Un langage à inventer entre le droit et la psychiatrie
p. 149-164
Texte intégral
Avant-Propos
1A travers un souci de protection des droits de l’homme, la loi du 26 juin 1990 organise un dialogue entre des protagonistes issus du monde de la médecine et du droit. Ceux-ci ont de nouveaux langages à créer, autour de la personne du malade mental désigné, qui lui aussi fait entendre sa voix — et celle de sa souffrance. Cette situation nouvelle amène chacun à explorer de nouveaux territoires : généralement, la médecine a peu à se préoccuper du droit, et les lois supposent que chacun partage à peu de choses près les mêmes visions du monde, excluant les particularités amenées par la folie ou la détresse morale. Il n'est pas difficile d'imaginer les différences de point de vue, les conflits de cadres de référence, les divergences de projets susceptibles de naître de telles confrontations : peu de certitudes survivront à ce remue-ménage, et les terres défrichées permettront peut-être de créer un espace de rencontre, une langue commune aux médecins, aux juristes et aux malades mentaux.
2Cependant, une idée qui aurait pu apparaître simple — garantir au patient hospitalisé ou en voie de l'être les mêmes droits fondamentaux que tout un chacun — suscite une multitude de réflexions et de questions. Quelques-unes seront abordées ici, à travers une pratique de psychiatre travaillant principalement en centre de santé mentale.
3Premiers souvenirs à propos de la collocation
4Un débat à la télévision, regardé alors que je terminais mes études de médecine. Un ancien membre du G.I.A. (Groupe Information Asile) évoque avec colère le docteur X « médecin colloqueur à Ixelles ». Je me demande pourquoi X, psychothérapeute bien connu et sensible à la souffrance humaine, fait un si vilain métier. Pourvoyeur d'asile, pensez-vous…
5L'ancienne loi sur la collocation, née au 19e siècle, visait avant tout à protéger la société. La décision d'hospitalisation était formellement prise par le bourgmestre qui, de fait, entérinait la proposition d'un médecin, sur base d'un certificat assez sommaire. Cela conférait donc au corps médical la possibilité de priver un individu de sa liberté, sans qu'il n'y ait ni débat contradictoire, ni contrôle réel sur ses décisions.
6Il s'agissait là d'un pouvoir qui pouvait passer pour exagéré et susceptible de laisser la porte ouverte aux pires abus. Il convient pourtant de se souvenir que la médecine, dès son origine, a été familière des décisions vitales prises, au nom de la science, pour le bien supposé des patients : que ce soient les trépanations des Incas, les amputations sur les champs de bataille ou, plus près de nous, les essais thérapeutiques, des actes considérables étaient posés, que la société n'acceptait en nulle autre circonstance. Et si, dans les asiles, médecins ou infirmiers abusaient parfois de leur position d'autorité, c'était aussi parce que personne ne s’intéressait plus aux patients qui leur étaient confiés.
7En intervenant dans le mode de prise en charge de ces patients, le législateur ne fait pas que protéger le droit du plus faible ou interdire certaines pratiques abusives. Il se situe dans un territoire complexe, au point de rencontre de la justice et de la médecine, de la société et de l'individu, de la liberté et de la santé. Le médecin n'exerce plus seul et sous son unique responsabilité l'art de guérir ; le juge, en veillant au respect de la loi, est amené à prendre des décisions d'ordre thérapeutique.
8Cette situation nouvelle soulève une multitude d'interrogations et les réponses ne peuvent qu’être individuelles, changeantes et pleines de doute : il est certain que les pratiques du monde médical et judiciaire ont évolué depuis l'entrée en vigueur de la loi, et qu'elles continueront à évoluer. Il n'est donc pas envisageable d'apporter ici des avis définitifs, et cela est heureux.
Chapitre I. La question de la liberté
9Un an plus tard, premier contact avec la psychiatrie lors d'un stage aux Etats-Unis. La nuit dans le service des urgences d’un hôpital psychiatrique public. Le blizzard a déjà accumulé une trentaine de centimètres de neige. L'infirmier, un colosse de 110 kilos, introduit dans le box un patient avec lequel je pourrai mettre en pratique « les techniques d'empathie » fraîchement apprises. Entre un grand gars efflanqué, les cheveux longs, le regard brillant. Il est en short et pieds nus. Il parle des pyramides égyptiennes, du dieu soleil, du livre des morts. Son regard s'arrête sur un fil électrique, il se lève, l'arrache, la sonnerie d'alarme se déclenche, l’infirmier se précipite…
10Quelques minutes plus tard, le psychiatre décide de ne pas hospitaliser ce sympathique jeune homme. « Il est normal, il n’a pas de problèmes psychiatriques », m'explique-t-il. Que la normalité américaine est étrange…
11La loi du 26 juin 1990, tout autant qu'une « loi relative à la protection de la personne des malades mentaux » se veut une loi défendant la liberté. Cet aspect est abordé d'emblée, dès le premier article.
12La liberté, notion fondamentale et complexe, au cœur de bien des débats éthiques, se trouve ici confrontée non seulement au droit ou à la médecine, mais plus encore à la maladie mentale. Si dans des circonstances « ordinaires », chacun peut faire appel à une définition intuitive de la liberté, qui l'amènera à des conclusions assez largement partagées, il en ira autrement lorsque la folie entre en jeu. La défense de la liberté quitte le champ de l'éthique et de la philosophie, pour affronter la souffrance affective et psychique.
13Quelle liberté laissent des hallucinations qui transforment les perceptions de l'individu, qui altèrent les signaux envoyés par les organes des sens ? Quelle liberté de jugement pour une personne envahie par un délire qui contrôle sa pensée, ou dont les actes paraissent commandés par des voix qui l'insultent ou lui donnent les ordres les plus fous ? Quel libre arbitre pour le toxicomane dont le corps, la conscience sont envahis par la souffrance du manque ? Quel choix pour le mélancolique conduit par des déchirements intérieurs à la défenestration ? Que reste-t-il comme liberté à défendre dans ces circonstances ? Pas grand-chose sans doute.
14Le champ de la discussion se déplace et les mots prennent un sens nouveau. Une transposition de la notion commune de liberté ne risque-t-elle pas, si elle est appliquée sans discernement, de nous faire les alliés objectifs de l'ennemi le plus sournois qui soit, du dictateur le plus despotique que l'on puisse imaginer ? Il ne s'agit plus d'une confrontation entre un individu, un juge et un médecin. La maladie mentale est en elle-même un des acteurs principaux et il convient de l'interroger. Y aura-t-il plus de liberté en s'abstenant de toute intervention ? Un traitement mené avec respect est-il nécessaire pour garantir l'autonomie de cette personne ?
15De telles questions ne rencontrent pas de réponse unique. Elles mettent en jeu l'histoire unique d'un individu. Elles concernent sa rencontre avec la société et les contraintes que celle-ci comporte (quelle liberté quand on ne dispose plus de revenus décents ? quelle liberté face à la solitude ? etc…). Elles interpellent aussi la science médicale (est-il utile d'hospitaliser quelqu'un si, dans l'état actuel du savoir et des ressources disponibles, on ne peut apporter aucune amélioration sensible à sa condition ?).
Chapitre II. La question de la maladie
16Plus tard encore, un jeune schizophrène. Il était au chômage. Un jour, dans la file du pointage, il s'était retrouvé plongé dans un état catatonique, immobile, figé. Il était resté debout comme une statue, bien après que son tour ne soit passé, et avait été conduit directement à l'hôpital. Depuis, il me répétait qu'il était normal. Et pour le prouver, il me montrait qu’il regardait la télévision. Et c'était vrai, il regardait la télévision… éteinte… comme lui.
17Le champ d'application de la loi du 26 juin 1990 est subordonné à l'existence d'une maladie mentale. La présence d'un état maladif est en général une question claire en médecine : cette notion suppose une déviation du normal vers le pathologique, causé par une étiologie qui, à défaut d'être toujours précise ou unique, est en tout cas identifiable. Il existe un traitement — ou si cela n'est pas possible actuellement, l'avancement de la science le rendra possible ultérieurement — et ce traitement agira bien souvent indépendamment de la volonté du malade, et, d'ailleurs, tout bon malade est censé vouloir guérir.
18Mais voilà, avec la maladie mentale, il en va tout autrement. L'organe atteint est au centre de la pensée, du jugement, de la sensibilité. Il ne se laisse pas réduire à une entité anatomique mais reste aussi insaisissable que l'âme, la conscience ou l'entendement. Le trouble dont il est question ne se laisse pas quantifier par les techniques les plus sophistiquées mais est la conséquence impalpable de dérèglements infimes au sein de millions de neurones, la suite imprévue d'une histoire impliquant plusieurs générations d'êtres parlants, la séquelle de combats intérieurs déchirants. Là où les désirs se retrouvent anéantis, où l'énergie est épuisée, il ne reste quasi rien comme volonté ou comme libre arbitre, et le patient n'aura peut-être plus grand-chose à offrir au médecin ou au juge : ni motivation à guérir, ni souci de s'amender.
19Et cette notion de maladie même, parlez-en à différents psychiatres, chacun aura sa définition. Certes, nous sommes aujourd'hui loin des années 60 et 70, et seules restent des traces éparses du mouvement de remise en question profonde que fût l'antipsychiatrie, pour laquelle la folie était le reflet des maladies de la société.
20Mais allez donc définir la maladie mentale…
21Certains psychiatres biologistes proclament « nous sommes tous des maniaco-dépressifs » tandis que d'autres, appartenant à la même école, cherchent sans fin le test quantifiable qui enfin mettra fin à leur doute et leur donnera des arguments reconnus, même par leurs confrères internistes. Pendant ce temps, les psychanalystes continuent à se pencher sur la complexité infinie de l’histoire des individus, tandis que les thérapeutes systémiques investiguent les délicats équilibres intrafamiliaux, où parfois un enfant se dévoue pour être le « patient désigné » et protéger ainsi le reste de la famille de souffrances et de déchirements.
22Chacune des pratiques psychiatriques a sa place et son cadre de référence. Il ne s’agit pas de savoir si un homme est coupable ou innocent de maladie, mais de comprendre une situation afin de mettre une stratégie en place.
23Face à ce foisonnement, existe-t-il un espoir de voir clair ?
24Il arrive nécessairement un moment où la nécessité d'un diagnostic s'impose. Celui-ci est forcément réducteur, puisqu'il prétend concentrer en quelques mots la souffrance d’un être humain. Il n'en est pas moins utile pour établir un lien avec le savoir psychiatrique extérieur au patient : le diagnostic de maniaco-dépression renvoie, par exemple, au savoir clinique et épidémiologique que nous possédons sur les troubles affectifs en général et sur les stratégies thérapeutiques étudiées et comparées dans ces cas. Mais il est important de garder la conscience de l'aspect simplificateur et toutefois primordial de cette démarche. Sont évacués de la sorte non seulement l'histoire d’un individu mais également le contexte social dans lequel il vit.
25C’est pourquoi les tentatives les plus élaborées de standardisation d'un langage diagnostic sont aussi les plus modestes.
26Une des références les plus largement acceptées dans ce domaine est le DSM III R, développé aux Etats-Unis et validé par de nombreuses études épidémiologiques.
27Le prix à payer pour arriver à un langage relativement consensuel a été lourd. La notion de maladie a été évacuée au profit de la notion de « trouble ». Toute considération étiologique faisant référence à l'une ou l’autre école a été balayée. Les diagnostics reposent sur l'accumulation d’une série de symptômes observés dans l'ici et maintenant. Les critères retenus se veulent aussi objectivables que possible — à défaut d'être objectifs — et limitent l'interaction entre patient et diagnostiqueur.
28Et malgré tout, ce système garde ses lacunes. Il ne répondra pas à la question de savoir si un individu est responsable de ses actes ou s'il présente un danger pour lui-même ou autrui. Il ne trace pas non plus de frontière nette entre normal et pathologique. Jamais une catégorie du DSM III R ne justifiera de manière systématique et univoque l'application de la loi du 26 juin 1990…
29Il est également des territoires particuliers où le droit et la médecine peuvent avoir des notions divergentes au sujet de la santé et de la maladie.
30La loi a eu tendance à créer une antinomie entre l'état de maladie et la notion de culpabilité. Un malade ne peut être coupable d'actes qui sont la conséquence de sa maladie. Inversement, un délit, défini par le code pénal, ne peut en soi être une maladie, et un problème se pose pour la toxicomanie.
31En effet, à partir du moment où la loi belge considère délictueuse la consommation de substances illicites, il est supposé que cet acte est commis par un individu agissant en pleine conscience et tout à fait responsable des conséquences de son comportement.
32Cet état de fait place le discours médical dans des dimensions qu'il n'était sans doute pas prêt à occuper. Que se passe-t-il lorsque sont évoquées, dans leur dimension humaine, les questions de la solitude, de la marginalisation, de l'enfermement lié à la dépendance, de la souffrance liée au manque ? Lus sous l'angle du droit, ces propos peuvent être assimilés à la défense juridique de l'accusé et risquent d'être vidés d'une partie de leur sens. Ou bien ces arguments restent clairement dans le territoire de la médecine et la toxicomanie est une maladie susceptible éventuellement de justifier l'application de la loi du 26 juin 1990. Ce qui conduit à une impasse : reconnaître la nécessité de soigner la toxicomanie implique l'absence de libre choix pour l'usager de drogues, ce qui sous-entend que la pénalisation de ce comportement est inappropriée.
Chapitre III. Quelle loi pour quels malades ? — quelle maladie pour le droit ?
33Les points développés plus haut font apparaître quelques divergences entre la médecine et le droit. Il en est d'autres.
34Pour le médecin, une hospitalisation, même forcée, est une décision thérapeutique. Celle-ci est l’aboutissement d'une série de considérations, au départ du malade, de sa personne, de sa situation et incluant le savoir médical, les connaissances épidémiologiques et l'état d'avancement des moyens thérapeutiques.
35Le juge est amené à se prononcer sur l'opportunité d'une mise en observation en veillant à ce que les conditions d'application de la loi soient remplies. Le point de départ de sa réflexion se situe du côté du droit défini par la loi et de l'éthique liée à la défense de la liberté.
36Les deux cheminements sont distincts ; là où le médecin part de la connaissance d'un individu pour se diriger vers un savoir d'ordre plus général, le magistrat se réfère au droit pour arriver à son application à un individu. Ils peuvent conduire à des conclusions opposées, non pas pour des raisons de fond mais pour des différences de point de vue ou de cadre de référence.
37Et cette rencontre entre droit et psychiatrie est loin d'être anodine : il ne s'agit pas d'une juxtaposition mais bien d'une interaction.
38Par exemple, lorsque la loi du 26 juin 1990 est appliquée à une personne, cela a notamment pour sens que cet individu est qualifié de « malade mental » au nom de la loi et de la société. Ce qui n'est certes pas anodin — et il faut bien les capacités de déni que fournit la psychose pour minimiser cette désignation. Inversement, si un juge constate que la loi n'est pas d'application, cela pourrait signifier que la personne n'est pas malade mentale et il pourrait s'avérer délicat de la convaincre ultérieurement de suivre un traitement…
39Par un effet pervers, cette loi pourrait créer, si on n’y prend pas garde, deux types de législation : celle qui s'applique aux « sains d’esprit », d'une part, et celle qui s'applique aux « malades mentaux », d'autre part. Le problème soulevé par la toxicomanie a déjà été évoqué plus haut. Par ailleurs, il pourrait arriver que l'application des lois usuelles soit déniée à celui qui se retrouve qualifié de « malade mental », ce qui le conduirait à se vivre comme irrémédiablement et chroniquement irresponsable. Dans la pratique des centres de santé mentale, il arrive régulièrement de rencontrer des patients psychotiques, ou à la personnalité limite, qui commettent des actes inadéquats, parfois dans un contexte de délire ou de dépression. Ces agissements résultent du besoin de trouver une frontière ou un contenant, ou du désir de rencontrer une figure paternelle qui, enfin, viendrait rappeler la réalité face à un océan d'imaginaire. Dans ce contexte, refuser l'application de la loi revient également à interdire l'accès au monde réel. Vouloir « protéger » un patient de la loi revient en fait à laisser sa folie croître et embellir jusqu'au jour où seule l'hospitalisation psychiatrique forcée et urgente restera envisageable.
Chapitre IV. Du dispositif mis en place par la loi du 26 juin 1990
40En première lecture, la loi du 26 juin 1990 paraît calquée sur la législation générale : on y trouve une personne qui pourrait être privée de liberté, et donc bénéficie de la présence d’un avocat… Il suffit de peu pour imaginer le médecin dans le rôle du procureur et l'hôpital psychiatrique assimilé à la prison. Cela pourrait paraître une caricature mais il est des circonstances où l'avocat aura à faire le choix délicat de protéger soit la santé de son client, soit la liberté — celle-ci étant parfois interprétée comme un concept général, détaché de la question du réel libre arbitre d'un individu particulier.
41Il convient cependant de prendre le temps de s’arrêter un peu plus longtemps aux différents protagonistes.
Section 1. Le malade mental et le requérant
42Un propriétaire qui se plaint du bruit occasionné par un de ses locataires : coups frappés dans le mur… En haut d'un escalier mal éclairé, une chambre garnie. Un monsieur finit par m'ouvrir. Torse nu, il laisse pendre un ventre morne au-dessus d’un pantalon débraillé. Il mange une cuisse de poulet froid, une bouteille de champagne traîne sur la table. La loque qui sert de tenture est tirée et cache le soleil. Il n'ose pas l'ouvrir, parle de son hospitalisation dans une clinique psychiatrique. Il connaît le centre de guidance… Pas de doute, c'est un ancien client mais il ne reviendra pas. Il préfère cacher sa psychose dans un recoin de sa chambre. Que faire ? Une petite admonestation pour qu'il ne tape plus au mur et expliquer au propriétaire qu'il n'est pas dangereux et qu'il n'y a pas moyen de l'hospitaliser de force. Je suis repassé quelques mois plus tard. Rien n’avait changé, seule une tarte aux myrtilles avait remplacé le poulet et une bouteille de limonade trônait à la place du champagne.
43« Malade mental », « requérant », deux acteurs aux rôles indissociables.
44En effet, qui est-ce qui amène un malade mental ordinaire — qui ne se considère peut-être pas comme tel et qui n'a peut-être jamais rencontré de médecin — à tomber sous le champ d'application de la « loi de protection de la personne » ? Il faut qu'il y ait un requérant, civil ordinaire ou représentant de l'ordre public. Faute de quoi notre malade mental reste un « marginal » ou un « déprimé », errant sans définition, comme bien d'autres, dans le dédale de nos grandes villes.
45Il n’est en effet pas si simple d'attirer l’attention des autorités : il convient au minimum d'importuner quelques voisins, de laisser s'accumuler ordures et excréments, ou de grimper aux réverbères en se prenant pour le messie. Et là encore, il faut y mettre suffisamment d’insistance ou de conviction pour que quelqu'un se décide à devenir « requérant ». Peut-être même que notre fou devra faire preuve d'une certaine persévérance pour convaincre le requérant potentiel de découvrir l'existence de la loi du 26 juin 1990, et puis pour qu'il établisse sa requête dans les termes précis de la loi, qu'il trouve le médecin certificateur, qu'éventuellement lui-même prenne un avocat…
46On le devine, l'histoire n'est pas simple — surtout qu'il faut encore tenir compte des hésitations du requérant à enregistrer sa plainte et à courir le risque de se retrouver ultérieurement confronté avec le paranoïaque qu'il aura contribué à envoyer à l'hôpital.
47La complexité de ces démarches donne une relative assurance qu'elles ne seront entreprises qu'en cas de nécessité réelle et pour des motifs sérieux. Il est bon que la psychiatrie ne soit pas systématiquement appelée à la rescousse pour régler de simples conflits de voisinage et il est heureux que la folie garde un champ libre pour s'exprimer. Tout travailleur de centre de santé mentale connaît l'un ou l’autre psychotique chronique qui vit caché au fond d’un appartement sombre, en compagnie de ses délires familiers. De telles situations, quoique précaires, restent malgré tout préférables à certaines hospitalisations psychiatriques interminables. Face aux limites de nos moyens thérapeutiques, l'alternative d'un maintien à domicile — même si cela s'accompagne de quelques troubles de voisinage mineurs — doit être préservée.
Section 2. Le médecin certificateur
48Une visite à domicile, en compagnie d’une assistante sociale. La rencontre avec un Monsieur très agressif, qui terrorise l’immeuble. J’ai préféré me tenir sur mes gardes et le regarder dans les yeux. Il avait cependant une allure un peu comique, lorsqu'il pérorait dans la cave, à côté d’une baignoire abandonnée, vêtu d'un short en cuir, la cravate noire ressortant sur la chemise blanche… J'écris mon rapport. « Monsieur Z nous montre un tableau pathologique inquiétant. Il tient des propos délirants, s'affirmant maître de la terre, développe des théories à connotation paranoïaque concernant la médecine et la politique internationale… Il accuse les autres locataires de lui causer des préjudices… Son agressivité l'a déjà conduit à de nombreuses altercations… »
49Quelque temps après, je reçois une copie d'une lettre que Monsieur Z a envoyée au bourgmestre :
50« Ce matin, j'ai été victime d’une singulière agression. Madame B. est venue faire un appel sonore (buzzing) à mon domicile. Elle était accompagnée d’un Monsieur qui se disait docteur (en médecine). Comme l'individu était dans une tenue débraillée, je lui ai demandé de me montrer sa carte d'identité qu'il feint de chercher dans un cartable en état de foutoir ! Aussitôt, j'ai eu le flair de la supercherie et je les ai conduits à la cave pour leur montrer l'état des compteurs d’électricité… J'ai déclaré à mes interlocuteurs que j'étais le propriétaire de la terre, en leur faisant part des alternatives (amplitudes) de ma gestion pour motiver le titre auquel je suis parvenu ».
51Et voilà, le propriétaire de la terre habite toujours à Ixelles.
52Il est parfois aléatoire d'être celui à qui échoit la mission d'établir le rapport circonstancié…
53Il peut s'agir d’un médecin généraliste qui, éventuellement, connaît le patient et son entourage. De par son rôle de médecin de famille, il est souvent le mieux placé pour évaluer une situation complexe où les comportements du patient désigné ont de multiples interactions avec l'entourage. Mais la position du médecin devient, de ce fait, aussi plus délicate. Pris à partie par les uns et les autres, la famille peut lui demander de devenir une espèce de juge chargé de tracer la frontière entre le « fou » et les biens portants. Cela s'avère parfois intenable dans des circonstances où ce n’est plus tant un individu qui est malade — mais bien toute une famille qui va mal.
54De plus, la mesure de mise en observation n'étant envisagée qu'en dernier recours, le médecin est souvent appelé quand les ressources des protagonistes sont épuisées, conduisant à un climat d'urgence et de catastrophe plus lié à réchauffement des esprits qu’à des événements réels. Dans de telles circonstances, l'hospitalisation peut être vécue comme une espèce de bannissement destiné à mettre à l'écart le fauteur de troubles. Dès lors, il est difficile de s'inscrire dans le long terme et de parler tranquillement de l'utilité d'un traitement ou de nouveaux équilibres à inventer entre le patient désigné et son entourage.
55Là encore, la complexité des démarches et la nécessité qu'un requérant se désigne et mette par écrit les faits peuvent contribuer à dénouer le climat d'urgence.
56Toutefois, la situation reste délicate et il est important que le médecin traitant puisse préserver sa position, afin de garder la possibilité de continuer à suivre son patient : en général, la phase la plus délicate se situe après l'hospitalisation.
57C'est pourquoi il arrive fréquemment de faire appel à un psychiatre qui ne connaît pas nécessairement le patient et qui aura à l’examiner à domicile : il est rare qu'un malade mental soit suffisamment inconscient pour aller de son plein gré consulter un psychiatre qui lui imposera une hospitalisation non souhaitée…
58Une famille est venue consulter pour le petit frère paresseux.
59Nous trouvons un jeune homme hirsute, dégingandé — leptosome en termes psychiatriques — au fond d'un capharnaüm incroyable. Il hésite à parler, il a peur des rayons laser, il s'enferme chez lui. Après de longues approches, un traitement par neuroleptiques est instauré. Il va un peu mieux, commence à sortir, parle. Sa famille trouve qu'il va mieux et l'installe dans le magasin de plantes, tenu par son frère, loin des psychiatres…
60La connaissance des conditions de vie du patient désigné fournit des renseignements irremplaçables et peut révéler des symptômes qui resteraient cachés dans d'autres circonstances. L'état de l'habitat est également une bonne mesure de la capacité d'une personne âgée, présentant une démence débutante, à se prendre en charge elle-même, éventuellement avec une aide extérieure. Parfois, l'examen à domicile est aussi l'occasion de rencontrer des voisins et de dédramatiser une situation conflictuelle ou même de mettre en place un réseau d'assistance. Il permet notamment de mieux évaluer la possibilité de recourir à des alternatives à l'hospitalisation psychiatrique : traitement à domicile, intervention des services sociaux, assistance d'une aide familiale, hospitalisation dans un service de médecine.
61Les centres de santé mentale ont là à jouer un rôle tout à fait spécifique et primordial pour limiter le recours à l'hospitalisation. Il est précieux que ces petites unités psychosociales ne soient pas astreintes à des critères de rendement économique et puissent encore remplir certaines missions sans compter les ressources à déployer : s'il fallait être rentable, comment serait-il possible de faire des visites à domicile, d’avoir des contacts avec des services sociaux, des juges, des avocats, d’établir des rapports, et tout cela pour prendre en charge quelqu'un qui ne le souhaite pas. Il est dommage que le pouvoir politique ne donne pas plus de moyens à ces interventions sur le terrain…
Section 3. Le rapport circonstancié
62Lorsqu'un requérant est parvenu à établir sa demande dans les termes précis voulus par la loi et qu'il a pu trouver le médecin disposé à vaincre sa part d'obstacles — portes fermées, insultes, menaces, escalier menaçant de s'écrouler, odeurs pestilentielles, etc… — la machine juridique pourrait s'ébranler. Il suffit d'établir un rapport circonstancié… et là non plus, il ne s'agit pas d'une question simple.
63Antérieurement, les collocations étaient décidées sur base d'un simple certificat mentionnant trois symptômes. La procédure était assez automatique et le médecin n'avait pas à se justifier.
64La nouvelle loi demande un rapport explicitant un certain nombre de points : l'existence d'une maladie mentale, la présence d'un danger pour soi ou pour autrui, l’absence de solutions alternatives, l'urgence éventuelle.
65L'esprit de la loi sous-entend que ce rapport sera à la base d’un débat contradictoire. Il ne s'agit donc pas de certifier ou d'attester mais bien d'argumenter et de convaincre. L’impression clinique risque de ne pas être suffisante, la différence entre une structure hystérique et une personnalité limite ne sera sans doute pas saisie, l’intime conviction du praticien de l'art de guérir sera peut-être battue en brèche. Non, il faut des arguments forts, des symptômes identifiables, la preuve de comportements totalement inadéquats.
66Et encore, quand il sera question d'un paranoïaque véritable, la situation risque de se compliquer. La première personne à examiner ce patient aura sans doute déjà dû utiliser des trésors de patience ou de ruse pour entrer en contact avec lui, amorcer un dialogue, trouver la faille par laquelle le délire déborde. Et une fois que ce paranoïaque aura expliqué que la voisine du dessous est payée par la C.I.A. ou le K.G.B. pour le séduire et le faire souffrir, qu’elle claque les portes expressément pour le rendre fou, qu'elle reçoit sans cesse des hommes chez elle et qu'il doit faire le guet toute la nuit de peur qu'on ne vienne l’assassiner, quand il aura expliqué tout cela et fait part de sa décision de saisir la Cour internationale de La Haye, comment accueillera-t-il la visite d'un juge ou d'un avocat ? Aura-t-il encore l’inconscience de leur narrer ses délires, au risque de se retrouver à l'hôpital ? Confirmera-t-il les éléments consignés dans le premier rapport ?
67La question du rapport pourrait paraître suffisamment compliquée comme cela. Et pourtant, dans cette discussion, nous n'avons pas tenu compte d'un élément essentiel qui n'apparaît nulle part dans la loi du 26 juin 1990, comme si le législateur avait oublié cette question : il s'agit du secret médical.
68Il paraît effectivement assez difficile de fournir, dans un rapport, matière suffisante à un débat contradictoire, tout en respectant l'obligation de secret. Le médecin se trouve pris là entre des exigences contradictoires, dont il ne se tirera qu'en faisant preuve de la plus extrême circonspection, tous les éléments étrangers à la description des faits restant exclus de son texte.
Section 4. Et c'est ici que l'avocat entre en scène
69A ce stade-là de la procédure, la médecine se trouve confrontée au droit : il ne s'agit plus de discuter entre confrères acquis à la cause d'Esculape, de citer Freud, Jung ou Lacan plus par plaisir que par souci de polémique, ni d'insister sur les divergences d'école, pour se rassurer d'appartenir au même monde. Non, il est plutôt question d'affronter des empêcheurs professionnels de tourner en rond, qui manient le verbe suivant des règles et une syntaxe étrangères au monde médical, qui vont parler de droit de la défense et brandir l'étendard de la liberté et des droits de l'homme, bref, empêcher la médecine de ronronner tranquillement entre quelques certitudes bien établies.
70L’avocat peut apparaître comme un étrange personnage aux yeux du médecin, d'autant plus que, bien qu'intégré dans un autre univers, il partage avec lui certaines préoccupations. L'un défend la liberté de son client — supposé, dans le discours général du droit, être en bonne santé. L'autre protège la santé d'un patient censé ne pas se préoccuper plus que tout un chacun du droit. L’un écoute la volonté exprimée de son client, l'autre entendra avant tout — surtout s'il est psychiatre — ce qui se cache derrière les paroles de son patient. L'un et l'autre s'abritent derrière un secret professionnel, mais il n'a ni la même nature, ni la même origine. Et les sources de malentendus font foison…
71Le texte de la loi du 26 juin 1990 y apporte des contributions non négligeables. En instaurant tout un dispositif de droit, ne conduit-il pas à assimiler l'hospitalisation à l'emprisonnement ? Ne conduit-il pas l'avocat à mettre plus l'accent sur les risques de la privation de liberté que sur la protection de la santé mentale et de l'avenir de son client ?
72De plus, ce texte de loi raisonnable et rationaliste traite de sujets situés en dehors de la raison et de circonstances bien éloignées de l'idéal. Que fera l'avocat habitué à une certaine communauté de langage avec ses clients, face à un délire où chaque mot prend une valeur nouvelle, où la pensée fuit et dérape vers les terres inconnues de la folie ? Et que proposer dans des situations où tout réseau social se délite, où le droit à la dignité est battu en brèche par le dénuement le plus total ? Il peut être difficile de se contenter de parler du droit dans certaines circonstances.
Section 5. Le juge
73Et c'est pourtant bien au niveau du droit que la situation connaît son premier dénouement.
74Car finalement, la décision d'hospitalisation est prise par le juge de paix. Un acte thérapeutique et médical est pris par un pouvoir étranger à la médecine.
75Cette situation nouvelle ne manque pas de susciter les fantasmes des médecins : voilà donc qu'un étrange personnage, omnipotent — pensez donc, il a bien autant de pouvoir qu'un docteur en médecine, chirurgie et accouchement — va décider du sort d'un malade, à travers un jugement prononcé dans un langage aussi bizarre et obscur que n'importe quel cours de la Faculté.
76La position du juge est cependant délicate, ayant à se prononcer sur le droit, alors qu'il est question de santé. S'il prend du recul par rapport aux rapports médicaux qui lui sont soumis, il remplit pleinement sa mission de contrôle, mais au risque de prendre des décisions aberrantes en ce qui concerne la protection de la santé. Un juge qui, par exemple, déciderait assez systématiquement de considérer comme irrecevables, pour des motifs de droit, les requêtes qui lui seraient soumises, ferait en fait une politique de santé publique aussi absurde que si un centre de santé mentale choisissait de traiter tous les déprimés par des bains de siège. Si, par contre, le juge suit aveuglément les propositions des médecins certificateurs, il risque de vider la loi d'une partie de son sens pour aboutir à une situation assez similaire à celle connue antérieurement… Le recours à des experts ne modifie pas fondamentalement cette situation puisque, eux aussi, malgré leur désir de neutralité, introduisent une part de subjectivité. Le choix d'un expert plutôt qu'un autre, suivant sa personnalité ou son appartenance à un courant de pensée, pourra orienter le jugement dans des directions tout à fait différentes.
77La difficulté à accorder les langages est unanime : la sensibilité personnelle, la culture professionnelle, les préoccupations différentes conduisent à des visions fort différentes. Il est cependant heureux que le législateur ait eu le souci de confier ces problèmes au juge de paix, habitué des conflits usuels et de la réalité quotidienne des gens d'un canton : ne diton pas juge de paix comme on parle d'agent de quartier ou de médecin de famille, avec une bienveillance tranquille ?
Section 6. Le procureur du Roi
78Au centre de guidance, une mère anxieuse, énervée, agitée : « il nous a encore frappés ». Il, c'est son fils unique, 35 ans, tellement intelligent qu'il reste chez ses parents, ne travaille pas.
79Visite à domicile pour le voir. Un appartement vétuste où tout semble arrêté depuis 20 ans. La plus grande pièce occupée par le train électrique du cher petit. Lequel apparaît dans un étrange accoutrement. « Vous voyez docteur, ça recommence, il s'habille à nouveau en femme. Hier, il avait même une robe plus belle que les miennes ». Peut-être était-ce çà l'urgence ?
80Le juge de paix, maître d'œuvre de la procédure ordinaire, a gardé le loisir de se hâter lentement ; les dix jours qui lui sont concédés par le législateur lui laissent le temps de rencontrer les requérants, les familles, de désigner les experts éventuels. Ce délai est même parfois propice à l'évolution d'une situation : là où la mise en observation paraissait au départ la seule solution envisageable parce que le patient désigné ne voulait rien entendre, ou parce que des éléments extérieurs (une expulsion, par exemple) créaient l'urgence, l'annonce d'une comparution devant le tribunal peut calmer les esprits ou faire entendre raison, ouvrant la voie à des procédures alternatives.
81Cependant, dix jours peuvent paraître une éternité lorsqu'il est question de violence ou qu'il existe une menace de suicide, et la voie d'urgence, dans laquelle l'hospitalisation est décidée par le procureur du Roi, trouve sa justification dans ces circonstances inquiétantes.
82Cette procédure change beaucoup de données : le patient désigné est conduit à l'hôpital avant toute délibération. L'avocat et le juge n'interviennent que dans un deuxième temps. Le patient désigné est donc d'abord défini comme malade, par la mise en place de la procédure et l'hospitalisation ; il pourra éventuellement, a posteriori, faire la démonstration qu'il n'est pas déviant ou dangereux. Cela instaure un climat psychologique tout à fait différent de la procédure normale, où le malade n'est vraiment désigné comme tel qu'à la suite du prononcé du jugement, précédant son entrée dans un service de psychiatrie. Alors que, dans le deuxième cas, il peut chercher à défendre son innocence, dans les circonstances d'urgence, il a déjà à convaincre de l'absence de culpabilité.
83Si la procédure normale donne l'impression de permettre tous les raffinements dans l'examen de la situation, la procédure d'urgence paraît plus brutale ; dans la première, il est question de débats, dans la seconde, l'acte prime.
84Ce qui explique peut-être qu'elle devient la plus usitée, même dans les cas où l'urgence n'est pas réelle mais s'est créée par l'accumulation d'exaspérations ou de craintes, sans qu'aucun événement nouveau ne se soit produit. La réponse rapide à la demande du requérant, la décision « chirurgicale » du procureur du Roi convient alors mieux au requérant et au médecin, soucieux de « résultats thérapeutiques », que les plaidoiries d'avocats ou les préoccupations d'un juge de paix.
Section 7. Et donc voici le patient hospitalisé
85L’hôpital change tout.
86Le « patient désigné » se retrouve patient, tout simplement.
87L’hospitalisation conduit en fait à un changement de cadre de référence, crée un climat tout à fait nouveau.
88Hors murs, dans la ville, le supposé patient se mesurait à la normalité des autres, se confrontait aux exigences de la réalité, devait faire preuve de ses capacités d'adaptation, d’ajustement, de compromis. La référence est la possibilité de mener une vie sans heurts, intégrée dans le réseau social. A l'hôpital, la perception se modifie. Le patient devient un malade parmi les malades. Les réalités quotidiennes s'éloignent, ne sont plus que des représentations, et pour le soigné, et pour le soignant. Les points de repère changent, s'estompent dans le quotidien hospitalier. La gravité des problèmes se mesure à l'aune d'une nouvelle référence plus théorique : l'idée de « santé » ou, à tout le moins, la notion de projet thérapeutique réaliste, élaboré non seulement en fonction de ce qui est connu de ce patient-là, mais aussi par rapport à ce que la psychiatrie est supposée lui apporter.
89Au contexte ouvert de la vie urbaine succède le champ clos de la clinique. La psychiatrie impose sa présence, non seulement à travers l'équipe soignante, mais aussi par les rituels, par le décor. Les journées se rythment par la prise des médicaments, par la participation aux activités thérapeutiques. La personne n'est plus simplement un être humain, mais devient un patient. Son discours se médicalise : il est naturellement amené à parler de sa maladie, même si c'est pour la nier ; ses revendications s'adressent à ses interlocuteurs immédiats, représentants de l'« art de guérir » ou de l'« art de soigner ». Les persécuteurs réels ou supposés de la vie extérieure s'effacent pour faire place à des empêcheurs de tourner en rond plus réels. L'enjeu n’est plus tellement de vivre correctement mais de quitter l'hôpital — ou, à défaut, de l'aménager dans son imaginaire, pour en faire un cocon maternel protecteur.
90On comprend que, dans ce contexte, le patient offrira une lecture tout à fait différente de sa personne ou de ses problèmes. L'expert psychiatre éventuellement appelé à ce stade de la procédure n'aura, en fait, plus le même personnage en face de lui et disposera peut-être de fort peu d'éléments extérieurs pour mener à bien sa mission. De même, si un psychiatre extérieur est désigné pour assister le patient, sa mission risquera de prendre une tournure particulière en se situant plus par rapport à la nécessité de prolonger ou non l'hospitalisation qu'en fonction d'un changement thérapeutique à long terme ; la question du séjour hospitalier peut avoir une présence telle que toute considération sur l'avenir peut paraître secondaire ou simple élaboration de l’esprit.
91Le juge chargé de prendre une décision à ce stade se retrouve également dans une situation complexe. Il devient le dépositaire de ce que le médecin hospitalier n'a plus. Un morceau de puissance, l'emprise sur la liberté — oserait-on évoquer le phallus ? Et cette puissance-là n'est pas simplement le pouvoir d'un être humain en chair et en os : il renvoie directement à la loi, non pas celle qui est couchée noir sur blanc dans les textes, mais celle qui est fantasmée au travers de l’histoire et de la culture.
92Le patient devra donc trouver une position vivable par rapport à sa propre souffrance, mais aussi par rapport à l'hôpital et au droit. Il n'est plus question de parler seulement de soi, mais de son rapport à des instances qui n'étaient pas là lorsque le mal est apparu — la loi, la médecine —, et qui, sans doute, ne se manifesteront plus de la même manière une fois les portes de la clinique franchies.
93Il n'est dès lors pas étonnant qu'il soit souvent extrêmement délicat d'aménager la postcure, de l'articuler de manière harmonieuse avec le moment particulier de l'hospitalisation. Non seulement, il s'agit d'aller de l’imaginaire à une réalité, mais cela se fera par un passage nécessairement brutal d'un monde à l'autre : à un moment, un homme est un patient hospitalisé en psychiatrie ; l'instant d’après, il se retrouve individu au milieu de la société.
94Le plongeon soudain dans le monde réel contraste avec le devenir de la souffrance psychique qui, forcément, ne disparaît pas du jour au lendemain, qui nécessairement refuse de se plier à des critères bien définis de santé et de maladie. Ce mal-là ne demande qu’à resurgir, qu'à s'accrocher aux faits et aux personnes rencontrés dans le quotidien, famille, amis ou représentants plus ou moins officiels du corps social.
95Les interventions prévues lors de l'hospitalisation (traitement médicamenteux, psychothérapies, séjours en centre de jour, mesures sociales, etc…) se doivent donc d'être enracinées également dans les réalités journalières du patient pour résister aux tempêtes éventuelles : il ne s'agit pas là de retourner au passé immédiat (le temps de la clinique) mais de construire un avenir. On peut se demander, à ce propos, pourquoi le législateur a laissé la responsabilité de la postcure ambulatoire au médecin-chef de service où a séjourné le patient plutôt que de désigner un mandataire extérieur.
Fin provisoire
96L'hospitalisation terminée, la postcure touchant à sa fin, l’histoire pourrait arriver à son dénouement.
97Le patient se retrouve libre, la mesure de maintien est levée, éventuellement par le médecin, qui aura retrouvé pour cette ultime péripétie la parcelle de pouvoir que la loi du 26 juin 1990 lui a empruntée.
98Tout semble rentrer dans l’ordre et l'on pourrait écrire le mot "fin" un peu comme dans les contes de fée, on raconte « ils se marièrent, furent heureux et eurent beaucoup d'enfants ».
99C'est-à-dire que si l'histoire est suspendue ici, on ne connaît jamais l’envers du décor : on ne verra pas la princesse se muer en affreuse mégère, le prince traîner au bistrot dans d’interminables beuveries, la reine-mère engueuler son roi de mari pour qu'il appelle un preux chevalier — en fait un horrible soudard — qui ramènera tout ce beau monde dans le droit chemin, pour un tour de plus sur le manège infernal de l'inconscient.
100Mais dans la réalité, l'histoire continue avec la vie des gens. Il ne suffit pas d’être sorti de postcure pour être guéri, pour trouver un travail ou un logement décent, pour échapper à la solitude ou savoir faire confiance à une figure de référence. Pour le patient sorti de l'hôpital, la société n'a pas changé : la métropole, envahie par les bureaux, renforce l'isolement des habitants. Il devient de plus en plus difficile de se loger. Les services sociaux voient leurs ressources diminuées et sont parfois contraints, au nom de la rentabilité, d'exercer avant tout une mission de contrôle. Les clivages subsistent : les « normaux » se méfient toujours autant des « fous ». Et pour les hommes politiques, il est d’autres arguments électoraux que d'insister sur le sort des malades mentaux perdus dans la ville.
101Ouvrir les portes de l'asile ne résout pas grand-chose et l'expérience italienne est là pour nous le rappeler. La fermeture d'hôpitaux entiers a jeté à la rue des patients chroniques qui y avaient trouvé un cocon sécurisant et les a réduits au vagabondage. Les médecins, contraints de limiter drastiquement la durée des hospitalisations, sont amenés à utiliser des doses de neuroleptiques plus élevées que partout ailleurs en Europe.
102Il s'agit là d'effets pervers qui peuvent aussi se développer chez nous. Il importe de ne pas créer de climat d'antagonisme entre le droit et la psychiatrie. Il serait bon de favoriser les initiatives ambulatoires et les actions de prévention. Il convient de ne pas décourager ceux qui s'occupent encore des malades mentaux les plus défavorisés, de ceux qui sont laissés par la société.
103La loi du 26 juin 1990 est un progrès. Elle ne peut suffire à donner bonne conscience.
Auteur
Psychiatre
Centre de guidance d'Ixelles
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