Métaphores...
p. 139-142
Texte intégral
1Une longue et intense conversation se suspend.
2Comment scander ce moment particulier, en respectant le ton, le style et le rythme de ce qui s’est échangé ?
3Comment garderai-je la mémoire de ces deux-journées de travail ? Quels points de repère me permettront, à leur simple évocation, de me souvenir de ce que j’y ai appris ?
4J’ai en effet le sentiment que cette rencontre fut un réel apprentissage, réussissant pleinement à réaliser la fonction de formation que ces journées cherchent à assurer. Cet apprentissage, certes, porte sur une multitude d’informations neuves et vigoureuses, mais il touche aussi un autre plan, qui est celui de notre relation intime à ces informations (à ce savoir). Sur ce plan, l’apprentissage rencontre toujours quelque résistance. L’une de ces résistances, et ce n’est pas la moindre, est celle qui provient de notre attachement passionné aux mots de notre langue : la langue théorique de notre corporation d’origine, la langue affective de notre cercle de pensée et de nos connivences.
5C’est sur les mots qui ont couru ici-même que je voudrais vous inviter à revenir, pour les réentendre et appeler votre attention à s’y fixer.
6Chaque personne qui a pris la parole à cette tribune s’est avancée dans son propos portée par sa langue : la langue de sa profession et celle, intérieure, de ses convictions. Je veux m’en tenir ici aux émergences de cette parole-là, dans laquelle celui qui parle livre en une fulguration métaphorique une réalité qu’un long discours ne pourrait épuiser.
7Les images qu’un sujet saisit au vol de sa pensée pour ponctuer son dire ne sont pas, à mon sens, pure rhétorique d’ornement. Elles sont sa signature. Leur pouvoir de condensation, qui ramasse d’un seul coup tout un propos, est également un pouvoir de subversion qui ouvre ce propos même à une dimension qui le déborde, qui le pousse, qui l’enveloppe, qui l’anticipe et, parfois, le surprend.
8Les métaphores viennent assister le contenu objectif du discours en démultipliant ses effets de sens, ses connotations imaginaires, ses résonances signifiantes.
9Pour moi, ces métaphores seront les gardiennes de la mémoire singulière que je conserverai de cette rencontre.
10Permettez-moi, dès lors, de vous les faire réentendre en parcourant le tracé très particulier qu’elles ont dessiné.*
11Monsieur Cappelaere a ouvert les questions en nous cognant à toutes sortes de portes, ouvertes ou fermées, de ces petites maisons à différents portails, portes de façade, portes dérobées, portes de service... qui manifestent le va-et-vient qu’autorise une institution ou les accès qu’elle interdit. Toute maison de ce genre a ses entrées des artistes, ses sorties de garage et ses vues côté cour ou côté jardin.
12Il a montré, dans cette brousse institutionnelle, des pistes, plus nombreuses qu’on ne le croirait, pour le placement de mineurs en psychiatrie. D’aucunes se révèlent, à l’examen, fonctionner comme de véritables boulevards, boulevards qui n’ont pas toujours la publicité de notre Boulevard du Jardin Botanique !
13Cette contribution initiale sort le profane de son ignorance mais peut-être, aussi bien, celui qui se pense informé. Elle va droit à la question de fond : quelle est l’attitude politique à tenir si l’on a le courage de sortir de cette ignorance ?
14Monsieur Simonis a eu cette formule saisissante : le placement, c’est le confort du juge... A quoi le débat ajoute :... et de la collectivité sociale dont le juge est de par ses fonctions le représentant visible. En stigmatisant le flou artistique de l’article 37, il nous a mis en alerte : ce flou permet des placements sauvages ou semi-sauvages, s’effectuant sans projet concerté, sans contrôle ni réévaluation.
15En disant, dans ce franc parler de l’homme de terrain qui est un homme de combat, que le jeune sort des mains du juge pour passer dans les griffes du psychiatre. Monsieur Peeters dénonçait la même sauvagerie que déplorait Monsieur Simonis. Cette autre proposition situe parfaitement sa position et son engagement de juge de la jeunesse : il faut travailler, dit-il, avec le mineur plutôt qu’au-dessus de lui.
16Monsieur Michel van de Kerchove a présenté une analyse détaillée du statut juridique de l’expertise psychiatrique, il n’hésite pas, en concluant, à parler des illusions qu’elle véhicule : illusion d’objectivité (ce qui soulève la question des fondements scientifiques de la psychiatrie), illusion de l’indépendance des fonctions respectives du juge et du psychiatre. L’expertise psychiatrique demeure inspirée par le modèle inquisitorial... On voit que choisir le truchement du concept n’empêche nullement le discours théorique d’affirmer sa vigueur et sa radicalité.
17Monsieur J. Kinable a caractérisé la position du psychiatre comme une position de monopole. Mais, ajoute-t-il, ce n’est qu’apparence, parce qu’en matière de placement toute démarche est en interaction avec les autres, même si les intervenants n’en veulent pas, de cette interaction. Il a aussi dépeint la fonction imaginaire du juge comme celle du bon père de famille... dont, par réciproque, les mineurs sont forcément les enfants. Mais sait-on, au juste, ce qu’est un bon père de famille ? Cette figure du père qui semble inéliminable ; fait-elle l’unanimité, chez les juges autant que chez leurs « enfants », quant à son contenu, sa légitimité, sa portée ?
18Je note encore cette définition que Monsieur Kinable propose pour le psychologue : il est le porte-parole du sujet.
19Le Docteur Charlier témoigne des problèmes qu’elle rencontre dans la pratique de l’examen médico-psychologique et suggère l’enjeu « dramatique » de ce travail collectif : la pièce se joue sur plusieurs scènes, dit-elle. Métaphore théâtrale qui n’est pas sans faire écho aux jeux d’interaction dont parlait Jean Kinable. Un autre vocable est choisi pour spécifier le « rôle » que s’assigne ici le psychiatre : rôle de médiation.
20Maître Henry se présente d’emblée comme un amateur... Belle définition pour un avocat voulant faire entrer sa voix originale dans ce qui doit être un débat. L’avocat représente, au sens fort, l’exigence qu’une décision en matière de placement soit le fruit d’un vrai débat. Aussi souhaite-t-il que se crée une défense organisée de l’intérêt du mineur qui doit pouvoir se faire entendre.
21Maître Jadoul en appelle sans ambages au bestiaire fantastique : nous voilà mis en présence tantôt de mammouths, tantôt de pieuvres institutionnels... Peut-on mieux dire la logique monstrueuse des institutions de placement lorsqu’elles se mettent à oublier ceux pour qui elles sont faites et qu’elles ne cherchent plus qu’à se nourrir elles-mêmes ? Les exemples qu’il prend dans la réalité récente de ces institutions nous obligent à entendre, de façon toujours neuve, les ambitions qu’elles affichent dans le choix de leur patronyme : que ce soit celui de Détour ou de Patriarche...
22Le Docteur Kinoo nous a fait voyager dans le monde de la géométrie : il dessine les cercles séparés des corporations concernées par le placement, cercles qui devraient logiquement être solidaires, aussi interdépendants que les anneaux d’un nœud borroméen. Il rappelle que dans la grande économie du placement, l’offre crée la demande : il reste l’espoir, pourtant, que la demande du jeune ou celle du juge — considérée cette fois non dans l’économie de marché mais dans l’économie symbolique de la parole, soit distinguée du besoin et indique l’existence du sujet.
23Le vif témoignage de Monsieur Vandenberg nous saisit dans la symbolique des couleurs. Là où il passe le monde se colore : Porte rouge, Etangs noirs. Peut-on résister, à l’entendre, à laisser chanter en soi quelques rumeurs stendhaliennes ? Il reste que ces couleurs ne sont pas n’importe lesquelles ; elles sont les emblèmes sans ambiguïté de son combat de toujours : rendre possible des expériences de vie, hors des circuits spécialisés. Accueil et milieu de vie sont ses maîtres-mots : ne sont-ils pas une chance pour ces êtres à propos de qui il nous questionne : est-ce une maladie d’être adolescent ?
24Maître Gillardin, avocat passionné, veut asseoir la cause des mineurs sur le socle des Droits de l’homme. Tant son action que son plaidoyer proclament que c’est sur ce socle que peut s’appuyer la volonté de sauvegarder en toute affaire l’exigence juridique fondamentale du contradictoire.
25Monsieur Zenoni, enfin, pouvait-il accentuer autrement la fermeté de sa conviction de psychanalyste et de responsable d’un centre d’accueil qu’en assumant une identification à un rhinocéros marchant, imperturbable, sur les potiches qu’une bonne conscience appelle « intérêt de l’enfant, santé. Bien... », mais qui peuvent se réduire à des fictions creuses dans la pratique institutionnelle. Il faut bien en appeler au pachyderme pour ramener au réel les acteurs des boutiques qui affichent ces valeurs. Il faut massivement rappeler que ces idées ne sont là que pour signifier le respect du sujet en la personne du mineur. Le sujet n’est pas une entité psychologique close sur elle-même, il est d’abord le sujet de droit.
26Ainsi, d’un orateur à l’autre, les métaphores ont tissé leur réseau, instaurant au-delà des discours savants des correspondances qui demeurent, encore, inconnues.
Notes de fin
* Les mots en italiques sont, littéralement, les termes et les trouvailles des différents orateurs.
Auteur
Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis
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