L'expertise en matière fiscale : expertise ou arbitrage ?
p. 63-81
Texte intégral
Chapitre I. L'expertise judiciaire de droit commun
1Lorsqu'un litige oppose un contribuable à l'Administration, sa solution peut dépendre des conclusions d'une expertise. Celle-ci peut, soit répondre aux règles du droit commun, soit obéir à des règles spécifiques à la matière de la fiscalité.
2Il est toujours possible qu'une juridiction appelée à se prononcer dans le cadre d'un litige à caractère fiscal estime devoir désigner un expert judiciaire.
3Il peut en être ainsi notamment en matière d'impôts sur les revenus, en cas d'application de l'article 342 C.I.R. Cet article dispose que l'Administration peut user de la présomption légale que lui offre la procédure de "taxation par comparaison", mais à condition qu'il y ait absence "d'éléments probants fournis soit par les intéressés, soit par l'Administration." Ceci implique l'absence d'une comptabilité probante tenue par le contribuable.
4Si, taxé par comparaison, le contribuable fait valoir que sa comptabilité est probante, et que son argumentation sur ce point paraît n'être pas dénuée de raison, tout en posant des problèmes techniques, il est parfaitement imaginable que la Cour d'Appel saisie du litige désigne un expert comptable judiciaire avec pour mission, après examen de la comptabilité tenue par le contribuable, de dire si elle apparaît "probante" au sens où l'entend l'article 342.
5On pourrait d'ailleurs se demander si le Directeur des Contributions, saisi d'une réclamation, ne pourrait faire de même. Il est en effet investi d'un pouvoir juridictionnel. La question est toutefois purement théorique, l'expérience révélant que les Directeurs des Contributions se considèrent généralement comme disposant de connaissances que les Cours d'Appel ont parfois la modestie de prétendre n'avoir point.
6On pourrait également imaginer la désignation d'un expert comptable judiciaire dans le cadre d'une opposition à contrainte en matière de T.V.A., lorsque l'assujetti est taxé d'office et que, par application de l'article 67 du Code de la T.V.A., il lui appartient de faire la preuve du chiffre exact de ses revenus. S'il prétend faire cette preuve en produisant sa comptabilité, et que le caractère probant de celle-ci est contesté par l'Administration, rien n'interdit au Tribunal de désigner un expert comptable judiciaire.
7Dans ces diverses hypothèses, l'expert judiciaire désigné remplira une mission classique, répondant aux règles du droit commun, de sorte qu'il lui appartiendra de se conformer au prescrit des articles 962 et suivants du Code Judiciaire.
8Les différences opposant l'expertise de droit commun, parfois utilisée en matière fiscale, et l'expertise fiscale spécifique, sont importantes. Ainsi que le relève P. Lurquin : "L'expertise de droit commun laisse au Juge la libre appréciation de l'expertise, tandis que l'évaluation de l'expertise fiscale lie le Juge et cause la dette du supplément de droit éventuellement dû en raison de l'évaluation rapportée par l'expertise"1.
Chapitre II. L'expertise fiscale obligatoire
Section 1. Les textes
A. En matière de droit d'enregistrement
9Les textes consacrés à l'expertise de contrôle en la matière sont repris aux articles 189 à 200 du Code des droits d'enregistrement.
B. En matière de droit de succession
10Les textes consacrés à l'expertise de contrôle en la matière sont repris aux articles 111 à 122 du Code des droits de succession.
C. En matière de T.V.A.
11Les textes consacrés à l'expertise en matière immobilière par le Code de la T.V.A. sont l'article 59 § 2 du Code et l'Arrêté Royal no 15 d'exécution du Code de la T.V.A.
D. En matière de revenu cadastral
12Les textes consacrés à la matière sont l'article 502 du Code des impôts sur les revenus et les articles 9 à 21 de l'Arrêté Royal du 10 octobre 1979.
Section 2. Caractéristiques communes à ces divers textes
13Les dispositions reprises dans le Code des droits d'enregistrement, dans le Code des droits de succession et dans l'Arrêté Royal no 15 d'exécution du Code de la T.V.A. sont similaires. Les dispositions de l'Arrêté Royal du 10 octobre 1979 relatives à l'expertise (qualifiée "arbitrage") en matière de revenu cadastral sont très proches.
14Ces diverses dispositions présentent les caractéristiques communes suivantes :
Dans chacun des cas, l'expertise est obligatoire, dans la mesure où le Juge doit désigner un expert, sur demande de l'Administration. Ceci est confirmé par la lecture de l'article 192 du Code des droits d'enregistrement, de l'article 114 du Code des droits de succession, de l'article 5 de l'A.R. no 15 d'exécution du Code de la T.V.A. et de l'article 12 de l'A.R. du 10 octobre 1979.
La décision prise par les experts n'est susceptible d'aucun recours. L'expert est d'ailleurs qualifié "arbitre" par l'A.R. du 10 octobre 79 réglant la matière de l'évaluation du revenu cadastral. On se reportera à ce sujet, respectivement à l'article 199 du Code des droits d'enregistrement, à l'article 120 du Code des droits de succession, à l'article 12 de l'A.R. no 15 d'exécution du Code de la T.V.A. et à l'article 18 de l'A.R. du 10 octobre 79.
L'expertise ne peut en principe porter que sur des immeubles.
15Il en va autrement :
en matière de droits de succession, où l'expertise de contrôle peut également s'appliquer aux navires et bateaux, de même qu'aux meubles incorporels, tels les créances, les parts et actions, ou les clientèles (art. 111 du Code des droits de succession) ;
dans la même matière, sur tous biens, en ce qui concerne l'expertise préalable, visée par l'article 20 du Code des droits de succession, laquelle, pour le surplus, répond aux mêmes règles que l'expertise de contrôle.
Section 3. De quelques caractéristiques de l'expertise fiscale obligatoire
16Nous n'examinerons ci-dessous que quelques caractéristiques spécifiques à la matière de l'expertise fiscale obligatoire. Pour toutes autres questions, nous renvoyons à l'ouvrage de Monsieur Paul LURQUIN, ci-dessus cité.
A. Du caractère obligatoire de l'expertise
17a) Dans chacun des cas évoqués ci-dessus, l'Administration dispose du droit absolu de requérir l'expertise.
18Il s'ensuit que le Juge saisi de la requête - en l'espèce le magistrat cantonal - n'a pas à apprécier l'opportunité de désigner un expert.
19Ce refus de laisser aux juridictions exercer un contrôle d'opportunité sur le principe même d'une procédure d'expertise a été vivement critiqué par la doctrine.2
20Le problème s'est notamment posé à plusieurs reprises en matière de droit d'enregistrement. En cas de vente d'immeuble, le droit est liquidé sur le montant du prix, la base imposable ne pouvant toutefois être inférieure à la valeur vénale de l'immeuble transmis (art. 46 du Code des droits d'enregistrement).
21Il est fréquemment arrivé que l'Administration demande la désignation d'un expert, alors que l'immeuble a été vendu en vente publique, au terme d'une procédure donnant toutes garanties en ce qui concerne la publicité. Les contribuables faisaient valoir dans cette hypothèse qu'une expertise ne se justifiait pas, puisque, compte tenu des circonstances, il était démontré que l'immeuble avait nécessairement été vendu à un prix correspondant à sa valeur vénale.
22La controverse s'est faite très vive dans le courant des années 1980. Elle était essentiellement fondée sur l'interprétation à donner au mot "convention" repris par l'article 189 du Code des droits d'enregistrement, ainsi libellé : "Sans préjudice de l'application des dispositions relatives à la dissimulation de prix, le Receveur de l'Enregistrement a la faculté de requérir l'expertise des biens qui font l'objet de la convention, en vue d'établir l'insuffisance du prix énoncé ou de la valeur déclarée, lorsqu'il s'agit de la propriété ou de l'usufruit d'immeubles situés en Belgique."
23b) Plusieurs tribunaux ont fait valoir que ceci ne pouvait viser l'hypothèse d'une vente publique organisée au terme d'une publicité suffisante, d'une part parce que le prix obtenu doit dans ce cas nécessairement être considéré comme correspondant à la valeur vénale de l'immeuble, ensuite parce que l'article 189 ne vise que l'hypothèse d'une "convention", et qu'en l'espèce il n'y en a pas eu.
24Par décision du 24 avril 1984, la Justice de Paix de Hannut a fait valoir que : "Le prix obtenu en vente forcée réalisée en deux séances et dans des conditions normales de publicité doit être considéré comme représentatif de la valeur vénale de l'immeuble vendu (...) par ailleurs, le but de l'article 189 du Code des droits d'enregistrement autorisant le fisc à demander l'expertise de contrôle est essentiellement de combattre, dans les conventions librement consenties, les dissimulations de prix. Une telle expertise est dès lors exclue en cas de vente forcée."3
25Le Tribunal de Première Instance de Huy, statuant en degré d'appel, s'est prononcé dans le même sens par décision du 9 avril 1986 : "Ni dans la langue du droit, ni dans le langage courant, le terme de contrat ou de convention ne s'applique à l'adjudication d'un bien sur expropriation forcée. Il n'est pas non plus conforme au langage du droit de recourir à l'expression "prix énoncé" pour désigner le prix d'adjudication à la suite d'une vente publique.
26Sous peine de verser dans l'arbitraire, il convient de décider que la valeur vénale du bien au jour de la vente est bien celle correspondant au prix d'adjudication dans une vente publique qui a été précédée d'une publicité suffisante et alors que les amateurs potentiels ont eu l'occasion de se présenter à la première séance de vente, de surenchérir dans le délai légal, de se présenter à la 2ème séance de vente publique ainsi qu'aux première et deuxième séances de vente sur folle enchère. Le droit de requérir l'expertise de l'immeuble ainsi vendu doit dès lors être refusé à l'Administration."4
27Statuant dans le même sens, le Juge de Paix de Boom s'est prononcé comme suit le 25 juin 1987 : "Il ne peut exister aucun doute que le législateur, dans l'article 189 du Code des droits d'enregistrement, n'a eu en vue que les cas où les parties elles-mêmes, en toute liberté, peuvent énoncer dans l'acte ou la déclaration un prix qui peut être inférieur à la valeur réellement convenue. Ceci ne peut se passer que pour les ventes volontaires et non pour les ventes publiques dans lesquelles la formation du prix est soustraite a la libre volonté des parties. Lorsque, sur base de l'article 192 du Code des droits d'enregistrement, il est demandé au Juge de Paix de désigner un expert, le Juge peut examiner le caractère fondé et l'opportunité de cette demande. L'article 594 § 1 du Code Judiciaire dispose que le Juge de Paix statue sur les demandes de désignation d'expert.
28Statuer ne signifie pas avaliser automatiquement la demande, mais signifie "dire le droit", ce qui implique l'examen du bienfondé de la requête en vue d'une décision raisonnée"5
29Statuant en degré d'appel le 7 mars 1988, le Tribunal de Première Instance d'Anvers s'est encore prononcé dans le même sens : "D'anciens arrêts ont refusé à l'Administration le droit de demander l'expertise de contrôle en cas de vente forcée et en cas de l'ancienne voie parée. Un prix obtenu en vente publique, tenue après autorisation du Tribunal et en présence du Juge de Paix, avec un cahier des charges qui ne contient aucune disposition qui soit de nature à influer sur le prix dans un sens négatif, doit être considéré comme équivalent à la valeur vénale des immeubles transmis, au moment de la vente. Le Juge de Paix est en droit d'apprécier l'opportunité d'expertise de contrôle et de la refuser le cas échéant"6
30c) De nombreuses décisions se sont toutefois prononcées en sens inverse et ont été avalisées par la Cour de Cassation.
31Par jugement du 29 avril 1985, confirmé par une seconde décision prononcée le 10 juin 1985, le Juge de Paix de Seraing s'est prononcé comme suit : "En matière de droit d'enregistrement, le prix obtenu en vente publique ne constitue pas nécessairement la valeur vénale du bien. La faculté de requérir expertise accordée au Ministère des Finances n'est pas exclue dans le cas où le prix qu'elle tend à contrôler a été obtenu en vente publique."
32On observera que la seconde décision a été rendue en matière de droit de succession, et s'exprime comme suit : "Le Code des droits de succession, en ses diverses dispositions, notamment en son article 111, n'apporte aucune restriction à la faculté dont dispose l'Etat Belge de faire contrôler, par voie d'expertise, la valeur vénale d'un immeuble successoral, au jour de l'ouverture de la succession. Il appartient aux héritiers, dans le cadre de l'expertise prévue par la loi, d'établir, en l'espèce, que le prix qu'ils ont obtenu en vente publique volontaire réalisée cinq mois après le décès, coïncide avec la valeur vénale du bien au jour de l'ouverture de la succession."7
33Le Tribunal Civil de Liège s'est prononcé dans le même sens en matière de droits de succession par jugement du 30 septembre 1986.8
34C'est par un important arrêt du 17 décembre 1987 que la Cour de Cassation a consacré le caractère absolu du droit dont dispose l'Administration de requérir une expertise de contrôle : "L'article 189 du Code des droits de succession étant applicable aux ventes publiques forcées, le Juge ne peut rejeter une demande d'expertise de contrôle du Receveur de l'Enregistrement pour le seul motif que la valeur vénale de l'immeuble vendu est déterminée par le prix auquel il a été adjugé au terme d'une procédure régulière".9
35Le Tribunal de Première Instance de Bruges s'est prononcé dans le même sens le 24 janvier 1989.10
36La Cour d'Appel d'Anvers a fait de même par arrêt du 31 octobre 1990.11
37d) L'arrêt de la Cour de Cassation de 1987 n'a toutefois pas mis fin à la fronde des tribunaux, manifestement peu enclins à admettre le caractère absolu du droit dont dispose l'Administration de requérir une expertise de contrôle.
38C'est ainsi que par jugement du 9 mai 1989, le Tribunal de Première Instance de Liège s'est exprimé dans les termes suivants : "L'arrêt de la Cour de Cassation du 17 décembre 1987, qui a admis que les ventes forcées étaient de véritables ventes, ne tranche pas le point de savoir si le Receveur de l'Enregistrement peut obtenir la mesure d'expertise qu'il postule sans avoir à établir, au moins dans une certaine mesure, le bien-fondé de sa mise en doute de la valeur vénale du bien. Lorsque les circonstances d'une vente forcée consacrent à suffisance l'impossibilité d'obtenir à l'époque, pour les biens litigieux, un prix supérieur à celui payé par l'acheteur et rendent bien compte de la réalité économique du prix obtenu, il n'y a pas lieu, en l'absence de tout élément sérieux d'appréciation (points de comparaison valables non produits) d'autoriser l'Etat Belge à recourir à l'expertise qu'il requiert"12
39Il a été définitivement mis fin à la controverse par un arrêt de la Cour de Cassation du 30 mai 1991 s'exprimant dans les termes suivants : "L'article 189 du Code des droits d'enregistrement dispose que le Receveur de l'Enregistrement a la faculté de requérir l'expertise des biens qui font l'objet de la convention, en vue d'établir l'insuffisance du prix énoncé ou de la valeur déclarée, lorsqu'il s'agit de la propriété ou de l'usufruit d'immeubles situés en Belgique. Il s'ensuit que l'Administration a la faculté discrétionnaire de réclamer cette expertise quant elle soupçonne que le prix énoncé est inférieur à la valeur vénale et que le Juge de Paix, saisi de la demande d'expertise, ne peut apprécier si les apparences sur lesquelles sont basés les soupçons de l'Administration avaient une gravité suffisante pour qu'elle puisse user de son droit de requérir l'expertise."13
40e) Ce caractère absolu de la prérogative dont dispose l'Administration de requérir une expertise de contrôle est regrettable, notamment dans certaines hypothèses relevant de la matière de la détermination du revenu cadastral.
41Les articles 488 et suivants du Code des Impôts sur les Revenus indiquent dans quelles hypothèses il peut être procédé à la révision d'un revenu cadastral. Ces hypothèses sont précises et strictement énumérées.
42Si l'Administration du cadastre venait à procéder à la révision du revenu cadastral d'un immeuble alors qu'elle ne peut le faire, à défaut de se trouver dans une des hypothèses énumérées par le texte, et si le contribuable fait justement valoir qu'il s'oppose à cette révision, l'Administration du cadastre va demander désignation d'un "expert-arbitre". Le Juge, saisi de la question, pourrait-il refuser cette désignation, en considération du fait que le problème n'est pas un problème d'évaluation d'un revenu cadastral, mais une question de principe ? La réponse semble être négative !
43Il appartiendra au contribuable dans cette hypothèse, semble-t-il, de déférer le litige au Conseil d'Etat, en l'absence de tout recours organisé devant les juridictions ordinaires pour un problème de ce type...
44f) La décision du Juge est-elle susceptible de recours ? La réponse est affirmative. Elle peut être frappée d'opposition ou d'appel selon les circonstances, notamment en cas de refus du Juge de désigner un expert, de modification de la mission légale de celui-ci, etc...14
B. De la mission de l'expert
45a) Il est hors de doute que la mission impartie à l'expert est plus proche d'une mission d'arbitre que d'une mission d'expert.
46L'article 502 du Code des Impôts sur les Revenus s'exprime d'ailleurs dans les termes suivants : "Si, après échange de vue, le désaccord persiste, l'agent enquêteur et le réclamant ont la faculté de requérir un arbitrage pour fixer le revenu cadastral à attribuer à l'immeuble. Le Roi arrête la procédure d'arbitrage."
47L'expert a pour mission d'évaluer le bien dont la valeur est discutée. Il se fondera essentiellement, pour ce faire, sur les points de comparaison qui lui paraîtront adéquats, sans avoir à justifier son choix. C'est ainsi qu'il est admis qu'il n'est pas obligé de retenir tous les points de comparaison cités par les parties, pour autant toutefois qu'il justifie ceux qu'il retient.15
48Des dispositions très précises ont été prises par les textes applicables, aux fins de délimiter la mission de l'expert. C'est ainsi que l'article 14 de l'A.R. du 10 octobre 1979 s'exprime comme suit : "Pour les biens faisant l'objet du litige, les arbitres ont pour mission de déterminer, conformément aux dispositions légales régissant la matière, soit le revenu cadastral de ces biens s'il s'agit de parcelles bâties, de matériel et d'outillage ou de parcelles non bâties, visées à l'article 371 alinéa 2 (ancien) C.I.R., dont le revenu cadastral est calculé sur base de leur valeur vénale, soit le revenu cadastral à l'hectare s'il s'agit d'autres parcelles non bâties".
49Le même article en son § 3 dispose que : "Les arbitres sont tenus d'utiliser la méthode d'évaluation suivie par l'Administration pour établir le revenu cadastral :
des parcelles non bâties en nature de parcs de stationnement en plein air et de terrains à usage commercial ou industriel ;
du matériel et de l'outillage. "
50b) Appelé à se prononcer sur la nature et l'étendue de la mission de l'expert, le Tribunal de Première Instance de Dînant s'est exprimé comme suit dans une décision du 24 juin 1986 : "L'expert désigné pour l'expertise de contrôle conformément aux articles 189 et suivants du Code des droits d'enregistrement, dispose d'une liberté absolue pour déterminer la valeur vénale du bien. Lorsque l'expert procède par comparaison, il est libre dans le choix de ses comparaisons et ne doit fournir aucune justification ; il n'est pas lié par les comparaisons avancées par le Receveur ou le contribuable ; il n'a pas â expliquer la raison pour laquelle il ne les retient pas."16
51Le Tribunal de Première Instance de Gand a statué dans le même sens en date du 21 avril 1989 : "Dans l'expertise de contrôle en matière de droits d'enregistrement, l'expert juge souverainement de la valeur vénale, de sorte que sa décision est sans recours. Il décide librement et souverainement des points de comparaison qui lui paraissent les plus adéquats. Il ne contrevient pas à la loi quand il ne tient pas compte des points de comparaison de l'intéressé ou quand il n'indique pas ceux-ci dans son rapport ou quand il se fonde exclusivement sur les points de comparaison de l'Administration."17
52Le Juge de Paix de Lierre est allé jusqu'à décider en date du 18 décembre 1990 ce qui suit : "Le fait que le contribuable argumente que l'expert n'a pas fourni de points de comparaison se rapportant au bien à estimer, de sorte que le contribuable n'a pu se faire une idée sur la manière dont la valeur a été établie, porte sur le fond de l'affaire. Il s'agit d'une critique de la manière par laquelle l'expert est arrivé à sa conclusion, méthode contre laquelle tout recours est exclu."18
53Le Tribunal de Première Instance d'Arlon, le 26 juin 1991, a décidé que : "L'appréciation de l'expert est souveraine tant en ce qui concerne le procédé d'évaluation que le résultat de l'expertise. Il n'appartient pas au Tribunal de rechercher si l'expert a sainement apprécié l'état de la valeur des biens soumis à son examen.
54Le rapport doit cependant contenir les éléments de raisonnement suffisants pour permettre au Tribunal d'exercer le contrôle juridictionnel que lui réserve l'article 199 du Code des droits d'enregistrement. A travers le grief invoqué par le contribuable, transparaît plutôt une critique de la motivation de l'expert ; or des critiques de ce genre ne sont pas recevables".19
55Le Tribunal de Première Instance de Hasselt, le 8 octobre 1991, a décidé quant à lui que : "L'expert, eu égard à sa mission, choisit librement ses points de comparaison. Ne peut être considéré comme une erreur matérielle, le fait que l'expert n'a pas fait mention d'un point de comparaison présenté par les acquéreurs".20
56c) Il est admis que les articles 978 et 979 du Code Judiciaire (lecture des préliminaires) ne sont pas d'application en la matière21.
57d) Dans un jugement apparemment inédit daté du 25 mars 1985 (en cause Etat Belge C/ Cartenstadt), le Tribunal de Première Instance de Liège a toutefois été amené à nuancer ces propos.
58Il s'agissait d'une procédure de révision de revenu cadastral, au cours de laquelle, après désignation d'un arbitre, il était apparu que l'Administration refusait de lui fournir les calculs auxquels elle avait procédé pour fixer le revenu cadastral contesté et ceux des immeubles de comparaison.
59Le Tribunal de Première Instance de Liège s'est prononcé de la manière suivante : "Attendu que la nature de l'arbitrage prévu par l'article 391 C.I.R. est controversée (...) Attendu que, quel que soit le caractère hybride de cette procédure, il est incontestable qu'elle confie à une personne étrangère aux organes du pouvoir judiciaire et des juridictions administratives, le pouvoir juridictionnel de trancher une contestation opposant un citoyen à l'Etat ; que le droit commun d'arbitrage lui est applicable dans la mesure de sa compatibilité avec la loi fiscale qui la prévoit ;
60Attendu qu'elle doit obéir aux principes généraux du droit régissant le procès équitable, parmi lesquels figurent l'interdiction d'être à la fois juge et partie dans un même procès (...) et l'exigence du débat contradictoire (principe exprimé par l'adage "audi alteram partem" appliqué notamment par l'article 1694 du Code Judiciaire).
61Attendu que, afin d'accomplir sa mission, l'arbitre doit connaître complètement le procédé d'évaluation utilisé par le fisc à l'égard du bien litigieux ; qu'il doit disposer des calculs qui ont conduit aux revenus cadastraux des immeubles de référence, non pour mettre en question l'exactitude de ces calculs, mais pour vérifier la pertinence des choix opérés par l'Administration parmi l'ensemble (...) d'immeubles de référence qu'elle utilise ; qu'il doit également disposer des renseignements les plus complets que l'Administration détient sur les immeubles dont le réclamant ferait valoir la similitude."
62Le Tribunal en déduit à juste titre que la demande de production de documents introduite par le contribuable est fondée, et condamne l'Administration à verser au dossier de la procédure un certain nombre de fiches descriptives.
C. Les possibilités de contestation du rapport
63a) Tous les textes visant la matière précisent que la décision des experts n'est susceptible d'aucun recours.
64Tout au plus, le rapport pourrait-il être déclaré nul "pour contravention à la loi, pour erreur matérielle ou pour violation des formes substantielles".22
65Encore cette nullité devra-t-elle être invoquée dans un délai précis, celui d'un mois à dater de la signification du rapport.
66Le Tribunal de Première Instance de Gand, dans une décision du 23 novembre 1988, semble avoir résumé l'opinion d'une partie de la jurisprudence : "L'expertise de contrôle est un moyen de preuve essentiel, dont le Receveur de l'enregistrement, et lui seul, dispose pour démontrer la base imposable en cas de transmission d'immeuble. L'article 199 du Code des droits d'enregistrement énumère de façon claire et limitative les motifs de nullité d'une expertise de contrôle. Comme toutes les lois fiscales, ce texte est d'ordre public et donc de stricte interprétation."23
67b) Voici quelques hypothèses dans lesquelles les Tribunaux n'ont pas estimé devoir annuler un rapport d'expertise :
Tribunal de Première Instance de Bruxelles, 27 janvier 1987 : "Le raisonnement inexact d'un expert en ce qui concerne les conditions urbanistiques ne peut être considéré comme une erreur matérielle dans le cadre d'une demande en annulation d'une évaluation préalable d'un immeuble prévue par l'article 20 du Code des droits de succession."24
Tribunal de Première Instance de Mons, 10 juin 1987 : "Dans une expertise en matière de T. V.A., la circonstance que l'expert ait estimé certains travaux a un montant supérieur à l'énumération établie par l'Administration n'allait pas à l'encontre de sa mission puisque son travail était un travail d'estimation, sans que les prétentions de l'Administration ne constituent une demande au sens juridique du terme."25
Tribunal de Première Instance de Bruxelles, 24 septembre 1987 : "En matière fiscale, les experts sont des arbitres ; ils fixent définitivement la valeur des immeubles dont l'expertise est requise ; le Juge a uniquement le pouvoir d'annuler l'expertise pour contravention à la loi, erreur matérielle ou violation des formes substantielles. Il n'appartient pas au Tribunal de critiquer l'appréciation de l'expert, celle-ci étant souveraine."26
Tribunal de Première Instance de Charleroi, 31 mai 1988 : "Le dépôt tardif d'un rapport d'expertise fiscale ne constitue pas une violation des formes substantielles sanctionnée de nullité".27
Tribunal de Première Instance de Liège, 7 novembre 1988 : “Le dépassement du délai fixé par l'article 196 du Code des droits d'enregistrement pour déposer le rapport d'expertise n'est pas prescrit à peine de nullité. Dans l'expertise organisée par les articles 193, 197 du Code des droits d'enregistrement, il n'est pas imposé aux experts de communiquer un pré-rapport ou de lire des préliminaires aux parties (...) L'erreur matérielle en matière d'expertise fiscale est celle qui porte sur la chose à estimer, sur les points de comparaison, plus exactement sur tous éléments desquels l'expert a tiré son appréciation, mais le Tribunal n'a pas à examiner cette appréciation."28
Cassation, 20 juin 1991 : "Un rapport d'expertise ne peut être annulé au motif que ni le compte-rendu de la réunion (parties - expert) ni les constatations et préliminaires dudit rapport n'ont été envoyés au contribuable ni à son Conseil".29
Tribunal de Première Instance de Neufchâteau, 2 août 1989 : "Une légère erreur matérielle commise par l'expert dans l'évaluation de la superficie est trop minime pour entraîner une quelconque nullité du rapport. Il en est d'autant plus ainsi lorsque l'erreur invoquée par le contribuable paraît être en sa faveur."30
68c) Ont par contre estimé qu'il y avait motif à annulation les décisions suivantes :
Justice de Paix de Verviers, 26 juin 1982 : "Attendu qu'il ne résulte pas du rapport d'évaluation que le demandeur ait été convoqué, ni qu'il ait eu la possibilité de présenter ses moyens.
Attendu que le caractère contradictoire de l'arbitrage n'a pas été respecté.
Attendu qu'il y a lieu dès lors de prononcer la nullité de l'arbitrage, établi en violation des droits de la défense, les dispositions légales en matière d'arbitrage n'ayant pas été respectées."31Tribunal de Première Instance de Bruges, 14 janvier 1985 : "Emporte violation d'une forme substantielle le prétendu remplacement d'un expert, qui n'est qu'une forme irrégulière de récusation de celui-ci. En outre, le dépôt de la nouvelle requête n'a pas été porté à la connaissance du contribuable (...) Viole une forme substantielle la signification d'une photocopie d'une copie non signée. Cette irrégularité n'est pas couverte par l'assistance aux travaux d'expertise si elle a été dénoncée dès la première réunion avec l'expert."32
Tribunal de Première Instance de Namur, 15 décembre 1987 : "Dans une expertise en matière de droits d'enregistrement, il y a contravention à la loi dans la mesure où l'expert ne tient pas compte de la date qui, légalement, devait être prise en considération." (il s'agissait de la date à laquelle l'immeuble devait être estimé)33
Tribunal de Première Instance de Gand, 29 septembre 1989 : "Doit être déclaré nul pour contravention à la loi le rapport d'expertise en matière de droits d'enregistrement, qui a été déposé à une Justice de Paix autre que celle de la situation des biens expertisés."34
Par arrêt du 31 octobre 1990, la Cour d'Appel d'Anvers a annulé le rapport d'un expert qui s'était borné à constater qu'à défaut pour l'Administration de prouver que la vente avait eu lieu dans des circonstances anormales, le prix obtenu correspondait à la valeur vénale.35
Statuant en matière de T.V.A., le Tribunal de Première Instance de Bruges, par décision du 8 décembre 1987, s'est par ailleurs exprimé comme suit : "La détermination par expertise de la valeur normale d'une habitation peut être contestée devant le Tribunal par le propriétaire en ce qui concerne l'évaluation de son travail personnel pour l'érection de l'immeuble. Lorsque l'immeuble appartient à la communauté, la procédure d'expertise n'est pas nulle pour la raison que la requête a été adressée au mari seul."36
69d) On retiendra de ce qui précède que le contribuable est, sauf cas exceptionnel, sans recours contre la décision de l'expert. Par jugement du 12 janvier 1990, le Tribunal de Première Instance de Bruxelles s'est à ce sujet exprimé comme suit : "Attendu que le terme "décision" souligne bien le caractère d'arbitrage de la mission de l'expert désigné à la demande expresse de la personne appelée à déposer une déclaration de succession, le Receveur étant d'ailleurs tenu par l'évaluation faite, autant que la personne appelée à la succession."37
70Enfin, il y a lieu d'observer que le Juge qui prononce la nullité d'un rapport d'expertise doit ordonner d'office une expertise nouvelle. La Cour de Cassation s'est prononcée dans ce sens par arrêt du 4 janvier 1990.38
Conclusions
71Expertise ou arbitrage ?
72De nombreuses dispositions du code judiciaire, - et non des moindres - relatives à l'expertise, ne sont pas respectées et ne doivent pas l'être. Ainsi des articles 978 et 979, relatifs à la lecture des préliminaires et à la relation des déclarations et réquisitions des parties. Ainsi de l'article 973, qui dispose que : "Les experts procèdent à leur mission sous le contrôle du juge". Ainsi surtout de l'article 986 : "Les juges ne sont point astreints à suivre l'avis des experts si leur conviction s'y oppose." L'expertise judiciaire peut être ordonnée par les tribunaux, l'expertise "fiscale" doit l'être. L'expert "fiscal" décide.
73Curieux arbitrage, aussi. C'est pourtant ce terme même qu'utilise la législation en matière de détermination du revenu cadastral. Mais cet "arbitrage"39 peut être imposé à une partie par l'autre, et l'arbitre est tenu d'utiliser la méthode d'évaluation suivie par la partie qui a requis. Aucun débat contradictoire n'est organisé. L'administration va jusqu'à tenter de dissimuler à l'arbitre certaines des données dont elle dispose. L'article 1694-1 du code judiciaire, selon lequel "le tribunal arbitral doit donner à chacune des parties les possibilités de faire valoir ses droits et de proposer ses moyens" n'est pas respecté.
74L'on ne pourra que regretter une nouvelle fois le peu de souci que manifeste le législateur fiscal à l'égard des droits de la défense du contribuable, et formuler des réserves quant à la constitutionnalité de certaines dispositions, peu conformes à l'article 170 nouveau de la Constitution, dans la mesure où certaines des procédures d'expertise ci-évoquées sont réglées par Arrêté Royal, dans des termes qui outrepassent les dispositions de la loi d'habilitation.
75On ne peut qu'appeler avec insistance une réforme en la matière, qui devrait pouvoir se faire sous le couvert du vote d'un Code de procédure fiscale, commun à toutes les procédures en matière d'impôts, projet qui est actuellement à l'examen, mais qui devrait contenir des dispositions en la matière plus soucieuses des droits du contribuable.
Notes de bas de page
1 P.LURQUIN, Traité de l'expertise en toutes matières, Tome II, Bruylant, Bruxelles, 1987, page 200.
2 Sur la question, voir : D.LINDEMANS, Quelques remarques au sujet de l'expertise fiscale obligatoire, R.G.F., 1983, p. 244.
3 J.L., 1er juin 1984, p. 321.
4 R.G.E.N., no 23.515, p. 361.
5 F.J.F., no 88/66.
6 R.G.E.N., no 23.675, p. 45.
7 J.L., 1985, p. 347 ; R.G.E.N., no 23.314, p. 145.
8 J.L., 1987, p. 270.
9 Pas., 1988, p. 476 ; F.J.F., no 88/151 ; J.T., 1988, p. 18.
10 R.G.E.N., no 23.781, p. 14.
11 R.G.E.N., no 24.028, p. 361.
12 R.G.E.N., no 23.731, p. 257
13 J.L., 1992, p. 337. L'on trouvera d'autres références chez P. LURQUIN, op. cit., p. 204. Sur la situation antérieure, voir : A. CUVELIER L'Administration peut-elle requérir l'expertise en matière de vente publique d'immeubles ?, R.G.E.N., no 19.579.
14 P. LURQUIN, op. cit., p. 243.
15 P. LURQUIN, op. cit., p. 271.
16 R.G.E.N., no 23.380, p. 376.
17 R.G.E.N., no 23.756, p. 365.
18 R.G.E.N., no 24.071, p. 107.
19 R.G.E.N., no 24.147, p. 341.
20 R.G.E.N., no 24.076, p. 121.
21 Civ. Dinant, 24.6.1986, R.G.E.N., no 23.380, p. 376 ; Civ. Arlon, 26.4.1988, R.G.E.N., no 23.609, p. 289.
22 Sur la question, voir P. LURQUIN, op. cit., p. 310 et ss.
23 R.G.E.N., no 23.706, p. 197.
24 F.J.F., no 88/90.
25 R.G.E.N., no 23.757, p. 368.
26 R.G.E.N., no 23.572, p. 188.
27 R.G.E.N., no 23.639, p. 372.
28 R.G.E.N., no 23.686, p. 73.
29 R.G.E.N., no 24.067, p. 69.
30 R.G.E.N., no 23.786, p. 24.
31 J.L., 1982, p. 345. Note de LEVAL.
32 R.G.E.N., no 23.390, p. 401.
33 R.G.E.N., no 23.627, p. 338.
34 R.G.E.N., no 23.803, p. 109.
35 R.G.E.N., no 24.028, p. 361.
36 F.J.F., no 88/171.
37 R.G.E.N., no 23.854, p. 231.
38 R.G.E.N., no 23.846, p. 217.
39 Sur la question, voir : J.P.NEMERY de BELLEVAUX, Le droit du contribuable de réclamer contre le revenu cadastral fixé par l'administration ne peut être un leurre, J.T., 1980, p. 590 ; G. KEUTGEN et M. HUYS, L'arbitrage. Chronique de jurisprudence. J.T., 1984, p. 53, no 4.
Auteur
Avocat
Chargé de cours aux H.E.C. Liège
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