Introduction
p. 1-8
Texte intégral
1L'année 1884 en Belgique aurait pu être envisagée sous de multiples aspects : économique, social, religieux, diplomatique, militaire. Sans méconnaître ceux-ci, nous nous sommes volontairement limités à l'aspect politique, et, à l'intérieur de celui-ci, au changement, au tournant qui le marqua. Mais, objectera-t-on d'entrée de jeu, y-a-t-il vraiment eu un tournant politique en 1884 ? Et si oui, pourquoi et comment ?
2A qui, à l'époque, l'envisage de l'extérieur, la Belgique apparaît un pays en crise. La très digne Revue des Deux Mondes écrit dans sa livraison d'octobre 1884 : "La crise qui agite en ce moment la Belgique (...) pour n'avoir qu'un caractère tout intérieur n'en a pas moins un intérêt des plus sérieux. C'est une épreuve, aussi grave qu'imprévue pour le régime parlementaire, pour les institutions d'un petit pays qui, depuis un demi siècle, a vécu dans la liberté, par la liberté".
3Une "épreuve imprévue" : il est vrai que les premiers mois de 1884 avaient été relativement calmes. N'était le débat au Parlement sur l'enquête scolaire, qui avait ranimé les passions contraires des partisans de l'enseignement privé et de l'enseignement public, on s'acheminait presque tranquillement vers des élections législatives dont le pronostic le plus généralement admis était qu'elles verraient un tassement de la majorité libérale. Bruxelles demeurait le point névralgique : les hommes politiques les mieux éclairés se rendaient bien compte que là se jouerait, en toute éventualité, la partie décisive. Beaucoup semblait dépendre de l'accord qui pourrait s'établir, au sein de l'Association libérale de Bruxelles, entre les diverses fractions du parti au pouvoir. Mais l'attitude des radicaux dans les derniers votes parlementaires et, surtout dans les fameux meetings qui, à partir de la fin du mois de mars, allaient défrayer la chronique, rendaient de plus en plus inconciliable l'antagonisme doctrine/radicalisme. Les catholiques, au contraire, de mieux en mieux organisés, avaient su choisir un programme et des candidats modérés, d'autant plus sympathiques à l'opinion qu'ils se présentaient sous l'étiquette neutre de nationaux-indépendants.
4Les élections provinciales du 25 mai, qui eurent lieu pour la première fois avec l'adjonction des capacitaires créés par la loi d'août 1883, furent dans leurs résultats une surprise de taille : les libéraux perdaient de nombreux sièges, ne progressant que dans le Luxembourg.
5Quinze jours plus tard, ce fut "l'écrasement" : les libéraux perdaient 27 sièges à la Chambre, et ils voyaient disparaître dans la bourrasque deux membres du Cabinet Frère-Orban, deux vice-présidents de la Chambre, le président de l'enquête scolaire, celui de la Fédération des Associations libérales, les bourgmestres de plusieurs grandes villes, etc. Chose bien plus étonnante, à Bruxelles le 10 juin aucun libéral n'était élu, et la liste des indépendants l'emportait entièrement.
6A la suite de la démission du ministère Frère-Orban, le Roi chargea Jules Malou, leader peu contesté de l'opposition catholique, de constituer un nouveau gouvernement. Ses premiers actes furent de supprimer le ministère-symbole de l'Instruction publique (créé en 1878), et d'opérer la dissolution du Sénat où les libéraux détenaient encore une courte majorité.
7Les élections sénatoriales des 8 et 15 juillet furent - complément logique du scrutin du 10 juin - un nouveau succès pour les catholiques.
8Néanmoins, dans quelques arrondissements et particulièrement à Bruxelles, où le corps électoral avait renvoyé au Sénat, après ballottage, la liste libérale tout entière, une autre tendance se manifesta, révélant que l'opinion publique demeurait impressionnable, facilement livrée à des influences contraires. Beaucoup d'observateurs y virent, même, un avertissement adressé au gouvernement catholique, pour l'inciter à une politique de modération, non de réaction.
9C'est justement ce que n'allait pouvoir éviter Malou, poussé par son aile droite, en particulier Woeste et Jacobs qui voulaient une "politique de réparations".
10De là, l'élaboration d'une nouvelle loi organique de l'instruction primaire, au total plus revancharde que conciliatrice. La réduction du programme scolaire, les pouvoirs plus étendus attribués aux communes - qui peuvent désormais supprimer des écoles et révoquer ou mettre en disponibilité, pour retrait d'emploi, les enseignants, la réinstauration de l'adoption des écoles privées, tout cela est perçu par les libéraux comme une nette volonté de déstructurer l'enseignement public.
11Semblable à celle des catholiques en 1879, la résistance libérale est multiforme. Tandis que les parlementaires luttent avec énergie pour empêcher le vote de la loi, la presse et les associations se mobilisent, et les bourgmestres des villes libérales concluent dès le 9 août un compromis aux allures de ligue.
12A Bruxelles, des manifestations tumultueuses se produisent autour du Parlement, puis dans les rues, ce qui suscite en réaction la contre-manifestation cléricale du 7 septembre, torpillée par les citadins.
13L'action la plus étonnante, au point de vue de l'histoire des institutions, est peut-être la démarche tentée par les bourgmestres libéraux au Palais, le 17 septembre, pour demander au Roi de refuser sa sanction à la nouvelle loi scolaire. Léopold II pouvait-il sortir de son rôle de souverain constitutionnel ? désavouer les électeurs et les chambres législatives ? Sagement il se refuse à entrer dans une voie impossible : la loi Jacobs sera promulguée le 20 septembre.
14Mais l'agitation ne cesse pas, elle prend un autre visage : aux manifestations libérales succèdent des manifestations républicaines et socialistes, qui ne sont plus seulement dirigées contre le gouvernement Malou, mais mettent en cause la monarchie, dénoncée comme "la grande complice" des cléricaux.
15Assurément, ce n'est point ce que souhaitaient les libéraux qui s'empressent de désavouer d'aussi compromettants alliés.
16L'approche des élections communales d'octobre replonge le pays dans un climat d'énervement peu propice à l'apaisement. En raison des circonstances, le scrutin qui doit se dérouler avec un corps électoral élargi par les capacitaires prend une importance toute spéciale. Sera-t-il une approbation ou une condamnation de la politique suivie depuis juin par les catholiques ? Le relatif succès des libéraux, le 19 octobre, semble confirmer la deuxième hypothèse, et il place Léopold II dans une situation difficile. Son devoir est de se conformer à la volonté nationale, librement exprimée par les électeurs. Or, s'il trouve dans les Chambres élues en juin-juillet une majorité nettement conservatrice, la démonstration effectuée par les électeurs communaux semble pencher plutôt à gauche. Le Roi peut-il, dès lors, dissoudre le Parlement pour consulter à nouveau le corps électoral législatif ? Mais ce dernier n'est point le même que celui qui a voté le 19 octobre : il est beaucoup plus restreint et ne comprend que des censitaires. Finalement, et pour poser la question autrement, le suffrage étendu peut-il et doit-il réformer les décisions du suffrage restreint ?
17On sait que, écartant une dissolution, Léopold II se décidera - pour des raisons qui restent à préciser - à redemander leurs portefeuilles aux ministres de l'Intérieur et de la Justice, à qui une partie de l'opinion publique attribuait la responsabilité du recul catholique aux élections d'octobre.
18Malou déclara aussitôt qu'il suivrait Jacobs et Woeste dans leur retraite, et le Roi confia à Beernaert la mission de remanier le ministère. La suite est connue.
***
19Voilà pour les événements principaux. Comment les interpréter correctement à cent ans de distance ?
20L'évolution qui commença avec les élections provinciales de mai n'était-elle qu'un accident, une oeuvre de circonstance ou de hasard ? Ou le résultat d'un mouvement d'opinion préparé depuis longtemps, profond et durable ?
21La crise qui agita la Belgique en 84 n'était-elle que le prolongement d'un changement de personnel et de direction dans la politique du pays, ou fut-elle davantage ? Victor Arnould, un radical bon teint, proudhonien dans sa jeunesse et ex-défenseur de la Commune de Paris, écrivait dans la Revue de Belgique d'octobre 1884 ces lignes évocatrices :
"Depuis six mois bientôt, se déroule une série d'événements qui sont incontestablement les symptômes d'un changement accompli ou en train de s'accomplir dans les dispositions habituelles de l'esprit public. Ces longs mois d'agitation ininterrompue, succédant à tant d'années d'un calme profond, attestent par leur seule durée me perturbation fondamentale. Il faut remonter très haut, à 1830, pour retrouver m état de choses à ce point instable. 1871 ne fut qu'me émotion, 1857 me colère. Il suffit d'm moment pour que les esprits reprissent leur assiette. Il n'y avait eu, à la vérité, qu'm ébranlement superficiel, me légère oscillation qui n'avait en rien déplacé les bases de l'ordre accepté. Les deux grands partis restaient en présence avec leurs délimitations traditionnelles, leur personnel intact, leurs directions propres et incontestées : l'un des deux ayant voulu dépasser les bornes de ce qui était à ce moment acceptable, il suffit de maintenir les choses à l'état existant antérieurement pour rétablir le calme. Dans ces deux circonstances, la cause de l'irritation publique était connue, précise, nettement déterminée. La cause disparue, l'irritation tomba aussitôt. Lorsqu'en 1857 la loi des couvents fut retirée et en 1871 me nomination insolente empêchée, tout grief disparut.
Aujourd'hui, au contraire, ce qui est grave, c'est que les causes vraies, directes de l'agitation sont pour ainsi dire insaisissables et que cependant l'agitation perdure. Chacun des faits qui se sont produits depuis six mois n'est pas d'une signification vraiment inquiétante : ce qui est inquiétant, c'est l'ensemble de ces faits, qui touchent à la fois à tous les éléments de notre ordre politique et social".
22L'article est intitulé de manière significative : "L'inconnu 1788-1830-1884".
23Alors, demanderons-nous, changement ou révolution ? Ou changement et révolution(s), changement contenant en germe des "révolutions" futures, qu'il s'agisse, dans l'immédiat, d'un nouveau rapport de forces entre les partis et à l'intérieur des partis, de l'entrée dans le jeu politique de nouvelles couches d'électeurs et de l'essai de divers groupements socialistes de présenter des candidatures ouvrières, de la mobilisation des masses catholiques dans un mouvement plus populaire ; qu'il s'agisse, à moyen terme, des troubles sociaux de 1886, de la révision constitutionnelle et de la fin du régime censitaire...
24Ce sont ces problèmes, et bien d'autres qui ont été examinés au cours de ce Colloque par de jeunes historiens et quelques-uns de leurs aînés. Eminent spécialiste des questions d'histoire contemporaine, Jean Stengers, professeur à l'Université libre de Bruxelles, est un passionné du règne de Léopold II dont il connaît, mieux que personne, tous les détours. Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, Lode Wils est l'auteur d'importants travaux sur le mouvement flamand, le parti catholique et la démocratie chrétienne belges aux 19e et 20e siècles. Président du KADOC (Katholiek Documentatie - en onderzoekscentrum), le professeur Emiel Lamberts enseigne l'histoire contemporaine à la Katholieke Universiteit Leuven. Ses recherches et ses publications portent principalement sur l'histoire politico-religieuse belge du 19e siècle, l'ultramontanisme en particulier. Rolf Falter, chercheur à la Katholieke Universiteit Leuven, s'est spécialisé dans l'étude des questions électorales, notamment l'introduction en Belgique et la diffusion en Europe du système de la représentation proportionnelle. Luc Keunings est aspirant du Fond national de la recherche scientifique, et prépare une thèse de doctorat sur le maintien de l'ordre à Bruxelles entre 1830 et 1914. Assistant aux Facultés Universitaires Saint-Louis, Jean-Luc Soete consacre depuis plusieurs années l'essentiel de ses recherches aux associations politiques catholiques en Belgique de 1857 à 1884.
25Qu'il nous soit permis, au terme de cette introduction, de remercier encore pour sa précieuse collaboration chacun de ces auteurs, ainsi que Mademoiselle Hilde Verschaffel, assistante à la Katholieke Universiteit Leuven, qui a bien voulu se charger de la difficile tâche de transcrire l'enregistrement des discussions du Colloque.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Soigner ou punir ?
Un regard empirique sur la défense sociale en Belgique
Yves Cartuyvels, Brice Chametiers et Anne Wyvekens (dir.)
2010
Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics
Ludivine Damay, Denis Benjamin et Denis Duez (dir.)
2011
Droit et Justice en Afrique coloniale
Traditions, productions et réformes
Bérangère Piret, Charlotte Braillon, Laurence Montel et al. (dir.)
2014
De la religion que l’on voit à la religion que l’on ne voit pas
Les jeunes, le religieux et le travail social
Maryam Kolly
2018
Le manifeste Conscience africaine (1956)
Élites congolaises et société coloniale. Regards croisés
Nathalie Tousignant (dir.)
2009
Être mobile
Vécus du temps et usages des modes de transport à Bruxelles
Michel Hubert, Philippe Huynen et Bertrand Montulet
2007