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Justice des mineurs et psychiatrie

p. 143-152


Texte intégral

1Si c’est à un psychologue (qui est aussi philosophe) et à une juriste (également criminologue) que l’on a demandé de dégager les conclusions de ces journées, sans doute est-ce pour respecter jusqu’à la fin la confrontation des discours et des points de vue. En ce qui me concerne, je vais donc simplement vous donner ma grille de lecture, c’est-à-dire vous dire comment j’ai, personnellement, entendu les rapports qui ont été présentés et comment il m’apparaît que les interventions et les discussions de ces journées ont apporté des réponses aux questions qui se posent dans le secteur de la protection de la jeunesse.

2Je souhaite cependant m’arrêter, un instant, à la nature même de l’entreprise qui nous a rassemblés. Des journées de formation, tout d’abord. Il y eut entre nous, au départ, de nombreuses discussions car, nous le sentions bien, la réalité du placement psychiatrique des mineurs n’était pas fixée. Nous n’avions pas, en ce qui concerne cette problématique difficile à pénétrer, un ensemble de statistiques ou de chiffres, de doctrine ou de discours à communiquer et encore moins à enseigner. Nous sommes donc partis de nos interrogations, estimant que ce type d’approche pouvait également faire partie d’une démarche de formation. Il vous appartient de soumettre à la critique la pertinence de nos questions. Des journées de formation en criminologie, ensuite. L’objet de la criminologie — la déviance et la délinquance ainsi que la réaction sociale dont celles-ci font l’objet — est à l’interface de plusieurs disciplines : le droit, la psychologie, la sociologie, la psychiatrie, etc. Étant par nature interdisciplinaire, la criminologie est sans doute un lieu propice pour poursuivre la confrontation droit-psychiatrie dont les discours ne se sont jamais véritablement croisés. À cet égard, une préoccupation qui a traversé l’ensemble de ces journées a été de saisir le sens différent qui pouvait être attribué par des juristes, des psychologues, des psychiatres ou des criminologues à certaines notions fondamentales : le traitement, la norme, la demande, le consentement, la loi, la liberté, etc. Ainsi, par exemple, dans le domaine de la protection de la jeunesse, une question fort discutée actuellement est celle de l’« aide-contrainte » ; or, il apparaît très rapidement que les psychologues et les juristes confèrent un sens différent à ces notions mêmes d’aide et de contrainte. Enfin, à une rencontre interdisciplinaire, nous avons également voulu ajouter une rencontre entre la théorie et la pratique, qui est inséparable de l’objet de la criminologie.

3Dans une perspective de cet ordre, notre objectif n’était évidemment pas de nous « convertir » mutuellement, ni même de promouvoir une prise de conscience commune de certaines questions auxquelles soit les juristes, soit les psychologues seraient réfractaires. Ni de part ni d’autre, il n’y a de pensée perverse, rappelle très justement Dominique Charlier. Les objectifs que nous avons voulu assigner à ces journées ont été invoqués par Françoise Digneffe dans son introduction : information, analyse des pratiques, discussions. Nous souhaitons ainsi permettre le développement d’une meilleure compréhension et d’une plus grande intelligibilité d’une question particulièrement complexe : le placement psychiatrique des mineurs.

1. « La petite maison à différents portails »

4Le premier rapport, celui de Geert Cappelaere et d’Eugène Verhellen (R.U.G.), sur les principales voies juridiques permettant le placement des mineurs en institution psychiatrique a débloqué la situation. Ce rapport a ouvert la voie, au sens propre et au sens figuré.

5Traditionnellement, la problématique du placement psychiatrique des mineurs, était, dans le domaine de la protection de la jeunesse, enfermée dans les limites de l’article 43 de la loi du 8 avril 1965 relatif à la collocation. Or, comme les chiffres des collocations prononcées sur cette base restaient modestes, le problème paraissait sans réelle importance. L’analyse de nos collègues de l’Université de Gand nous incite cependant à la prudence dans l’examen de chiffres car ceux-ci peuvent traduire des politiques et des pratiques différentes. Ainsi, ils observent vingt collocations pour l’arondissement de Louvain et une seule pour l’ensemble de la Communauté française.

6La loi du 8 avril 1965 est, sur ce point, très claire : le tribunal de la jeunesse peut placer les mineurs dans toutes les institutions de soins et de traitement. On peut donc raisonnablement soutenir que là où il y a placement, il peut y avoir placement psychiatrique. Il en résulte que la collocation sur base de l’article 43 de la loi n’est pas une voie d’entrée exclusive pour le placement psychiatrique de mineurs. En fait, le libellé même de la disposition légale le permet. L’expertise psychiatrique n’étant obligatoire que pour la collocation, le juge peut très bien ordonner un placement psychiatrique sans recourir à celle-ci ; par ailleurs, si l’expertise n’est pas concluante pour la collocation, elle peut toujours révéler des éléments qui paraissent suffisants au juge pour justifier un placement psychiatrique.

7Les voies d’entrée sont donc multiples. Dans le cadre des placements « protection de la jeunesse », un placement psychiatrique peut intervenir soit au titre de la protection sociale, lorsqu’il s’agit de mineurs en danger ; soit au titre de la protection judiciaire, dans le cadre des mesures à l’égard des parents (assistance éducative - art. 30 et 31 ; déchéance de la puissance paternelle - art. 32 et 35) ou des mesures à l’égard des mineurs (art. 36 et 37). Un tel placement peut, en outre, être imposé soit à titre de mesure provisoire par ordonnance (art. 52), soit à titre définitif par jugement. Un placement psychiatrique peut également être décidé dans le cadre de la mise à la disposition de gouvernement (art. 39-41). Enfin, les voies dites volontaires, qualifiées par certains de sauvages ou de quasi-sauvages, ne peuvent être négligées. Il s’agit notamment, des placement dans les sections K qui ont été invoquées dans le rapport d’André Jadoul.

8À travers l’analyse de ces nombreux dispositifs, se pose le problème du choix de la voie empruntée. C’est là que se situe l’intervention des décideurs, que ce soit au niveau du parquet ou au niveau du tribunal de la jeunesse. À cet égard, les précisions apportées par le substitut Georges-Henri Simonis sont importantes. En situant le placement psychiatrique dans la problématique générale du placement — « l’enfant placé est un enfant en place », dit-il-, Georges-Henri Simonis insiste sur l’importance du diagnostic préalable. Cette observation renvoie à une question cruciale qui est le décalage entre ce que les autorités judiciaires attendent de la psychiatrie et ce que la psychiatrie dit d’elle-même et de ses possibilités de diagnostic. La pratique révèle, en outre, de singuliers glissements. Le juge Jan Peeters constate que lorsqu’il ordonne la collocation d’un mineur, il se trouve en fait dessaisi du dossier. Tout comme en matière de mise à la disposition du gouvernement, la collocation prononcée en application de l’article 43 entraîne, en effet, un transfert de compétence et la procédure en révision n’est plus possible (art. 60). Concrètement, au cours de l’exécution de la mesure, le juge ne peut plus, même sur base d’un examen mental du mineur, décider s’il peut ou non être rendu à la liberté : cette décision dépendra de la décision du médecin de l’établissement. Que fait alors le juge ? Très souvent, il ordonnera un placement psychiatrique sur base de l’article 37,3° afin d’accroître ses possibilités d’intervention et, partant, de renforcer les garanties offertes aux jeunes.

9Ce premier aspect de la problématique du placement psychiatrique des mineurs qui concerne les manières d’entrer dans l’institution, suggère deux observations générales.

10a) Nous plaçant, comme les travaux de Eugène Verhellen et de Geert Cappelaere nous y invitent, dans la perspective des droits des jeunes, comment ceux-ci sont-ils pris en compte dans les procédures qui conduisent à un placement psychiatrique ? Comment se pose pour les jeunes qui sont directement concernés la question des garanties : le droit d’être entendu dans le cadre d’un débat contradictoire, le droit de manifester son désaccord à la décision notamment par l’exercice des voies de recours, etc. Nous sommes en fait confrontés à une situation paradoxale. L’article 43 de la loi du 8 avril 1965 prévoit en principe certaines garanties (l’expertise psychiatrique notamment) mais celles-ci sont en quelque sorte détournées par le recours très large au placement sur base de l’article 37,3°. Ce détour est justifié par l’accroissement des garanties offertes par le juge mais dans le cadre d’une loi qui, en fait, en offre peu. En outre, se pose le problème de l’accès du jeune au droit et à la justice et, dès lors, celui de l’exercice effectif de ses droits. Ainsi, par exemple, la question du mandat de l’avocat est parfois posée. Mais quand bien même le pouvoir de représenter le mineur est reconnu à l’avocat, comment ce dernier peut-il l’exercer concrètement et dans quelles conditions ? Le problème de l’aide judiciaire en matière de protection de la jeunesse est crucial.

11b) Au départ de la constatation de ces différentes voies d’accès au placement psychiatrique, comment peut-on esquisser le profil des jeunes confrontés à ce type de placement et approcher la nature de la situation en cause ? D’après les rapports et les interventions que nous avons entendus, les mineurs visés sont surtout, semble-t-il, les mineurs violents et gravement délinquants, toxicomanes, fugueurs. Également — et c’est sans doute plus surprenant encore— des jeunes séro-positifs. En 1912 déjà, les mineurs atteints de maladies vénériennes étaient envoyés dans des asiles-cliniques pour qu’ils ne puissent rencontrer, dans les hôpitaux ordinaires, les vraies prostituées. De manière générale, les situations sont celles où, dit-on, « on a tout essayé », les « fin de parcours » comme disent les québécois. Il y a là une difficulté : comment faire la part des choses entre le jeune délinquant et le jeune malade mental ? Jean Kinable rappelle justement que la protection de la jeunesse est absorbée en majeure partie par les questions relatives à la délinquance juvénile. Récemment, le médecin responsable d’une grande institution psychiatrique du pays se plaignait amèrement que, depuis des années, il reçoit dans son établissement des délinquants graves qu’il ne peut rigoureusement ni gérer ni traiter, ce qui crée un climat d’anxiété et d’insécurité pour tous. Cette situation traduit, au niveau de l’institution, la menace que l’on entend souvent exprimée au niveau judiciaire : pour le mineur délinquant, c’est soit l’institution psychiatrique, soit la prison. Ce rapport étrange entre placement psychiatrique et enfermement est à interroger. Il nous renvoie à la question des indications ou des critères du placement psychiatrique où nous disposons en fait de bien peu d’éléments.

12A travers les discussions qui se sont engagées, d’autres questions problématiques sont apparues. Ainsi, le placement en urgence — qui est une réalité fréquente en psychiatrie — renvoie à la notion d’urgence en protection de la jeunesse où tout un travail reste à faire. Par ailleurs, l’articulation du placement volontaire et du placement judiciaire est à examiner plus attentivement quant au rôle respectif de décision et de contrôle du juge de la jeunesse et du psychiatre. Enfin, il serait utile de faire une approche différentielle du placement psychiatrique selon le sexe ou la nationalité. Il s’agirait, en quelque sorte, de faire de l’ethno-psychiatrie, ce qui pourrait contribuer à éclairer la réalité et à nuancer certains stéréotypes. Souvent, on entend dire que la prison vise les garçons et les étrangers, tandis que l’asile concernerait davantage les filles et les jeunes bourgeois. Une sorte d’enfermement doux.

2. La nature et les fonctions des interventions médicales, psychologiques et psychiatriques dans le processus de prise de décision par les autorités judiciaires

13En évoquant cette question de la nature et de la fonction des interventions médicales, psychologiques ou psychiatriques dans le processus de prise de décision par les autorités judiciaires, nous nous situons — théoriquement tout au moins—au niveau du diagnostic. Celui-ci porte à la fois sur le jeune concerné et sur les moyens à mettre en œuvre. Dès le début de ces journées, la question du diagnostic a été posée.

14Il importe, tout d’abord, de resituer la place de ce type d’intervention dans le cadre de la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse. La plupart des rapporteurs l’ont fait, d’une manière ou d’une autre. Cette démarche est importante car il s’agit moins de traquer les cohérences ou les incohérences de la loi que de comprendre le contexte dans lequel ces interventions ont été demandées, à un moment donné. Il s’agit, en fait, de tenter de comprendre le sens de cette alliance entre la justice et les professionnels de la santé mentale, sans doute mariage de raison ou d’intérêt comme le dit Jean Kinable, même si les termes du contrat de mariage doivent aujourd’hui être singulièrement révisés.

15Dans le modèle de justice qui caractérise l’État providence, le droit assume la fonction d’être un instrument du changement social. Le juge joue un rôle actif et vise la réalisation de politiques sociales déterminées. Afin d’assurer la meilleure gestion des intérêts, il utilise le raisonnement téléologique qui s’inspire des finalités de la règle envisagée. Les procédures sont souples et informelles. Enfin, tant la création de la loi que sa mise en œuvre s’adossent à un discours de légitimation fondé sur les sciences et les techniques1. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le sens de la demande faite à l’expert dans le cadre du système de protection de la jeunesse. Il transparaît très clairement à travers cette question parlementaire posée en 1986. A la question de savoir « que recouvre la notion d’état mental », le ministre répond que « la constatation de l’état mental est du ressort du psychiatre chargé de l’expertise du mineur ». Le recours à l’expertise par le juge ne vise pas à comprendre ou à expliquer la situation. Il vise à agir, décider, réaliser. La demande qui est adressée à l’expert est, dans le contexte de la loi du 8 avril 1965, une demande institutionnelle.

16Mais aujourd’hui, les choses sont devenues plus complexes. Le modèle évolue et les cartes se brouillent. D’une part, le processus inverse s’observe également : ce n’est plus seulement le juge qui s’adresse aux agents de la santé mentale mais ceux-ci recourent également au juge pour servir leurs objectifs propres. Ainsi, dans le domaine de la protection de la jeunesse, on constate de plus en plus souvent un recours au judiciaire pour fonder des interventions éducatives ou des pratiques thérapeutiques. D’autre part, le juge va également plus loin que la simple prise de décision : au départ du diagnostic ou dans la foulée de celui-ci, il entend également confier la prise en charge, la guidance, le traitement.

17Nous constatons, ensuite, que la manière dont nous avons posé la question des interventions médicales, psychologiques et psychiatriques soulève deux difficultés. D’un côté, peut-on véritablement faire un amalgame entre l’expertise psychologique et psychiatrique ? Pour Jean Kinable, l’expertise psychologique est en voie d’autonomisation par rapport à l’instance médicale. D’un autre côté, au niveau de la pratique, quelles sont les réelles différences entre l’expertise, l’enquête ou l’examen ? L’intervention de Dominique Charlier le montre très clairement.

18Sous le bénéfice de ces précisions, nous pouvons aborder notre question.

19D’un point de vue juridique, Michel van de Kerchove voit différentes fonctions aux interventions psychologiques et psychiatriques. Si la fonction de diagnostic est minimisée, la fonction de pronostic souffre du même malaise. C’est en fait la troisième fonction, la fonction thérapeutique, qui tend à se développer, qu’il s’agisse d’une indication thérapeutique ou d’un traitement thérapeutique — ce qui témoigne, de manière significative, du conflit de rôle et d’intérêt qui peut exister en cette matière. Ces différéntes fonctions s’exercent en interaction avec une quatrième fonction assignée à l’expert, celle de conseiller technique. La conclusion de Michel van de Kerchove est radicale : la conception juridique de l’expertise, unilatérale et inquisitoriale, « entretient sans aucun doute l’illusion à la fois de l’objectivité indiscutable de ses conclusions et de l’indépendance de ses différentes fonctions ».

20D’un point de vue psychologique, le rapport de Jean Kinable apporte une autre manière de voir les choses. La fonction de l’expertise lui paraît, d’une part, de promouvoir une perspective différentielle et, d’autre part, de permettre « la libération de la porte enchaînée ». L’intervention de Dominique Charlier s’inscrit dans le même sens. Elle estime, en outre, qu’il faut se méfier des modèles illusoires selon lesquels l’avis de l’expert serait un lieu de savoir et de solution. Le rôle de l’expert lui paraît de donner une place à la parole du jeune, d’être son porte-parole. Il lui revient également de maintenir une certaine forme de tension entre le non-savoir et le désir de maintenir une ouverture aux questions.

21Par rapport au juge et à l’expert, comment se situe l’avocat et quel est son rôle ? La question que Patrick Henry pose est celle du caractère contradictoire de l’expertise. Le placement psychiatrique est une décision grave qui doit être précédée d’un débat où les différents points de vue doivent non pas nécessairement être pris en compte mais du moins être entendus. En l’espèce, il constate que moins il y a de garanties, plus il y a de placements. En outre, les textes qui prévoient des garanties sont écartés au profit de procédures informelles : c’est effectivement ce que l’on a constaté dans le recours à l’article 37,3° de la loi du 8 avril 1965 en lieu et place de l’article 43. Patrick Henry évoque à cet égard, la théorie du maillon souple. Mais, de nouveau, des sens différents attribués aux mêmes mots : qu’entend-t-on par expertise contradictoire ? Est-ce l’expertise qui doit l’être ou le débat qui entoure l’expertise ? Dominique Charlier estime que pour le psychologue ou le psychiatre, l’expertise devient contradictoire par le contact avec l’ensemble de l’équipe. Pour le juriste, la notion d’expertise contradictoire revêt une toute autre signification.

22L’ensemble de cette matière suscite, enfin, certaines observations qui ont été suggérées par le débat. Dans la relation juge-psychologue ou juge-psychiatre, risque de se loger en arrière fond un certain « clientélisme ». C’est en fait parfois le psychologue ou le psychiatre qui amène le juge à décider qu’il y a des indications pour entrer... dans son service ! Ne serait-il pas plus conforme à la déontologie que la mission d’expertise soit réalisée par une autre instance que celle qui l’exécute ? Par ailleurs, le problème du diagnostic réapparaît. Certains suggèrent une attitude différente. Plutôt que de s’accrocher à une confiance illusoire dans le diagnostic, ne vaudrait-il pas mieux d’accepter de part et d’autre, c’est-à-dire du côté de la psychiatrie et du côté du droit, une large part d’incertitude et même de confusion. Pareille attitude n’invalide pas ces disciplines : au contraire, elle les rend plus claires, plus intelligibles.

3. Les institutions

23Il s’agit d’une matière très peu connue dans lequel l’objectif d’information et d’éclaircissement est sans doute premier.

24Le rapport d’André Jadoul a admirablement pénétré le maquis des institutions sur lesquelles nous n’avions, au départ, qu’un ensemble de questions. Quelles sont ces institutions ? Quel est leur statut et qui les contrôle ? Quel en est le coût ? Qui décide du choix de l’établissement ? André Jadoul montre également — et cet élément nous semble important — que les pratiques varient sensiblement d’une institution à l’autre, rendant difficile tout effort de synthèse et généralisation.

25L’intervention de Philippe Kinoo, en tant que pédo-psychiatre, révèle dans toute sa transparence le caractère complexe de ce qu’on appelle la demande de placement. D’un côté, qu’entend-t-on par demande ? Il faut distinguer la demande individuelle du jeune et la demande sociale du juge, ces deux demandes étant différentes et ne s’exprimant pas sur le même registre. Elles ne peuvent être assimilées l’une à l’autre. On pourrait encore ajouter la demande de l’institution, qui peut parfois être une demande d’emploi. D’un autre côté, sur quoi porte la demande ? Elle peut porter sur une mise à l’écart, sur un accueil, sur un traitement. L’objet de la demande peut donc être très divers. Nous voyons donc que des termes qui à première vue paraissent aussi évidents que ceux de demande et de placement peuvent revêtir des significations différentes.

26Peut-on dégager valablement des indications de placement psychiatrique ? Cette question nous paraît, quant à nous, la question centrale. Pour le juge Peeters, le placement doit toujours être subsidiaire. Philippe Kinoo rappelle également que le placement n’est pas une fin mais un début. Mais un début de quoi ? Une question particulière retient l’attention : le placement psychiatrique se justifie-t-il par la technicité qu’exige le traitement ? En d’autres termes, les traitements pratiqués en institution ne peuvent-ils pas être réalisés de façon ambulatoire ? La réponse n’est pas certaine. Dans la pratique, les placements s’expliquent souvent — sans pour autant se justifier — par une autre raison : le jeune n’est pas « viable dans son milieu ordinaire » ; il doit en être écarté car il n’est plus supportable par son environnement. Cette information nous force à constater le lien qui existe entre la santé mentale et la tranquillité publique. Le psychiatre est à la fois thérapeute et gardien de la sécurité. Il est appelé à formuler une typologie de type nosologique et, en même temps, une typologie de dangerosité.

27Aux difficultés de cerner les indications du placement s’ajoutent les difficultés de déterminer, avec précision, les indications quant à un placement fermé. Alors que l’enfermement domine le discours de l’institution psychiatrique, rien n’est véritablement dit sur les qualités ou les vertus thérapeutiques de l’enfermement lui-même. Celui-ci est souvent évoqué en fonction des caractéristiques sociales des mineurs qui en font l’objet. Il reste beaucoup d’imprécisions dans ce domaine, imprécisions qui risquent de banaliser l’enfermement psychiatrique.

28C’est sans doute en tant qu’observateur de l’institution psychiatrique qu’Yvan Vandenbergh pose les questions les plus pertinentes. Ces jeunes psychiatrisés sont-ils des malades ? Un mineur dérangeant, fuguant, est bien vite facilement qualifié « d’effervescent ». Qu’apporte le traitement ? Dans son intervention, il rappelle cette constatation surprenante d’un médecin d’une institution psychiatrique : « plus le mineur est attaché, plus il fugue ». Enfin, que deviennent ces jeunes après le placement psychiatrique ? Au départ de sa pratique dans un centre de réinsertion pour jeunes immigrés, Yvan Vandenbergh constate les effets dévastateurs de l’étiquette « psychiatrisés ».

4. Traitements psychiatriques et droits de l’homme

29Les droits de l’homme ne sont pas acquis dès lors qu’ils sont décrétés : nous vivrions autrement dans un monde de pensée magique. Il n’y a de droits de l’homme que ceux que chaque personne est capable de défendre par elle-même, dont chacun est garant à son niveau.

30Dans cette perspective, nous retiendrons, sur le thème des droits de l’homme, deux questions qui nous paraissent importantes.

31a) Quelles sont ce que l’on pourrait appeler les demandes du droit par rapport aux exigences des droits de l’homme en matière de traitement psychiatrique ? Le rapport de Jean Gillardin nous éclaire sur ce point. L’article 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est très clair : la liberté est la règle et l’enfermement l’exception. Quand bien même un traitement psychiatrique donnerait des résultats efficaces, nous ne pourrions l’accepter s’il porte atteinte à la liberté individuelle, sans justification, sans titre. En d’autres termes, la fin ne justifie pas les moyens : l’impératif thérapeutique ne justifie pas une atteinte aux droits de l’homme qui serait dépourvue de toute légitimité. Par ailleurs, toute mesure de privation de liberté doit être assortie de garanties qui sont celles inhérentes au processus juridictionnel. Enfin, les droits de l’homme contiennent également le droit au respect de la dignité humaine : à ce titre, les traitement psychiatriques ne peuvent imposer des traitements considérés comme inhumains et dégradants. Il est, en outre, essentiel de rappeler que les droits spécifiques des jeunes doivent être respectés. On ne peut imposer à des adolescents des décisions ou des interventions que l’on ne pourrait imposer à des adultes.

32Mais ce discours juridique, dont la cohérence paraît inébranlable, est lui aussi traversé de singulières contradictions. Le droit n’échappe pas à une certaine « conflictualité » interne. Ainsi, par exemple, l’intérêt du mineur est une notion compromis qui autorise des atteintes à la liberté individuelle en manière telle que le bien de l’enfant peut parfois devenir une forme de tyrannie. Par ailleurs, les droits peuvent entrer en conflit les uns avec les autres : le droit à être soigné peut s’opposer au droit à se défendre contre le traitement ; le droit des mineurs peut s’opposer au droit des parents.

33b) Comme nous l’avons déjà vu, le discours sur l’enfermement est très présent dans la démarche psychiatrique et il nous renvoie, nécessairement, à la notion même de privation de liberté. Celle-ci doit en définitive être interrogée au départ de la liberté elle-même. Nous devons cependant tenter de dépasser un conception purement formelle de la liberté : la liberté de mouvement doit être accompagnée d’une liberté-autonomie. Mais les choses deviennent alors plus complexes. La liberté ne doit pas seulement être une liberté mythique ; elle doit favoriser l’autonomie réelle des jeunes, ces jeunes qui, dans la clientèle de la protection de la jeunesse, partagent la caractéristique commune d’être une population opprimée.

34La position développée par Alfredo Zenoni nous invite à réfléchir en d’autres termes. Il estime que, pour éviter des atteintes aux droits de l’homme, il ne faut pas considérer les malades mentaux comme des malades psychiques, c’est-à-dire les considérer comme si leur centre psychique était atteint. Dans ce cas, on ne les reconnaîtrait pas comme sujets. Parler de malade psychique est porter atteinte aux droits de l’individu parce que c’est considérer la personne comme atteinte dans sa subjectivité même. Pareille conception invalide radicalement l’instance subjective. La folie, estime-t-il, n’est pas une chute de la subjectivité mais plutôt une virtualité de celle-ci, une manière d’être. Ce comportement nous échappe mais il reste néanmoins un comportement : dans ce cas, le seul lieu de compréhension est celui de la parole. Pour Alfredo Zenoni, il importe de restaurer la capacité du sujet de répondre de ses actes. En d’autres termes, reconnaître les malades mentaux comme des sujets de droit et réintroduire la notion de responsabilité.

35Nous retrouvons ainsi, sous un angle différent, la question de la responsabilité. Et à nouveau, nous voyons apparaître le sens différent et la fonction différente qui peuvent être donnés à certaines notions fondamentales, par l’instance judiciaire et par l’instance médicale ou psychologique. En termes de principe de légitimation et d’action, il importe de distinguer la fonction individuelle et la fonction sociale de la responsabilité. En droit pénal, la responsabilité commande la sanction2.

36Conclure des conclusions n’est évidemment pas une chose aisée. Tant du côté du droit que du côté de la psychiatrie, nous sommes confrontés à une dialectique de l’inachevé. Plutôt que de vouloir à tout prix échapper à cette situation, ne serait-il pas plus opportun de l’accepter ? Comme le disait très justement Léon Cassiers, juristes et psychologues doivent porter ensemble la responsabilité de cette incertitude et en répondre devant le jeune qui est un partenaire trop souvent oublié3.

Notes de bas de page

1 Cf. F. OST, Juge arbitre, juge pacificateur, juge entraîneur. Trois modèles de justice, in Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements, sous la direction de F. Ost, Ph. Gérard et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1983, p. 19.

2 Cf. Fr. TULKENS, Les impasses du discours de la responsabilité dans la repénalisation de la protection de la jeunesse, in La criminologie au prétoire, t. I, Bruxelles, Story-Scienta, 1985, pp. 13-19.

3 L. CASSIERS, Les bases psychiatriques de la collocation, in Malades mentaux : patients ou sujets de droit ?, sous la direction de J. Gillardin, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 1-13.

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