Chapitre VIII. Contraintes — Motivations — Pluralisme
p. 249-261
Texte intégral
Section 1 : Contraintes et visée éthique par Jean Ladrière
1A partir du moment où on décide d’instaurer, de promouvoir, de développer un réseau de soins de santé qui se présente explicitement comme catholique, on s’engage techniquement, moralement et politiquement à assumer les conditions qui déterminent aujourd’hui ce qu’est un service de santé valable. Ces conditions dépendent non de l’idée a priori que l’on peut avoir sur les soins aux malades, des intentions qui ont guidé les choix initiaux et des finalités ultimes que l’on poursuit, mais de l’état général de la culture et de la civilisation matérielle, donc d’une situation historiquement déterminée et soumise au mouvement général de l’histoire en train de se faire. Or il faut bien reconnaître que ces conditions sont en réalité des contraintes, que personne n’est en mesure de modifier parce qu’elles relèvent de ce que M. Gruson appelle très justement les « structures lourdes ». Il les définit comme suit : « Les structures lourdes sont des éléments de natures diverses - matérielle, organisationnelle, culturelle — dont la création, l’adaptation, la suppression, ne sont réalisables que dans des délais longs, le plus souvent à coût élevé, et qui sont très difficiles, voire impossibles à modifier une fois qu’ils ont pris forme »1
2Bien entendu, si ces conditions sont contraignantes, ce n’est pas du tout au sens où elles traduiraient une sorte de fatalité sociologique, mais au sens d’une contrainte hypothétique : si l’on veut réaliser un service correspondant à ce qu’on est en droit d’attendre dans le contexte matériel et culturel où nous sommes, alors il y a des conditions dont il faut nécessairement tenir compte. Mais c’est librement qu’elles doivent être assumées, en fonction précisément de l’idée que l’on se fait de la qualité du service à rendre. Et cette idée est elle même fonction de la finalité que l’on poursuit. La question qu’il faut poser est de savoir comment concevoir concrètement le projet fondateur en réassumant en lui ces conditions.
3Or c’est par ce projet, qui définit la finalité de l’entreprise, que les institutions de santé catholiques se spécifient comme telles. Et s’il y a lieu de tenir compte des contraintes, c’est parce qu’elles ont elles-mêmes un sens positif par rapport à la perspective proprement chrétienne qui inspire le projet et lui donne sa spécificité. Le principe général qui détermine ce sens, c’est l’exigence d’incarnation des valeurs. Une valeur n’a de réalité effective que dans la mesure où elle se traduit dans des gestes, des comportements, des institutions, en un mot dans des pratiques qui la rendent en quelque sorte visible.
4Sans doute y a-t-il toujours dans la valeur un surplus par rapport à ce qui peut en être effectivement réalisé. La valeur est inspiratrice, elle ouvre un champ de tension, elle appelle l’invention, l’initiative, et n’est jamais purement et simplement identifiable aux formes concrètes en lesquelles elle se montre. C’est pourquoi la valeur est toujours l’objet d’une visée, et non un projet défini que l’on peut réaliser moyennant des mesures adéquates. Mais une visée n’est réelle que si elle est animatrice, donc si elle passe à travers des gestes concrets qui lui donnent sa forme visible. Pour viser authentiquement une valeur il faut en assumer les conditions d’effectivité.
5Ce principe général de l’incarnation des valeurs n’est pas de soi théologique ; il vaut pour toute valeur. Mais il prend une signification particulièrement décisive lorsqu’il s’agit des valeurs évangéliques. L’Evangile ne parle pas en termes abstraits, mais au contraire dans un langage éminemment concret. On peut penser ici, par exemple, par rapport au contexte qui nous occupe, à la parabole du Bon Samaritain, par laquelle le Christ répond à ceux qui lui demandent « Qui est mon prochain ? ».
6Ou aussi au texte de saint Mathieu, au chapitre 25 : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli : nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venu à moi ».
7Le sens théologique profond de cette loi d’incarnation est donné par le rapport constitutif de l’existence chrétienne à l’événement de la résurrection, qui éclaire l’histoire des hommes et en transfigure la signification. Or il s’agit bien d’un événement, non d’une image ou d’une idée. En tant qu’événement, il s’inscrit dans l’histoire effective et en assume toute la réalité. C’est le mouvement vécu des existences, les pratiques concrètes qu’il saisit dans sa vertu transformante. Il leur donne de pouvoir signifier réellement ce que la visée qui les inspire tente de traduire en gestes quotidiens. Mais le geste quotidien, en tant qu’il s’efforce de donner corps à cette visée, a ses propres conditions d’effectivité, marquées par l’historicité en laquelle il s’inscrit. C’est cette condition d’historicité qui se traduit par les contraintes dont l’action doit tenir compte pour rendre effectives ses intentions.
8On proposera de retenir ici les catégories suivantes.
9a. Il y a d’abord, évidemment, les contraintes imposées par la science et la pratique médicale, dans leur état actuel et dans leur devenir. Le facteur dynamique déterminant, en ce domaine, semble bien être la recherche biologique fondamentale, relayée par l’expérimentation médicale. L’allure qu’elle a prise depuis une cinquantaine d’années a bouleversé complètement la médecine. Le succès considérable de la méthode analytique et réductrice — dont la biochimie est particulièrement représentative — entraîne un déplacement du global au local, mais par le fait même aussi, simultanément, de ce qui peut-être directement éprouvé dans la perception, l’affectivité et la communication vers ce qui ne peut être appréhendé et compris que moyennant la médiation de constructions conceptuelles dont la maîtrise suppose une spécialisation de longue durée.
10Concrètement cela se traduit par la fragmentation de la pratique médicale, la multiplication des spécialités, le caractère abstrait de l’approche de la maladie et du malade lui-même, la difficulté croissante pour celui-ci de comprendre son propre état et la justification des traitements qu’on lui propose (ou qu’on lui impose !), et aussi le recours à des appareillages de plus en plus sophistiqués (et coûteux) et l’intervention indispensable des laboratoires d’analyse.
11Mais le plus significatif, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un état donné tel quel pour une longue période mais d’un état essentiellement fluent, puisque la recherche ne cesse de se poursuivre et que, par voie de conséquence, la pratique médicale est sans cesse obligée de se réorganiser en fonction des nouvelles possibilités qu’ouvre la recherche fondamentale.
12On se trouve ainsi pris dans un immense processus évolutif, porté en fait par une vaste communauté de chercheurs, mais dont personne n’a vraiment la maîtrise et dont le futur reste fortement indéterminé.
13b. Un deuxième type de contrainte est lié au niveau de vie moyen, lui-même déterminé par l’état de prospérité économique régnant dans le pays, la répartition plus ou moins équitable des revenus, l’efficacité des mécanismes de transfert, mais aussi par ce que la technologie existante est en fait en mesure d’offrir aux consommateurs, ou plus exactement à la demande solvable.
14Le niveau de vie implique un mode de vie et fixe ce que les membres de la collectivité estiment, en moyenne, faire partie d’un cadre d’existence décent. En particulier, pour ce qui nous occupe, les exigences en matière d’hygiène ont été profondément transformées en fonction des possibilités qu’a fait apparaître la croissance qui se poursuit malgré tout depuis le début du siècle. (On peut penser par exemple aux circuits d’eau courante, aux appareils de chauffage, aux machines ménagères, etc.)
15c. Un troisième type de contrainte est celui qui concerne les ressources, ce qui se traduit par les charges budgétaires. La détermination du volume de ressources nécessaires est évidemment fortement dépendante, et peut-être même rigidement dépendante, des deux premiers types de contraintes : d’une part les formes contemporaines de la pratique médicale ont des implications précises en termes de personnel (spécialisation, niveau de compétence, diversité des fonctions, masse critique, etc.) et de matériel, et d’autre part le mode de vie moyen a des implications directes sur le niveau d’exigence quant aux installations, aux équipements, au confort, à l’alimentation, etc. (il y a aussi des choix politiques !)
16d. Un quatrième type de contrainte est celui des contraintes de gestion. Ces contraintes sont déterminées à la fois par la problématique budgétaire, qui impose de faire face à des exigences fortes avec des moyens qui, quel qu’en soit le volume, sont toujours insuffisants, et par la problématique de la complexité, liée à la multiplicité des tâches, à la diversité des personnels, à la complication des dispositifs matériels, à la haute technicité des services à assurer et à la sophistication des moyens qui, dans l’état présent de la technologie, servent à les assurer, sophistication qui entraîne l’extrême sensibilité du matériel, son usure rapide et un degré d’obsolescence particulièrement élevé. Dans ces conditions, qui créent des contradictions perpétuelles et qui sont inévitablement sources de conflit, la gestion ne peut plus être affaire d’autorité et de bon sens, mais devient une tâche hautement technique qui exige des compétences appropriées et la mise en œuvre de procédures dont la logique impose des règles très strictes à l’action. Il s’agit en somme de résoudre à chaque moment des problèmes d’optimalité. Et la recherche d’un optimum est une démarche qui ne peut réussir qu’à la condition de se conformer aux exigences internes du problèmes à traiter. C’est le problème qui impose sa contrainte, exactement comme dans un problème de mathématique pure, où la nature des solutions est prédéterminée par la structure de la situation de départ.
17e. Enfin un cinquième type de contrainte est constitué par ce qu’on peut appeler la contrainte culturelle. Les personnes qui participent au fonctionnement de l’institution viennent d’un milieu qui est extérieur à cette institution. Elles ont été élevées dans une famille, ont été formées dans diverses écoles, ont traversé, avant d’entrer dans l’institution, différents milieux de vie, dans le travail, les loisirs, la vie associative, éventuellement la vie religieuse. A travers tout le processus de socialisation qu’elles ont subi elles ont acquis un certain type de personnalité. Quoi qu’il en soit des différences individuelles, il existe, dans la société contemporaine, un certain type de personnalité, déterminé par la culture ambiante, et qui est, pour l’institution, une donnée sur laquelle elle n’a qu’une possibilité d’influence extrêmement minime. Un problème d’ajustement entre la personnalité et les tâches de l’institution se pose donc inévitablement et est d’ailleurs quotidiennement vécu par les uns et par les autres, suivant le type de responsabilité assumée. Mais de toute façon, par l’intermédiaire de ce que certains anthropologues ont appelé la « personnalité de base », la culture ambiante exerce sur l’institution une pression de nature anonyme, qui est pour elle de l’ordre d’une donnée non contrôlable (ou quasi non contrôlable). Il faudrait d’ailleurs ajouter que ce type de contrainte agit non seulement par l’intermédiaire des personnels mais aussi par l’intermédiaire des malades (quoique peut-être dans un degré moindre, dans la mesure où leur rôle est forcément plus passif par rapport à l’institution).
Section 2 : Les motivations et les comportements des acteurs par Francis Collet
18Suivant qu’on s’y trouve impliqué au titre d’usager, de prestataire de services, de gestionnaire ou de représentant d’association professionnelle, on motivera de façon sensiblement différente l’établissement d’une référence de l’institution à une identité chrétienne. Les différences de motivation s’accompagnent elles-mêmes de conduites appropriées qui ne manquent pas d’avoir une incidence concrète sur le déroulement des activités au sein des établissements. Il est utile pour le praticien et pertinent pour le chercheur de relire selon cette perspective les rapports d’enquête. Le croyant, lui, veillera normalement à apprécier la validité de ces motivations et comportements à la lumière des sources qui inspirent sa foi. Un effort de discernement théologique devrait y contribuer.
191. Une première catégorie d’acteurs institutionnels doit être considérée pour elle-même. C’est celle des responsables d’associations professionnelles regroupées au sein de la C.C.I. qui, en commanditant la présente recherche, lui assignent son premier cadre interprétatif. Leurs motivations ont déjà été évoquées dans la première partie de cet ouvrage (ch. 2). Il est significatif de relever à leur propos qu’ils considèrent comme acquise la référence des institutions membres à l’identité chrétienne. Leur quête porte essentiellement sur les modalités de revalorisation de cette référence, compte tenu du pluralisme constaté en leur sein. Cela apparaît clairement dans la Lettre de présentation de la recherche « Identité chrétienne » aux fédérations, dont nous rappelons l’essentiel :
20« Il ne suffit plus de défendre la légitimité des institutions chrétiennes, mais il faut s’interroger sur les pratiques de celles-ci pour qu’elles soient réellement chrétiennes et perçues comme telles. (...) Les objectifs poursuivis par la C.C.I. — au travers de cette recherche — sont :
identifier les éléments qui constituent la perception d’appartenance au projet chrétien des institutions médico-sociales de la part de leurs collaborateurs ;
promouvoir par une dynamique interne à ces institutions des comportements, des structures et des repères symboliques qui invitent les agents à une adhésion libre et responsable en référence significative au projet chrétien collectif ;
diffuser une image de marque des institutions médicosociales chrétiennes dont la cohérence et l’ouverture sont des facteurs décisifs dans la collaboration avec leurs partenaires publics et privés » (C.C.I., 15 juillet 1988).
21Aux aspects heuristiques de la recherche sont ainsi liés d’emblée des résultats attendus : la mobilisation des ressources humaines internes, le drainage de la clientèle, le marquage et la répartition des zones d’influence politique. Ce sont là en effet des préoccupations de cadres dirigeants, conscients de leurs responsabilités politiques et sociales, respectueux des libertés individuelles. Au plan théologique cependant, on résistera à cautionner tout lien instrumental qui serait établi entre le fonctionnement des institutions et l’identité chrétienne.
22D’une part, il ne faut pas mettre Dieu au service de César et, d’autre part, il faut préserver l’autonomie et la responsabilité de l’homme dans ses œuvres. Si un lien doit s’établir — il est en effet requis par l’incarnation de la Bonne Nouvelle — il le sera en termes d’exigence et de compatibilité, non de sujétion. La distinction indique bien la difficulté du propos : l’exigence est radicale et permanente, la compatibilité n’est jamais acquise définitivement.
232. L’enquête sur les usagers établit qu’ils adoptent massivement, tous services confondus, un comportement de consommateurs éclairés. La qualité professionnelle du service, d’abord, les qualités humaines de l’environnement, ensuite, sont les plus chers et quasi exclusifs objets de leurs désirs, même chez cette part du public qui présente les caractéristiques de l’adhésion sociologique au monde chrétien. L’identité chrétienne de l’institution ne représente à ce niveau qu’un argument assez marginal du service attendu, et certes pas un facteur décisif de motivation. Elle offre un attrait un peu plus insistant — sans toujours être décisif — pour des personnes qui se sentent proches de la mort et que rassurent la présence de repères culturellement chrétiens et la certitude d’un accompagnement spirituel dans les moments extrêmes de l’existence. Ce sont pour la plupart des chrétiens âgés, pratiquants, qui, à l’instar des autres usagers, reproduisent à leur façon dans les milieux institutionnels leur comportement social habituel.
24Il convient donc d’en prendre acte : l’attente des usagers est de l’ordre de l’efficacité des prestations et du confort qui les entoure. L’homme moderne ne confond plus salut et santé. Il sait que les valeurs humanitaires ne sont pas l’apanage des chrétiens. A cet égard, ils perçoivent les institutions médicosociales comme des lieux publics, techniquement spécialisés, culturellement sécularisés. Chrétiennes, elles peuvent créer des conditions favorables pour une présence pastorale renouvelée, mais la justesse de celle-ci se mesurera au respect des conditions diversifiées du public.
253. Puisque leur profession consiste à aider les gens, les prestataires de services mettent les valeurs altruistes au premier plan des qualités relationnelles de leur activité. Il serait inutile de rappeler ce truisme s’il ne fondait précisément une double sujétion des prestataires de services à l’égard de l’usager-client et du gestionnaire-employeur qui, chacun selon son intérêt, ne peuvent qu’être tentés d’exploiter une disponibilité si opportunément prescrite par la fonction. C’est parmi les prestataires des services que l’idéologisation de la référence à l’identité chrétienne de l’institution comporte le plus de risques, dans la mesure où elle permettrait à ceux qui l’imposent de faire appel à une norme hors système pour soustraire la relation altruiste à des obligations contractuelles. Elle peut ainsi être utilisée pour camoufler la surcharge professionnelle causée par l’exigence de rentabilité, comme pour garder une unanimité factice au détriment de la résolution des conflits internes latents. Elle se prête aussi à des conduites opportunistes en appui à des carrières individuelles. La référence à l’identité chrétienne ne s’établit spontanément que très rarement et, dans ces cas, elle se fait par référence au passé institutionnel ou de manière individuelle par les prestataires de services.
26Il est clair que les cas individuels ne se reconnaissent pas tous dans ce tableau pessimiste. Mais il faut considérer avec attention les risques réels de dévoiement de la référence chrétienne institutionnelle mis à jour par l’enquête pour cette catégorie d’acteurs. En effet, ce sont largement des facteurs structurels, et non anecdotiques, qui rendent compte de l’évolution des transactions symboliques au sein des secteurs professionnels considérés. L’exigence de justice à l’égard des travailleurs ne tolère pas que soient occultés les éléments de la négociation contractuelle sous le couvert d’une idéologie, quelle qu’elle soit. L’exigence de vérité de la proposition chrétienne requiert, quant à elle, une adhésion croyante, libre et responsable de son agir, respectueuse d’autrui et respectée dans une culture pluraliste. Dans le cas contraire, instrumentaliser la référence chrétienne expose logiquement au soupçon de mensonge et entraîne inévitablement son discrédit. En milieu pluraliste, la référence chrétienne ne prend sens que dans la liberté du débat des convictions.
274. Tout en s’adressant à des catégories différentes, les enquêtes se trouvaient ciblées en fait sur les gestionnaires des institutions, expressément ou non. Elles convergent par des voies séparées dans leurs observations sur les motivations et comportements de cette dernière catégorie d’acteurs quant à l’établissement d’une référence à l’identité chrétienne. Il en ressort que cette référence fonctionne dans une ambiguïté totale. On craint, semble-t-il, qu’elle ne nuise au succès de fréquentation grandissant des institutions médico-sociales chrétiennes par un public pluraliste. La réticence des gestionnaires à relayer l’enquête sur les usagers est significative sur ce point, d’autant plus que ce n’était pas un effet recherché de l’étude et qu’il a été abondamment confirmé. On hésite à utiliser la référence chrétienne dans l’image de marque de peur de chasser le client ou d’exacerber des tensions internes. On l’exploite au besoin comme norme suprême et sans réplique. Les tentatives de détection par des indicateurs symboliques — les valeurs qui ont été retenues comme chrétiennes — ne s’avèrent pas convaincantes. A part quelques témoins individuels ou des réminiscences historiques occasionnelles, la référence à l’identité chrétienne des institutions est établie de manière indirecte et avec d’importantes réserves par les gestionnaires. Sauf, et cette exception confirme ce qui précède, quand il s’agit de se situer dans le champ politique pour y préserver des positions acquises. Manifestement, l’établissement d’une référence des institutions à l’identité chrétienne ne motive pas les gestionnaires à lui consacrer un investissement tant soit peu comparable à celui consenti pour la performance technique des services ou pour la qualité de la gestion, qui représentent légitimement les deux préoccupations majeures de cette catégorie d’acteurs.
28La cause est-elle entendue ? La référence institutionnelle à l’identité chrétienne doit-elle rester — pour combien de temps encore ? — un accessoire relativement utile d’une gestion efficace ? Que dans un contexte pluraliste la référence chrétienne ait perdu son efficacité mobilisatrice peut être considéré comme un progrès, à condition que cette évolution soit assumée dans son principe et dans ses conséquences. Accepter la modernité implique de reconnaître l’autonomie de la raison efficace, de l’éthique contractuelle et de la proposition spirituelle. Cela suppose aussi que les croyants s’efforcent de réarticuler à nouveaux frais ces ordres qui structurent leur existence et que cet effort s’accomplisse dans un dialogue ouvert, sans timidité ni arrogance, avec les diverses composantes de la culture contemporaine.
29Puisque désormais la question du pluralisme interne est ouvertement posée, on pourrait se risquer à décrire schématiquement trois options qui se présentent à l’acteur institutionnel désireux d’établir une référence à l’identité chrétienne. La première option consiste à durcir la référence. Le souci de clarification des adhésions à la doctrine commune entraîne l’exclusion des non-adhérents — usagers, prestataires, gestionnaires, dirigeants. On obtient des ilôts de pureté doctrinale, caractérisés par une motivation élitiste et par un comportement vraisemblablement sectaire. La deuxième option, c’est le maintien du consensus mou par une référence ambiguë. On n’y fait droit, ni à l’authenticité croyante, ni au respect d’autrui. L’efficacité professionnelle s’en satisfait partiellement, dans la mesure où la gestion des ressources humaines et des relations publiques consent à consacrer une part non négligeable de ses ressources — la présente recherche l’atteste — à maintenir un équilibre précaire entre des tensions latentes. Il existe au moins une troisième option praticable. Des institutions prennent acte du pluralisme des convictions et affichent explicitement leur identité chrétienne en créant les conditions favorables à un processus de débat respectueux des convictions diversifiées présentes en son sein. Ce qui suppose, entre autres conditions, une rigoureuse éthique des procédures.
Section 3 : Signification positive du pluralisme interne par Jean Ladrière
30L’une des données principales dont doit tenir compte une réflexion sur l’identité des institutions chrétiennes est celle du pluralisme. Mais il convient de distinguer dès l’abord le pluralisme externe et le pluralisme interne. Le pluralisme externe est la conséquence, dans notre pays, de deux ordres de faits : d’une part, la longue évolution historique qui a conduit à la dislocation de la chrétienté et à la constitution, à côté de la tradition catholique, d’une tradition laïque qui s’est donné ses propres instruments d’expression et son propre système de valeurs — et d’autre part, les choix politiques qui ont abouti à la constitution d’un système institutionnel dans lequel ces deux « familles spirituelles » ont trouvé leur projection concrète, politique, sociale et culturelle. L’existence d’un réseau d’institutions hospitalières catholiques s’inscrit dans ce contexte politico-social, qui constitue une solution très originale au problème posé par le clivage du « corps politique » en deux « mondes », partagés en fonction de l’attitude à l’égard de la tradition chrétienne et même plus spécifiquement catholique.
31Cette institutionalisation, qui a pu être critiquée aussi bien du point de vue d’un purisme ecclésial que du point de vue d’une vision laïcisante de l’État, est en réalité une contribution très positive à l’idée démocratique, parce qu’elle est garante d’une relative autonomie de services publics importants par rapport à l’État et parce que, en vertu même du principe du pluralisme, sanctionné par les accords institutionnels, elle offre aux citoyens une réelle possibilité de choix et donne donc un espace d’effectivité sociale à la liberté.
32Et cela dans des situations qui, comme celle de la maladie, touchent très directement la vie personnelle en sa signification la plus intime. Le système du pluralisme institutionnel a pu être défendu par les catholiques pour des raisons proprement pastorales, ou comme stratégie de défense à l’égard du monde laïc, ou dans la préoccupation d’assumer directement un service tel que le soin aux malades, dans un esprit évangélique. Mais quoi qu’il en soit de ces motivations, ce système peut être défendu pour des raisons proprement politiques, comme offrant précisément des garanties concrètes à la liberté, et comme donnant une forme concrète au principe de subsidiarité, qui lui-même se justifie à la fois au nom de l’efficacité et au nom de la liberté.
33Le pluralisme interne est une donnée beaucoup plus récente, qui est sans doute liée à la diminution des vocations dans les congrégations hospitalières et au rôle croissant des laïcs dans les institutions, mais qui ne s’explique pas réellement par là. Il est en fait le reflet, à l’intérieur des institutions, d’un certain pluralisme qui s’est instauré dans le monde chrétien en général. Certains le rattachent aux effets du dernier Concile. Il s’agit sans doute d’un phénomène bien plus ancien, auquel le Concile a peut-être, tout au plus, donné certaines possibilités d’expression.
34Il faut y voir sans doute l’effet de l’élévation progressive, depuis le début des temps modernes, du niveau culturel moyen de la population.
35Cette élévation du niveau culturel introduit inévitablement une certaine dose d’esprit critique : des comparaisons peuvent être faites, engendrant éventuellement certaines formes de relativisme, le simple recours à la tradition perd de sa vertu argumentative, le principe d’autorité perd de sa crédibilité, etc.
36Beaucoup de croyants sont ainsi amenés à remettre en question, ou à tout le moins à réexaminer sérieusement, de façon personnelle, la tradition qu’ils ont reçue. Dans certains cas cet examen critique (au sens positif du terme) conduit à l’abandon de la foi, ou tout au moins de la pratique, du moins jusqu’à un certain point. Mais dans beaucoup d’autres cas, il conduit tout simplement à une compréhension réellement assumée de la foi, autrement dit à une interprétation personnellement assumée de la foi. La véritable signification du pluralisme interne, c’est la pluralité des interprétations. Evidemment, si on comprend cette pluralité au sens d’une relativisation complète, on y verra le principe d’une véritable dénaturation de la foi. Mais il y a un sens légitime de cette pluralité, fondé dans le principe de la pluralité possible (et réelle) des théologies. Mais sans doute commence-t-on seulement à élaborer des méthodes de formation religieuse et des méthodes pastorales appropriées à cette nouvelle situation culturelle de la foi.
37Il existe une interprétation très négative du pluralisme interne, selon laquelle il s’agit là seulement d’une conséquence néfaste de l’individualisme exacerbé propre à la culture moderne et contemporaine. Il y a peut-être des arguments de fait qui peuvent être en faveur de cette interprétation et qui permettent d’y reconnaître au moins une part de vérité. Mais ce n’est de toute façon qu’une vue très unilatérale des choses.
38En réalité le pluralisme interne comporte une signification éminemment positive, qu’il convient de reconnaître dans la pratique et dont il faudrait pouvoir assumer les implications. C’est qu’il est la conséquence inévitable d’une pédagogie religieuse qui met l’accent, à très juste titre d’ailleurs, sur le caractère personnel et délibéré de l’engagement chrétien, qui fait donc par le fait même appel à l’interprétation personnelle. Naturellement cette pédagogie propose aussi les critères de l’interprétation légitime : c’est celle qui est de nature à assurer la communion dans la foi, qui en ce sens est à l’opposé de l’individualisme. Une telle pédagogie est tout à fait dans l’esprit chrétien, puisqu’elle fait appel à la liberté et demande un engagement authentique. Mais si elle est de nature à engendrer un christianisme plus authentique, plus solide, plus véridique, plus agissant, elle est apparemment moins efficace qu’une pédagogie basée simplement sur la force d’une tradition, dans laquelle d’ailleurs la tradition proprement religieuse prend forcément appui sur une tradition socioculturelle. Quoi qu’il en soit, de toute façon, la culture actuelle rend inopérante une pédagogie de la pure tradition. De telle sorte qu’en réalité la pédagogie de l’authenticité est non seulement plus conforme à l’esprit chrétien, mais aussi, tout compte fait, la seule qui soit vraiment appropriée à l’état présent de la culture.
39Mais s’il en est ainsi, il faut en assumer les conséquences, et cela comporte une appréciation positive du pluralisme interne.
40Naturellemnt ce pluralisme pose des problèmes pratiques du point de vue de l’institution et de la manière dont ses finalités sont assumées par ceux qui y travaillent.
41On pourrait suggérer ici au moins un principe général : c’est un principe d’authenticité. Il est normal qu’une institution demande à ceux qui y travaillent de reconnaître ses finalités, même s’ils ne les assument pas pour eux-mêmes. Mais il faudrait d’autre part que chacun se sente libre d’adopter sa propre position et de lui donner expression. C’est seulement l’expérience, sans doute, qui pourra faire apparaître les formes viables d’un équilibre en soi difficile. Mais ce qu’on peut dire c’est que seules la loyauté et la vérité sont garantes d’une vie collective satisfaisante pour tous ceux qui y prennent part, et que tout ce qui va dans le sens de la liberté représente une contribution positive aussi bien à la destinée des personnes qu’à celle des institutions.
Notes de bas de page
1 P. LADRIÈRE, C. GRUSON, Ethique et gouvernabilité. Un projet européen, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, P. 114.
Auteurs
Philosophie. Professeur émérite UCL
Théologie. Représentant la Confédération Chrétienne des Institutions sociales et de santé (CCI)
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