1 L. WOLOWSKI in GARNIER, Op. cit., p. 365.
2 Ibid., p. 358.
3 Ibid., p. 359. Lorsque le productivisme devient une évidence au-dessus de tout soupçon on n’a plus à faire preuve de nuances et de subtilité dans l’utilisation des auteurs qu’on mobilise pour la défense de la bonne cause. La référence à Ricardo a, en effet, quelque chose de suspect : on sait que, pour celui-ci, la rareté désignait une carence originaire et que dans sa vision pessimiste l’avenir était synonyme d’un ralentissement et finalement d'une immobilisation de l’histoire qui confronterait l'homme avec sa finitude fondamentale ; on s'imagine difficilement ce suspens total de l'histoire, où finitude de l’homme et finitude de la production ne font qu’un, comme un état d’abondance (M. FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 265 ss.)
4 WOLOWSKI in GARNIER, Op. cit., p. 367.
5 Ibid., p. 363.
6 Ibid., p. 368. Cette défense économiste de la propriété se laisse parfaitement concilier avec une relativisation de la propriété en tant que principe juridique ou, du moins, avec une certaine indifférence à l’égard de la question de droit à l’égard de la propriété. Il suffit que la persistance de la propriété en tant que facteur de la croissance économique soit assurée de fait : du moment qu’existe la certitude qu'on pourra jouir du fruit de ses capitaux, la question de savoir ce qui fonde la propriété devient secondaire.
7 Faucher in GARNIER, Op. cit., p. 354.
8 Ce régime ne se comprend toutefois pas sans prise en considération d'autres facteurs, passés sous silence par la critique libérale. L'édit de Speenhamland date de 1795, année dominée par les mauvaises récoltes et des émeutes populaires provoquées par le prix exorbitant du pain ; à quoi il faut ajouter le développement, en ce temps, d’un mouvement jacobin en Angleterre. A l’origine, le système avait donc été inspiré par la crainte de soulèvements populaires, il était conçu comme une assurance contre la révolution. Ensuite, il devait en quelque sorte compenser l’effet du mouvement des enclosures, qui avait pris l’allure d’une vague irrésistible au cours de la deuxième moitié du 18e siècle : les allocations se répandaient surtout dans les régions où les enclosures avaient exercé des ravages. Autre raison : la mobilité du travail, favorisée par l'assouplissement de l’Act of Seulement en 1795, ne plaisait guère aux gros fermiers ; comme ils ne voulaient pas d’un marché du travail à l'échelle nationale, parce qu’étant de nature à bouleverser les conditions locales, ils faisaient tout pour freiner cette mobilité ; Speenhamland servait aussi à cela, la crainte des fermiers de devoir entrer en concurrence avec les employeurs urbains qui payaient des salaires plus élevés et leur désir de pouvoir disposer sur place d’une main-d’oeuvre suffisante éclairent d’une certaine façon l’existence du système : il fallait entretenir les ouvriers pendant les périodes d’oisiveté afin de pouvoir les mobiliser dans les moments de pointe ou d’urgence, donc les rendre dépendants de l’assistance paroissiale. Et, last but not least, les ouvriers n’étaient guère en mesure de se défendre contre les bas salaires : les Anti-Combination Laws de 1799-1800 interdisaient toute coalition et revendication salariale ; c’est avec l'appui de ces lois répressives que les propriétaires terriens allaient transformer Speenhamland en un système de subvention pour les employeurs (B. INGLIS, Poverty and the industrial revolution, Londres, Hodder & Stoughton, 1971 ; K. POLANYI, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983).
9 DUFAURE, FAUCHER in GARNIER, Op. cit., pp. XVII, 278-280, 352-256.
10 FAUCHER, Ibid., pp. 331-334, 356.
11 Ibid., pp. 336-337.
12 Organisation du travail, pp. 73-75.
13 Commission de gouvernement pour les travailleurs, séances du 20-3-1848 et du 3-4-1848.
14 "S'il y a une question de charité, en ce qui concerne le pauvre, il y a une question de sécurité, en ce qui concerne le riche. Tyrannie infatigable pour l’un, la concurrence, mère de pauvreté, est pour l’autre une perpétuelle menace. (Organisation du travail, p. 53).
15 Le socialisme. Droit au travail, p. 53.
16 Ibid., p. 35.
17 Ibid., p. 35.
18 Ibid., p. 56.
19 In GARNIER, Op. cit., p. 205. Il n’y a pas que ceux qui s’affichent comme libéraux qui le disent. PROUDHON, en qualifiant la morale socialiste de la fraternité et du dévouement de contrefaçon de la doctrine catholique du renoncement aux biens de ce monde, arrive littéralement à la même conclusion : "L’homme peut aimer son semblable jusqu’à mourir, il ne l’aime pas jusqu’à travailler pour lui. " (Philosophie de la misère, p. 122).
20 Le socialisme. Droit au travail, pp. 4546.
21 Ibid., p. 45.
22 Organisation du travail, p. 140.
23 In HUMILIERE, Op. cit., p. 60. L’idée de défendre une économie planifiée par le recours à des arguments empruntés à l’utilitarisme n’est pas nouvelle, même du temps de Blanc. Avant lui déjà, on avait formulé des versions de gauche de l’utilitarisme qui, partant du diagnostic que le travail de la majorité serait parasité par une poignée de capitalistes, plaidaient pour une maximalisation "socialiste” de l’utilité (E.P. THOMPSON, The making of the English working class, Londres, Penguin Books, 1980, pp. 857-859 ; E. HALEVY, The growth of philosophical radicalism, Londres, Faber & Faber, 1972, pp. 50-58).
24 BLANC, Histoire de la révolution de 1848, Tome I, p. 154, Tome II, p. 202.
25 Au sens large d’Aristote, c’est-à-dire une justice qui concerne non seulement la répartition des choses, mais celle des places, des rôles, des honneurs, des avantages, des devoirs et des charges dans la société.
26 Commission de gouvernement pour les travailleurs, séance du 3-4-1848.
27 In HUMILIERE, Op. cit., p. 75. PROUDHON se moque de la conception du "travail attrayant", inspirée de Fourier et préconisée par les socialistes, et qui consiste à rendre "agréable" la division du travail par le fait de la combiner avec la variation des tâches. Selon Proudhon, le travail est (devrait être) attrayant par soi ("le travail (...) porte en soi son attrait ; il n’a besoin ni de variété, ni de courte séance (...) il nous intéresse, nous plaît et nous passionne par l'émission de vie et d’esprit qu’il exige") ; ce qui ne résout évidemment pas grand-chose et peut difficilement passer pour une alternative au travail aliéné (Philosophie de la misère, pp. 282-283).
28 Cfr. C. CASTORIADIS, Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d'Aristote à nous, in Les carrefours du labyrinthe, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 301 ss.
29 Rapport sur le projet de Constitution (texte intégral), Paris, Curmer, 1848, p. 8.
30 Sur la nature inconsciente de cette option anti-économique, qui est aussi une option contre l'histoire et pour l’immobilité, voir GAUCHET, Le désenchantement du monde, (entre autres) pp. 14, 83-84, 128.
31 M. SAHLINS, Age de pierre, âge d’abondance ; Au coeur des sociétés, Paris, Gallimard, 1980.
32 De nos jours, une illustration remarquable de cette logique de reproduction de la rareté est fournie par la création de besoins immatériels, avant tout dans le secteur thérapeutique. Non seulement l’offre y suscite la demande, les besoins créés de la sorte donnent souvent lieu à des effets de stigmatisation, donc à des problèmes insolubles. Les obstacles auxquels on s’achoppe semblent ne pouvoir être surmontés que par l’expansion du secteur et une croissance supplémentaire de l’offre : cercle vicieux mais qui nourrit de façon fort heureuse la reproduction élargie du travail thérapeutique. En anticipant sur les besoins, autrement dit : souvent en les inventant, en rendant ''manifeste" ce qui était "latent" et en qualifiant de résistance ou de mécanisme de défense la méfiance au client potentiel, on entretient la croyance selon laquelle un nombre toujours croissant de problèmes ne peuvent être résolus que par des professionnels. Le paradoxe de cette thérapeutisation de l’existence - à la limite du berceau à la tombe - c’est que la dépendance à l'égard de professionnels y est imposée au nom de l’autoréalisation de l'individu : le développement optimal de ses facultés exigerait qu’il se transforme en consommateur passif de services marchands et en objet de techniques spécialisées. Ce qui renforce la dépendance du marché (ce qui auparavant ne coûtait rien devra désormais être payé), d’autant plus que l’invention de problèmes inconnus hier provoque de nouvelles raretés transformant les individus en clientèle impuissante. Désormais, c’est le citoyen sans problèmes qui devient suspect, la normalité qui devient anormale ; l’individu à problèmes, en revanche, se change en "propriétaire" normalisé de besoins immatériels : ceci sans doute en guise de compensation pour l’expropriation de sa vie privée, puisque ces besoins sont prescrits par des professionnels. A mesure que l’univers ambiant de l'individu normalisé prend les allures d'une immense prothèse, son existence se perd dans un labyrinthe de thérapies ; de sorte qu’en dehors de celles-ci il ne reste plus de temps pour fonctionner sans problèmes, ce qui était pourtant l'objectif prétendûment poursuivi. De nouveau, la sphère de la consommation et du "temps libre" se ramène à l'autoreproduction ; après avoir perdu le contrôle de ses conditions de travail, l'individu perd celui de ses conditions de vie tout court.
33 Pour éviter tout malentendu : nous n’entendons pas par là l’autonomie soi-disant absolue d’un sujet métaphysique, mais simplement la capacité de se soustraire à l’emprise d’une production/consommation hétéronomes.
34 M. GUILLAUME, Eloge du désordre, Paris, Gallimard, 1978, p. 132 ss.
35 En ce qui concerne le 20e siècle, il y a encore une autre forme de rareté résultant de l’accroissement en quantité des objets de consommation : la rareté du temps. En effet, la croissance énorme de la productivité qui a caractérisé le demi-siècle écoulé ne s’est pas accompagnée d’une baisse notable de la durée du travail : en face d’une masse toujours plus grande de produits il y a donc relativement moins de temps pour les consommer. La croissance de la productivité se traduit en surplus d’objets matériels, pas en surplus de temps libre : on a de moins en moins l’occasion d’utiliser les objets ou d’en jouir, on n’a plus le temps de les entretenir, leur rythme de substitution s'accélère, la quantité remplace ta qualité. "On perd sa vie à la gagner” : dans l’espoir que la consommation sera un temps dans le cadre duquel il pourra librement déployer ses facultés, l’individu non seulement sacrifie la plus grande partie de son temps en travail vide de sens, mais, suite à ce sacrifice, la rareté des possibilités s’impose de même dans la sphère de la consommation, envahie à son tour par un temps vide. D'autant plus que le langage des objets, leur aspect de valeur-signe, exige des individus qu’ils continuent à travailler 8 heures par jour pour qu’ils puissent surclasser leurs rivaux, même si après cela il ne reste plus de temps pour vivre de façon autonome : en s’inclinant devant la logique de la différenciation, c’est comme s’ils se condamnaient à un travail forcé à perpétuité.
36 Nous entendons ce travail du consommateur dans un sens plus large qu'ILLICH (cfr. Le travail fantôme, Paris, Editions du Seuil, 1981).
37 J. BAUDRILLARD, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 154 ss. ; ARENDT, Op. cit., p. 286.
38 Des exemples dans HUMILIERE, Op. cit., pp. 40-41, 46, 76.
39 La définition des besoins "réels" a autant changé au cours de l'histoire que les besoins dominants à tel ou tel moment : Saint-Augustin déjà recourait à l’argument des besoins réels pour défendre la charité chrétienne et condamner les évergésies des romains, forme détestable de gaspillage, est-il besoin de le préciser ? (P. VEYNE, Le pain et le cirque, p. 51).
40 Commission de gouvernement pour les travailleurs, séance du 3-4-1848 ; Histoire de la révolution de 1848, Tome II, p. 259 ; Le catéchisme des socialistes, p. 7, in 1848 : la révolution démocratique et sociale, Tome V.
41 L’article sur les fondations rédigé par TURGOT pour l'Encyclopédie est un bon exemple de cette critique (on en trouve un résumé dans : FOUCAULT, Histoire de la Folie, Paris, Gallimard, 1972, pp. 430-432).
42 Théorie des lois criminelles, citée par R. CASTEL, L’ordre psychiatrique, Paris, Les éditions de minuit, 1976, p. 131.
43 TURGOT, in BLOCH, L'assistance et l'Etat en France à la veille de la Révolution, pp. 180-181. Il faut ajouter que cette manière d’attirer l'attention sur l'inégalité fatale des conditions implique simultanément la reconnaissance d’une égalité fondamentale : l’idée n'est plus défendable d’un abîme naturel, transhistorique en quelque sorte, entre le riche et le pauvre, abîme qui ferait d’eux deux représentants substantiellement différents de l’espèce humaine ; le fait même de présenter la pauvreté en soi comme une donnée insurmontable est un symptôme de cette impossibilité : à l’époque où la différence entre riche et pauvre constituait l’évidence même, était considérée comme une dichotomie se répétant indéfiniment et invariablement (c’était la logique de la charité), une telle précision aurait été superflue ; maintenant, c'est presque un lapsus, la distinction entre deux formes de pauvreté inconnues auparavant a quelque chose de défensif : si le problème social doit disparaître parce qu’il fait obstacle à l'intégration sociale du pauvre, il subsistera néanmoins une certaine forme de pauvreté, mais celle-ci ne renvoie plus qu’à une inégalité individualisée, c’est-à-dire à une inégalité qui implique le règne incontesté de la méritocratie et une mobilité sociale sans entraves.
44 Bien sûr, une société de marché à structure statique, constituée de petits producteurs marchands, n’est pas inconcevable dans l’optique de l’utopie libérale : mais, comme elle suppose un modèle ouvertement ascétique de satisfaction des besoins et s’oppose par là à l’action spontanée du marché, son attrait est de loin inférieur à celui d’une société de marché qui serait le résultat d’une logique productivité, et il est beaucoup plus facile d'obtenir une identification des individus avec la seconde qu’avec la première ; l’inconvénient étant toutefois, comme nous l’avons expliqué, que la seconde reproduit indéfiniment la rareté et met donc l’abondance hors d’atteinte.