejoindra la file où il escompte le temps d’attente le plus court et les files tendront ainsi à avoir une longueur approximativement égale. Un autre exemple encore : les conduites des gens à table sont réglées par les coutumes relatives à l’occupation des places, la suite des plats du menu, l’emploi des ustensiles, l’assortiment des mets et des vins, etc. La majeure partie des interactions sociales sont ainsi prédessinées par des "matrices de comportement".
48La seconde chaîne d’action est suscitée par la "décision politique", y compris les actes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire. Celle-là n’est pas automatique. Elle dépend des jugements de valeurs du décideur, de sa volonté, de ses désirs. Elle n’est donc pas impersonnelle. De plus, la plupart du temps il y a plusieurs décideurs qui participent à l’élaboration, la décision n’est donc pas prévisible et elle est variable suivant les temps et les lieux, relative aux rapports de force entre participants. Ici aussi un exemple sera éclairant : si les prix agricoles étaient le fruit de mécanismes automatiques, ils s’établiraient au niveau du marché mondial ; cette baisse considérable entraînerait l’effondrement de l’agriculture européenne ce qui est jugé injuste pour cette partie de la population ; talonnés par les groupes de pression paysans, les décideurs publics, à savoir les ministres européens de l’agriculture, fixent annuellement les prix ; ceux-ci varient d’une année à l’autre sous l’effet d’une série de considérations non seulement économiques, mais aussi politiques et morales.
La manière de combiner mécanismes automatiques et décisions politiques
49En principe, il n’est pas possible d’affirmer que les mécanismes automatiques ou que les décisions politiques donnent de meilleurs résultats ou conduisent à des effets plus justes. Prenons encore un exemple. Le problème à résoudre consiste à savoir qui pourra bénéficier, pour ses vacances, des services des hôtels à quatre étoiles. Si nous recourons aux mécanismes économiques, la réponse est claire et automatique : ceux qui ont de l’argent pour les payer. On voit d’emblée que si la solution fait une sélection impersonnelle, prévisible et impartiale, elle laisse largement à désirer sous l’angle de la justice. Nous pouvons alors faire appel à la décision politique et choisir une valeur quelconque pour critère de sélection : dire par exemple que les plus méritants ou ceux qui ont le plus besoin de repos bénéficieront des hôtels. Cette démarche semble plus satisfaisante à l’aune de la justice, mais nous aurons besoin de sélectionneurs et ceux-ci devront choisir suivant un processus qui risque d’être compliqué et d’être contaminé par une part d’arbitraire.
50Le dilemme revient donc fondamentalement à trouver une combinaison juste entre les mécanismes automatiques et les décisions politiques.
51Je suggérerais à cet égard qu’il faut, chaque fois que c’est possible, mettre en place des mécanismes automatiques. Leurs avantages sont manifestes : ils sont rapides, efficaces, impartiaux, constants, prévisibles. La règle du jeu est simple et la même pour tous.
52Mais ces mécanismes ne sont pas neutres. Ils ont une signification sociale. Ils peuvent, nous l’avons vu, ne pas répondre aux attentes ou produire des dégâts sociaux. Il en découle que les mécanismes obéissent à des critères de fonctionnement qui leur sont extérieurs : ils ne donnent les résultats escomptés que si certaines conditions sont remplies. De la même manière qu’une telle loi physique vaut seulement entre deux limites de température. Ces conditions de validité et d’acceptabilité, c’est au décideur politique à les reconnaître et à les appliquer.
53Les mécanismes automatiques doivent donc être surveillés, jugés à leurs fruits et corrigés. S’ils produisent des effets injustes, ils doivent céder la place à la décision politique. Nous avons vu cependant les imperfections de celle-ci. Aussi la réflexion est-elle amenée à se concentrer sur les conditions de validité de ce type de décision. J’en énumérerai six. Elles sont toutes nécessaires.
Les conditions de validité des décisions politiques
54Une décision politique doit être :
551. Pertinente par rapport au but poursuivi. Elle doit conduire uniquement à l’objectif, sans susciter des effets inattendus. Ainsi, une préoccupation légitime de maintenir l’emploi a conduit plusieurs gouvernements à lier les licenciements à l’obligation de payer des indemnités considérables. Le résultat fut de décourager les employeurs d’embaucher des travailleurs qu’il leur était trop coûteux de licencier en cas de ralentissement des affaires. La pertinence d’une décision suppose la connaissance du comportement de la réalité qui sera amendée, modifiée, voire perturbée.
562. Efficace. Elle doit conduire sûrement et dans les meilleures conditions possibles à l’objectif, malgré les résistances opposées. Supposons qu’un gouvernement décide de réduire autant que se peut, les avortements et mette en place un ensemble de stimulants à cet effet. Ces stimulants ne seront efficaces qu’à partir du moment où ils atteignent un degré de persuasion suffisant pour faire renoncer au projet d’avortement. Ils doivent donc contrebalancer des motivations comme la honte d’être fille-mère, les pressions de l’entourage, la peur de l’avenir, les problèmes économiques, etc.
57La justice ne s’obtient pas nécessairement par une action qui la proclame haut et la vise directement. Souvent, elle doit être poursuivie par toute une chaîne d’interventions intermédiaires, par une méthode familière aux joueurs de billard : plusieurs boules doivent se transmettre le choc initial pour envoyer la dernière au trou.
58Ainsi, une politique d’emploi qui s’inspire directement de la justice distributive raisonne volontiers comme si le travail disponible était une quantité fixe qu’il s’agit tout simplement de répartir en diminuant la durée du travail et en abaissant l’âge de la pension. Or cette politique, inspirée de sentiments nobles, est purement défensive. Elle ne considère pas que les emplois résultent de facteurs qui se situent plus haut dans la chaîne causale, comme les besoins nouveaux à satisfaire ou les investissements. Agir sur ceux-ci apparaît alors prioritaire.
59C’est en incorporant dans l’analyse la valeur "efficacité" que nous pouvons dépasser la justice dans la pauvreté pour déboucher sur la justice dans le bien-être. Pour illustrer mes propos, prenons l’exemple du juste salaire. Pour fixer un système de rémunération juste, la traduction de la valeur "égalité" pourrait suffire. Mais pour que le salaire soit aussi stimulant, conduise efficacement au "meilleur-être", il doit aussi s’inspirer de la valeur "mérite", c’est-à-dire être proportionné aux efforts, au savoir, aux responsabilités. Comment se combinent les considérations égalitaires et méritocratiques, quelle échelle de salaires concrètes elles donnent - cela dépend du poids effectif qu’accorde une société quelconque aux valeurs en jeu. Ainsi, la conception d’un juste salaire, à la fois rémunérateur et stimulant, aboutira sans doute à une distribution plus égalitaire en Scandinavie et plus ouverte aux États-Unis.
603. Équitable, c’est-à-dire non-arbitraire. La décision doit assurer le même traitement à toutes les personnes qui représentent un cas identique. Ainsi, toutes les demandes des entreprises qui veulent bénéficier d’une mesure fiscale doivent être appréciées suivant les mêmes critères, tout comme tous les étudiants qui passent le même examen ou tous les justiciables qui ont commis le même délit... pour prendre des circonstances bien différentes.
614. Claire et univoque. Cela signifie que la décision prise est suffisamment transparente pour que sa portée et ses conditions d’application puissent être reconnues sans discussion. Elle crée des règles du jeu dont chaque acteur connaît le sens, comme les joueurs de football savent à quoi s’en tenir quand ils montent sur le terrain. Ainsi, lorsqu’on désire poursuivre une politique de logement et encourager la construction, les mesures doivent être bien connues, compréhensibles et précises quant à la qualité des candidats qui peuvent y recourir, au montant des prêts, aux modalités de remboursement, etc.
625. Stable. Toute décision doit avoir une durée de validité suffisante pour que les citoyens puissent remodeler leurs comportements en conséquence et jouir d’une sécurité contre les improvisations ou révocations qu’ils pourraient craindre.
636. Cohérente. Aucune décision ne peut contredire des mesures en vigueur et dont la validité perdure. Un système de décisions doit former un ensemble logique dont chaque élément est complémentaire aux autres et les renforce.
64Ces six conditions ne stipulent que les caractéristiques formelles d’une décision politique qui prétend être juste. Il reste tout un chemin à parcourir pour passer des critères énoncés aux options concrètes.
III. Intégration de la justice
65Jules Renard disait : "Je déclare que le mot justice est le plus beau de la langue des hommes et qu’il faut pleurer si les hommes ne le comprennent plus".
66Or mes enquêtes sur les systèmes de valeurs des Belges francophones montrent, en accord avec des recherches étrangères, que des valeurs comme la justice ou l’égalité connaissent, comparativement à d’autres, un déclin relatif. L’explication réside sans doute en partie dans la traversée de ces longues turbulences économiques que nous connaissons depuis 1973 : en ces périodes de difficultés, la recherche de la sécurité, l’appréciation de l’initiative ou de la débrouillardise personnelles et, en général, les valeurs individuelles au détriment des valeurs altruistes, passent aux premiers rangs. Mais l’explication doit aussi tenir compte des résultats aujourd’hui critiqués des programmes politiques conduits au nom de la justice : rigidités du "Welfare State" chez nous, l’échec des planifications impératives dans les pays socialistes.
67À mes yeux, l’analyse sociologique suggère à la réflexion normative qu’aucune valeur ne peut être considérée exclusivement, isolément des autres. Toute valeur doit être liée à d’autres qui lui confèrent sa signification. Ainsi, la justice ne peut être coupée de la liberté. Seule, elle incite à la dureté et à l’intolérance, tout comme la liberté sans autres valeurs qui l’orientent, risque de déboucher sur l’anarchie.
68Je voudrais illustrer mes propos par un bref examen de la légitimité des révolutions. Je crois que la révolution est juste si :
- pouvoir est monopolisé par quelques-uns ;
- ce pouvoir n’est pas capable de prendre en charge les demandes sociales les plus élémentaires ;
- ne respecte pas les dignités et les droits les plus fondamentaux ;
- voies légales pour introduire des réformes sont inexistantes ou bouchées et toute initiative pour les ouvrir est interdite ;
- changements à long terme ne peuvent être préparés par l’éveil des consciences et la circulation des idées.
69Ces conditions, toutes nécessaires, correspondent à ce qu’on peut appeler la tyrannie. Sont-elles suffisantes pour légitimer une révolution ? Les caractéristiques indispensables sur le registre de la justice sont réunies. Mais le discours uniquement "justicialiste" peut conduire à la catastrophe. Une analyse des conditions d’opportunité doit le compléter. J’en vois au moins trois :
- chances de succès de l’opération doivent être notablement plus considérables que ses risques d’échec ;
- coût humain doit en être inférieur au coût humain du statu quo ;
- personnalité et le programme démocratiques des révolutionnaires doivent être garantis : en effet, à quoi sert de libérer le peuple si ensuite le nouveau pouvoir l’opprime... autrement.
70En conclusion, je pense qu’il est temps de mettre fin au langage antinomique qui oppose justice sociale et efficacité économique, justice et liberté, les exigences de la justice dans l’action et les opportunités qui délimitent le réalisable. Nous sommes invités à trouver des solutions originales qui surmontent les tensions et intègrent ces pôles qui sont moins opposés que complémentaires.
71Le même jugement s’applique à l’incompatibilité apparente des mécanismes automatiques et de l’intervention au nom de la morale : nous devons nous rendre à l’évidence que, maigri les services signalés rendus par les mécanismes, notamment économiques, il n’est point possible d’évacuer de la réflexion sur l’action sociale l’aspect éthique. Toute action mène fatalement à sa propre évaluation, pose la question de la justice des situations qu’elle crée. Creuser cette question devient d’autant plus impérieux que la plupart des problèmes prennent une dimension planétaire et qu’ils n’ont pas l’air de vouloir se résoudre par eux-mêmes.
Notes de bas de page
Auteur
Professeur à l’Université Catholique de Louvain
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