Préface
p. 7-30
Texte intégral
1La réflexion sur le politique peut prendre - et a de fait pris depuis ses débuts - une double direction : celle qui consiste à s’interroger sur ce qui est et celle qui consiste à s’interroger sur ce qui doit être. Dans un cas, la réflexion apparaît comme seconde, elle ne fait que revenir sur ce qui s’est constitué avant elle, et elle ne met en œuvre alors qu’un simple pouvoir d’éclairement, qui fait voir, par la médiation d’une parole compréhensive, ce qui, à vrai dire, était déjà parfaitement visible pour tous. Dans l’autre, la réflexion apparaît comme première, elle devance par principe ce qui est devenu réel, à partir d’une position qui prétend juger la réalité et qui - ce qui va beaucoup plus loin, prétend lui indiquer, sous la forme d’une prescription, le cours futur qu’elle aura à suivre pour être conforme à l’exigence qu’elle fait valoir. Et la prescription est posée de telle façon qu’elle comporte à la fois la formulation d’une règle ou d’un modèle, présentés comme contraignants, et l’absence totale de garantie quant à la conformité effective à la règle ou à la réalisation effective du modèle. Le devoir-être ouvre bien un futur, mais qui est situé à une distance totalement indéfinie, qui pourrait n’être jamais réalisé, ou plus exactement peut-être qui ne peut absolument pas être situé. Le devoir-être vaut en dépit de ce qui arrive, et même si tous les faits plaident contre la possibilité de la réalisation de ce qu’il prescrit. Il impose une contrainte, mais qui n’est pas une nécessité, il énonce une prescription, non une prédiction. Le futur auquel il se rapporte n’est donc pas un futur qu’il constitue - comme c’est le cas pour une loi déterminante, qui exprime une nécessité ontologique - mais un futur qu’il qualifie. Il faut plus, semble-t-il, pour énoncer un devoir-être, qu’un simple pouvoir d’éclairement. La reconnaissance d’une obligation est d’une autre nature que la constatation d’un état de choses et même que la reconnaissance de sa nature profonde. Elle implique le passage à un autre plan de pensée, où peut se faire valoir, au-delà de tout ce que peut imposer une lecture attentive du réel et même en dépit de ce qu’une telle lecture peut nous apprendre, les contraintes propres de l’ordre normatif. Si la capacité, dont nous faisons l’expérience, de voir et de comprendre, en laquelle s’atteste d’une première manière la force de la pensée, est en elle-même une propriété étonnante, qui pose un problème à la pensée elle-même, la capacité, dont nous faisons également l’expérience, de poser des jugements, d’énoncer des prescriptions, de reconnaître des obligations, en laquelle s’atteste aussi mais d’une autre manière, tout à fait différente de la première, l’autorité de la pensée, est une propriété bien plus étonnante encore, qui pose à nouveau un problème à la pensée elle-même, quant à sa structure, à ses pouvoirs et à sa destination.
2Il y a donc, semble-t-il, cette dualité. Mais elle est intérieure à la pensée, elle représente une articulation interne de la réflexion. Il doit donc y avoir une racine commune à ce double pouvoir que la pensée reconnaît en elle, de comprendre et de prescrire. La réflexion sur ces deux pouvoirs doit donc s’orienter elle-même dans la direction de cette source commune et tout d’abord elle doit tenter de repérer les indices qui peuvent faire entrevoir cette direction. Un premier indice, semble-t-il, est dans le langage même dont nous nous servons pour caractériser les principes au moyen desquels nous comprenons et nous prescrivons. Comprendre, ce n’est pas seulement décrire, ni même simplement reconstituer des enchaînements, c’est saisir le principe à partir duquel les faits s’enchaînent de façon telle que la simple description le montre. Et le principe, c’est ce qui nous fait voir que ce qui arrive est ce qui doit arriver, que les états de choses s’organisent effectivement conformément à un ordre qui, tout en se réalisant eu eux, est cependant, d’une certaine manière, indépendant d’eux. L’ordre impose aux faits la nécessité de son ordonnancement, et en ce sens il transcende les faits. Or le principe qui exprime les nécessités selon lesquelles se produit ce qui arrive, c’est la loi. L’effort de la compréhension, c’est l’effort de la pensée pour retrouver, sous la concaténation des faits, la loi qui les régit et d’une certaine manière les engendre. Ce qui correspond à l’idée de science. Et d’autre part, prescrire, ce n’est pas formuler des recettes qui indiqueraient de façon détaillée ce qu’il y a à faire dans chaque situation particulière, comme si l’action n’était que la réalisation automatique et aveugle d’un programme préétabli, c’est poser les principes desquels, dans chacune des situations concrètes où elle pourra se trouver, l’action pourra se donner à elle-même les orientations qui conviennent et commander à ses dispositifs d’effectuation, dans les limites imposées par la situation, selon ce qui a le plus de chances de respecter ces orientations. Le principe prescriptif nous met sous l’obligation d’orienter notre action d’une certaine manière et nous permet de découvrir ce que devraient être les états de choses qui dépendent de notre action pour être en conformité avec l’orientation qui est ainsi prescrite. Or, en tant qu’il impose une obligation, un tel principe peut aussi être appelé une loi. Le fait que nous ayons recours au même concept pour parler des principes dans les deux cas, celui de la compréhension et celui de la prescription, indique qu’il y a entre eux une analogie et nous donne une indication sur leur fondement commun. Cette analogie se reflète d’ailleurs, sur le plan formel, dans les similitudes de comportement que présentent les opérateurs de nécessité et d’obligation. Mais il y a évidemment bien plus qu’une ressemblance de propriétés formelles. Il y a cette étrange réalité d’un ordre de contrainte, qui régit également, quoique en des sens différents, le domaine de la nature et celui de l’action et qui nous permet de penser la nature comme une sorte d’action, soumise à une règle qui n’est pas simplement la règle minimale de la non-contradiction, et aussi de penser l’action comme appartenant à une sorte de nature, à un ordre de choses qui se construit selon des principes.
3Mais l’analogie qui apparaît ainsi entre la compréhension et la prescription, en tant qu’elle renvoie à une source commune, nous incite à penser que la compréhension n’est peut-être pas une réflexion aussi seconde qu’il ne paraissait au premier abord et que la prescription n’est peut-être pas une réflexion aussi initiale qu’on pouvait le penser à première vue. Il y a dans la compréhension un moment instaurateur, qui contribue à faire cela même qui est à comprendre, et dans la prescription un moment d’assomption qui contribue à faire émerger une qualité qui était déjà en attente dans le constitué.
4C’est la tâche d’une philosophie des sciences de montrer comment la compréhension de la nature est instauratrice. Il s’agit ici de la réflexion sur le politique. D’une certaine manière, le politique est indépendant de la réflexion qui porte sur lui. C’est un ordre de faits, qui résulte sans doute des actions humaines et des intentions qui les ont portées, mais qui a sa propre objectivité, sa propre extériorité, sa propre nécessité, et qui, comme l’ordre vital, produit des formes diverses qui se succèdent et se ramifient, qui apparaissent, se développent et disparaissent, et cela quelles que soient les idées que l’on peut se faire à son sujet. Cependant, à moins de prendre le terme "politique" dans un sens extrêmement large, comme à peu près synonyme de "social", il faut remarquer que le phénomène politique proprement dit n’apparaît qu’à un certain moment de l’histoire, au moment où commencent à se constituer ces communautés d’un type très particulier qui méritent d’être appelées "États", et plus précisément même au moment où commence à se constituer ce type de communauté englobante auquel convient le nom "polis". Le politique, comme le terme l’indique, ce n’est pas, de façon vague, le social organisé, ni même, de façon un peu plus précise, le domaine du pouvoir (il y a des pouvoirs qui ne sont pas du tout d’ordre politique), c’est le domaine propre qui forme l’espace de vie de la société. De telle sorte que, à prendre les choses strictement, on peut se demander s’il y a déjà à proprement parler "politique" là où il y a seulement de grandes concentrations de pouvoir, comme dans les anciens empires. L’idée de l’empire a survécu à l’antiquité. Elle n’a cessé de hanter l’histoire. L’empire est certainement un phénomène de pouvoir. Est-ce un phénomène politique ? Dans la mesure où l’empire n’est pas une cité, il faudrait répondre négativement à cette question. Pourtant, on doit bien reconnaître qu’il y a des relations étroites et ambiguës entre empire et cité. L’empire est un ordre fondé sur une force. La cité ne peut vivre et se maintenir, conserver son unité et garder son autonomie qu’en s’appuyant, elle aussi, sur une force. L’empire est animé par une visée d’universalité. La cité aussi, quoique pas nécessairement de la même manière. L’empire est cynique, mais il justifie ses entreprises par l’idée d’une mission, parfois d’une mission divine, et prétend agir selon des principes. La cité n’est citée, précisément, que dans la mesure où elle se fonde sur des principes. Et d’autre part, quand elle est acculée à opposer sa propre force à celles qui la menacent, elle peut être cynique. Si la distinction entre empire et cité est fondée, elle doit porter sur la manière dont sont conçus l’universalité, les principes et le rôle de la force.
5Or, c’est précisément sur ce point que porte tout l’effort de la réflexion sur le politique, comme on le voit dans les deux grands discours qui fondent la pensée politique classique : "La République" et la "Politique". Aristote pose explicitement le problème de ce qui est constitutif de la cité. Et il tente de dégager cet élément spécifique en comparant la cité aux autres formes d’État qu’il pouvait connaître. La différence entre une simple "république" et une "cité", c’est exactement la différence qu’il y a entre le simple "vivre" et le "bien vivre". Une "république" est un appareil de puissance, qui vise soit la richesse (forme économique de la puissance), soit la capacité de commander (forme de puissance que l’on serait tenté d’appeler "politico-militaire" mais que l’on proposera ici d’appeler "impériale" pour réserver, comme on vient de le suggérer, au terme "politique" son usage tout à fait spécifique). Il y a des républiques marchandes et des républiques conquérantes. Et il y en a qui combinent les deux formes de puissance. La "grandeur" d’une république, entendue en termes de puissance, rejaillit bien entendu sur ses membres, selon des proportions qui peuvent être très inégales. Mais il y a toujours quelque avantage, même pour les plus défavorisés, à faire partie d’un État puissant, ne fût-ce que pour la gloire qu’il se confère et dont il persuade à ses sujets qu’ils y participent. (Comment comprendre autrement que par une certaine idée de la gloire - quelles qu’en soient d’ailleurs les composantes inconscientes, sans doute décisives - ce qui a bien pu motiver les soldats d’Alexandre ou de Napoléon à suivre ces "hommes du destin" dans des entreprises d’une totale démesure ?) Mais la recherche de la puissance ne fait que prolonger, dans le domaine de l’action et des relations interhumaines, le mouvement de la vie. Le vivant est organisé pour durer, c’est-à-dire pour conserver dans l’existence la forme de vie qu’il représente. Et cela comporte d’une part le maintien de sa propre vie individuelle et d’autre part, à travers la reproduction, le maintien de la vie de l’espèce a laquelle il appartient. L’espèce, quant à elle, tend à occuper le plus grand espace biologique possible et à donner toutes leurs chances aux potentialités évolutives qu’elle porte en elle. Et le règne vivant tout entier tend à explorer toutes les possibilités que lui offre le milieu physique dans lequel il a pu apparaître. Ainsi la vie est faite pour sa propre conservation et sa propre expansion. Bien des phénomènes dits "politiques", mais aussi bien des phénomènes dits "économiques" relèvent de cette logique. Que l’on parle de "conquête de nouveaux espaces" ou de "conquête de marchés", d’"extension d’une sphère d’influence" ou d’"extension des débouchés", c’est toujours la réalité de la puissance qui est en jeu. Et la fonction des "républiques" est de servir de support au jeu fascinant et mortel de la puissance.
6La cité n’est pas la négation de ce jeu, pas plus que la vie de l’intellectuel n’est la négation du jeu des forces biologiques. La cité doit assurer son existence, sa prospérité, son autonomie, et elle est exposée, comme toutes les collectivités historiques, aux aléas de la lutte entre les puissances. Sous peine de ne pas exister, elle doit donc être elle-même une puissance parmi les autres. Dans ce jeu terrible, elle peut succomber, et avec elle les valeurs qu’elle portait. Mais ce qui la définit comme cité, c’est sa finalité, et cette finalité n’est ni, comme tels, le mantien dans l’existence, la prospérité, la gloire, ni même, comme telle, l’autonomie, mais le "bien-vivre", c’est-à-dire la vie selon la vertu, c’est-à-dire encore une forme de vie pleinement accordée au statut propre de l’existant humain et à ses potentialités les plus éminentes, ou encore, plus brièvement, pour reprendre la formule d’Eric Weil, une "vie sensée".
7Mais qu’est-ce que la vertu ? Et qu’est-ce qu’une vie sensée ? Qu’est-ce que le sens ? Comment se détermine-t-elle ? Et comment cette détermination intrinsèque du "sens" peut-elle se répercuter sur la manière d’organiser concrètement la cité, sur la manière dont il convient d’assumer, sous les exigences d’une telle détermination, les fonctions qui relèvent de la logique de la puissance ? Comment convient-il, dans la cité, d’organiser le pouvoir, la sécurité, la production et la circulation des biens, le statut des personnes ? Quel rôle faut-il reconnaître à la force et comment la contrôler ? Comment harmoniser la vie et la "bonne vie", comment ne pas compromettre la vie dans le souci d’en préserver la plus haute qualité, et comment ne pas compromettre cette qualité dans le souci de préserver la vie ? Comment se préserver à la fois de l’idéalisme (ou de 1’"angélisme") et du cynisme ? La réponse à ces questions n’est pas inscrite dans les faits. Elle doit être apportée par la réflexion, instruite sans doute par l’expérience, mais appelée à tirer de son propre fonds de quoi répondre aux questions posées. Du reste, ces questions c’est elle-même qui les pose. À partir de la conscience qu’elle prend d’une exigence qui cherche à se dire dans le cœur et dans la pensée de l’homme, certainement pas à partir de "considérations" a postériori sur l’histoire humaine et les typologies auxquelles elle peut donner lieu.
8Or c’est seulement à partir du moment où il y a cette réflexion qu’il y a véritablement cité, pour la bonne raison que la cité est précisément définie par référence à une finalité qui n’est pas inscrite dans un ordre des choses où il suffirait de la lire mais qui est reconnue par la pensée réfléchissant sur ce qui est véritablement constitutif de l’humain. On peut dire que l’effort de la pensée en vue de préciser ce qu’est la cité est un effort de compréhension. Mais si cet effort même est une condition nécessaire de l’existence de la cité comme cité, on peut dire que la compréhension dont il est ici question est véritablement instauratrice. Selon, cependant, une articulation très subtile entre ce qu’on pourrait appeler l’expérimentation historique et le moment réflexif proprement dit. La pensée politique grecque classique se noue en un lieu et un moment de l’histoire où, précisément, commence à émerger une forme singulière de communauté historique, tris différente de celles qui avait émergé jusque-là, et que l’on pourrait peut-être caractériser par l’idée d’autonomie. En un sens, l’autonomie, c’est l’indépendance, c’est-à-dire la capacité, pour un État, de mener ses propres affaires selon sa volonté propre. Mais ce sens-là se réfère seulement aux relations extérieures et ne représente qu’une condition nécessaire, mais certainement pas suffisante de ce que vise à exprimer le concept d’autonomie. Ce qui est visé véritablement dans ce concept, en premier lieu, c’est l’autonomie interne, c’est-à-dire la possibilité, pour la communauté, de se donner à elle-même ses propres lois. Mais si c’est bien la communauté comme telle qui doit pouvoir se donner ses lois, cela signifie concrètement qu’il appartient à chaque membre de la communauté, en tant précisément que membre de celle-ci, de prendre part au processus législatif. Et comme l’accord de tous ne peut jamais être garanti, cela signifie que les différentes opinions doivent pouvoir s’exprimer et que la décision ne peut survenir que selon des règles formelles, après discussions. Le problème capital devient alors de savoir comment se faire une opinion non seulement acceptable par d’autres mais acceptable en soi, un accord authentique (même partiel) ne pouvant se fonder sur les hasards d’une convergence statistique mais seulement sur l’objectivité d’une validité reconnue. L’idée de l’autonomie conduit ainsi immédiatement et nécessairement à l’idée d’une détermination selon des principes et au projet d’une recherche visant à établir les principes les plus authentiques et à en fonder la validité. La pratique politique qui se fait jour dans la cité athénienne appelle donc de soi une réflexion capable de lui donner toute sa portée. Mais cette réflexion elle-même, en s’efforçant de donner à cette pratique les instruments de pensée dont elle a besoin, se saisit de cette pratique elle-même pour en dégager la signification implicite, en épurer le contenu, en construire une forme idéale et en fonder la légitimité et l’excellence sur des assises conceptuelles capables de se soutenir par elles-mêmes, indépendamment de tout recours à l’expérience. Ainsi, en un sens, la réalité de la "polis" en précède le concept ; mais en un autre sens, c’est le concept de "polis" qui en précède la réalité. La pensée du "politique" n’est donc pas une sorte d’image idéale, que l’on se proposerait comme un programme à réaliser, ou comme une utopie, ou comme un monde irréel dont la contemplation nous consolerait de l’implacable nécessité des évènements ; elle est enracinée dans une expérience. Mais d’autre part, il y a plus dans cette pensée que dans l’expérience dont elle provient et qu’elle a accompagnée. Et cela non au sens où elle proposerait un exemplaire sublimé, nécessairement à distance de la réalité, mais au sens où elle comporte en elle-même une indétermination, une indécision et une incertitude quant à cela même qui est en jeu. Qui dira jamais de façon tout à fait précise ce qui signifient la vertu, l’autonomie, l’harmonie, la vie selon les principes, ou selon la pensée ? Il faut à la fois l’épreuve de l’histoire et de nouvelles inspirations pour que ce qui a été entrevu puisse peu à peu se préciser, sans du reste pouvoir jamais, sans doute, se dire adéquatement. Si la pensée vient de l’expérience historique, elle y renvoie.
9Mais si la détermination instauratrice de la cité est fondée sur l’idée d’une vie sensée, elle met nécessairement en jeu, de façon intrinsèque, le recours à des critères qui doivent guider aussi bien la conception même de la cité, quant à son organisation et à ses modes d’opération, que les actions politiques particulières qui s’y déroulent. La compréhension du politique enveloppe donc un moment prescriptif. On peut même dire que la composante du "devoir-être" appartient de façon essentielle à la détermination de l’essence de la cité, et donc du politique comme tel. Du reste, une pensée qui se placerait non dans l’optique de la compréhension mais dans l’optique de la prescription et qui s’interrogerait sur ce qui, dans l’ordre politique, doit être fait, serait, de son côté, renvoyée au moment de la compréhension. Qu’il y ait un problème d’orientation dans l’ordre de l’action, c’est assez évident, puisqu’il y a des situations de choix, d’indétermination, de perplexité et qu’il est de la nature de la pensée, en face de telles situations, de tenter de remonter jusqu’à des principes à partir desquels des décisions pourraient être prises de façon fondée. Mais il ne s’agit pas ici de l’action en général, ou d’une forme quelconque d’action, il s’agit de l’action telle qu’elle est appelée à s’exercer dans le domaine politique. Le problème de la détermination des orientations de l’action ne peut commencer à recevoir un sens quelque peu précis qu’à partir du moment où on sait de quoi il est effectivement question dans l’action. Et les problèmes que l’on peut se poser relativement à l’action politique ne sont réellement posés qu’à partir du moment où on a pu déterminer ce qui appartient en propre à l’action politique, quelles en sont les possibilités, les périls, les conditionnements, les enjeux. Mais dire quel est l’enjeu de l’action politique, c’est dire ce qu’il en est du politique lui-même, ce qui se décide en lui, le destin spécifique qui s’annonce avec l’ouverture de la dimension du politique. L’interrogation sur les orientations normatives de l’action renvoie donc, comme à un présupposé, à l’interrogation sur la nature constitutive du politique. La pensée prescriptive enveloppe donc, comme un moment, la pensée compréhensive.
10Mais la solidarité entre l’approche compréhensive et l’approche prescriptive du politique étant reconnue, il reste tout de même à préciser en quoi peut consister la spécificité du moment prescriptif et comment peut commencer à s’élaborer une réflexion sur le "devoir-être" du politique. Les indications rappelées plus haut sur ce qui est constitutif de la cité peuvent nous servir de fil conducteur. En principe, on peut envisager trois méthodes pour déterminer les critères de l’action politique. Une première méthode consisterait à partir d’une définition d’essence et à en déduire, par le raisonnement pur, des critères de plus en plus concrets de légitimité et d’orientation. Sera légitime ce qui est en accord avec le contenu de l’essence, ou encore ce qui est possible selon l’essence. Sera obligatoire ce qui est nécessairement requis par les déterminations de l’essence. À première vue, cette méthode est tout à fait dans la ligne de l’analyse aristotélicienne. C’est à partir de l’effort de compréhension du politique que nous pourrons découvrir ce qu’il en est de ses exigences, donc de ce qu’il prescrit : ces exigences sont les conditions mêmes de sa constitution. Mais la compréhension, entendue de façon radicale, c’est la détermination de l’essence. Et la mise en évidence des conditions de la constitution du politique, c’est identiquement la mise en évidence des déterminations constitutives de son essence. Il suffira donc, pour fixer les critères de l’action politique, de préciser quelles sont ces déterminations. On pourra alors, face à des questions concrètes, établir dans chaque cas ce qu’elles impliquent. Et comme la reconstitution logique d’une relation d’implication réelle est une relation de déductibilité, il suffira de faire appel à la déduction pour établir les prescriptions cherchées. Mais on voit aussitôt qu’il y a, dans telle procédure, un passage non justifié entre la nécessité et l’obligation. On peut, à la rigueur, admettre que la pensée est capable de saisir une essence et d’en établir les propriétés nécessaires, c’est-à-dire de déterminer ce dont la non-réalisation entraînerait nécessairement (par contraposition) le non-réalisation de l’essence. Mais pourquoi l’action aurait-elle à se charger de l’obligation de réaliser ce qui est impliqué de façon nécessaire par une essence ? On ne pourrait répondre à cette question qu’en montrant qu’il y a une connexion telle entre l’action et l’essence en question qu’il appartient à l’action d’assurer la réalisation de cette essence. Mais pour montrer cela, il faudrait montrer d’où vient cette connexion et le caractère tris singulier de l’obligation qui s’y attache, et cela demanderait de toute façon l’intervention d’un principe extérieur à l’essence en cause. Mais avant même de se demander s’il est possible de raisonner dans cette direction, il faut se demander si le recours à la notion d’essence est ici pertinent. Le politique apparaît comme une réalité suspendue à un enjeu, qui est en somme sa propre réalisation. Il est l’espace où doit se décider l’instauration d’une certaine forme de la vie collective. Cet espace n’a cependant pas de consistance à titre de pure forme, ou de pure possibilité. Il n’est réel que dans la mesure où il est occupé déjà par une institution qui répond, inchoativement tout au moins, à cela même qui se présente seulement encore comme une demande de réalisation. Mais dans la mesure où ce qui est constitué ne répond pas encore adéquatement à cette demande, on ne peut encore parler d’une véritable réalisation (au sens d’un devenir-réel) de l’idée de la cité. Or si l’on traite cette idée comme une idée d’essence, correspondant non à une simple possibilité de pensée mais à une essence réelle, on suppose qu’il existe effectivement quelque chose comme une réalité du politique, soit déjà effectivement présente dans le domaine des phénomènes soit en voie de se phénoménaliser selon la loi intérieure de son propre accomplissement. On ne se rend pas raison alors de ce qui, dans le politique, relève d’un ordre de décision. S’il y a un problème de critère et d’orientation de l’action, c’est précisément parce qu’il y a un enjeu qui se décide. Si l’on peut parler à la rigueur d’une essence, c’est seulement au sens où il y a en effet une question qui est spécifique du politique, et qui est la possibilité même de la cité. Mais ce qui est à réaliser, et qui doit indiquer à l’action son chemin, n’est présent nulle part comme une essence. Et ce n’est donc pas une démarche déductive que l’on pourra prescrire au politique la tâche par rapport à laquelle il se spécifie.
11La référence au "bien-vivre" ne se présente d’ailleurs pas comme indication d’une essence, mais plutôt comme appel à une certaine idée régulatrice qui doit être comprise précisément comme ce qui est à réaliser, non comme une forme finalisante interne qui agit de façon nécessaire. Mais comment préciser le statut et le contenu de cette idée ? On pourrait penser à l’élaboration d’un modèle, qui représenterait la cité authentique, la cité idéale, et par rapport auquel l’action pourrait se déterminer comme ayant à le réaliser. Il s’agirait d’une sorte de représentation inspiratrice, du type de celles que proposent les utopies ou les constructions imaginaires de certains penseurs sociaux. Mais il ne faut pas oublier que le problème posé est celui des orientations de l’action. Si l’on se contente de proposer la vision d’un état de choses jugé satisfaisant et souhaitable, on ne dit rien de la manière dont il est possible de raccorder l’action effective, dans son état présent, à cette cité pensée qui est à une distance totalement indéterminée du présent. Pour que la représentation idéale soit véritablement inspiratrice et puisse effectivement orienter l’action, il faut l’insérer dans une vision de l’histoire qui fasse comprendre, sur la base d’une interprétation appropriée de l’histoire passée et d’une connaissance supposée des lois générales du processus historiques, soit l’inéluctable nécessité de son avènement, soit, à tout le moins, la nécessité conditionnelle de cet avènement, la condition étant précisément ce que l’action doit ajouter aux mécanismes intrinsèques et anonymes de l’histoire pour que celle-ci aboutisse effectivement à l’état qui est décrit comme sa vérité ultime. L’action est alors appelée soit à se conformer, en la ratifiant, à la nécessité historique, soit à assumer la responsabilité de conduire l’histoire à son terme authentique en prenant les initiatives qu’il faut, au moment voulu, pour que les potentialités inscrites dans l’histoire rencontrent les conditions suffisantes de leur réalisation effective. La question se pose de savoir pourquoi l’action devrait interpréter comme une obligation pour elle d’aller dans le sens de la destination supposée de l’histoire. Mais on pourrait peut-être répondre à cette question en montrant que, si de fait il y a une possibilité qui s’indique dans l’histoire comme correspondant à ce que l’on peut concevoir de plus authentique, de plus accompli, de plus satisfaisant du point de vue de la destinée humaine (par exemple sous la forme d’une résolution de toutes les contradictions ou, ce qui revient d’une certaine manière ou même, sous la forme d’une harmonie supérieure), et si de fait il est au pouvoir de l’action de faire passer cette possibilité dans la réalité, ou à tout le moins d’augmenter la probabilité de sa réalisation, alors la règle la plus raisonnable que l’action peut s’imposer est d’œuvrer effectivement dans le sens qui est ainsi indiqué.
12Mais peut-on penser ainsi l’histoire comme acheminement, absolument ou même seulement conditionnellement nécessaire, vers un état terminal qui serait, sous la forme de la cité parfaite, quelque chose comme la vie bienheureuse ? Pour parvenir à une telle vue de l’histoire, on ne peut, semble-t-il, que s’appuyer sur une méthode inductive, tirant parti de tout ce que peut nous enseigner l’histoire passée, ou sur une méthode déductive, partant d’une vision d’essence sensée donnée à priori. Or, même s’il y a certaines régularités très générales que l’on peut dégager de l’examen de l’histoire, voire certaines grandes lignes évolutives qui paraissent s’y manifester, c’est de toute façon beaucoup moins qu’il n’en faudrait pour procéder à des extrapolations totalisantes, capables de donner les clefs de l’avenir, et pour fonder la conception d’un état final idéal par rapport auquel se détermineraient les responsabilités de l’action. Et d’autre part, on se demande quel pourrait être le statut d’une vision d’essence portant sur l’histoire en totalité. On pourrait peut-être penser à une essence de l’histoire en tant qu’histoire, c’est-à-dire à une essence de l’historicité. Mais il s’agit ici de l’histoire concrète, effective, événementielle, qui est faite d’une succession et d’un entrelacement hautement contingents de faits particuliers, d’événements singuliers, de situations jamais identiques. Y a-t-il un sens à parler d’essence là où l’on se trouve au contraire dans le factuel pur ? La question se pose déjà à propos du devenir de la nature. A combien plus forte raison à propos de l’histoire. Prétendre concevoir l’histoire effective comme déploiement nécessaire d’une essence, devant conduire à la pleine manifestation de ce qu’elle était dès l’origine, c’est prétendre la saisir dans une vue qui la comprendrait d’un seul coup en son principe, c’est-à-dire dans une idée divine. Mais la raison humaine n’a pas accès aux idées divines, et dans la mesure où il est légitime de parler d’essence, ce ne peut être qu’au sens d’un invariant de manifestation, qu’on le conçoive à la manière d’une forme, ou d’un schéma, ou d’une structure, ou d’une formule (au sens que la chimie donne à ce mot).
13La tentative qui consiste à trouver le principe régulateur du politique dans un modèle idéal nous ramène donc en définitive aux mêmes difficultés que celle qui consiste à partir d’une vision d’essence. Mais il y a une autre manière de concevoir l’idée d’une norme régulatrice. C’est de la concevoir précisément comme une mesure, un principe de jugement. Or un tel principe est nécessairement distinct de ce qu’il doit permettre d’apprécier. On ne saurait se représenter la norme de la cité sous la forme d’une cité, fût-elle idéale. À vrai dire, ce que l’on tente de faire, quand on propose l’image de la cité idéale, c’est de suggérer une idée de la norme en imaginant un état de choses qui lui serait entièrement conforme. Mais c’est bien un ordre normatif comme telle qu’il faut penser. Et cet ordre doit être d’une certaine manière constitutif de l’action, il est ce qui doit donner à l’action son sens. Et le sens de l’action, considéré d’un point de vue formel, c’est de s’accorder avec elle-même, en tant qu’elle porte en elle à la fois un manque, une exigence d’instauration (d’une figure d’interaction en laquelle deviendrait visible, à même les tâches du concret, la qualité éminente qui s’atteste et se cherche en l’homme) et le sentiment d’une responsabilité à l’égard de cette tâche. L’ordre normatif de l’action, c’est l’éthique. Il est difficile de le penser, car d’un côté il est là, tout entier présent, dès que commence l’action, et d’un autre côté il ne peut être identifié à aucune figure concrète, déjà réalisée ou même seulement imaginée. Comme il n’est pas fait d’états de choses, on ne peut tenter de le caractériser dans un discours descriptif, mais seulement au moyen d’un discours formel, ou au moyen de paraboles. On peut aussi le faire voir, et ainsi en faire pressentir la nature, dans des conduites exemplaires et inspirantes en lesquelles l’action peut reconnaître, comme sous une forme objective, l’exigence qu’elle porte en elle plus ou moins obscurément.
14Ainsi, c’est dans le rapport à l’éthique qu’il faut, semble-t-il, chercher ce qui est constitutif de la cité comme telle. Mais si ce rapport est vraiment constitutif, il ne peut être simplement extrinsèque. Il ne s’agit pas simplement de demander que les actes de l’État soient conformes à la morale, ou à tout le moins soient animés par une préoccupation morale. Le rapport doit être intrinsèque. Cela signifie que le sens même de la cité (comme telle) est de construire, en son contenu concret, c’est-à-dire en ses institutions et, par là, dans les relations effectives en lesquelles se résout, en définitive, la forme de vie collective qu’elle institue, une approximation de l’exigence éthique, quelque chose comme une approche institutionnelle d’un type de relations interhumaines de qualité authentiquement éthique. La détermination concrète du contenu de l’éthique ne peut se faire qu’à la rencontre d’une exigence, dont la portée est de soi sans limites, et de situations effectives, qui peuvent être extrêmement variées et présenter, au cours de l’histoire, des aspects toujours nouveaux. Or la cité, en tant qu’elle représente une intégration des systèmes institutionnels dans lesquels ses membres sont appelés à vivre, détermine elle-même, pour une grande part (la part institutionnelle précisément), les circonstances concrètes dans lesquelles la conscience éthique aura à découvrir la matérialité de ses normes. Ainsi la cité est à la fois ce qui fournit, au moins partiellement, le contenu des problèmes (par le contexte qu’elle définit et les questions qui s’y font découvrir) et ce qui fournit, au moins partiellement, la solution de ces problèmes (par la réponse institutionnelle qu’elle donne aux apories de la vie sociale).
15Mais l’éthique n’est pas le politique. S’il est vrai que le politique, comme tel, est défini par un certain rapport à l’éthique, l’enjeu propre du politique ce n’est pas de déterminer ce qu’il en est de l’éthique (l’éthique juge le politique et, en ce sens, le transcende), ni de faire exister quelque chose comme un analogue collectif de la vie de l’homme vertueux, c’est de réaliser une communauté historique concrète dans laquelle les rapports institutionnels seront, si l’on peut ainsi parler, chargés de qualité éthique. Mais le problème alors est de penser l’articulation de l’éthique et du politique d’une manière qui fasse droit à la fois à la différence qui les sépare et au rapport positif qui les unit. Il faut pour cela un concept qui puisse jouer, entre ces deux domaines, un rôle de médiation, donc qui soit à la fois de nature éthique et de nature politique, et cela non sous la forme d’une simple juxtaposition, mais sous une forme véritablement unifiée. Plus précisément, il faut un concept en lequel puisse s’exprimer, conformément à ce qu’elle a de fondamental, l’exigence éthique, mais qui, d’autre part, comporte déjà, dans sa structure même, la référence à l’ordre politique en ce qu’il a de spécifique. Le concept de justice sociale répond précisément à ce réquisit. D’une certaine manière d’ailleurs, l’expression "justice sociale" indique d’elle-même la nature double du concept : le terme de "justice" renvoie à une pensée éthique, le terme "social" à une pensée politique. Mais il y a, à l’intérieur même de ce concept, une tension, qui est orientée dans un certain sens : il va de l’éthique vers le politique. Son noyau essentiel, c’est bien l’idée de justice.
16Or il est important de se rappeler que cette idée a été introduite dans la pensée à partir d’une perspective purement ontologique. C’est ce qu’on peut voir au début du "Poème" de Parménide, où il est question de la "Justice aux multiples rigueurs" qui garde les portes séparant le domaine des mortels (des cités) de celui où se tient la déesse et où s’élève un discours absolument vrai. La Justice apparaît d’emblée ici dans sa nature médiatrice. Elle exerce sa fonction en un lieu qui est à la fois une frontière et un passage, qui sépare et en même temps réunit. D’un côté il y a la simplicité de l’être et la simplicité corrélative de la vérité, de l’autre la multiplicité de ce qui est et les approximations toujours déficientes du vrai. Ce qui est à penser, c’est le rapport de ces deux régions, c’est-à-dire le comment de la dispersion de l’être et de la vérité. Or ce n’est pas de façon arbitraire ou selon le pur hasard que se décide la participation à l’être et que se distribuent les trajectoires selon lesquelles chaque étant accompli, selon sa mesure, et pour la durée qui est la sienne, le rôle qui lui est dévolu dans le processus universel de la manifestation. Il y a une loi selon laquelle tout s’ordonne, qui règle les destinées, leurs accords et leurs discordances, et qui compose, de leurs émergences multiples et de leurs entrecroisements, la figure toujours advenante d’un monde. C’est la Justice qui accorde l’être aux étants, à chacun selon la nature qui lui est donnée, et qui assigne à chaque étant sa place dans l’harmonie universelle.
17C’est cette conception ontologique qui va servir de fondement et de modèle à la pensée de la cité. On voit s’opérer la transition du point de vue ontologique au point de vue politique dans "La République". On y explique que ce qui fait la cité juste aussi bien que l’âme juste, c’est une structure d’harmonie, impliquant différence, unité d’ordre, et consonance synergique des parties. Mais ce qui se réalise dans l’âme comme dans la cité, c’est une participation à l’idée pure de la justice, en laquelle nous trouvons encore un écho de la conception ontologique originaire. Si l’idée est un modèle, c’est sans doute en ce sens que la règle de la cité comme la règle de l’âme doivent être pensées par analogie avec la loi fondamentale qui régit la dispensation de l’être. Analogie seulement, cependant. Car avec l’âme et avec la cité s’introduisent l’action et donc la responsabilité humaine. L’âme n’est pas nécessairement juste et la cité non plus. Elle s’apparaît à elle-même comme ayant la tâche de se rendre juste. Et la cité, de son côté, n’existe comme cité que par sa propre instauration. La justice propre à la cité apparaît comme la forme même selon laquelle elle est appelée à se construire. Ce qui signifie qu’elle a à réaliser par elle-même, à partir de sa propre volonté, dans l’ordre des relations interhumaines, comme une seconde distribution des êtres, prolongeant et imitant la distribution originaire qui fait l’ordonnancement de la réalité visible.
18Mais s’il y a analogie, il n’y a pas pour autant simple reproduction. L’originaire est condition première, sans aucun doute. L’ordre ontologique est le présupposé le plus fondamental. Mais avec l’âme et avec la cité émerge autre chose, un autre ordre, une certaine manière une autre origine. Le concept de justice, à lui seul, est insuffisant pour dire cette émergence. Il n’est lui-même qu’un fil conducteur dont la pensée se sert pour commencer à répondre à une question qu’elle ne peut se poser qu’à partir du principe le plus radical de sa propre constitution. Ce principe c’est la liberté. C’est en raison de la liberté que l’être humain est responsable de lui-même, qu’il a à construire sa propre destinée et à instaurer un règne qui n’est pas un cosmos en réduction au milieu du grand monde mais une figure absolument originale de l’être, dont ne saurait rendre compte aucune analogie cosmologique. Le corrélatif objectif de la liberté, c’est l’ordre éthique. L’affaire de la liberté, c’est 1’avénement de cet ordre. Et la cité est la médiation au moyen de laquelle, historiquement, nous avons tenté de répondre à la question : comment la coexistence des libertés est-elle possible ?
19Or la cœxistence des libertés, ce n’est pas simplement la juxtaposition non contradictoire, non destructrice, des libertés. C’est leur corrélation positive, leur réciprocité, leur synergie, leur rencontre dans une œuvre commune, qui est l’instauration d’un monde (de paroles, d’œuvres, d’institutions, de symboles) selon la liberté. C’est là ce qui définit la tâche de la cité : elle est ce lieu où une communauté historique, se donnant ses propres lois, tente d’aménager un espace d’inter-relations dans lequel puisse émergé une approximation, toujours ouverte, d’un ordre de liberté. Ce qui implique à la fois la possibilité donnée aux libertés individuelles d’agir comme telles (avec le double aspect, négatif et positif, des garanties protectrices et du droit de participation, que l’on retrouve dans l’idée de démocratie), l’effort pour diminuer les contraintes venant de la nature et de la société elle-même, l’ouverture, pour chacun, de champs d’initiative et de réalisation de plus en plus variés et étendus, mais aussi, et surtout peut-être, l’instauration d’un système institutionnel dont le sens est de faire en sorte que chacun, selon une formule célèbre, soit traité en fin, non en moyen.
20C’est dans la perspective générale ainsi définie à partir du concept de liberté qu’il faut réinterpréter le concept de justice. La justice devient alors non plus un principe de répartition harmonieuse, attribuant à chacun ce qui lui revient selon son état, conformément à une loi qui transcende les destinées individuelles, mais la forme selon laquelle il devient possible aux individus comme tels de se donner les uns aux autres les conditions d’une existence libre, ou encore, d’une existence sensée. L’intervention décisive du concept de liberté transforme ainsi radicalement le concept de justice, en intériorisant la loi. Ce qui est visé maintenant, c’est un état de chose où il n’y aurait plus une loi extérieure, si justifiée, si légitime, si fondée soit-elle, mais seulement la loi même que la liberté se donne pour devenir réelle dans le champ de l’action. C’est sans doute ce que vise le concept de justice sociale. Seul un concept de justice ainsi compris peut faire droit à l’originalité irréductible de ce qui émerge avec l’originaire de la liberté.
21Mais si ce concept est effectivement appelé à jouer un rôle de médiation entre le politique et l’éthique, il faut toujours à nouveau tenter d’en ressaisir le sens et les implications, d’une part dans la ligne d’une réflexion qui remonte vers les justifications les plus centrales, d’autre part dans la ligne d’une réflexion qui s’interroge, par rapport au contexte très précis de l’État moderne, sur ce que doivent inspirer les exigences indiquées par ce concept. Or c’est là une tâche de la plus haute importance aujourd’hui. Nous avons vécu pendant un certain temps sous la mouvance de grandes visions, qui nous proposaient des modèles, des schémas idéaux, qui nous donnaient une interprétation globale de l’histoire, qui parfois nous présentaient telle société à construire comme une sorte d’incarnation de l’absolu. Or nous assistons maintenant à une mise en doute généralisée de ce type de pensée politique ; nous sommes, de ce point de vue, dans une époque de désenchantement. Mais corrélativement il y a une prise de conscience tout à fait impressionnante de la dimension éthique du politique. Et cette prise de conscience n’est pas seulement réflexive, elle est militante. L’action pour les droits de l’homme en est une des expressions les plus visibles et les plus significatives. Du point de vue de la pensée politique, nous passons, semble-t-il, de l’approche par modèles idéaux à celle qui tente d’articuler, sans les confondre, principes éthiques et spécificité politique. Cependant, en même temps, nous voyons la composante de la force, dans les rapports politiques, prendre une importance apparemment croissante, ou en tout cas recourir à des moyens qui en amplifient considérablement l’impact. Et nous voyons la forme la plus extrême de cette composante, la violence pure, se manifester sous les modalités les plus diverses, dans une sorte d’évolution fatale. Dans ces conditions, on peut avoir la tentation de croire qu’après tout l’éthique n’est qu’une pieuse illusion et de verser dans le pur cynisme, ou bien de penser que la cause éthique, quelle que soit la réalité de son exigence, est une cause perdue, et de sombrer dans la désespérance, ou bien de considérer le domaine éthique et le domaine politique comme ayant chacun valeur de leur côté, mais sans véritable interaction, ou bien de ne voir dans l’éthique qu’une sorte de bonne volonté inadéquate, démunie de principes à longue portée, ou au contraire appuyée sur des principes trop généraux. Le problème est plus que jamais de penser correctement l’articulation de l’éthique et du politique et pour cela de faire jouer la médiation adéquate. Cette médiation doit être en mesure d’armer l’action politique de principes régulateurs capables à la fois de représenter, par rapport à cette action, l’exigence éthique en son originalité, et de rejoindre avec assez de précision le concret des situations. Le concept de justice sociale apparaît comme pouvant servir de base à de tels principes et comme pouvant, dès lors, fournir la médiation cherchée.
22D’où l’importance d’une étude approfondie de la nature de ce concept, de son contenu et de ses implications. Mais une telle étude, pour être fructueuse, doit être interdisciplinaire. On a insisté, dans ce qui précède, sur les origines philosophiques du concept de justice. Mais on ne peut oublier qu’il y a aussi un concept biblique de justice et que la source chrétienne a été absolument décisive dans l’émergence réflexive du concept moderne de liberté. D’autre part, l’articulation avec le politique ne peut se faire que moyennant un examen détaillé des implications du concept de justice dans le droit, dans l’économie, dans la structure concrète des rapports sociaux et en définitive dans l’image même que l’on peut se faire de la société politique comme telle, de 1’"utopie" pratique qui sert de fil conducteur à l’action. Il fallait donc, pour réaliser une étude complète, la collaboration de la philosophie, de la théologie, du droit, de l’économie, de la sociologie, de la politologie. C’est une telle collaboration qu’ont eu le talent de faire exister, autour du concept de justice sociale, les auteurs du présent volume.
23Ils ont réussi à nous donner de la justice sociale une idée plus profonde, plus justifiée, plus diversifiée, plus articulée, plus concrétisée, et par le fait même plus inspirante et plus mobilisatrice, que celle que des études particulières, entreprises dans des perspectives limitées, avaient pu nous donner jusqu’ici. L’œuvre qu’ils ont réalisée est à la fois une contribution de grande portée à la pensée éthico-politique de notre temps et un guide très efficace pour l’action.
24Ils méritent amplement notre reconnaissance, à la fois par ce qu’ils nous donnent à comprendre et par ce qu’ils inspirent à la responsabilité que nous avons en tant que citoyens.
Auteur
Professeur à l’université catholique de Louvain
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