Conclusion en forme d’ouverture
p. 273-278
Texte intégral
1Les résultats ici présentés n’ont rien d’un point final : ils n’ont de sens que s’ils sont répercutés sur le terrain par les divers acteurs, qui pourront en tirer les conclusions pratiques là où ils se trouvent. Si on veut qu’elle porte du fruit, la réflexion amorcée doit nécessairement se prolonger, être reflétée et retravaillée aux différents niveaux, fédérations, institutions, équipes de travail.
2En outre, on aura pu s’en rendre compte, de nombreuses observations faites ici dans le secteur institutionnel de Caritas catholica peuvent sans grand risque être étendues à d’autres institutions relevant du « monde catholique » : partis, syndicats, mutuelles, écoles, institutions universitaires, mouvements de jeunesse... Elles devraient sans doute être affinées selon les cas, mais les démarches présentées pour un secteur pourraient sûrement, moyennant adaptation, être appliquées à d’autres.
3C’est pourquoi les quelques conclusions ici présentées le sont du point de vue un peu « extérieur » mais très impliqué de l’équipe des théologiens. Je les présente sous forme de six propositions brièvement commentées, en allant du plus général au plus pratique.
4Première proposition : Le pluralisme interne à nos institutions est une valeur positive à accueillir, qui ne doit pas empêcher un véritable projet commun.
5Tout d’abord, il n’y a pas lieu de rester nostalgiques d’une situation d’homogénéité chrétienne. Nous ne sommes plus en chrétienté, et une nostalgie de ce passé depuis longtemps révolu ne pourrait qu’entretenir en nous une mentalité intolérante, favorisant les cloisonnements et les ghettos. De même, les efforts de « reconquête » qui viseraient à reconstituer une telle situation risquent bien de manquer de réalisme.
6Plus positivement, le pluralisme interne à nos institutions (tant du côté du personnel que des usagers) est un reflet de la société globale, celle où nous vivons, celle où nous sommes appelés à agir. Par là, il nous maintient davantage au contact des problèmes de la société que ne le ferait un groupe censément plus homogène.
7Cela dit, le pluralisme interne ne devrait pas compromettre un projet commun inspiré de la référence chrétienne, étant bien entendu que celle-ci est prise, non dans ses particularités doctrinales ou culturelles, mais dans ce qu’elle a d’universellement humain. C’est ce qui conduit à une deuxième proposition.
8Deuxième proposition : L’Évangile lui-même nous invite à privilégier, non ce qui nous différencie des non-chrétiens, mais ce que nous avons en commun.
9En effet, l’Évangile se présente non comme l’idéologie d’un groupe particulier, mais comme une « Bonne Nouvelle » pour tous. Si nous croyons à la portée universelle du message de Jésus Christ, cette conviction doit pouvoir se traduire au sein même de la société pluraliste dont nos enquêtes témoignent.
10En ce sens, il est significatif que beaucoup de catholiques choisissent de s’engager dans des mouvements, des partis, des actions qui s’affichent ouvertement pluralistes tout en ayant des options qui rejoignent les leurs. Il ne manque pas non plus de mouvements lancés par des chrétiens (catholiques ou autres) qui ont choisi dès le départ d’être pluralistes, convaincus que les valeurs pour lesquelles ils militent peuvent être partagées par beaucoup d’autres.
11Cette ouverture de principe que l’Évangile nous présente invite au moins, selon une suggestion de Pierre de Locht, à ne pas envisager comme une catastrophe une évolution qui obligerait à des fusions avec des institutions d’un « autre bord ». Non pas simplement pour faire de nécessité vertu, mais parce que cela pourrait être une chance à saisir. Mais ce type d’évolution n’est pas forcément souhaitable en n’importe quel contexte : le pluralisme véritable n’est pas facile à réaliser. Il y a des neutralités stérilisantes. En sens inverse, il peut y avoir des « pluralismes référencés » qui se montrent créatifs — d’où ma troisième proposition :
12Troisième proposition : Les institutions fortes dont nous héritons sont une chance de donner forme institutionnelle aux valeurs humaines inspirées de l’Évangile.
13En effet, notre héritage institutionnel peut nous apparaître à certains moments comme un poids, mais le réalisme nous fait reconnaître qu’il est aussi un lieu d’action possible. Ces institutions, ce n’est pas pour rien que nos prédécesseurs les ont créées, les ont fait vivre, développées, financées. Ce qui les a justifiées, c’est que la tradition catholique qui est la nôtre, spécialement en Belgique, a toujours cherché à dépasser le témoignage individuel pour donner une forme sociale à ce que l’Évangile apporte d’humanisant.
14Sans doute, nos institutions ont été parfois l’enjeu d’une lutte idéologique, mais on ne peut réduire leur inspiration originelle à une simple compétition. Beaucoup d’entre elles, d’ailleurs, spécialement dans le domaine caritatif, ont une plus longue tradition que leurs équivalents d’autres obédiences. D’autres que nous les ont imitées ? Tant mieux. Si une part d’entre elles ont rempli un rôle de suppléance, en l’absence d’institutions équivalentes créées par les pouvoirs publics, qui pourrait en faire reproche aux chrétiens ?
15Cependant, si le maintien de nos institutions se justifie, c’est à cause de la marge de créativité qu’elles permettent, fût-ce dans des marges étroites. D’où ma quatrième proposition :
16Quatrième proposition : Il nous faut valoriser notre héritage institutionnel en accentuant sa fonction « prophétique », en termes de vigilance et de créativité.
17Dans le débat pluraliste sur les questions de société, nos institutions ont leur place à côté d’autres. C’est un fait. Pour que ce soit aussi une chance, du point de vue chrétien, il ne suffit sans doute pas qu’elles fassent « aussi bien », ou même « mieux » ce que d’autres font également.
18Et tout d’abord, il importe qu’elles soient des lieux de vigilance critique. Normalement, notre « sens chrétien » doit nous rendre attentifs aux aspects déshumanisants de notre système de vie en commun. Et cela, non seulement au plan économique (exclusions, pauvreté...) mais aussi politique et idéologique (racisme, idéologie de la compétitivité, etc.). Quelles que soient les contraintes, l’Évangile nous interdit de nous accommoder de situations qui atteignent la personne dans son intégrité, sa liberté, sa dignité. Il y a là une fonction critique ou prophétique de dénonciation, qui fait partie de la vocation chrétienne, et à laquelle des institutions qui se veulent chrétiennes ne peuvent se soustraire. Et tant mieux si d’autres nous précèdent ou nous imitent.
19Mais les institutions que nous gérons peuvent aussi avoir une fonction positive. Nos lieux d’action doivent pouvoir fonctionner comme des laboratoires où s’inventent, où se recherchent des remèdes à ces maladies sociales. Un exemple : le développement des soins palliatifs, qui luttent contre une désappropriation déshumanisante de la fin de la vie. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’ils ont été développés d’abord dans des institutions chrétiennes. Et il est réjouissant qu’ils aient été bientôt imités ailleurs.
20Cette vigilance, cette créativité ont leur source dans ce qu’on peut appeler une « tradition d’expérience », un style propre qui fait lui aussi partie de notre héritage. Ma cinquième proposition en relève quelques aspects :
21Cinquième proposition : La référence chrétienne nous fournit des clés qui permettent une lecture critique de la réalité sociale où nous travaillons.
22Je regrouperais ces « clés de lecture » sous trois chefs, sans oublier qu’il en existe sûrement d’autres.
23Première clé, l’humain intégral. L’être humain, ce n’est pas seulement l’homo oeconomicus (le consommateur), ou l’homo faber (le producteur), ou l’homo politicus. C’est aussi celui qui a des besoins intellectuels, affectifs, culturels, spirituels. Celui qui a un besoin de sens. Or le sens est aujourd’hui une denrée rare, ou disséminée : il en existe des fragments épars, dispersés en divers lieux. Il importe que dans les institutions que nous gérons, on ne traite pas seulement des maladies, ou des handicaps, ou... mais qu’on crée des lieux où des personnes soient en relation, avec leur maladie, leur handicap, mais aussi leur destinée, qui est spirituelle. Des lieux où soit manifestement ouverte, offerte, la question du sens.
24Deuxième clé, le privilège des plus pauvres, au sens large de la Bible : les plus petits, les victimes et les laissés pour compte de nos organisations sociales. Et ici, l’intuition d’un mouvement comme A.T.D. me semble démontrée par les faits : on ne résout le problème des « exclus » qu’en investissant prioritairement au bas de l’échelle sociale. Un exemple éclairant dans son principe, quoi qu’il en soit (jusqu’ici) des réalisations sur le terrain : les ZEP ou « zones d’éducation prioritaires », qui privilégient les quartiers défavorisés et mobilisent non seulement des enseignants, mais des assistants sociaux, des animateurs de rues, etc. Quel pourrait en être l’équivalent pour le secteur socio-médical ici étudié ? J’apprécie le sous-titre du mouvement A.T.D. : « Science et service » : il y a place pour une recherche plus large que sur l’identité chrétienne : sur les carences et les besoins humains, là où ils sont les plus criants, et sur les solutions possibles.
25Troisième clé, la portée humanisante du spécifique chrétien. Je m’explique. Il existe certaines dimensions, certains concepts qui, ou bien nous sont propres, ou bien sont particulièrement à l’aise en contexte chrétien. Je songe à des termes comme la grâce, la disponibilité à l’Esprit, le pardon, l’espérance au-delà de l’espoir, l’imprévisibilité des charismes. Or on peut montrer que tous ces termes évoquent — et entraînent en pratique — des attitudes, des comportements qui ont quelque chose d’humainement précieux (et qui, heureusement, ne se rencontre pas seulement chez des chrétiens). Vaste espace pour la réflexion et la mise en oeuvre : comment ces dimensions peuvent-elles trouver place dans la gestion d’une institution ou l’animation d’un mouvement ? Sur ce point, je n’ai qu’une proposition, et formulée avec précaution, et c’est la dernière :
26Sixième proposition : La mise en pratique de ces suggestions pourrait prendre appui sur la recherche actuelle portant sur l’esprit qui doit animer toute entreprise, en favorisant dans nos institutions le dialogue sur « l’humain intégral ».
27Dans le domaine de l’entreprise, on a beaucoup cultivé la « gestion par objectifs », et cette méthodologie s’est répandue en d’autres institutions. Elle a été critiquée, à juste titre, comme étant exposée à un fonctionnement technocratique, de type pyramidal. On parle volontiers aujourd’hui de « culture d’entreprise ». J’hésite à employer ce terme, qui risque d’être trop marqué, lui aussi, par le souci d’efficacité commerciale. Il rejoindrait les techniques de « training group », nées elles aussi pour favoriser les bonnes relations dans l’entreprise, et par là accroître le rendement. Mais en réalité, tout comme de bonnes relations sont humainement préférables à des tensions et rivalités cachées, le partage d’un « esprit » commun est souhaitable pour la bonne marche d’une institution, quelle qu’elle soit. En ce sens, la recherche d’une « culture d’entreprise » requiert qu’on instaure dans les institutions et mouvements des lieux de dialogue véritablement libre, c’est à-dire où la parole d’une « nettoyeuse » puisse apporter éventuellement un élément aussi décisif que celle de la direction.
28Pour être cohérents avec ce qui a été dit plus haut, nous pourrions ajouter ceci : un tel dialogue pourrait peut-être s’engager à partir d’un repérage en commun de ce qui est « déshumanisant » dans le domaine dont s’occupe l’institution en question. Et garder comme horizon l’« humain intégral ».
29Voilà six propositions. Elles sont soumises à votre critique et à vos débats, c’est le meilleur sort qu’on puisse leur souhaiter.
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