Chapitre IV. Représentations, évaluations et attentes des usagers par rapport aux institutions sociales et médicales d’inspiration chrétienne
p. 57-107
Texte intégral
Introduction
1L’« identité » d’une institution résulte de nombreux facteurs sur lesquels les dirigeants n’ont pas nécessairement la possibilité d’intervenir de façon directe et volontaire. Des éléments tels la localisation, la qualité perçue du personnel et des usagers, l’histoire même de l’implantation fixent des repères sur lesquels peuvent se greffer les représentations. Celles-ci, en réinterprétant les éléments objectifs qui identifient matériellement l’institution, les organisent en leur imputant des significations éventuellement disjointes de ce que souhaiteraient ses responsables. Des travaux sur les identités d’écoles secondaires1 ont pu mettre en évidence la complexité des mécanismes mobilisés par la construction d’images collectives, les influences non maîtrisables auxquelles elles sont soumises, les négociations internes auxquelles elles donnent lieu2.
2La Confédération Chrétienne des Institutions (C.C.I.) a souhaité qu’une étude interuniversitaire soit réalisée sur le thème de l’identité chrétienne des institutions qu’elle fédère. Elle en a confié la partie consacrée à l’analyse des représentations des usagers à la FUCaM. Ce chapitre présente un résumé du rapport de cette recherche3.
3Isoler ce qui, dans une identité institutionnelle, peut être attribué à une référence philosophique (« l’identité chrétienne ») pose nombre de problèmes théoriques, qui sont exposés dans la première section de ce chapitre.
4Nous avons cherché cette identité chrétienne en partant des représentations des usagers. Nous ne pouvions en collecter les éléments importants que grâce à la collaboration des gestionnaires d’institution. Nombre d’entre eux ont refusé leur concours. La section 2 propose une analyse des raisons de ces refus et de leurs implications pour la recherche.
5Après une section 3 consacrée à la description de l’échantillon, la section 4 met en évidence des profils de clientèle type. Six groupes, chacun d’eux porteur de caractéristiques spécifiques, sont mis en évidence et montrent l’hétérogénéité du public accueilli dans les institutions chrétiennes.
6La section 5 explore les représentations de l’identité chrétienne de chacun de ces groupes, ses attentes particulières vis-à-vis des institutions porteuses de la référence chrétienne.
7Le chapitre se clôt par une conclusion qui propose une relecture des résultats présentés dans les sections précédentes et rappelle quelques questions qui se sont posées tout au long de la recherche sans pour autant trouver de réponse satisfaisante.
8Quelle que soit l’appréciation sur la qualité de la recherche effectuée, dont les auteurs prennent la pleine responsabilité, il leur est particulièrement agréable de souligner les nombreuses aides dont ils ont pu bénéficier et qui leur ont permis de disposer des données sur lesquelles s’appuient leurs analyses.
9La recherche s’est nourrie des renseignements que les usagers d’institutions chrétiennes ont accepté de livrer, à travers des questionnaires dont la forme standardisée, qui constitue une contrainte attachée à la méthode de travail retenue, ne facilitait pas nécessairement l’expression.
10Ces questionnaires n’ont pu être acheminés chez leurs destinataires que grâce à l’aide du personnel des institutions qui a accepté ce surcroît de travail alors que chacun sait qu’il est déjà très occupé.
11L’enquête ne porte que sur les institutions dont les responsables ont offert leur collaboration, en acceptant de participer à une démarche de recherche qui mettait l’accent sur une inspiration chrétienne que d’autres cherchent à occulter.
12Enfin, la version finale de ce texte a bénéficié des suggestions et remarques que Jean Remy nous a livrées au cours de rencontres particulièrement stimulantes.
13Que tous veuillent bien trouver ici l’expression de la reconnaissance des chercheurs.
1. Ambiguïtés de la notion d’identité chrétienne
1.1. La notion d’identité
14En 1972, la Fédération des Institutions Hospitalières, regroupant les hôpitaux privés catholiques, les institutions psychiatriques et les maisons de repos pour personnes âgées consacrait son congrès national à la « dimension chrétienne d’une institution hospitalière ». Face à la sécularisation croissante de la société4, ses responsables commandaient une recherche large visant à repérer la spécificité chrétienne, à ouvrir les débats sur la manière de la préserver et de la développer. Faute de moyens, l’enquête auprès des utilisateurs ne pouvait être mise en route et l’investigation se limitait aux gestionnaires et membres du personnel de ces institutions.
15Depuis cette date, de nombreuses déclarations d’intentions ou de principes ont été enregistrées en des sens divers. Elles ont rarement reposé sur des données empiriques très systématiques sur la perception du caractère chrétien des institutions par les usagers ou la nature et l’intensité de l’engagement philosophique des membres du personnel ou des directions. La multiplication des prises de position indique à tout le moins la persistance entêtée d’une interrogation de fond sur l’opportunité de conserver, de défendre ou d’atténuer la référence chrétienne d’institutions civiles offrant des services à une population large, dont les opinions philosophiques sont très diverses. L’apparente simplicité du problème ne peut camoufler ni les enjeux politiques attachés aux solutions qu’on peut lui proposer, ni le poids d’une histoire institutionnelle complexe, seule capable de rendre compte de la configuration du tissu d’organisations médicales, scolaires et sociales dans la Belgique contemporaine. L’interrogation de fond semble dès lors s’inscrire dans un cadre général de tensions et de rapports de force qui n’en facilite pas le traitement serein.
16Des débats similaires traversent la totalité des institutions chrétiennes, avec des acuités différentes en fonction des secteurs. Il n’est guère étonnant que l’enseignement soit de ceux où les développements ont été les plus larges, dans la mesure où les problèmes de financement y sont d’une acuité particulière. L’influence des piliers y est plus explicite que dans d’autres secteurs, elle est institutionnalisée à travers les réseaux. La disparition de ces réseaux est constituée comme objectif politique par des acteurs idéologiques, est avancée comme solution aux problèmes de financement par certains analystes. Les débats autour de ces questions ont aujourd’hui été ravivés par la conjoncture ; ils se coulent dans un mouvement historique long qui a amené les défenseurs de l’enseignement confessionnel à proposer des manières intellectuellement acceptables de concilier science et foi dans une société revendiquant la rationalité de l’analyse qu’elle produit sur elle-même.
17La production sur le thème de la spécificité de l’enseignement confessionnel est abondante et s’inscrit moins dans un registre défensif que dans une perspective d’affirmation d’une différence et d’un projet ayant trouvé des expressions institutionnelles multiples. Boné affirme ainsi que l’identité des universités catholiques est réelle5.
18Elles remplissent une fonction de subsidiarité, parce qu’elles sont attentives à proposer une formation de bon niveau là où les pouvoirs publics, par défaillance ou impréparation, ne peuvent assurer son organisation.
19Elle ont une mission pastorale, offrent un environnement chrétien favorable et vivifiant aux étudiants. Pour Boné, cette fonction n’est pas essentielle et n’appartient pas exclusivement aux universités catholiques, peut être remplie, dans de nombreux pays, par des aumôneries trouvant une place au sein des universités d’Etat. Elle a toutefois joué un rôle considérable dans la création de nombre d’universités catholiques au début du vingtième siècle.
20Elles ont enfin la fonction sociale d’ouvrir une population défavorisée à des débouchés et des carrières que les contextes socioéconomiques leur interdiraient d’espérer sans leur intervention.
21L’analyse stimulante de Boné peut être étendue à l’ensemble des institutions chrétiennes. Les trois fonctions qu’il attribue aux universités chrétiennes pourraient tout aussi bien être imputées au secteur des soins ou de la prise en charge sociale, même si elles y trouveraient d’autres expressions. La synthèse entre la foi et la connaissance se réalise sans doute autrement, et peut-être plus difficilement, dans des lieux orientés vers l’action et l’intervention directes, immédiates, que dans des structures dédiées à l’enrichissement et la transmission d’un savoir critique.
22La réflexion de Boné a la richesse de faire percevoir que toutes les institutions chrétiennes partagent des fonctions similaires. Elle n’indique pas les manières dont les secteurs médico-sociaux peuvent réaliser la synthèse entre la pratique et la foi, dont ils peuvent incarner, à l’intérieur de pratiques professionnelles quotidiennes, ces fonctions universelles.
23Falise6, cherchant à repérer les éléments qui différencient l’université catholique de ses homologues sans référence confessionnelle, souligne les deux risques majeurs qui la menacent. D’une part, celui de la médiocrité, qui renvoie à la qualité des compétences qu’elle forme, d’autre part, celui de la banalité, qui verrait la dilution de l’identité et lui ferait perdre son ultime justification.
24Toute réflexion sur l’identité chrétienne d’institutions mettant en oeuvre des savoirs techniques, réputés « objectifs », est forcée de passer, comme celle de Falise, sur des considérations sur les manières dont se combinent et s’enrichissent, ou se perturbent, la dimension professionnelle, basée sur la qualité fonctionnelle des actes posés, l’efficacité des méthodes mises en oeuvre, et la dimension chrétienne, susceptible d’introduire des critères complémentaires d’évaluation pour des décisions ou des actes dont l’aspect technique reste prépondérant.
25Parler d’identité chrétienne, en ce sens, est peut-être abusif. Les travaux de la F.I.H., en 1972, n’évoquaient que la dimension chrétienne des institutions hospitalières, acceptant que l’identité était d’abord produite par la mission de soigner reçue de la collectivité. L’inspiration chrétienne n’était envisagée que comme un élément parmi d’autres, participant à la construction de l’identité institutionnelle sans pour autant la déterminer. Vouloir étudier l’identité chrétienne est à la fois plus ambitieux et plus ambigu.
26Plus ambitieux parce que l’identité est, par définition, ce qui identifie, qu’il s’agisse de l’identité subjective, à savoir l’ensemble des repères symboliques auxquels la majorité des membres se rallient ou dont ils savent qu’ils sont l’objet d’un consensus au moins tacite, ou de l’identité objective, c’est-à-dire les signes diffusés dans l’environnement et permettant à chacun de qualifier l’institution en fonction de sa sensibilité, de son idéologie, des significations qu’il souhaite affecter aux institutions en fonction de ses intérêts, de son histoire ou de ses convictions. Travailler sur l’identité exigerait de saisir les paramètres majeurs qui définissent l’image d’une institution, les négociations constantes qui se produisent à ses frontières et en son sein et opposent les acteurs qui cherchent à la stabiliser à ceux qui voudraient la voir évoluer.
27Plus ambigu parce qu’assortir la notion d’identité d’un qualificatif, quel qu’il soit, revient à la fragiliser, lui faire perdre sa puissance descriptive. Si une identité peut être chrétienne, elle peut recevoir de multiples autres attributs. En d’autres termes, il n’y aurait pas une identité au sens où nous évoquions ci-dessus « l’ensemble des repères symboliques auxquels la majorité des membres se rallient », mais un univers élargi de caractéristiques plus ou moins perceptibles et utilisées par les acteurs internes et externes pour connoter l’institution en fonction de leurs stratégies, des circonstances ou des interlocuteurs.
28Deux lectures semblent possibles, qu’il est difficile de concilier.
29D’un côté, le raisonnement en termes d’identité chrétienne peut être doctrinaire et normatif. En insistant sur le caractère chrétien de l’institution, on postule (ou on prescrit) que la référence philosophique a la force « naturelle » de dépasser et de déclasser toutes les autres influences. Ce raisonnement pourrait être interprété comme porteur de la trace des discours triomphalistes et prescriptifs des managers des années 80, convaincus que la culture d’entreprise pouvait entraîner tous les travailleurs à dépasser leur antagonismes traditionnels, à aligner leurs comportements sur les lignes d’engagement collectif proposées par cette culture plutôt que sur les inclinations produites par les positions dans l’organisation, les anciennetés, l’âge, le sexe,...7. Encore les auteurs proches de cette tendance reconnaissent-ils que ce résultat ne peut être atteint -s’il peut l’être, ce que contestent bien des analystes qu’au terme d’un travail systématique visant à façonner cette culture, cette identité organisationnelle. Tel ne semble pas être le cas dans les institutions de la C.C.I., où on verra que la référence chrétienne est fréquemment camouflée, n’est intégrée que très rarement à l’intérieur de projets mobilisateurs susceptibles de façonner et d’orienter les comportements des membres du personnel. La gestion des significations par la construction d’une culture organisationnelle structurée par la référence chrétienne n’apparaît pas au coeur des stratégies managériales, ce qui laisse penser qu’elle s’appuie sur d’autres valeurs ou n’est pas prise en charge.
30La seconde lecture de cette « identité chrétienne » est davantage analytique. Elle acte le caractère plurivoque de la référence chrétienne, susceptible d’une multitude d’interprétations, enjeu objectif de débats institutionnels. Cette référence garde un caractère essentiellement, voire exclusivement symbolique. Dans ce cas, le caractère chrétien renvoie à une implication affective, qui n’est réductible qu’à l’expérience singulière de chacun des sujets qui le repère ou en constate l’absence. L’identité, dans cette hypothèse, n’est pas la plate-forme d’un consensus ou d’un compromis, elle est un lieu pluriel où s’agrègent des représentations partielles et provisoires. Chaque groupe d’acteurs ou de bénéficiaires se définit par l’accord de ses membres sur certaines composantes de cette identité, le refus de certains de ses éléments estimés essentiels par d’autres groupes. L’identité n’est plus le produit d’une intelligence rationnelle forcée de pondérer l’importance de chacun de ses facteurs constitutifs. Elle devient le produit d’influences multiples, de réseaux multipolaires de significations. Dans cette seconde lecture, l’identité cesse d’identifier de prime abord, la notion est renvoyée à un degré second : chaque caractère est envisagé comme une ressource potentiellement mobilisable par les agents internes ou externes, pour valoriser ou déclasser l’institution.
31Cette distinction entre les deux lectures possibles de l’« identité chrétienne » renforce le malaise face au glissement conceptuel entre la « dimension chrétienne », questionnée en 1972 et l’« identité chrétienne » traquée vingt ans plus tard. La modification de terminologie correspond presque nécessairement à un changement de stratégie qu’il n’est pas facile de comprendre. On peut ajouter que la notion d’identité est des plus délicates à manier, parce qu’elle appartient simultanément aux traditions anthropologique, psycho-sociologique et sociologique. Elle y a acquis sa polysémie, est chargée de significations multiples et contradictoires tant par la langue naturelle que par les traditions scientifiques qui en ont fait usage.
32Cette recherche ne vise que les représentations que les bénéficiaires se font des institutions chrétiennes, et pourra faire l’économie d’une clarification conceptuelle de la notion d’identité. Elle est centrée exclusivement sur ce que les usagers repèrent comme signes de l’inspiration chrétienne, sur les stéréotypes que dégagent leurs discours. L’approche sera donc résolument empirique, le souci de nommer et d’insérer dans un contexte théorique s’effacera devant celui de décrire les paramètres susceptibles d’influencer les perceptions et les représentations.
33En toute hypothèse, l’investigation portera sur la manière dont les actes techniques, revêtus de l’apparence d’une objectivité scientifique, peuvent être accompagnés de signes chrétiens ou peuvent paraître déterminés par des choix philosophiques. En référence aux auteurs spécialisés en ces matières, il faut en effet rappeler que l’institution se justifie d’abord par la qualité des prestations qui y sont effectuées. L’intérêt pour la dimension chrétienne de l’institution ne peut dissimuler cette évidence que rappelle utilement Dobbelaere ; « L’institution hospitalière chrétienne est, au premier chef, une institution de soins »8.
1.2. Les limites de l’expertise professionnelle et la référence philosophique
34La double allégeance au corps des professionnels, attentifs à dire la vérité technique, et au prescrit de l’Eglise, apte à donner le sens, ne va pas nécessairement sans conflit, d’autant qu’aucune des deux références n’est homogène et que des interprétations concurrentes peuvent s’opposer. Gailly montre, par exemple, que les « technologies » à mettre en oeuvre dans les maisons d’enfants découlent moins d’une approche strictement rationnelle qui permettrait de dégager un schéma optimal d’intervention que de négociations internes entre professionnels9. La même remarque pourrait sans doute s’appliquer au secteur du Fonds 81, aux E.A.P., aux maisons de retraite, et, plus généralement, à ce qui a trait à l’encadrement et à l’assistance des usagers dans tous les secteurs. On est là face à ce qu’il est convenu d’appeler des « technologies incertaines » parmi lesquelles la raison seule ne peut opérer une sélection.
35La tension entre expertise professionnelle et détermination philosophique ou idéologique dégage un espace où la référence évangélique pourrait dicter ses critères, si elle était univoque et unanimement acceptée comme susceptible d’éclairer les débats que les logiques techniciennes ne permettent pas de trancher. Gailly, déjà cité, montre que dans les organisations sociales où la certification est une condition obligatoire d’engagement contractuel, le choix d’une technique dépend moins de son caractère fonctionnel que du processus de légitimation mis en place par le groupe ou la coalition dominant le réseau des agents qui collaborent à l’action organisée. Les travaux d’Adam10 portant sur les institutions de prise en charge d’adolescents délinquants indiquent que la rotation du personnel rend les hébergés permanents porteurs de la continuité du « style » de la maison ; ils imposent, en quelque sorte, le mode de traitement qui leur est appliqué.
36Si l’on suit ces auteurs, l’identité institutionnelle serait, dans tous les cas, la résultante d’un travail collectif mettant en jeu la totalité des acteurs agissant dans l’institution. Qu’à la suite de Weick11, on considère la technologie comme un élément externe, susceptible d’une importation au sein de l’institution ou qu’on l’envisage au contraire comme une production locale est de peu d’importance : de vastes zones d’indétermination subsistent et nécessitent des choix non techniciens. Ceux-ci expriment des rapports de force, résultent de transactions multiples. Ils seraient porteurs de la référence chrétienne, et éventuellement d’interprétations divergentes de ce qu’elle commande, dans le seul cas où les acteurs l’envisageraient comme ressource déterminante dans leurs négociations internes. Il n’est pas certain que telle est la situation et que le consensus règne entre acteurs quant à la valeur supérieure de la référence chrétienne dans les négociations internes. Les réponses contrastées des dirigeants d’institutions chrétiennes indiquent clairement que cette référence apparaît dans de nombreux cas embarrassante, qu’elle n’est souvent maintenue-sous des formes plus ou moins camouflées que pour des raisons externes à son contenu normatif.
37Adam, pour les homes d’enfants, Kuty12 pour les hôpitaux, ont indiqué que les usagers participaient au choix des techniques de traitement. Les patients ne sont pas obligatoirement soumis à un ordre qui leur serait imposé au nom de l’expertise. Ils interviennent, par leur comportement et leur capacité de négocier, dans le processus même de la construction professionnelle de la maladie et dans la division du travail médical13, domaines dont on aurait pu spontanément penser qu’ils étaient exclus14. L’orientation chrétienne des institutions pourrait dès lors être considérée comme un bon indicateur des convictions de la population fréquentant ces institutions : un choix inspiré par des considérations religieuses ne pourrait être fait qu’avec l’assentiment et la « complicité active » des usagers. Leur désintérêt pour le religieux pourrait entraîner la mise au point de critères pseudo rationnels de choix de traitement.
38Cette rationalité technique aveugle est redoutée par les usagers des institutions chrétiennes. D’après Remy et Voyé15, observateurs attentifs et minutieux de l’univers chrétien, ils viennent en effet y chercher moins une référence philosophique qu’un service dont ils pressentent qu’il sera de meilleure qualité que celui que proposent les institutions concurrentes. La tradition catholique a toujours prôné des valeurs, telles le personnalisme, le multiclassisme, la société civile, plus proches des attentes des usagers des secteurs sociaux que celles que prônent les piliers laïques (vie professionnelle, opposition des classes, étatisme bureaucratique).
39Leurs travaux posent la question de la place de la dimension religieuse dans la référence chrétienne des institutions de service aux personnes. Le religieux fixe des repères susceptibles de réinterprétations divergentes. S’il se veut la finalité de l’action humaine, il ne lui impose pas ses modalités concrètes, il renvoie, en dernière analyse, à la responsabilité et la conscience de chacun. Pour le bénéficiaire du service, le référent métasocial peut être lu comme la garantie que le traitement qu’on lui proposera ne se déterminera pas seulement au sein de la relation technique entre le prestataire de services et lui-même, avec tous les risques que pareille situation implique, mais qu’il sera choisi parce qu’il représente l’option respectant au mieux la personne du demandeur. Ce qui signifierait qu’une part des usagers d’institutions chrétiennes pourraient être en rupture ou en opposition avec le message religieux chrétien-et dès lors, ne rien faire pour que des signes en soient donnés dans les pratiques quotidiennes-, mais souhaiter et attendre un « dévouement chrétien » de la part du personnel qu’ils rencontrent.
40L’espace d’indétermination laissé vacant par l’incapacité de la raison à orienter les choix « thérapeutiques » au sens large ne peut être occupé par des arguments religieux que si les travailleurs des institutions s’y réfèrent. De nombreux auteurs ont décrit la professionnalisation des secteurs social et de la santé intervenue depuis quelques décennies. La concurrence entre arguments tirés de la déontologie professionnelle et arguments issus d’une éthique religieuse a été souvent décrite.
41Parmi les nombreux écrits consacrés à la professionnalisation, on notera seulement que De Coster16 l’envisage comme un moyen mobilisé par des catégories de travailleurs pour retrouver une identité à travers une logique corporative et pour le faire hors des grands organes collectifs qui ne reconnaissent pas nécessairement le prestige de leur métier. Dans cette analyse, la professionnalisation repose sur l’incapacité des institutions de donner les éléments valorisants d’une identité personnelle aux travailleurs. Il n’est dès lors pas évident que ces professionnels se tourneraient spontanément vers les valeurs de ces institutions pour arbitrer les oppositions qu’ils vivent au sein de leur corporation.
42La complexité et les contradictions des références internes et externes permettent de saisir les réticences, dont on mesurera l’ampleur dans la prochaine section, de responsables d’institutions à collaborer à cette enquête auprès des usagers. Amenés à piloter des ensembles humains dont les membres sont porteurs d’une rationalité professionnelle et d’options philosophiques et idéologiques qui fixent certains repères à leurs actions, confrontés à un univers pluraliste d’usagers, ils doivent être attentifs à préserver les équilibres fragiles permettant à chacun de trouver sa place dans l’institution. Parce que les technologies sont incertaines et les attentes contradictoires, les accords sur les méthodes ne sont pas simples à trouver, contrairement à ce que souhaite Van Camp17, l’identité chrétienne n’apparaît que difficilement comme allant de soi18.
43Il n’est pas possible d’évacuer complètement l’hypothèse d’une très large incompréhension mutuelle, dont les termes seraient assez complexes. Il semble avéré que les usagers ne sont prêts ni à accepter que la référence religieuse impose des choix thérapeutiques (par exemple le refus de calmer la douleur d’un patient parce qu’elle peut être interprétée positivement, dans une perspective religieuse), ni que la vie de l’institution s’organise autour des rites religieux. Ce refus peut paradoxalement aller de pair avec le souhait d’être accueilli par des soignants puisant dans le religieux — c’est-à-dire aussi le non négociable, l’indiscutable aux yeux du croyant — le sens de leur travail de prise en charge de l’autre.
1.3. Identité et représentation
44Si elle est liée à l’essence de l’institution, si elle contribue à donner le sens de son insertion dans le monde, si elle exprime le service à la collectivité et à l’Eglise, l’identité est aussi affaire de représentations. Il n’est pas sûr, en d’autres termes, que les actes posés, la manière dont ces actes sont justifiés dans la pratique quotidienne suffisent à construire une identité chrétienne. Ces ingrédients peuvent se trouver réunis en d’autres lieux en mêmes proportions et renvoyer à une autre philosophie. L’imputation de comportements à l’appartenance chrétienne de ceux qui les adoptent ou de l’institution qui les emploie, si elle n’est pas énoncée par les acteurs eux-mêmes, ce que l’on peut raisonnablement estimer constituer un cas assez exceptionnel dans le cadre de cette recherche, ne se fera donc que dans l’imaginaire.
45Situer l’investigation sur le plan des représentations pose divers problèmes théoriques. En suivant Eraly19 et sans reprendre le détail de sa riche argumentation, toute représentation-à la différence de l’image mentale avec laquelle elle a souvent été confondue-est inscrite dans un rapport social, constitue une activité qui consiste à informer autrui de contenus qui ne lui sont pas directement accessibles par la perception ou la remémoration. Pour Eraly, la représentation n’est pas neutre, elle affecte un contenu formel de significations qui trouvent leur justification dans le rapport à l’autre. Cette relation à autrui est présente dès l’acte de construction de la représentation qu’elle contribue à orienter.
46Cette proposition théorique a deux conséquences importantes dans le cadre de cette recherche.
L’investigation ne permettra pas de faire émerger des images mentales, par essence non communicables sans façonnement par le langage. Seules pourront être recueillies des représentations, qui ne sont pas de simples traductions de contenus mentaux mais qui ont subi un processus de création ou de recréation de significations. La méthode mise en oeuvre, à savoir le questionnaire écrit adressé à toutes les catégories d’usagers, a dû aborder de façon frontale les thèmes à étudier. Les réponses ont donc pour partie été orientées par le rapport qui s’est établi entre l’interviewé et l’autre, que celui-ci soit le membre du personnel porteur du questionnaire ou l’université, demandeuse lointaine et abstraite d’informations pratiques sur les opinions personnelles.
Les représentations n’ont pas une valeur de vérité intime. L’énonciation d’une même représentation par un groupe d’individus n’indique pas que leurs jugements se soient bâtis sur des expériences comparables, ni même que leurs références idéologiques soient identiques. La seule évidence est qu’ils expriment -qu’ils font leur une représentation dont les composants et l’orientation ont été arrêtés dans un rapport social, seul à même d’en rendre compte. Les représentations peuvent ainsi exprimer des oppositions et des tensions sociales dépassant la conscience des individus qui les énoncent.
47Il conviendrait sans doute de se demander pourquoi les responsables de la C.C.I. et des autres institutions catholiques attachent autant d’importance à la dimension chrétienne de leurs organisations. Les auteurs cités constatent que la qualité des services proposés, la compétence du personnel ne distinguent pas les institutions chrétiennes de leurs homologues. Si l’on prend en compte les fonctions mises en exergue par Boné, on doit reconnaître qu’elles sont aujourd’hui aussi bien remplies par des institutions non chrétiennes. Mgr Defois20 pose la question avec crudité : « Pourquoi les instituts catholiques seraient-ils porteurs et solidaires de tels établissements dans la mesure où leur projet est sécularisé,... D’autant que leur imposer ne serait-ce que des références religieuses apparaîtrait hors de propos aux uns et aux autres... » Cette question apparaît, sous des formes plus ou moins explicites, sous la plume de la plupart des chercheurs se préoccupant des institutions chrétiennes.
48On a vu la réponse exigeante de Falise, pour qui la banalisation, la perte d’identité chrétienne retireraient leur justification à ces institutions. Il est intéressant de la comparer à celle que donnait Dobbelaere en 1972 et dans laquelle il ne trouve d’argument que politique. Après avoir relevé le cloisonnement de la politique belge de santé entre les blocs catholique et non catholique, il propose une analyse pragmatique. « Face à ce dualisme, les institutions hospitalières catholiques doivent constamment se légitimer par rapport à leurs homologues non catholiques. C’est pourquoi l’on s’évertue constamment à souligner la spécificité des soins de santé « catholiques », afin de légitimer le droit à l’existence d’établissements et d’organisations spécifiquement catholiques »21.
49Les arguments de Falise et de Dobbelaere pèchent par excès. Le premier a un propos prescriptif qui n’aide guère à analyser la réalité concrète des institutions chrétiennes contemporaines, fort éloignées du modèle parfait qu’il appelle de ses voeux. Le second développe une approche très critique, qui suppose que l’univers des institutions chrétiennes a perdu ses spécificités et est forcé à construire des arguments artificiels pour se légitimer. Entre ces deux positions, l’espace est large pour l’énonciation d’autres hypothèses. On pourrait, en particulier, suggérer que l’existence du pilier chrétien interdit la constitution d’un monopole étatique ou d’un système dual, tous deux défavorables à l’usager. Dans cette hypothèse, la perte d’importance de la dimension religieuse du pilier chrétien n’entraînerait pas obligatoirement l’effritement de sa signification sociale : les institutions chrétiennes sont aussi celles où se lisent à la fois le refus de la soumission aveugle à la logique du marché et le rejet du monopole étatique.
1.4. Le pilier catholique
50La plupart des analyses du monde chrétien en Belgique s’appuient sur la notion de « pilier », déjà évoquée ci-dessus. En se basant sur Voyé22, il peut être utile de rappeler succinctement ce dont il s’agit afin d’éviter tout problème conceptuel.
51Voyé définit les piliers comme des « constellations d’instances d’encadrement de la vie quotidienne, qui sont en outre des lieux privilégiés d’affirmation doctrinale et d’expression de revendications macro-et microsociales »23. Trois piliers se partagent cet encadrement, soit le catholique, à la fois le plus ancien et le plus influent d’un point de vue socio-culturel, le socialiste, historiquement attaché d’abord à la défense des droits des travailleurs, le libéral, nettement moins important que les deux autres.
52Chacun de ces piliers s’organise autour de services variés (écoles, hôpitaux, banques, journaux, mouvements de jeunes et d’adultes, coopératives, syndicats,...) et d’un parti qui en défend explicitement les valeurs. La doctrine catholique est, théoriquement, la référence ultime du pilier chrétien. Celui-ci a connu, au travers des dernières décennies, des évolutions internes contradictoires, à savoir d’une part la baisse des pratiques religieuses et des partis catholiques, d’autre part une progression sensible de la plupart de ses services.
53Pour Voyé, cette progression ne doit pas être interprétée comme une reconnaissance de l’Eglise par les usagers des services et associations catholiques. Leur choix « renvoie avant tout à certains traits culturels attribués à ces instances et qui, tout en ayant un fondement objectif, participent à une image durablement associée, dans ce pays, au catholicisme et engendrant des effets qui tendent à sa reproduction »24.
54La notion de pilier semble donc avoir évolué au cours des dernières décennies, en même temps que les dynamiques sociales dont elle rend compte. Les piliers ont, sur la vie publique belge, l’importance que suggère le mot qui les désigne. Ils traversent tous les secteurs, sont officiellement représentés dans nombre d’entre eux, constituent des réseaux de relations décisifs.
55Les services qui se revendiquent de l’inspiration chrétienne sont par ailleurs de plus en plus appréciés parce qu’ils ont des caractéristiques dont le contexte socio-culturel fait l’attrait actuel. En d’autres termes, le pilier, en gonflant, perd en spécificité. Il voit un nombre croissant de consommateurs de services qui ne se reconnaissent pas dans la doctrine chrétienne.
56Pour Voyé, le catholicisme belge apparaît aujourd’hui comme « connivence culturelle », qui évolue et se reproduit avec une dépendance très réduite vis-à-vis de l’Eglise. Cette connivence repose sur une vision humaniste du monde où le souci de la personne et le consensus sont des éléments centraux.
57Le pilier s’incarne donc dans des institutions identifiables à cette vision humaniste apte à séduire des publics divers qui s’y reconnaissent. Ils ne sont pas pour autant loyaux à ce pilier dans tous leurs choix privés, pas plus qu’ils ne le sont sur la durée. La perte de la référence métasociale qui pouvait être porteuse d’injonctions impératives autorise les évaluations critiques, la contestation interne autant que le retrait.
2. Les réticences des responsables d’institution
58Si l’affirmation et la défense de l’identité chrétienne semblent faire partie des objectifs explicites des responsables des fédérations regroupées au sein de la C.C.I., elles ont une importance plus secondaire pour une bonne part des dirigeants d’institution. Nous avons pu nous en rendre rapidement compte quand il s’est agi de tester le questionnaire auprès d’un échantillon d’institutions. Malgré l’aide du secrétariat de la C.C.I., de nombreuses difficultés ont été rencontrées, il est très rapidement apparu qu’il serait impossible de constituer un échantillon aléatoire d’institutions parce qu’une bonne part des directions refuseraient leur collaboration.
59Les problèmes rencontrés ont conduit à s’interroger sur la proportion d’institutions prêtes à collaborer à la démarche entreprise. Un formulaire a donc été adressé à tous les responsables d’institutions membres de la C.C.I. Ils étaient invités à préciser clairement s’ils accepteraient ou non de collaborer à l’enquête de la FUCaM auprès des bénéficiaires et à celle des FNDP auprès du personnel. Le cas échéant, il leur était demandé de choisir les modalités d’échantillonnage et d’administration du questionnaire qui leur paraissaient les plus praticables et opportunes.
60Malgré la simplicité extrême des questions posées, malgré que le sondage ait transité par les fédérations et que la coordination de la C.C.I. n’ait pas ménagé ses efforts pour qu’un maximum de réponses nous parviennent, seules 156 institutions (sur environ 460) ont répondu (soit 33,9 %). Encore n’y en a-t-il que 86 sur 156 qui ont accepté que l’enquête se déroule chez elles (soit 18,7 % de la population totale). On peut ajouter que le taux de réponses variait fortement selon les fédérations, allant de 95 % à moins de 30 %. La proportion d’institutions acceptant l’enquête variait avec une moindre amplitude de 40 à 13 %.
61Cette section propose de tirer les leçons de la réticence des responsables à s’engager dans une démarche dont l’objet est l’identité chrétienne de l’institution qu’ils dirigent.
2.1. Les raisons du refus
62Un premier ensemble de réponses se réfère à des arguments organisationnels pour refuser l’enquête. La fonction même de chaque institution fournit un certain nombre de raisons de refuser de soumettre les usagers à un questionnaire relativement personnel : des Maisons d’Enfants et des Homes pour Personnes âgées invoquent l’âge de leurs pensionnaires, des Hôpitaux leur état de santé, des Hôpitaux Psychiatrique leur fragilité,... Autant d’éléments pleinement légitimes permettant d’écarter la demande.
63A côté de ces raisons que l’on peut appeler organisationnelles, même si elles peuvent camoufler des objections plus philosophiques, on retrouve ce qui constitue un noyau dur, identifiable pour chaque secteur, d’arguments directement liés au fait que les responsables considèrent que leur institution n’est pas d’inspiration chrétienne ou s’interdit toute publicité de cette inspiration et se refuse à faire surplomb sur les consciences. Ceci signifie que si les responsables de la C.C.I. accordent une importance à son orientation philosophique, une part des directeurs d’institution ne s’y affilient que par opportunité politique ou par tradition. Les extraits présentés ci-dessous ne font qu’illustrer cette tendance.
« Notre institution ne veut pas se préoccuper des choix philosophiques et politiques des parents ».
« J’inscris mon institution dans la ligne des Institutions Pluralistes, avec le choix du jeune et le respect de ce choix ».
« Mon institution est pluraliste et n’est donc pas d’inspiration chrétienne ».
« Votre questionnaire est uniquement orienté sur l’institution chrétienne. Nous ne nous présentons pas en tant que tel et nous souhaitons maintenir cette orientation ».
« Maintien du caractère pluraliste de l’institution ».
« Notre institution n’est pas d’inspiration chrétienne. Elle est non confessionnelle et pluraliste. »
« Les institutions ne sont PAS chrétiennes d’inspiration et le questionnaire stipule cette inspiration explicitement comme étant celle de l’institution fréquentée ».
« Notre institution n’est pas confessionnelle chrétienne mais pluraliste ».
64On retirera de cette longue énumération la conclusion qu’une bonne part des responsables fondent l’identité de leur institution sur la compétence professionnelle de leur personnel. La référence chrétienne est jugée sans importance, quand elle n’est pas carrément niée. On ne peut interpréter autrement les refus qui s’appuient sur la volonté de ne pas questionner les usagers sur la qualité chrétienne de l’institution, de ne pas la leur signaler. L’appartenance au monde chrétien semble lue par certains responsables comme un attribut honteux qu’il convient de dissimuler au mieux. Quand ils évoquent la fragilité des patients ou de leur famille, ne laissent-ils pas entendre que toute question philosophique pourrait les meurtrir ? La référence chrétienne, en ce sens, apparaît non seulement comme indésirable mais comme potentiellement nuisible aux usagers.
65On doit ajouter que certaines réticences restent parfaitement compréhensibles. Les institutions confédérées au sein de la C.C.I. et qui ont développé des expertises particulières ne peuvent souhaiter réserver leurs compétences aux seuls chrétiens. L’effacement de la référence religieuse peut dès lors être analysé autant comme un renoncement que comme l’expression d’une volonté de se mettre au service du plus grand nombre.
66Toutes ces réponses traduisent un malaise que l’on a rencontré dans tous les secteurs de la C.C.I. Le pluralisme de nombre d’institutions incite à laisser à chacun la liberté de ses choix. Cette manière d’agir incite à escamoter ou à abandonner l’inspiration chrétienne de l’institution. On peut se demander alors si la fonction sacerdotale, dont Boné affirme qu’elle est constitutive de l’institution chrétienne n’est pas évacuée au profit du service à la collectivité. Le respect de l’autre sert de justification à l’abandon de l’affirmation des dimensions structurantes de ses propres convictions et pratiques. Dans d’autres cas, le rejet de la référence chrétienne ne fait que suivre logiquement les choix individuels des membres du personnel.
67Le refus des institutions peut également être interprété comme une réaction négative face à une enquête qui faisait montre d’un grand « manque de tact ». La référence chrétienne, dans un univers pluraliste où les convictions définitives ne sont plus guère de mise, est peut-être d’autant plus opérante qu’elle se fait discrète. La valeur du témoignage quotidien, de la disponibilité constante face aux interrogations sur le sens dépasserait celle du discours doctrinaire. La force de la référence, en un mot, serait attachée à l’humilité de son expression. Dans cette perspective, porter à l’explicite le débat sur la visibilité de la référence revient à disqualifier les pratiques discrètes et à mettre leur efficacité en doute. Plus encore, l’enquête est l’intrusion d’une rationalité externe potentiellement prescriptive dans des échanges où l’implication affective des partenaires est la seule norme acceptable par tous.
2.2. Un univers éclaté
68Seuls ceux qui ne le connaissent que de l’extérieur, que le nombre d’institutions qu’il fédère surprend ou effraie, s’étonneront de la diversité des réponses ainsi recueillies dans le pilier chrétien. Les responsables des institutions chrétiennes ne partagent pas unanimement de mêmes valeurs philosophiques et religieuses, n’accordent même pas la même attention à préserver l’héritage culturel dont ils sont dépositaires, ne font pas le même usage de la référence chrétienne dont ils se revendiquent.
69Le pilier « chrétien » rassemble aussi des gestionnaires qui affirment fièrement le pluralisme militant de leur institution. Les dimensions de service à la collectivité, d’accueil aux personnes ayant besoin des compétences de leurs professionnels ont fait disparaître le projet pastoral. Au pluralisme de fait des usagers, souvent décrit et analysé, correspond le pluralisme tout aussi réel des managers.
70Le travail d’analyse des données recueillies tentera de saisir si des références ou des attentes particulières subsistent au-delà de l’apparence de banalisation et de dilution du monde chrétien. Après avoir pris la mesure des distances séparant l’image idéale de l’institution chrétienne présentée par les théologiens et autres spécialistes et le discours de rejet de certains responsables, on ne s’attendra toutefois pas à obtenir des résultats marqués par l’intensité de la foi des usagers.
2.3. Interpréter les non réponses ?
71Le questionnaire et/ou son mode d’administration ont été acceptés par 86 institutions (18,7 %), refusés explicitement par 70 autres (15,2 %). 66 % d’institutions se sont donc abstenues de répondre.
72Parce que ce test était d’une importance stratégique pour le déroulement de l’enquête et qu’il était susceptible d’amener des informations importantes quant à la position des responsables d’institutions vis-à-vis de la C.C.I. et de la référence chrétienne, de multiples précautions méthodologiques ont été prises. Les formulaires ont été acheminés par les soins de la C.C.I. et des fédérations afin d’éviter toute erreur d’adresse ou de destinataire et de personnaliser les envois. Le questionnaire était extrêmement court, ne demandait qu’un investissement de quelques minutes pour y répondre. Des relances téléphoniques ont été opérées de façon systématique pour augmenter le nombre de répondants.
73Dans ces conditions, 66 % de non réponses constitue un taux anormalement élevé qui ne peut s’expliquer que par la nature même des thèmes abordés ou par les liens qui unissent les institutions à la C.C.I.
74L’hypothèse qu’il nous faut privilégier est celle du malaise d’une majorité de responsables. Ils ne souhaitent pas aborder le problème de la référence chrétienne de leur institution dans leurs rapports avec leurs usagers parce que ces rapports reposent sur une base technique. La confiance qui leur est accordée se base sur une compétence professionnelle, indépendante des convictions philosophiques ou religieuses du personnel et des bénéficiaires. La référence chrétienne est peut-être présente et agissante mais ne peut le rester que si elle est présentée sans prosélytisme.
75On doit ajouter que la professionnalisation a redessiné les frontières des espaces privé et public.
76Au début des institutions sociales, on attendait des soignants un dévouement parfait et de tous les instants. Ils cessaient de s’appartenir puisque leur vocation, inscrite dans un projet religieux, les appelait à se consacrer « corps et âme » à leurs patients. Leurs actes publics devaient refléter l’intensité de leurs convictions privées. Tous leurs comportements convergeaient vers un seul idéal clairement affiché, qui en offrait des critères d’évaluation perceptibles par tous, même si d’aucuns pouvaient en contester la légitimité ou l’opportunité.
77Les professionnels, quant à eux, ne sont tenus d’engager dans la relation au patient ou à l’employeur qu’une compétence technique attestée par des instances auxquelles est délégué le droit d’en vérifier la qualité et l’étendue. La déontologie professionnelle prend la place de la référence philosophique, ce qui a pour conséquence que les seuls critères socialement admis pour juger le professionnel sont fournis par ses pairs.
78Introduire le débat religieux dans le rapport entre le professionnel et l’usager revient à faire perdre au premier la protection que lui donne la technicité-même si elle n’est qu’apparente-de sa mission. Cela l’implique comme individu privé, porteur d’une autre rationalité que celle qui est investie dans la relation soignant-soigné. Amener les professionnels à afficher leur appartenance philosophique revient à exiger d’eux qu’ils explicitent les manières dont ils font l’arbitrage et maintiennent l’équilibre entre la connaissance et la foi.
79La difficulté de pareille explicitation, qui touche à un registre aujourd’hui considéré comme privé, peut expliquer pourquoi certains responsables ont renoncé à l’entreprendre. Ils peuvent être chrétiens, animer une équipe qui partage leurs convictions et ne pas souhaiter entrer dans une démarche de ce type, qui exige que l’on y consacre du temps et peut susciter des tensions internes.
80On trouve un indicateur de la validité de cette hypothèse dans le fait que davantage d’institutions ont accepté de participer à l’enquête des FNDP qu’à celle de la FUCaM. Deux différences majeures distinguent les méthodes, expliquent cet écart et font penser que certaines non réponses sont dues à une réticence à interpeller les usagers sur des questions religieuses.
81L’enquête namuroise n’abordait pas la question de la référence chrétienne de front, tandis que celle de Mons l’énonçait explicitement.
82Namur s’adressait aux gestionnaires alors que Mons souhaitait obtenir des avis d’usagers.
83Le fait que Namur ait obtenu davantage de collaborations indique en outre que notre échantillon d’institutions ne rassemble pas exhaustivement toutes celles qui sont prêtes à entrer dans une démarche de recherche sur l’identité chrétienne. Il confirme seulement que si un plus grand nombre de gestionnaires sont prêts à s’impliquer dans une démarche de ce type, ils n’entendent pas pour autant y faire participer leur personnel et moins encore leurs usagers.
84Des responsables peuvent aussi avoir refusé de participer à l’enquête parce que celle-ci aurait pu être interprétée par certains usagers comme un signe indiquant que l’institution a pour but ultime et caché d’agir sur leurs convictions, subordonne ses autres fonctions à sa mission pastorale. Certains répondants ont exprimé explicitement leur souhait de ne pas faire surplomb sur les consciences et d’aider ceux qui l’acceptent dans leur progression vers la foi.
85Enfin, nombre de responsables n’ont pas renvoyé le formulaire qui leur a été adressé parce qu’ils ne se sentent pas concernés par l’identité chrétienne, affichent un pluralisme qu’ils ont constitué en projet. L’appartenance à une fédération chrétienne est un héritage dont la signification s’est perdue et dont seuls les aspects fonctionnels sont encore évalués positivement.
2.4. Conséquence méthodologique : l’abandon de la représentativité
86Nous étions partis, avec la C.C.I., de l’hypothèse que la totalité de l’univers à analyser nous était ouvert. L’intention avait dès lors été de constituer un échantillon représentatif de la population, ce qui aurait permis d’étendre les conclusions de la recherche à la totalité des usagers de la C.C.I. Dès l’instant où des zones devenaient inaccessibles, l’idéal de représentativité disparaissait. Restait la possibilité de construire une recherche exploratoire, dont il était clair qu’elle ne produirait que des résultats partiels. A la demande de la C.C.I., nous avons poursuivi dans cette voie.
87Afin d’augmenter la validité des analyses, des contacts ont été repris avec des institutions, tant par la C.C.I. que par nous-mêmes, en vue d’élargir quelque peu l’univers analysable. Les démarches partiellement fructueuses ont contribué à vérifier les hypothèses explicatives proposées quant aux réticences des gestionnaires. Elles ont permis d’élargir quelque peu l’échantillon, d’y intégrer quelques institutions a priori peu intéressées par la question de la référence chrétienne.
88Il reste indispensable d’insister sur l’évidence que l’échantillon analysé n’est pas représentatif de l’univers dont il est issu. La représentativité n’aurait pu être obtenue qu’en faisant un tirage au sort d’institutions parmi toutes celles que confédère la C.C.I. Le fait que nous ayons pu ajouter à l’ensemble des institutions qui avaient rapidement accepté de collaborer quelques unités relativement plus réticentes ne corrige que partiellement l’échantillonnage et, surtout, ne peut le faire que sur le seul paramètre maîtrisé, à savoir le type de réaction au formulaire.
89Il est probable que les institutions qui ont donné immédiatement un accord à la demande de collaboration partagent certaines caractéristiques qui les distinguent de la plupart des autres. On peut supposer que les directeurs de certaines d’entre elles ont des liens privilégiés avec des responsables de leur fédération ou de la C.C.I. et que cette proximité a joué un rôle positif dans la prise de décision. On peut penser aussi que d’autres institutions collaborantes accordent une plus grande importance que la moyenne à leur identité chrétienne et que c’est leur engagement qui les a poussées à accueillir favorablement une initiative visant à en explorer les dimensions.
90Il est donc probable que les institutions investiguées se caractérisent soit par l’engagement religieux d’au moins une partie de leur personnel, soit par la fermeté de leur insertion dans le pilier chrétien. L’enquête a été effectuée chez les plus convaincus et les plus concernés par la problématique. Elle n’a touché que très marginalement les institutions les plus éloignées de la référence chrétienne. Cette remarque de prudence ne nie pas pour autant la valeur des résultats obtenus. Elle met en garde toute personne qui souhaiterait extrapoler ces résultats à l’ensemble des institutions de la C.C.I.
3. Description de l’échantillon
91Un tiers (1.169) des 3 500 questionnaires diffusés auprès des 53 institutions retenues dans notre échantillon est revenu. Cette proportion pourrait être considérée comme très satisfaisante, voire élevée s’il s’agissait d’une enquête non assistée auprès d’un public non sélectionné. Elle doit être jugée décevante dans la mesure où les interviewés entretiennent tous une relation impliquante avec le personnel des institutions qui ont accepté d’apporter leur concours au déroulement de la recherche. Le tableau 1 présente les taux de retour par institution et par secteur et suggère que les incitations n’ont sans doute pas eu la même force partout.
92Le tableau 2 (v. p. 82) présente la répartition des répondants entre les différents secteurs de la C.C.L Le poids statistique des institutions non résidentielles (E.A.P. et crèches) est légèrement plus important que dans l’univers de référence.
93Le tableau 3 (v. p. 82) présente la répartition des répondants par âge et par sexe. Les aînés sont particulièrement représentés puisque près d’un questionnaire sur deux émane d’un usager de plus de 55 ans. De la même manière, les femmes sont nettement plus nombreuses que les hommes, essentiellement parce que leur contingent est majoritaire dans les crèches et les homes pour personnes âgées.
Tab. 2. Part de l’échantillon d’usagers appartenant aux divers secteurs
Fréquence | Pourcentage | |
Crèches | 148 | 12,7 |
Maisons d’enfants | 118 | 10,1 |
E.A.P. 44 | 3,8 | |
Fonds 81 | 179 | 15,3 |
Hôpitaux | 419 | 35,8 |
Homes personnes âgées | 261 | 22,3 |
TOTAL | 1 169 |
4. Les profils types de clientèle
4.1. Matériaux et méthodes
Présentation du questionnaire
94Le questionnaire à la base de cette étude comprend 25 questions. Celles-ci ont été adaptées et formulées différemment pour cadrer avec le contexte de chacun des secteurs de la C.C.I., de sorte que six versions différentes ont été diffusées. Ces questionnaires portent sur les 4 thèmes suivants.
La catégorie socio-économique, y compris les appartenances politiques et religieuses : l’âge, le sexe, le réseau d’études, la dernière profession de l’intéressé ou de ses parents, la religion du répondant et de sa famille, sa mutualité et le parti politique dont il se sent le plus proche.
La description du séjour de l’usager dans l’institution : la durée de séjour, la possibilité et les raisons de choix de l’institution par la personne interrogée, sa fidélité au réseau chrétien lors de précédents séjours dans des institutions analogues.
L’inventaire des signes les plus distinctifs des institutions chrétiennes.
L’évaluation de l’usager à l’égard de l’institution dans laquelle il séjourne et aussi, de manière plus générale, à propos des institutions chrétiennes et non chrétiennes : qualités, défauts et attentes.
95Les questions d’appréciation abordées dans les thèmes 3 et 4 ont été posées sous une forme ouverte pour éviter que des choix multiples ne conditionnent les réponses des personnes interrogées. Ensuite, en préparation au traitement statistique, un regroupement des réponses jugées sémantiquement proches a été opéré.
Méthodologie d’analyse
96L’objectif de cette première analyse est double. Il s’agit d’une part de fournir une description quantifiée des perceptions et opinions des usagers quant aux différents thèmes abordés dans le questionnaire. Ce relevé vise à prendre la mesure des représentations dominantes des usagers, à repérer les axes structurants qui les traversent. L’analyse doit d’autre part chercher à expliquer les différences de perceptions, en les mettant en relation avec les indicateurs disponibles, qu’il s’agisse de la catégorie socio-économique des répondants ou du type d’institutions qu’ils fréquentent. Le but est de mettre en exergue des catégories d’usagers, dont les réactions et attentes pourront être étudiées plus avant dans des sections ultérieures.
97Plutôt que d’étudier une à une toutes les relations possibles entre les perceptions des usagers et leur catégorie socio-économique par des techniques classiques de comparaison bi-dimensionnelle (tableaux de contingence avec test du chi2, par exemple), nous avons opté pour des techniques d’analyse factorielle (analyse factorielle des correspondances, classification ascendante hiérarchique)25.
98A titre d’exemples de l’intérêt de ces techniques de comparaison multi-dimensionnelle, voici quelques questions auxquelles elles permettent de répondre : quelles associations de qualités ou de défauts peut-on observer ? Des oppositions entre ces associations apparaissent-elles ? Ce jeu d’associations et d’oppositions s’explique-t-il au regard des différences observées dans les profils socio-économiques des usagers ?
99Pour répondre à ces questions, nous avons décomposé la méthodologie en trois étapes.
Première étape : recherche des profils d’usagers ou profils types de clientèle
100Sur base des variables d’identification (sexe, âge, appartenances politiques et religieuses, profession...) et des modalités de séjour dans l’institution (secteur, durée de séjour, expérience d’institutions analogues dans des réseaux d’inspiration philosophique différente), cette première étape a consisté à rechercher dans l’univers des 1169 personnes interrogées des profils types de clientèle. Ces profils types peuvent être considérés comme des résumés des traits dominants qui caractérisent les différents sous-groupes identifiés dans la population.
Deuxième étape : analyse des différences de perception de l’identité chrétienne
101Cette seconde étape a porté sur l’analyse des correspondances entre les différents critères de perception liés dans le questionnaire à l’identité chrétienne des institutions : d’une part, signes distinctifs des institutions chrétiennes, et, d’autre part, qualités, défauts et attentes des usagers à l’égard des institutions chrétiennes et non chrétiennes.
102Nous avons ensuite recherché si certains aspects de la perception de l’identité chrétienne étaient plus particulièrement liés à un profil type de clientèle, de manière à mieux comprendre l’origine et la cause des opinions recueillies.
Troisième étape : analyse par secteur d’activité
103Dans la mesure où les répondants sont issus de secteurs fonctionnellement éloignés (crèches, E.A.P., homes pour personnes âgées...), il ressort des analyses précédentes que les différences de perception sont avant tout conditionnées par le type d’institution dans lequel la personne interrogée a été admise. La variable « secteur du séjour » était a priori corrélée à certaines variables d’identification telles l’âge et le sexe.
104On ne peut nier l’importance de ce facteur explicatif dans la constitution des profils types de clientèle. Il n’offre cependant guère d’informations originales, ne suggère aucune hypothèse susceptible d’enrichir la compréhension de l’univers des usagers des institutions chrétiennes. En d’autres termes, tenant pour presque évident que les perceptions de l’identité chrétienne d’un public de personnes âgées se différencient d’autant plus de celles des autres groupes que la différence d’âge entre ces groupes est importante, nous avons cherché à établir si ces conclusions, jugées parfois évidentes, s’affinaient lorsque ces mêmes analyses étaient réalisées séparément au sein des différentes catégories d’institutions membres de la C.C.I.
105Cette démarche n’a toutefois pu être effectuée que dans le secteur hospitalier, seul à même de produire un sous-échantillon d’une taille permettant un traitement statistique26 en respectant les contraintes de validité des résultats.
4.2. Analyse des résultats
Etude des différents profils de clientèle
106Pour rappel, les différents profils ont été définis à partir des 12 critères reprenant les variables d’identification et les modalités de séjour des répondants. Ces critères sont repris dans la première colonne du tableau 4.
107La dernière colonne de ce même tableau décrit la répartition des 1169 personnes interrogées, au regard de ces 12 critères. Ces résultats ont pu être comparés à des statistiques issues de diverses sources qui ont fourni des termes de référence permettant de qualifier la population sous analyse.
108Enfin, les six colonnes centrales reprennent le profil dominant des six groupes identifiés par la classification automatique.
109Sans entamer une analyse systématique de tous les résultats repris dans le tableau (p. 90-91), on peut en souligner quelques traits marquants.
Analyse du profil global de l’échantillon (dernière colonne du tableau 4)
110— Plus de la moitié de l’échantillon est issu des hôpitaux et des homes pour personnes âgées ; rappelons, au passage, les difficultés d’obtenir la participation de certains secteurs de la C.C.I., soit pour des raisons évidentes liées à la nature des affections traitées, comme par exemple dans les hôpitaux psychiatriques, soit pour des raisons plus subtiles et plus directement liées à la nature de l’enquête et au caractère non confessionnel de l’institution.
111— A l’exception des hôpitaux, qui constituent un cas très paticulier et des E.A.P., soumises à des réglementations qui interdisent que les stagiaires ne deviennent chroniques, la majorité des répondants séjournaient dans l’institution depuis au moins six mois, leur laissant dès lors suffisamment de temps pour se faire une idée précise de l’institution et de son fonctionne ment.
112— Seul un quart d’entre eux étaient en mesure de comparer concrètement ce qu’offrent les institutions chrétiennes par rapport à celles qui se revendiquent d’une autre inspiration philosophique. Leur méconnaissance des institutions laïques ne signifie pas nécessairement qu’ils ne recourent pas à des services attachés aux piliers non catholiques pour d’autres événements ou problèmes de leur vie.
113— En outre, c’est dans les hôpitaux et les maisons d’enfants que l’expérience du secteur non chrétien est la plus fréquente, par opposition aux secteurs des crèches et des homes au sein desquels la qualité de la prise en charge est attachée, pour une part, à la continuité dans une même institution.
114— Une comparaison du profil global de l’échantillon a permis de confirmer qu’il sur-représente les personnes ayant une affinité avec le monde chrétien et ce sur plusieurs plans présentés ci-après.
Le réseau d’études
115Plus de 60 % des répondants ont effectué au moins une partie de leurs études dans le réseau catholique et 47 % n’ont fréquenté que ce réseau. Parce que nous ne disposons pas de références qui permettent des comparaisons strictes, nous avons eu recours aux statistiques d’évolution de la répartition des élèves entre les différents réseaux de 1958 à 1986 (source : Etudes et documentation de la Direction Générale et de l’Organisation des Etudes). De ces chiffres, il ressort que le pourcentage d’élèves ayant effectué la totalité de leurs études dans le réseau officiel sur la période concernée doit être proche de 50 %, alors qu’il n’est que de 37 % dans l’échantillon.
L’affiliation aux mutualité
116La répartition des affiliations aux mutuelles dans notre échantillon (41 % inscrits à l’Alliance Nationale des Mutualités Chrétiennes (A.N.C.) et 29 % à l’Union Nationale des Mutualités Socialistes (U.N.S.) ne présente pas de différences notables avec la statistique de répartition des affiliés du Royaume en 1988, respectivement de 44,5 % pour l’A.N.C. et 28,6 % pour l’U.N.S27.
117Par contre, si on examine la répartition communautaire, on observe qu’en Wallonie où l’enquête a été majoritairement réalisée, les socialistes occupent une position dominante (45 % des wallons sont affiliés à l’U.N.S.), ce que sous-estime fortement notre échantillon qui, rappelons-le, ne compte que 29 % d’affiliés aux mutualités socialistes.
Au plan politique
118Comme le notent Leblanc et Poucet, les unions nationales mutuellistes donnent un écho déformé des trois composantes idéologiques du monde politique belge : globalement, les mutualités chrétiennes ont une plus large clientèle que l’électorat du P.S.C. et du C.V.P., les mutualités libérales récoltent moins d’adhésion que le P.R.L. et le P.V.V., alors que le nombre de membres des mutualités socialistes est proche de l’électorat du P.S. et du S.P.
119Une constatation analogue peut être faite pour la population interrogée. Les réponses marquent une surreprésentation très nette des personnes se sentant proches du P.S.C. (41 % contre 22 % aux élections de 87) alors que les partis socialiste et libéral recueillent nettement moins d’adhésion que dans la population globale (respectivement, 26 % contre 44 % et 14 % contre 26 %).
Au plan religieux
120Plus de 80 % des répondants considèrent que leur famille d’origine était chrétienne et près de 70 % des répondants sont des catholiques dont la moitié sont pratiquants.
121Bien que toutes ces observations tendent à confirmer que notre échantillon sur-représente les personnes proches du pilier chrétien, cela ne signifie pas qu’elles constituent un groupe dominant, ni en chiffres absolus, ni en capacité d’influence dans les institutions qu’elles fréquentent. L’analyse des profils types de clientèle définis par la classification automatique et que nous commenterons ci-après, montre qu’un pluralisme de fait règne dans les institutions chrétiennes, forçant sans doute les responsables à respecter la diversité des options politiques et philosophiques.
122Ces constatations peuvent d’ailleurs être rapprochées des commentaires émis par les responsables des institutions de la C.C.I. qui ont refusé de distribuer le questionnaire précisément parce qu’il ne correspondait pas nécessairement à leur identité ou à celle de leur personnel ou, encore, à celle de leur clientèle.
123L’analyse des résultats des six colonnes centrales du tableau 4 (groupes 19 à 31) montrera néanmoins que ce pluralisme n’est pas homogène entre tous les secteurs de la C.C.I.
Analyse des profils types de clientèle
124Les six colonnes centrales du tableau 4 fournissent les traits dominants des différents profils de clientèle identifiés par les techniques statistiques de classification automatique. Les pourcentages sont à analyser en différence par rapport au profil global repris dans la dernière colonne de ce même tableau.
125Comme cela a déjà été signalé, le type d’institution dans lequel séjourne le répondant a fortement pesé dans la constitution des différents profils. A l’exception des hôpitaux qui accueillent, en raison de leurs fonctions, un public plus hétérogène, la méthode de classification a rattaché chaque secteur de la C.C.I. à un profil de clientèle particulier.
126Par comparaison des traits marquants des six profils, le pluralisme constaté sur l’ensemble de l’échantillon n’est pas homogène entre les différents secteurs de la C.C.I.
127Le groupe 30, constitué à 88 % des personnes âgées séjournant dans les homes, présente, sur la majorité des critères qui s’y rapportent, un profil très proche du pilier catholique : 61,4 % des répondants sont issus de l’enseignement libre catholique contre 47 % dans l’ensemble ; 58 % sont inscrits aux mutualités chrétiennes contre 41 % dans l’ensemble ; 73 % sont des catholiques pratiquants contre 33 % dans l’ensemble ; 62 % votent P.S.C. contre 33 % dans l’ensemble.
128A l’autre extrême, une majorité des répondants issus de maisons d’enfants et d’E.A.P. se retrouvent respectivement dans les groupes 19 et 28 dont le profil s’éloigne sur plusieurs critères du pilier catholique : une part importante du groupe 19 est de religion musulmane (34 % contre 5 % dans l’ensemble) ; dans le groupe 28, 42 % sont non croyants (contre 12 % dans l’ensemble) et 47 % (contre 15 % dans l’ensemble) ont une famille d’origine qui n’est proche d’aucune religion ; c’est également dans ce groupe que l’électorat du P.S. est le plus élevé (64 % contre 21 % dans l’ensemble).
129Enfin, dans ce tableau d’oppositions, les usagers des crèches et des institutions du Fonds 81 occupent une position intermédiaire. La majorité des répondants y sont non croyants ou catholiques non pratiquants, bien que les familles d’origine soient le plus souvent chrétiennes. On n’y discerne pas d’affinité politique dominante, mais un pluralisme d’idées et de convictions.
130Il est intéressant de constater que l’âge des répondants est corrélé à l’appartenance religieuse, ce que confirment toutes les enquêtes ayant mis en lumière le recul progressif des pratiques et des croyances religieuses.
131Pour systématiser cette observation, au risque de caricaturer un peu, un certain continuum semble se dégager entre l’âge et l’appartenance religieuse.
Les moins de 25 ans, principalement issus des maisons d’enfants et des E.A.P., apparaissent plus que les autres d’une religion non chrétienne ou sont non croyants. C’est également dans cette tranche d’âge que le nombre de refus d’aborder ces questions de religion est le plus élevé.
Le groupe des personnes âgées de 25 à 65 ans, issu des crèches, des Fonds 81 et des hôpitaux, est plutôt croyant ou catholique non pratiquant.
C’est indiscutablement dans les homes regroupant une majorité de personnes âgées de plus de 75 ans que la ferveur et la pratique religieuses sont les plus marquées.
132Deux hypothèses pourraient expliquer ces différences. Dans la première, la foi et la pratique viendraient avec l’âge et seraient renforcées par le contact avec les institutions chrétiennes. Le désintérêt que nombre de responsables affichent pour leur fonction pastorale et qui a été commenté au début de cet article rend toutefois cette hypothèse peu plausible. Dans la seconde hypothèse, l’évolution du public des institutions chrétiennes suit celle de la population globale et va vers une baisse de la foi et des pratiques religieuses.
133Deux conséquences directes peuvent être dégagées de cette seconde hypothèse, si on accepte de la tenir pour valide, tant parce qu’elle s’inscrit dans la foulée des travaux évoqués dans cette étude que parce qu’elle s’appuie sur des données empiriques difficiles à expliquer d’une autre manière.
134La première conséquence est que les institutions, qu’elles aient ou non une identité particulière, qu’elles affichent ou non leurs références religieuses, n’opèrent pas volontairement de sélection de leur public sur base philosophique. Les comportements prudents de leurs responsables, les profils de clientèle indiquent qu’à l’évidence, les institutions chrétiennes se veulent ouvertes à tous et parviennent à l’être.
135La seconde conséquence est que les institutions chrétiennes voient la population qui leur est acquise pour des raisons philosophiques ou traditionnelles se réduire progressivement. On a vu qu’une part des aînés faisaient montre d’une loyauté totale vis-à-vis des différentes organisations composant le pilier chrétien. Les plus jeunes manifestent davantage d’éclectisme, réservant leur voix au parti qui leur paraît le plus proche de leurs aspirations, s’affiliant à la mutuelle qui leur offre le plus de services,... Un marché s’est construit, avec son corollaire que les comportements sont ceux de consommateurs critiques et non de militants fidèles.
136L’analyse de la perception de l’identité chrétienne abordée dans la partie suivante devrait d’ailleurs permettre de tester cette dernière hypothèse.
5. Les perceptions de l’identité chrétienne des institutions
5.1. Méthodologie
137Les notions d’institutions chrétiennes et non chrétiennes ont été abordées dans cette enquête au travers de deux thèmes.
Les signes marquant l’inspiration chrétienne ou non chrétienne des institutions,
Les qualités et les défauts perçus des institutions d’inspiration chrétienne.
138L’objectif est d’étudier si certaines associations, soit de signes, soit d’attentes, peuvent être observées ; ensuite, si des profils types d’usagers, plus ou moins proches du pilier catholique, ont un avis différent des signes distinctifs et des attentes à l’égard des institutions dans lesquelles ils séjournent.
139En termes plus brutaux, quels sont les éléments les plus attractifs dans ces institutions observées, selon que l’on est plus ou moins éloigné du pilier catholique ?
140Pour étudier ces questions, nous avons eu recours aux mêmes techniques d’analyse factorielle que celles qui ont été présentées dans la recherche des profils types.
141Deux essais ont été réalisés : le premier porte sur les signes distinctifs, le second sur les qualités attendues, défauts et critiques. Au plan méthodologique, la démarche repose sur l’analyse des correspondances appuyée par la lecture des résultats fournis par les tableaux croisés28.
5.2. Les signes distinctifs de l’identité chrétienne
142Moins d’un répondant sur deux (48,8 %) estime que l’inspiration chrétienne de l’institution qu’il fréquente se lit dans la vie de tous les jours. Les pourcentages sont en outre liés de très près aux secteurs de la C.C.I. La tension entre d’un côté les maisons d’enfants et les E.A.P. où les usagers ne repèrent guère de signes chrétiens et, de l’autre côté, les homes pour personnes âgées est ici très manifeste. Deux hypothèses complémentaires peuvent expliquer cette tension. La première suggérerait que les chrétiens convaincus-et on en rencontre plus dans les homes que dans aucune autre institution-détectent davantage les signes chrétiens que les personnes étrangères à la doctrine. Pour la seconde hypothèse, le poids des croyants dans une institution peut s’expliquer par le fait que son engagement confessionnel a influencé le choix de ses usagers. La dynamique s’entretient ensuite, les usagers demandent des signes chrétiens que l’institution est prête à leur donner.
14377 % des répondants ayant remarqué l’inspiration chrétienne de leur institution ne l’ont repérée que dans des signes matériels, qu’il s’agisse d’objets de piété, de la présence de religieux ou de la célébration du culte. Quelques valeurs proches de l’ouverture et du dévouement sont citées par une part significative de l’échantillon comme caractérisant les institutions chrétiennes. Les autres valeurs ne sont évoquées que de manière quasiment anecdotique. La célébration des fêtes chrétiennes est assez logiquement mieux perçue par les résidents de longue durée (maisons d’enfants, Fonds 81, homes) que par les autres. La présence de religieux est un signe qui s’impose le plus clairement dans les crèches et les homes. Enfin, dans les maisons d’enfants et les hôpitaux, les usagers repèrent l’appartenance chrétienne d’abord parce qu’ils y voient des objets de piété.
144Une forte majorité de bénéficiaires (71,8 %) considèrent que les personnes sont traitées de la même manière dans des institutions appartenant à des piliers différents. Même dans les homes, où la concentration de chrétiens convaincus est la plus forte, seuls 33 % des répondants considèrent que les personnes sont traitées de manière différente dans les institutions chrétiennes et laïques.
145Ces indications posent le problème de la spécificité perçue des institutions de la C.C.I. Il semble clair, à ce stade, que les images des institutions chrétiennes et laïques ne sont pas nettement contrastées. Cela signifie que les préférences se basent probablement sur des indices ténus, dont il n’est pas certain qu’ils pourront être mis en évidence par la méthode du questionnaire écrit.
146Les quelque 20 % de répondants estimant que les institutions chrétiennes ont des caractéristiques qui les distinguent des autres ont surtout évoqué une série de compétences professionnelles ou « para-professionnelles ». La première qualité associée au service catholique est la qualité du dialogue entre le personnel et les usagers, qui renvoie à des éléments tels l’écoute, la chaleur ou l’humanité de la relation, toutes composantes indiquant que l’attention est apportée à la personne plutôt qu’à l’aspect technique du traitement qu’on lui applique. Vient ensuite le dévouement, incluant la disponibilité, l’esprit de service, l’abnégation, en un mot, les expressions de ce que l’on a longtemps désigné comme la vocation. Les signes formels de chrétienté sont quasiment cités avec une même importance. La conscience professionnelle est elle aussi fréquemment évoquée ; elle a pour composantes majeures la qualité des services et la tenue générale de l’établissement. Enfin, des valeurs de respect des personnes et des opinions sont citées par 15 % du sous-échantillon.
147Si 231 personnes ont pu caractériser l’institution chrétienne, ils ne sont que 166 (14,2 %) à avoir pu se livrer au même exercice pour les institutions laïques. Rappelons qu’étaient susceptibles de répondre à cette question seulement les usagers qui estimaient que les personnes ne sont pas traitées de la même manière dans les services dépendant de piliers différents. 24,6 % des personnes qui ont répondu à cette question ont indiqué qu’elles manquaient des termes de comparaison qui leur auraient permis de se prononcer. La modalité la plus citée concerne l’anonymat. Le reproche fait aux institutions non chrétiennes laisse sous-entendre que le personnel accomplit peut-être correctement ses actes techniques mais n’accorde pas aux patients l’attention qu’ils attendent. Le manque de disponibilité du personnel est cité par 15,7 % du sous-échantillon. Ces observations sont à mettre en parallèle avec les qualités de dévouement et de dialogue attribuées aux institutions chrétiennes.
148L’hypothèse de Remy et Voyé, selon laquelle les usagers des institutions chrétiennes viennent y chercher un service dont ils pressentent ou espèrent qu’il sera de très bonne qualité, trouve ici des points d’appui empiriques, même si ce n’est que grâce à l’apport d’une faible partie de l’échantillon. Dans les représentations de certains répondants, au personnalisme chrétien, attentif à considérer l’usager comme une personne à part entière qui doit être respectée et prise en compte comme telle s’oppose la froideur technicienne des institutions laïques dans lesquelles la maladie ou le symptôme sont soignés sans tenir compte de celui qui les manifeste.
149Cette explication n’est cependant avancée explicitement que par une petite partie de l’échantillon. Mais alors que viennent chercher dans les institutions chrétiennes les 75 % de l’échantillon qui estiment que le traitement n’est pas différent dans les institutions non chrétiennes ?
15023 % des répondants affirment ne rien attendre de particulier des institutions chrétiennes. Dans leur esprit, cela signifie sans doute qu’ils demandent à être traités avec compétence, dans un cadre où les références religieuses ne sont pas trop mises en évidence. On doit remarquer que les plus forts pourcentages de personnes n’attendant rien de particulier proviennent des maisons d’enfants et des E.A.P. Dans le premier cas, les usagers ne participent guère au choix de l’institution ; dans le second, la majorité de l’offre est fournie par le monde chrétien, ce qui exclut les critères philosophiques de choix. On voit à l’inverse que 80 % des hébergés dans les homes pour personnes âgées ont des attentes spécifiques. Il y aurait donc une liaison entre la précision de l’attente et le fait de pouvoir choisir l’institution à laquelle on demande un traitement.
151Seuls 16 % des usagers ont pu formuler des critiques générales vis-à-vis des institutions chrétiennes. L’absence de critique est autant le fait de proches du pilier chrétien (homes pour personnes âgées) que de personnes qui en sont éloignées (E.A.P.). Ce qui tendrait à indiquer que l’absence de critique ne doit pas nécessairement être lue exclusivement comme l’expression d’une satisfaction généralisée. De la même manière, ne pas pouvoir critiquer ces institutions n’implique pas obligatoirement qu’on recourt préférentiellement à leurs services. L’absence explicite de critique peut aussi résulter d’une indifférence radicale à la couleur philosophique des institutions ou, encore, d’un souhait de réserve.
152La presque totalité (96 %) des répondants considèrent que les institutions chrétiennes accueillent tous les usagers de la même manière, sans tenir compte de leurs convictions. Seuls les pensionnaires des maisons d’enfants s’écartent un peu de cette belle unanimité.
153La satisfaction des usagers vis-à-vis de la compétence professionnelle du personnel des institutions est très importante, puisque la somme des « satisfaits » et des « plutôt satisfaits » s’élève à 97,2 %. Les usagers les plus satisfaits se rencontrent dans les crèches, les E. A.P., les hôpitaux et les homes pour personnes âgées. Les maisons d’enfants produisent la plus forte proportion de réponses critiques.
154Quoi que légèrement moindre que par rapport aux compétences professionnelles, la satisfaction reste très importante par rapport à l’ouverture et l’accueil du personnel. Cette fois encore, c’est dans les maisons d’enfants que se rencontre le plus fort taux de réponses critiques. Enfin, les pensionnaires des homes pour personnes âgées ont tendance à être moins satisfaits que les usagers des autres secteurs sur ce critère de l’accueil et de l’ouverture.
155La compétence professionnelle entendue dans un sens élargi, l’accueil et l’écoute, peuvent être rapportés à la dimension chrétienne des institutions. Par leur combinaison, ces éléments peuvent exprimer la référence à l’idéal chrétien. La question de l’équipement et des infrastructures en est plus éloignée. Le fait que la satisfaction est légèrement moindre sur ce registre peut donc être interprété comme le résultat de politiques institutionnelles visant à investir d’abord sur l’humain, à développer un climat agréable plutôt qu’à rechercher une performance dans les équipements matériels. Le total des satisfaits et des plutôt satisfaits dépassent néanmoins toujours les 90 %, le fléchissement ne concerne que le groupe des satisfaits.
5.3. Etude des relations entre indicateurs et perception et profils types de clientèle
156Cette section est consacré aux perceptions que leurs usagers élaborent des institutions chrétiennes qui les accueillent. On a vu dans la section précédente que tous les secteurs de la C.C.I. connaissent, à des degrés variables, un véritable pluralisme philosophique. L’intérêt porte donc sur les éventuelles liaisons entre les convictions, la proximité avec le monde chrétien et l’appréciation des institutions qui en font partie.
157Le tableau 5 résume les tendances marquantes de cette analyse. Pour chacun des six profils types de clientèle, on a relevé les spécificités les plus marquantes ; les chiffres doivent s’interpréter par différence avec le profil d’ensemble. Les signes « — », « - », « + », « ++ » en regard résument l’importance des différences : un « ++ » s’interprète comme une opinion significativement plus présente dans un profil de clientèle particulier que dans l’ensemble ; inversement, un « — » traduit une sensibilité relativement plus faible.
158Avant de commenter quelques observations, il convient de rappeler que les usagers ne font pas, dans leur très grande majorité, de distinction fondamentale entre institutions chrétiennes et non chrétiennes. Ils ne sont que 47,0 % à répondre que l’on peut remarquer, dans la vie de tous les jours, qu’ils fréquentent une institution chrétienne. Il faut ajouter que 77 % de ceux qui ont exprimé cette opinion considèrent que les seuls signes qui en témoignent sont matériels.
159Rappelons aussi que seulement 24 % des interrogés pensent que les bénéficiaires sont traités différemment dans les institutions chrétiennes et non chrétiennes, que 92 % d’entre eux estiment que les non chrétiens sont aussi bien accueillis que les chrétiens dans les institutions d’inspiration chrétienne.
160Enfin, seuls 20 % des répondants ont pu donner quelques indications quant aux spécificités des institutions chrétiennes. Ce pourcentage diminue encore pour atteindre 14 % quant il s’agit des spécificités des institutions non chrétiennes.
161Ces quelques chiffres donnent les tendances majeures qui peuvent être dégagées des résultats. Ils indiquent sans ambiguïté que les lignes de distinction entre les univers institutionnels chrétiens et non chrétiens sont particulièrement imprécises. Les traitements paraissent identiques, quelles que soient la philosophie de l’institution et la proximité entre les convictions de l’usager et cette philosophie. Cette observation peut venir en appui de deux hypothèses partiellement contradictoires.
162Pour la première, le rapport entre l’individu et l’institution est avant tout instrumental. Il semble probable que nombre d’institutions encouragent ce type de rapports en atténuant ou en gommant les expressions de leur identité chrétienne, dans les cas où elle reste une référence, ce qui est loin d’être systématique, comme on l’a vu précédemment. Cette hypothèse est aussi celle de la perte assumée ou revendiquée de la spécificité et de la dimension religieuses de la référence chrétienne.
163Une seconde hypothèse propose une autre explication au fait indéniable que la forte majorité des répondants exprime, de façon explicite, que l’appartenance philosophique d’une institution est sans objet ni incidence. Cette observation ne signifie en effet pas obligatoirement que les usagers n’ont aucune représentation de l’institution chrétienne. Ils ne peuvent pas en présenter les composants de manière rationnelle et précise mais en ont une image générale qui la connote et oriente leurs choix. Un élément de cette image générale peut être la discrétion dans l’affirmation de la foi des croyants, leur volonté de ne pas l’imposer à ceux qui ont fait un autre choix, l’accueil de chacun, quelles que soient ses convictions. L’absence de signes peut, dans cette perspective, être lue de façon positive : l’usager attend d’être pris en charge dans le respect de ce qu’il est et de ce qu’il croit par des personnes inscrites dans une culture historique prônant le caractère absolu de ce respect. La référence est symbolique et non fonctionnelle, avec ce que cela suppose : l’usager fait une confiance a priori à ceux qui l’accueillent (aurait-il d’ailleurs un autre choix ?), en laissant à chacun le droit de vivre comme il l’entend sa référence chrétienne dans sa dimension religieuse, pourvu qu’il en manifeste concrètement l’essence dans la relation qu’il engage avec chaque patient. Les signes positifs de cette référence ne sont dès lors pas remarqués parce qu’ils sont attendus et paraissent logiques. Seuls les indices allant contre la représentation spontanée pourraient être enregistrés, précisément à cause de ce décalage entre ce qui était imaginé de façon idéale et imprécise et ce qui se vit dans l’instant et le concret.
164Cette section veut tenter de faire émerger les éléments de représentation de l’identité chrétienne attachés à chacune des sous-populations composant notre échantillon. Les différents groupes que le classement automatique a permis de dégager montrent des positions légèrement décalées les unes par rapport aux autres.
165— Le groupe 19, surtout issu des maisons d’enfants, est assez critique par rapport au personnel, à l’ambiance et aux structures. Ce qui le distingue le plus des autres est l’accent qu’il met sur les relations entre pensionnaires, que celles-ci soient jugées positivement ou négativement. Les critiques vont à la qualité de la nourriture et à la discipline.
166On ne peut saisir la logique de cette position si on ne se souvient que les bénéficiaires n’ont pas le choix de leur institution d’accueil, qu’ils ne peuvent guère influencer la décision de placement. Il est logique qu’ils n’aient dès lors pas de commentaire spontanément positif vis-à-vis du personnel qui anime et symbolise l’institution. Reste le contact entre pairs, envisagé sans doute comme un espace d’autonomie et d’indétermination auquel ils accordent une importance centrale.
167— Le groupe 25, composé essentiellement de mères de famille recourant aux services d’une crèche, partage une référence chrétienne qui a une dimension plus culturelle que religieuse. Ces familles souhaitent donner une éducation chrétienne à leurs enfants, ou en reconnaissent les qualités. Si l’insatisfaction par rapport aux infrastructures est manifeste, elles louent la compétence du personnel, son sens de l’accueil, l’ambiance qui règne dans l’institution.
168La familiarité avec les valeurs chrétiennes semble ici inciter les usagers à préférer les crèches qui s’y réfèrent. Ce choix est aussi celui d’un environnement humain, dont l’influence sur le développement des enfants est jugé plus fondamental que celui du confort qu’offriraient les infrastructures parfaitement adaptées à la mission confiée à l’organisation. On retrouve le thème déjà abordé du primat accordé à la personne et à la relation plutôt qu’aux éléments matériels.
169— Le groupe 26 rassemble des répondants ayant la charge de patients hébergés dans des institutions du Fonds 81. Ils expriment peu de critiques, ce qui est une conséquence probable de leur méconnaissance de la manière dont fonctionne l’institution et du manque d’alternative à ce type de prise en charge.
170On relèvera le parallélisme avec le groupe 25, en ce sens qu’ici, la satisfaction est mitigée pour ce qui concerne les compétences, l’accueil et l’infrastructure, mais que le dévouement du personnel et l’ambiance chrétienne sont reconnus. A nouveau, les aspects matériels peuvent avoir quelques imperfections que compense la chaleur d’un encadrement attentif à prendre les usagers en charge en les respectant.
171— Le groupe 28, où se retrouvent les stagiaires des E.A.P. et certains hospitalisés marqués par leur distance philosophique et culturelle vis-à-vis du monde chrétien, est surtout remarquable par son absence d’attentes par rapport aux institutions chrétiennes. La relation est ici purement instrumentale, ce que montrent aussi les critiques en se concentrant sur l’inadéquation des structures. Le demande des usagers est strictement technique, ils sont arrivés dans une institution chrétienne soit par accident, soit à cause de l’absence d’organisation laïque équivalente.
172— Le groupe 30 rassemble des personnes âgées séjournant en homes. On l’a souvent relevé, il concentre, plus que tout autre, des personnes proches de l’univers catholique et qui lui sont très fidèles. Leur comportement semble traduire une allégeance militante à toutes les instances qui composent le pilier. On ne trouve de traces aussi nettes de l’engagement dans le pilier chrétien dans aucun autre groupe. Les attentes par rapport à l’ambiance chrétienne sont bien entendu vives. Cette fois encore, on relèvera le lien entre la fonctionnalité de l’institution et les missions dont elle s’acquitte et l’évaluation qu’en font les usagers. La demande de signes et de rites religieux se dévoile dans des institutions confrontées à la réalité de l’affaiblissement des facultés et de la mort. L’appel a une ambiance rassurante, à des repères donnant sens à ces réalités peut, de ce point de vue, être considérée comme aussi légitime que logique.
173— Le groupe 31 est composé à 90 % de patients hospitalisés. La satisfaction est grande quant aux compétences du personnel, son sens de l’accueil, à la qualité des équipements. Les répondants ont peu d’attentes par rapport à la dimension chrétienne de l’hôpital mais désirent être soignés par des professionnels compétents, respectueux de la personne qu’ils prennent en charge.
174D’une manière générale, l’analyse a pu mettre en évidence que la familiarité avec le rite et les signes chrétiens influence les perceptions de l’identité chrétienne. Les groupes plus croyants repèrent les éléments ayant trait à la pratique religieuse ; les autres ne perçoivent que les signes les plus matériels. Ceci confirmerait que la possibilité de pratiquer n’est offerte qu’à ceux qui en font la demande ou, à l’inverse, que les pratiquants se concentrent en des lieux où ils peuvent trouver l’ambiance chrétienne qu’ils souhaitent. Les rites chrétiens ne sont donc proposés qu’avec beaucoup de réserve. Ils ne sont pas spontanément disponibles et offerts à chacun.
175Des groupes entiers sont sans attente vis-à-vis de la composante chrétienne de l’institution qui les accueille. Des individus expriment même leur hostilité par rapport à ce qui peut être rapporté à la religion. Ce qui signifie que les institutions chrétiennes sont également ouvertes à ceux qui remettent en cause, éventuellement de façon militante, la philosophie à laquelle elles se réfèrent.
176Remarquons encore que cette ouverture, qui pourrait paraître excessive, paradoxale, voire suicidaire, est lue comme une caractéristique très positive des institutions chrétiennes, notamment par ceux qui sont à distance du monde chrétien. De façon plus générale, les qualités humaines du personnel sont systématiquement mises en exergue, compensent les éventuelles inadaptations de l’équipement et de l’infrastructure. L’institution chrétienne, en d’autres mots, est d’abord valorisée par ceux qui l’animent et qui font preuve d’ouverture, de tolérance et d’un grand souci de l’autre.
177Nous retrouvons ici les accents personnalistes attachés à la tradition chrétienne. L’institution qui s’y réfère n’est en aucune manière dogmatique ou intrusive. Elle va vers la personne en l’acceptant telle qu’elle se donne à la relation, en respectant son cheminement et ses convictions. Si le rapport personne-institution est d’abord fonctionnel, évalué sur ses dimensions d’efficacité thérapeutique, il n’est pas pourtant désincarné. Mieux, son efficacité semble être liée à la façon dont il se vit avec le personnel soignant, dont le dévouement est fort apprécié.
178Toutes ces observations sont convergentes. Si on se place sur un plan cognitif ou rationnel, elles montrent d’abord que la dimension chrétienne des institutions n’est pas perçue par tous les usagers et, quand elle l’est, n’apparaît jamais comme la plus structurante.
179Si on accepte de se situer sur un plan plus affectif ou symbolique, on remarque que cette dimension chrétienne nourrit pourtant les représentations en puisant dans la tradition du personnalisme. Dans les institutions dont le service n’est pas d’une forte technicité, elle incite à considérer que l’environnement humain est de plus grande importance que l’infrastructure matérielle. Dans les institutions dispensant des traitements dont la composante technique est dominante, elle fait porter l’attention, non seulement sur les compétences professionnelles des soignants, mais aussi sur leurs qualités humaines.
180Ténue et difficile à capter, cette dimension chrétienne s’inscrit toujours dans les creux de la fonction instrumentale de l’institution. Les attentes portent en priorité sur le service concret qu’elle doit rendre. Elles peuvent en déborder et concernent alors les manières dont il est rendu et qui peuvent être inspirées par la référence chrétienne.
6. Conclusion
181Cette recherche à voulu explorer les éléments de l’identité chrétienne des institutions sociales et médicales confédérées au sein de la C.C.I. L’ambition et les difficultés de pareille entreprise ont été soulignées dès la première section.
182Ambition, car s’il paraît raisonnablement simple d’interroger les soignants et les responsables d’institutions sur le sens qu’ils donnent à leurs comportements professionnels, il l’est nettement moins de questionner un public hétérogène, dont certaines parties sont dans des situations de profonde détresse, sur l’inspiration philosophique qu’ils imputent éventuellement aux gestes de ceux qui les prennent en charge. Le danger est grand, dans tous les cas, d’orienter les réponses et, plus encore, de procéder à des interprétations abusives amenant le chercheur à des conclusions trop rapides. Il n’est pas évident que nous ayons évité cet écueil, notamment quand nous avons considéré que les valeurs d’ouverture, de tolérance, de souci de la personne pouvaient sans précaution être rapportées à un idéal chrétien. S’il est peu contestable que ces valeurs y trouvent place et y sont indispensables, elles sont revendiquées aussi par d’autres courants philosophiques et ne peuvent être annexées par les seuls chrétiens.
183Difficultés, parce que la demande portait sur l’identité chrétienne, postulant en cela que la référence chrétienne était massivement structurante. Le malaise a été exprimé de ne pas avoir été invités à travailler sur la dimension chrétienne des institutions, ce qui aurait d’emblée précisé que l’univers à analyser était pluridimensionnel. La réfutation des affirmations trop clairement engagées n’a cependant pas tardé, puisque les responsables de fédération à qui le projet de questionnaire a été soumis ont immédiatement rejeté la notion d’« institutions chrétiennes » pour lui substituer celle d’« institutions d’inspiration chrétienne ». L’introduction de cette nuance n’a pourtant pas suffi puisque nombre de directeurs ont refusé de distribuer le questionnaire à leurs patients parce qu’il insistait trop sur cette référence chrétienne dont ils ne souhaitaient pas annoncer l’importance, que ce soit par conviction personnelle, par respect du pluralisme interne de leur institution, ou encore parce qu’ils considéraient qu’elle ne peut être opérante que dans la discrétion de ses manifestations.
184L’enquête n’a donc porté que sur les institutions suffisamment ouvertes à la problématique de l’identité chrétienne pour accepter d’administrer le questionnaire, ce qui a nécessairement exigé un surcroît de travail de ceux qui se sont acquittés de cette tâche. Sans que nous puissions le démontrer, nous considérons comme probable qu’une majorité des institutions analysées sont dirigées par des responsables qui accordent une certaine importance à la référence chrétienne ou sont suffisamment proches de la C.C.I. pour s’être laissés convaincre de collaborer. Dans les deux cas, on doit considérer que nous n’avons été en contact qu’avec des institutions dirigées par des personnes très proches du monde chrétien, que ce soit de son message religieux, de sa composante socio politique ou des deux à la fois.
185Malgré que l’échantillon ait été trié, au grand regret tant des commanditaires que des artisans de la recherche, l’identité chrétienne des institutions a été bien difficile à repérer et à mettre en évidence. Nous ne rappellerons ici que quelques conclusions d’investigations dont les objectifs et méthodes ont été présentés dans les pages qui précèdent.
186La forte majorité des usagers estiment qu’il n’y a pas de différence dans la façon dont les personnes sont accueillies et traitées dans les institutions chrétiennes et non chrétiennes. La moitié d’entre eux considèrent que rien ne leur permet de remarquer qu’ils sont dans une institution chrétienne. Les signes qu’ils repèrent sont surtout matériels. Enfin, leur évaluation des institutions, les critiques qu’ils leur adressent sont liées de près à la dimension fonctionnelle de l’institution qui les accueille. En d’autres mots, les attentes portent d’abord sur le problème à résoudre, ce n’est que de façon marginale qu’elles concernent la référence chrétienne. Encore dans ce cas se traduisent-elles le plus souvent par la demande d’un encadrement humain chaleureux et attentif, que l’on ne peut assimiler sans précaution à une expression du message chrétien.
187Ces diverses observations incitent à conclure que l’identité chrétienne, d’une part ne s’affiche guère dans les institutions de la C.C.I., d’autre part, n’est pas en elle-même un élément mobilisateur et motivant pour les usagers. On serait tenté d’abonder dans le sens de Remy29 pour expliquer cette situation. Il fait l’hypothèse, que nos données permettent d’appuyer ample ment, de la baisse de mobilisation idéologique des membres et usagers des organisations chrétiennes. A son sens, l’intérêt public est aujourd’hui centré sur une logique de service et s’est détourné des questions idéologiques. Il évoque alors un « espace de compromis » entre l’utilisateur et le professionnel : tant que certaines normes sont respectées, les partenaires évitent de poser certaines questions dont les réponses pourraient être embarrassantes.
188Notre enquête, en ce sens, a violé cet espace de compromis et forcé divers acteurs à répondre.
189Ainsi, les directeurs d’institutions ont été amenés à porter leur position idéologique ou religieuse à l’explicite. Le consensus subtil s’est alors fissuré un instant, sans que cela nuise le moins du monde au fonctionnement de la C.C.I. et des fédérations : si la nécessité de revitaliser la référence chrétienne des institutions constitue un réel objectif pour certains responsables, elle s’efface sans doute devant d’autres enjeux plus immédiats et plus concrets. L’enquête, et son effet d’analyseur du pluralisme des responsables d’institution n’a fait que confirmer ce qui était connu ou, au moins, pressenti.
190De la même manière, la récolte d’informations sur les opinions des usagers à propos des institutions chrétiennes ne permet que de constater et de confirmer leur pluralisme. C’est peut-être aussi cela que certains responsables ont voulu éviter. Plutôt que de mettre en lumière une évidence sur laquelle on n’a et on ne souhaite avoir aucune prise, il vaut mieux vivre dans le consensus du silence et de la discrétion. On peut ajouter que des critères de subsidiation ne laissent guère de choix aux responsables et que, pour certains analystes comme Dobbelaere30, la politique qui viserait à réserver les services des institutions chrétiennes, dont il repère le projet dans certains débats de la C.C.I. et de la V.V.I. est, de ce fait vouée à l’échec.
191Reste que l’on aurait pu s’attendre à trouver, dans ce pluralisme de fait, une plus grande proportion de militants du monde chrétien. Si les catholiques, pratiquants ou non, constituent effectivement la majorité de l’échantillon, ils ne semblent pas pour autant très actifs dans la défense ou la promotion de l’identité chrétienne des institutions qui les accueillent. Il faut toutefois préciser que les indicateurs dont nous nous sommes servis sont particulièrement grossiers et ne permettent pas de mesurer les niveaux d’implication religieuse31. Le seul groupe dont la fidélité aux institutions et aux rites chrétiens apparaît massive et indéfectible est celui des personnes du troisième âge hébergées dans des homes, élevées dans des milieux de tradition catholique. Les tendances repérables dans l’ensemble de la société sont ainsi confirmées à l’intérieur de l’univers des institutions chrétiennes : les individus se détachent progressivement de la foi et du culte, tandis que « moins sensibles au changement, les personnes âgées ont maintenu leur pratique dans une plus grande proportion32 »
192Est-ce à dire pour autant que les institutions chrétiennes ont désormais perdu toute spécificité, ont dilué leur identité dans le processus de sécularisation à l’oeuvre dans les pays occidentaux ? Il est impossible de répondre à cette question sans disposer de données récoltées dans des institutions se revendiquant d’autres courants philosophiques. La seule évidence est que les usagers souhaitent un traitement qui ne mette pas seulement en oeuvre une technique bien maîtrisée, qu’ils attendent d’être considérés et respectés dans toutes les composantes de ce qui fait leur dignité de personnes. On peut bien entendu lire derrière ce souhait les termes d’une éthique personnaliste chrétienne. Valadier33 nous rappelle pourtant que de nombreux préceptes chrétiens ont aujourd’hui trouvé des traductions dans des textes juridiques ou dans des éthiques ou des cultures à visée universaliste. Si la genèse de la pensée personnaliste ne fait guère de doute, il nous semblerait abusif d’en réclamer aujourd’hui l’héritage au seul profit des chrétiens. Ceci ne signifie pas que les chrétiens ont renoncé à cet héritage. Ils peuvent aussi le préserver et le traduire en termes concrets dans la « culture d’entreprise » des institutions où ils travaillent.
193L’ouverture et le pluralisme des institutions chrétiennes incitent également à prendre quelques distances par rapport à la logique des piliers, présentée au premier chapitre. Capron et Leblanc34, en prenant appui sur des travaux récents de Huyse, considèrent que notre société est désormais moins marquée par des réseaux que par des conglomérats. Les pôles principaux des trois familles, dont dérivaient les piliers, se seraient mués en prestataires de services plus ou moins analogues. Ainsi, selon leur analyse, chaque réseau se manifesterait surtout dans des stratégies visant à occuper une série de créneaux des secteurs marchand et non marchand. Celles-ci s’exprimeraient d’abord par des mesures protectionnistes visant à consolider les positions acquises pour empêcher les hypothétiques concurrents extérieurs de tenter de s’y implanter. Pour les usagers, la logique serait devenue celle du marché, qui incite à utiliser les services non en fonction de l’identité philosophique de celui qui les propose mais de ses qualités intrinsèques ou perçues. L’appartenance au pilier disparaît alors, seuls subsistent des ensembles plus ou moins coordonnés d’organisations prestataires de services que les usagers fréquentent avec le discernement du consommateur critique.
194Le schéma d’évolution présenté par Capron et Leblanc n’est nullement démenti par les données que nous avons récoltées. Excepté pour certains aînés, dont l’allégeance aux institutions chrétiennes est complète, nous avons surtout enregistré des choix qui ne sont visiblement pas dictés par une fidélité philosophique ou religieuse.
195Ceci amène naturellement à s’interroger sur les relations qui se développent entre les univers chrétien et non chrétien. Ils sont en situation de concurrence et non d’inter-connaissance. Chacun construit une image de l’autre qui renforce et conforte sa propre position, sans vérifier le bien-fondé de sa représentation. Chacun a son opinion sur le fonctionnement de l’autre univers, même sans l’avoir réellement testé. Il conviendrait dès lors de s’interroger sur les effets induits par ce clivage, sur l’image du monde chrétien qui nous est renvoyée par les autres univers philosophiques.
196Deux questions subsistent enfin, auxquelles il ne nous appartient pas de répondre.
Pourquoi les institutions sociales et de santé, de même qu’un certain nombre de groupes et mouvements sont-ils aujourd’hui habités par un désir de réaffirmation chrétienne ? Le désir de cohérence qu’ils manifestent n’a-t-il pas une dimension prédominante de conservation ou de repli sur soi ? Peut-on considérer, avec Bourgeois35, qu’il est potentiellement porteur d’une ouverture inventive et responsable sur le monde ?
La seconde question s’inscrit comme un corollaire de la première, à laquelle elle pourrait d’ailleurs apporter quelques éléments de réponse. Elle est suggérée par De Locht36 qui, parlant de l’évident pluralisme des écoles et mouvements catholiques, relevait en 1985 qu’il ne faisait guère l’objet d’une réflexion sérieuse. On se demandera pourquoi la question est avancée aujourd’hui et surtout pourquoi elle prend la forme d’une interrogation sur l’« identité » des institutions chrétiennes.
Notes de bas de page
1 J.-E. CHARLIER, Les logiques internes des districts scolaires. Rites et images d’écoles secondaires. Dissertation doctorale en Sociologie, Louvain-la-Neuve, 1987.
2 J.L. DEROUET, Ecole et Justice, Paris, Métaillé, 1992.
3 J.-E. CHARLIER, F. DECROLY, Identité Chrétienne des Institutions : Qu’en pensent les usagers ?, Rapport de recherche, FUCaM, 1992.
4 K. DOBBELAERE, « Secularization : A Multi-Dimensional Concept », dans Current Sociology, Vol 29, no 2.
5 E. BONÉ, « L’université catholique, une difficile vocation », dans Études, avril 1988.
6 M. FALISE, Les chantiers de l’avenir. Perspectives pour la Fédération universitaire et polytechnique de Lille, 1985-88, Lille, Facultés catholiques, 1985.
7 P. DU GAY, G. SALAMAN, « La culture d’entreprise et la recherche de l’”excellence” », dans Sociologie et Sociétés, vol. XXIII, 1991, no 2.
8 K. DOBBELAERE, M. GHESQUIERE-WAELKENS, J. LAUWERS, La dimension chrétienne d’une institution hospitalière, Bruxelles, Ed. Hospitalia, 1975, p. 278.
9 B. GAILLY, « Typologie des établissements résidentiels pour mineurs d’âge en situation problématique, selon leurs pratiques pédagogiques », dans Déviance et Société, 1979, vol. 3, no 2. « Structures et technologies des maisons d’enfants au-delà de l’idéologie des besoins », dans Recherches sociologiques, 1982, vol XIII, no 3.
10 A. ADAM, E. TYSEBAERT, Réflexion sur les méthodes éducatives informelles dans les homes pour adolescents délinquants, Communication faite le 24 octobre 1981 à la “Société Belge de Psychiatrie infantile et des disciplines connexes”.
11 K.E. WEICK, « Educational organizations as loosely coupled Systems », dans Administrative Science Quartely, 1976, vol. 21, no 1.
12 O. KUTY, « Le paradigme de négociation », dans Sociologie du Travail, 1977, no 2.
13 I. BASZANGER, « Les maladies chroniques et leur ordre négocié », dans Revue française de Sociologie, 1986.
14 La littérature citée n’évoque toutefois que des institutions avec lesquelles les usagers ont des contacts étalés sur une longue période. On peut soupçonner que l’expertise impose plus aisément sa loi dans des consultations isolées, éventuellement dictées par l’urgence.
15 L. VOYÉ, J. REMY, « Perdurance des clivages traditionnels et différence d’enjeux prioritaires », dans La Belgique et ses dieux, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1985, et « Les évolutions divergentes du monde catholique belge », dans La Revue Nouvelle, mars 1985.
16 M. DE COSTER, Sociologie du Travail et gestion du personnel, Bruxelles, De Boeck, 1987.
17 J. VAN CAMP, « Evaluation de l’enseignement chrétien », dans Humanités Chrétiennes, 1988-89, no 2.
18 J. VAN CAMP, « Pour une pédagogie propre à l’accueil du message chrétien », dans Humanités Chrétiennes, 1987-88, no 1.
19 A. ERALY, Connaissance, représentation, structure : pour une reformulation, Communication au colloque “L’individu dans l’organisation : les dimensions oubliées”, École des hautes Etudes Commerciales, Montréal, septembre 1990.
20 G. DEFOIS, « L’Université catholique dans la société française dans Etudes, avril 1988.
21 L. DOBBELAERE, op. cit, p. 26.
22 L. VOYÉ, « Du monopole religieux à la connivence culturelle en Belgique. Un catholicisme “hors les murs” », dans L’Année Sociologique, 1988, p. 135-167.
23 L. VOYÉ, op.cit., p. 145.
24 L. VOYÉ, op.cit., p. 147.
25 F. et J.-P. BENZECRI, Pratique de l’analyse des données, Paris, Dunod, 1986.
26 La présentation des résultats de l’analyse du secteur hospitalier ne figure pas dans cette synthèse. Elle figure dans le rapport de la recherche.
27 S. LEBLANC, T. POUCET, Les Mutualités, Courrier du CRISP, 1128-1129, 1989.
28 Pour une présentation plus détaillée de la méthodologie, le lecteur pourra se reporter au rapport.
29 J. REMY, « Piliers et sécularisation de la vie sociale », dans La Revue Nouvelle, octobre 1990.
30 K. DOBBELAERE, « Het Kristelijk karakter van de verzorgingsinstellingen : konfessionele definitie of utopie ? », dans Kultuurleven, no 3, 1984.
31 On trouve une bonne échelle des pratiques notamment dans G. MICHELAT « L’identité catholique des français », dans Revue française de Sociologie, no 3, 1990. Il aurait toutefois été très difficile d’administrer un questionnaire aussi complet et complexe que celui qu’il propose par les voies dont nous avons pu disposer.
32 M. PARRAIN, « Les catholiques en chiffres », dans Cahiers pour croire aujourd’hui, no 52, 1990.
33 P. VALADIER, « Catholicisme et modernité, un procès permanent », dans Sociologie et Sociétés, no 2, octobre 1990. Voir aussi Μ. MAT, A. VAN HAECHT, Valeurs logiques, valeurs religieuses, Ed. U.L.B., Bruxelles, 1985.
34 M. CAPRON, S. LEBLANC, « Les zappeurs et les gêneurs », dans La Revue Nouvelle, octobre 1990.
35 H. BOURGEOIS, « Les catholiques en quête de cohérence », dans Etudes, juillet-août 1987.
36 P. DE LOCHT, « Regards sur l’Eglise francophone de Belgique », dans La Revue Nouvelle, mars 1985.
Auteurs
Sociologie, Facultés Universitaires Catholiques de Mons (FUCaM)
Informatique et gestion, FUCaM
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