Affectivité, spectralité et historicité. À propos du débat entre Henry et Derrida
p. 177-203
Texte intégral
1Dans un passage de Spectres de Marx, Jacques Derrida évoque de façon explicite – l’une des seules fois à notre connaissance – la phénoménologie matérielle de Michel Henry : « Le spectre pèse, il pense, il s’intensifie, il se condense au-dedans même de la vie, au-dedans de la vie la plus vivante, de la vie singulière (ou, si l’on préfère, individuelle). Celle-ci, dès lors, n’a plus, et ne doit plus avoir, pour autant qu’elle vit, de pure identité à soi ni de dedans assuré, voilà ce que toutes les philosophies de la vie, voire de l’individu vivant ou réel, devraient bien peser1 ». Dans une longue et dense note Derrida précise qu’il pense directement à Michel Henry2. Il entame d’ailleurs à cette occasion une discussion avec le Marx de Henry. Sans vouloir ignorer la question posée par Marx selon Henry – « La pensée de Marx nous place devant la question abyssale : qu’est-ce que la vie ? » –, Derrida ne peut se satisfaire de la distinction radicale entre immanence et transcendance ou encore, entre vivant et non-vivant. La philosophie henrienne de la vie doit être compliquée « de façon abyssale, là où le supplément d’un pli interne-externe interdit d’opposer simplement le vivant au non-vivant3 ». En d’autres termes, Derrida veut signifier à la phénoménologie matérielle que l’on ne peut séparer simplement immanence et transcendance ou épreuve de soi et intentionnalité. Pour Derrida, c’est le « travail du spectre » qui amène à compliquer la parfaite immanence à soi de la vie. L’ensemble de l’ouvrage tend d’ailleurs vers ce que Derrida appelle une hantologie, pour l’opposer directement à l’ontologie4. Une telle hantologie ne prend son sens qu’articulée à une certaine conception de la temporalité – celle-là même qui dirige l’ensemble des travaux de Derrida depuis son mémoire de maîtrise consacré à Husserl5. Une temporalité « hors de ses gonds » qui disloque la présence à soi du présent vivant. Une temporalité, bien spécifique donc, qui seule, selon Derrida, rend possible la compréhension des grands thèmes de la pensée de Marx, notamment ceux que nous suivrons plus particulièrement et brièvement dans cette contribution : la spécificité du social, ou encore la création comme irruption du nouveau et son articulation à la notion d’héritage.
2Si c’est bien à partir de ce travail du spectre, à partir de ce « supplément d’un pli interne-externe » et d’une certaine entente de la temporalité, qu’est rendue possible la compréhension de ces grands thèmes, alors se pose inévitablement la question de savoir comment une philosophie prise dans les différentes oppositions repérées par Derrida (immanence/transcendance, transcendantal/empirique, vivant/non-vivant, etc.) parviendra à en rendre compte en mobilisant pourtant les mêmes textes du corpus marxien.
3C’est à cette question que le texte qu’on va lire souhaiterait apporter quelques premiers éléments de réponse. Nous le ferons en relisant certains passages – essentiels sur ces problématiques – de l’important Marx de Henry, tout en gardant en contrepoint, certes discret, la lecture derridienne de Marx. Nous commencerons par suivre la conception du social et de la société qui émane de la praxis vivante telle que la conçoit Henry. Il s’agira d’un préalable nécessaire pour suivre ensuite dans toute sa singularité la façon étonnante dont cette même philosophie rend compte de l’indépendance des conditions sociohistoriques par rapport aux individus. Cette problématique nous placera au cœur de la tension entre héritage et création. Une tension que nous suivrons également dans Spectres de Marx de Derrida pour y être attentif à la figure distincte qu’elle y prend. Pour donner une plus grande intelligibilité à ces deux façons toutes différentes d’appréhender l’articulation entre création et héritage, nous terminerons enfin ce bref parcours en nous référant de façon plus spécifique à leur conception respective de la temporalité. Nous tenterons d’indiquer à cet égard, que c’est un détour par le rapport que celles-ci entretiennent avec la problématique husserlienne des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps qui permet de rendre compte pleinement des enjeux d’une telle tension. On le voit, il ne s’agira pas d’abord de nous prononcer dans ces pages sur la pertinence de l’exégèse de Marx proposée par Henry ou par Derrida. Il ne s’agira pas non plus d’épuiser un tant soit peu la complexité et la richesse de ces deux ouvrages consacrés à Marx, ainsi que leur confrontation. Notre ambition, beaucoup plus modeste, est finalement d’indiquer comment deux conceptions différentes du « présent vivant » et de la temporalité appréhendent de façons distinctes la question du social et de la société et plus proprement encore articulent dans des sens différents la « dialectique » entre héritage et création – sans pour autant, chacune seule, l’épuiser totalement. Nous laisserons donc de côté certains thèmes importants – en premier lieu sans doute celui de l’idéologie, même s’il est présent tacitement.
I. Le social entre affectivité radicale et constitution imaginaire
4Dans son Marx, en accord étroit avec les thèses posées dès L’essence de la manifestation, Henry définit la réalité – ou encore la praxis – comme « tout ce qui porte en soi cette essence de la subjectivité au sens le plus radical [...], au sens d’une structure exclusive de toute transcendance, où l’être s’éprouve dans l’immédiation d’une présence en vertu de laquelle il est ce qu’il est et ne peut s’arracher à lui-même6 ». Cette réalité, le premier grand ouvrage de Henry la pensait explicitement comme affectivité transcendantale. Une affectivité désignant « la forme de l’essence dans laquelle celle-ci est affectée non par autre chose mais par elle-même, de telle manière que cette affection originelle comme auto-affection, comme sentiment de soi, la constitue et la définit7 ».
5Pour comprendre comment à partir d’une telle définition de la réalité et de la présence à soi8 surgit au cœur du Marx la question du social, il convient préalablement de rappeler ce que ne peut être pour Henry le social ou la société. Selon lui, Marx – à tout le moins à partir des années 1845-18469 – critique toute conception qui hypostasie la société, qui en fait une réalité sui generis, transcendante aux existences individuelles, qui constitue la société en « personne », en « sujet », qui lui confère une existence substantielle, mais aussi effective. La société (comme l’histoire, mais aussi les classes sociales) n’est pas – comme cela apparaît encore dans les manuscrits de 1844 sous l’influence de Feuerbach, et donc indirectement de Hegel – cette réalité ontologique qui tirerait son unité du processus universel de l’objectivation. En d’autres termes, « la société n’existe pas10 », comme Henry va jusqu’à l’affirmer explicitement : « Les concepts d’histoire et de société laissent paraître leur vide, se détruisent eux-mêmes comme simples concepts, et se révèlent n’être que des mots11. » La société n’est qu’une pure fiction12. Autrement dit la « société » – si l’on tient véritablement à user du mot – ne peut être que la multiplicité et la diversité des individus qui la « composent13 ». Dès que nous sommes en présence d’un tel terme, nous sommes face à une hypostase dont la « réalité » réside ailleurs, précisément dans l’existence individuelle. Si la réalité est à chaque fois celle d’un individu, la « société » est dès lors nécessairement « brisée, multiple, plurale, une réalité qui ne peut se formuler que dans un pluriel collectif14 ». Mais ce « pluriel collectif » doit être bien compris. Il ne signifie nullement une « unité réelle effective mais seulement le contraire de l’unité, une diversité absolue de monades15 ». Cela signifie que la société ne détermine en aucune manière les individus : « Ce n’est pas parce que la société est déterminée de telle ou telle façon que les individus sont eux-mêmes déterminés de telle ou telle façon, mais c’est parce que les individus sont ainsi déterminés, vivent, travaillent et par suite pensent de telle manière, selon telle modalité qui est chaque fois celle de leur vie concrète, que la société qu’ils composent est ce qu’elle est16 ».
6Toute la question est évidemment de savoir comment – à partir de cette diversité absolue de monades – se compose cette « société » à laquelle il est pourtant bien fait allusion dans cette citation. Pour répondre à cette question, un paragraphe du Marx intitulé « La généalogie des classes17 » est particulièrement suggestif. En effet, à travers cette généalogie, il s’agit de montrer que « la réalité d’une classe sociale [...] réside dans la vie phénoménologique individuelle et trouve en elle seulement le lieu de sa possibilité et de son efficacité18 ». Cela signifie plus précisément pour Henry, qu’« il n’y a pas de détermination sociale possible s’il n’y a pas un individu non pas pour l’"incarner", pour en être le "porteur", l’"exemplaire" [...] – ce serait précisément rétablir la "préexistence" idéologique de la classe – mais pour constituer la réalité ontologique originelle de cette détermination, pour être, comme cet individu "déterminé", la détermination vivante, singulière et concrète, existante et effective, dont la détermination "sociale" n’est qu’un autre nom19. »
7Plus précisément, une détermination sera dite sociale lorsqu’elle devient générale. Mais « générale » doit être bien compris. Cela désigne une détermination singulière, individuelle, concrète, « personnelle » dit encore Henry reprenant Marx, qui est simplement vécue par plusieurs20. Cela signifie que le devenir général n’affecte en rien la détermination individuelle : « Une condition personnelle ne cesse pas d’être personnelle au moment où elle devient générale, ce devenir lui est totalement extérieur et ne l’affecte en rien21. » Le « vécu par plusieurs » doit lui aussi être bien compris. Il n’y a ici nulle fusion affective : « Les contenus d’expérience qui appartiennent à un « individu vivant » sont uniques comme sa vie même22. » En d’autres termes, « que des conditions personnelles deviennent générales [c’est-à-dire sociales], cela veut donc dire : des contenus d’expériences semblables [et pas identiques] se produisent chez des individus placés dans des situations semblables23. » Le devenir général d’une détermination implique donc un rapport de similitude et non pas d’identité. La catégorie d’identité s’applique aux conditions sociales considérées comme des unités idéales. Celles-ci ne doivent pas être confondues avec les conditions sociales réelles dont la réalité est chaque fois celle d’une subjectivité donnée. C’est uniquement par la représentation24 – concept sur lequel nous reviendrons plus loin – que peut s’opérer le passage des conditions sociales réelles à une typologie du monde social et son découpage en unités idéales – comme les classes sociales, par exemple25. En d’autres termes, « la réalité originaire de la classe n’est donc ni une communauté ni une organisation ni une unité, elle ne peut être comprise comme une totalité, comme une réalité générale, concrète et réelle par elle-même, autonome, intérieure à ses membres, elle se réduit au contraire aux individus qui la composent déjà en dépit de leur dispersion absolue26. »
II. La passivité originaire de la vie et le poids de l’héritage
8Il convient néanmoins de reconnaître que l’on trouve chez Marx, réitéré à de nombreuses reprises (dans les textes mêmes convoqués par Henry pour développer le concept originel de classe – en particulier dans L’idéologie allemande) l’idée d’une autonomisation du social (sous la forme des classes sociales par exemple) – et l’idée conjointe que ce social détermine l’individu. Pour lui, les conditions sociales se sont inévitablement autonomisées au cours du développement historique. Ce sont elles dès lors qui imposent à l’individu les conditions de son existence. Une telle conception – que l’on trouve immanquablement chez Marx – ne vient-elle pas sérieusement ébranler l’interprétation que Henry propose et qui place dans la vie individuelle l’origine et la réalité du social, et finalement de la société elle-même ? Cette objection, Henry ne manque pas de se l’adresser en toute clarté27. La façon dont il rend compte de cette indépendance et de cette autonomisation des classes sociales, comme finalement du social lui-même, vaut la peine d’être suivie de près.
9Selon Henry, en effet, si l’on peut bien parler d’une indépendance des déterminations sociales à l’égard de l’individu – et cela en accord avec le texte même de Marx – cela ne peut nullement signifier pour autant qu’elles soient transcendantes au flux immanent de la vie subjective28 : « La représentation des conditions sociales sous la forme de "conditions extérieures" [...], présuppose l’indépendance réelle de ces conditions à l’égard de l’individu, à savoir le fait que ces conditions sont les déterminations mêmes de sa vie, présuppose leur appartenance à la sphère de l’immanence subjective et sa passivité ontologique radicale29 ».
10Mais l’indépendance réelle n’est autre que l’appartenance de ces conditions à la sphère d’immanence. En d’autres termes, l’indépendance des déterminations sociales est directement et explicitement rapportée par Henry à sa propre conception de la vie comme passivité ontologique radicale. C’est en ce sens qu’il peut émettre l’idée qu’il y a une indépendance de l’existence de l’individu, même si cette existence est la sienne propre. En effet, la vie, ou plutôt chaque vie individuelle n’est jamais le fondement d’elle-même mais s’éprouve au contraire dans sa passivité radicale à l’égard de soi, éprouve sa propre venue en elle-même comme ce qui ne dépend pas d’elle. Pour penser l’indépendance des déterminations sociales on trouve implicitement thématisé dans ces pages très denses30 – c’est en tout cas l’hypothèse de lecture que nous soutiendrons – ce que l’œuvre tardive de Michel Henry – dans C’est moi la vérité en particulier – dégagera plus explicitement comme la distinction entre deux concepts de l’auto-affection : « un concept fort et un concept faible31 ». Le concept fort caractérise l’auto-affection de la Vie absolue32. Quant au concept faible, il caractérise l’épreuve que l’individu fait de lui-même, épreuve qui, pour bien être sa propre épreuve, n’est aucunement son propre fait : l’individu n’est donc pas au fondement de lui-même. En d’autres termes, « je ne m’affecte pas absolument mais, pour le dire en toute rigueur, je suis et je me trouve auto-affecté33 ». Henry reconnaît néanmoins « que Marx n’a pas en vue la thèse métaphysique où se reconnaît la condition abyssale de la vie, le fait, constitutif de son essence et pouvant servir à la définir, qu’elle n’est jamais le fondement d’elle-même mais s’éprouve au contraire dans sa passivité radicale à l’égard de soi, éprouve sa propre venue en elle-même et son accroissement comme ce qui ne dépend pas d’elle. Marx a en vue des déterminations sociales telles que "aller à l’usine", "accomplir des gestes déterminés", etc.34 ». Mais, précise Henry, c’est parce que « les déterminations sociales sont subjectives qu’elles frappent l’individu au cœur de sa vie et de son être et, comme on le dit, le "déterminent"35 ». Ou encore, plus précisément à propos de l’activité sociale : « [...] Que l’activité sociale ne soit plus rien d’autre que cette activité vitale immédiate, c’est ce que pose explicitement la thèse selon laquelle la production des rapports sociaux se ramène à celle par les individus de leur propre vie et lui est identique36. »
11On peut évidemment se demander ce qu’il reste de « social » à une détermination ou une activité sociale identifiée à l’activité vitale immédiate. Le « social » ici mobilisé a-t-il finalement autre chose de social que le nom ? Peut-on estimer avoir pensé le propre, la spécificité, le mode d’être tout à fait singulier des déterminations sociales en les rapportant de la sorte à la sphère d’immanence ? Se pose en tout cas à Henry la question de savoir comment distinguer au sein du flux de cette vie individuelle ce qui relève de ses déterminations sociales et ce qui serait de l’ordre de déterminations personnelles37. C’est une nouvelle fois en se référant à la vie phénoménologique individuelle, et uniquement à elle, que l’on peut trouver le principe d’une telle distinction : « On peut appeler personnelles celles d’entre elles qui sont vécues dans le mouvement spontané de la vie et comme l’expression, et, à la limite, la réalisation de celle-ci, sociales au contraire les activités liées à l’exercice d’un métier, librement choisi ou non38. » Les déterminations personnelles doivent être pensées comme des déterminations essentielles, les déterminations sociales sont par contre accidentelles. Pour illustrer ces distinctions, Michel Henry s’appuie sur l’exemple du prolétaire : « C’est en lui, dans le flux de ses expériences vécues [...] que s’accomplit la distinction entre ce qu’il désire et vit comme son besoin propre, et une activité qui est encore la sienne mais qu’il exerce comme on porte un fardeau, comme ce qui ne trouve plus dans sa vie personnelle la raison de sa venue en elle39 ». L’essentiel (qui renvoie aux déterminations personnelles) désigne ce que cette vie veut, ce que veut en elle le besoin. L’accidentel (pendant des déterminations sociales) désigne l’activité qui n’émane plus de ce besoin mais qu’il subit.
III. L’irruption du nouveau et le spectre du passé
12C’est d’ailleurs à partir d’une telle problématique que doit être interprété cette formule célèbre de Marx que nous retrouverons plus bas commentée par Derrida : « Les hommes font les circonstances, tout autant que les circonstances font les hommes40. » Une telle formule renverrait à l’idée d’une causalité réciproque. Les individus seraient à la fois cause et effet des conditions dans lesquelles ils vivent. Néanmoins, ayant rejeté la transcendance et l’extériorité des conditions sociales, Henry ne peut qu’en faire de même avec ce concept de causalité réciproque. Dès lors, il convient de bien comprendre en quel sens les individus peuvent être la « cause » de leurs conditions sociales, tout comme ils peuvent les créer. En effet, précise Henry, aucune génération ne crée des conditions sociales, qu’une autre génération se bornerait à subir. Aucune génération ne crée les conditions sociales, si « créer » ces conditions signifie « les poser hors de soi dans l’extériorité comme une chose existant en soi, comme une structure objective qui déterminerait la génération suivante41 ». Si l’on veut user dans un tel contexte du terme de création, il prendra dès lors un sens radicalement différent : « Chaque génération se trouve dans la même situation que toutes les autres, chaque individu aussi : créateur des relations sociales dans la mesure même où il les subit, dans la mesure où il exerce l’activité qui est la sienne42. » Que veut dire encore plus précisément créer en un tel sens, créer des relations sociales tout en les subissant ? C’est selon Henry hériter : « La condition sociale est un héritage, il n’y a pas de rupture dans le processus, pas de transcendance où se réintroduise la causalité, mais seulement [...] une répétition dans laquelle chaque vie recrée la relation dans la mesure où elle réaccomplit l’activité qui fut celle d’une autre vie43 ». Créer – pour une génération, pour un individu – c’est donc tout à la fois hériter et répéter, sans qu’il y ait de rupture dans un tel processus. L’individu trouve les conditions de son activité en tant qu’il accomplit cette activité, rien donc qui lui serait extérieur. Les conditions qui résultent de l’activité d’une génération précédente ne sont rien d’autre que l’activité de la génération actuelle. Une activité subie, mais comme sa propre activité44. Pensées de cette façon, les conditions sociales perdent toute objectivité, puisqu’elles se résorbent dans « l’immanence des activités individuelles ». En ce sens, pour rendre compte de cette formule marxienne – « Les hommes font les circonstances, tout autant que les circonstances font les hommes » –, on peut se demander si Henry ne procède pas à une « intériorisation » de cette « causalité réciproque ». Comme nous l’a montré la problématique de l’indépendance réelle des déterminations sociales, le flux phénoménologique monadique serait « soumis » à une « causalité réciproque » sans que l’on quitte pourtant l’immanence de l’épreuve auto-affective45.
13Cette question de l’héritage est sans doute l’un des thèmes les plus importants de Spectres de Marx. Il s’agit, certes, d’abord, pour Derrida, de s’intéresser à la question de l’héritage de Marx – ou des héritages de Marx, et in fine des spectres de Marx, tels qu’ils continuent de « hanter » notre contemporanéité. Mais l’ouvrage est sans nul doute également un ouvrage sur l’héritage en général – tel qu’il peut notamment être pensé à partir de l’œuvre marxienne elle-même – sur ce qu’hériter peut vouloir dire dans toute sa complexité. L’héritage met directement en jeux les thématiques de la vie et de la mort au-delà de leur simple opposition. L’héritage n’est jamais un simple donné, mais toujours une tâche qui « reste devant nous, aussi incontestablement que, avant même de le vouloir ou de le refuser, nous sommes des héritiers, et des héritiers endeuillés, comme tous les héritiers46 ». Plus fondamentalement, une telle thématique concerne directement la question de l’ontologie – mais comme sa « mise en crise » précisément. La question de l’être implique toujours celle de l’héritage. Être c’est tout simplement hériter : « Nous sommes des héritiers, cela ne veut pas dire que nous avons ou que nous recevons ceci ou cela, que tel héritage nous enrichit un jour de ceci ou de cela, mais que l’être de ce que nous sommes est d’abord héritage, que nous le voulions et le sachions ou non47 ». Selon Derrida c’est toujours à partir de cette thématique de l’héritage que doit être posée la question de l’irruption du nouveau et de la création. Nous héritons, en quelque sorte, de cela même qui permettra l’émancipation. Il faut donc penser un lien étroit entre la question de l’héritage du passé, de l’ancien, du révolu avec la question de l’avenir. En effet, cette question de l’héritage ressurgit lorsque Derrida s’interroge sur les concepts complexes de « révolution » et de « crise révolutionnaire48 » notamment à partir d’une formule marxienne – plus ou moins similaire à celle que nous avons déjà rencontrée chez Henry : « Les hommes font leur propre histoire (ihr eigenen Geschichte) mais ils ne la font pas de leur propre mouvement (aus freien Stücken), ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu’ils trouvent, celles qui leur sont données et transmises (überlieferten Umständen)49 ». Ces pages stimulantes affrontent directement la question de la révolution – que dans ce cadre, et sans autre forme de précaution, mais comme nous y invite la lecture proposée par Derrida, nous associerons étroitement à la question de l’irruption du nouveau – dans son rapport à l’héritage, aux générations, à la question de la tradition. L’héritage est une convocation « des esprits comme spectres dans le geste d’une conjuration positive, celle qui jure pour appeler et non pour refouler50 ». Une conjuration positive qui ne va pas sans une certaine angoisse : « La conjuration est angoisse dès lors qu’elle appelle la mort pour inventer le vif et faire vivre le nouveau, pour faire venir à la présence ce qui n’a pas encore été là (noch nicht Dagewesenes). Cette angoisse devant le fantôme est proprement révolutionnaire. [...] Et plus il y a de vie, plus s’aggrave le spectre de l’autre, plus il alourdit son imposition. Plus le vivant doit en répondre. Répondre du mort, répondre au mort. [...] Le spectre pèse, il pense, il s’intensifie, il se condense au-dedans même de la vie, au-dedans de la vie la plus vivante, de la vie la plus singulière (ou, si l’on préfère, individuelle). Celle-ci dès lors n’a plus, et ne doit plus avoir, pour autant qu’elle vit, de pure identité à soi ni de dedans assuré, voilà ce que toutes les philosophies de la vie, voire de l’individu vivant ou réel, devraient bien peser. Il faut aiguiser le paradoxe : plus le nouveau fait irruption dans la crise révolutionnaire, plus l’époque est à la crise, plus elle est "out of joint", plus on a besoin de convoquer l’ancien, de lui "emprunter". L’héritage des "esprits du passé" consiste, comme toujours, à emprunter51. »
14Cette longue citation – dont une partie au moins, nous l’avons vu plus haut, interroge la phénoménologie matérielle – le montre : il est nécessaire d’en appeler à la mort sous la forme du spectre pour faire vivre le nouveau. Et si la notion d’héritage – notamment à travers celle de génération – renvoie pour Derrida au spectre, à une spectrologie et donc à la mort, à la mort qui contamine la vie, il s’agit aussi et directement de la question de la temporalité. Il n’y a de création possible que sur fond d’une certaine compréhension de la temporalité. Une temporalité faite de discontinuités et de ruptures. Une temporalité « hors de ses gonds » (« out of joint »)52, disloquée, qui associe toujours et nécessairement la question de la vie, de la présence vivante, de l’identité à soi à la présence-absence du spectre. Plus il y a irruption de nouveau53, plus on a besoin de convoquer l’ancien54 : c’est ce que Derrida appelle plus spécifiquement la « loi de l’anachronie55 » à travers laquelle il s’agit de faire le tri entre la simple parodie – comme « reproduction mécanique du spectre » – et une vérité – comme « incarnation ou répétition vivante de l’autre, une reviviscence régénérante du passé, de l’esprit, de l’esprit du passé dont on hérite » qui n’est autre in fine que « la vie de l’oubli, la vie comme l’oubli même56 ».
15Cette notion d’héritage, insistons-y, est à réaffirmer, selon Derrida, là même où certaines phases du corpus marxien voudraient l’éliminer. En effet, selon Marx les révolutions à venir, révolutions sociales et non plus politiques, devraient cesser d’hériter57 – à savoir, se détourner du passé (de son esprit comme de son spectre58) – et se tourner résolument vers l’avenir : « La révolution future qui gagnerait, sans deuil, sur la révolution passée : ce sera l’évènement enfin, l’avènement de l’évènement, la venue de l’avenir, la victoire d’un " contenu propre" [...] En toute logique, on ne devrait le reconnaître à rien d’autre qu’à la démesure de cette désidentification intempestive, donc à rien qui soit. A rien qui soit présentement identifiable. Dès qu’on identifie une révolution, elle commence à imiter, elle entre en agonie59. »
16Selon Derrida, une telle compréhension de l’événementialité de l’événement, comme l’histoire depuis un siècle et demi l’a montré60, n’a précisément pas de sens. Il faut donc réaffirmer la nécessité de penser « un temps disjoint ou désajusté sans lequel il n’y aurait ni événement ni histoire61 ».
IV. Le retard originaire de la conscience et la création
17La façon dont Henry et Derrida convoque les questions de l’héritage et de la création renvoie directement à leur conception respective de la temporalité. Deux conceptions de la temporalité qui trouvent elles-mêmes leur clé d’intelligibilité dans le rapport qu’elles entretiennent avec les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl. Nous ne reviendrons pas ici dans le détail sur la façon dont Henry et Derrida analysent ce texte. Il n’est cependant pas inintéressant d’en rappeler les grandes lignes. N’est-il pas surprenant de constater – comme nous y avons insisté ailleurs62 – à quel point ces deux lectures, d’abord en tout point similaires, vont pourtant déboucher finalement sur deux façons radicalement différentes d’appréhender la temporalité.
18Rappelons préalablement les grandes lignes de la lecture proposée par Michel Henry de ces Leçons. Dans le texte qu’il consacre à l’ouvrage de Husserl63, Henry cherche à montrer l’ambivalence qui traverse le texte husserlien64. Husserl s’avancerait comme nulle part ailleurs vers une compréhension de la phénoménalité propre à l’impression – ou à la praxis vivante pour le dire dans le contexte du Marx –, mais toujours pour la manquer. Plus spécifiquement, le tort de Husserl, dans ces Leçons, serait, sous le titre de conscience impressionnelle, de confondre deux types de phénoménalité : l’impression originaire et l’intentionnalité. Cela a pour conséquence de projeter dans l’irréalité noématique – ou la représentation – ce qui ne peut être qu’éprouvé. Dans la conscience du maintenant, l’impression se réduit à son propre glissement dans le n’être plus du tout juste passé. C’est ce glissement qui assure l’unité de la conscience du maintenant avec la rétention. La modification de l’une en l’autre les domine. Ainsi prend naissance, selon Henry, l’illusion d’un flux phénoménologique homogène, réel et concret. Cette illusion est assurée par la rétention : c’est elle qui assure la cohésion de ce flux puisque chaque phase ne se lie à toutes les autres que par des « queues de comète », ou par cette intentionnalité longitudinale qui court le long du flux et qui est elle-même une rétention65. Mais la rétention est la conscience originaire du passé comme passé. Ce qu’elle donne, elle le donne comme n’étant plus, comme un non-être. On le voit, l’interprétation proposée par Henry de ce texte tend à effacer ce qui fait la spécificité de la rétention par rapport au souvenir secondaire. C’est pourtant sur cette spécificité que se base toute l’analyse husserlienne. Avec la rétention, en effet, Husserl veut indiquer que le tout-juste-passé est appréhendé comme une partie intégrante du présent. Il veut en quelque sorte étendre le champ de la saisie immédiate au-delà du simple maintenant. Pour Michel Henry, néanmoins, cette rétention, de la même façon que le re-souvenir, ne donne que du néant. En d’autres termes encore, rétention et souvenir secondaires sont radicalement homogènes.
19Ces remarques nous amènent directement à Derrida qui pose exactement le même constat : « La différence entre la rétention et la reproduction [...] n’est pas la différence radicale que voudrait Husserl. [...] Elle ne sépare que deux manières de se rapporter à la non-présence irréductible d’un autre maintenant66. » En ce sens, pour Henry comme pour Derrida, il s’agit de faire tomber la spécificité de la distinction entre rétention et souvenir secondaire. C’est sur cette argumentation que repose l’essentiel du cinquième chapitre de La voix et le phénomène. Dès lors, et malgré l’ambiguïté de Husserl à ce sujet – repérée par Derrida, mais également par Henry, Les leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps interdisent de parler d’une simple identité à soi du présent : « Le présent vivant jaillit à partir de sa non-identité à soi, et de la possibilité de la trace rétentionnelle. Il est toujours déjà une trace. Cette trace est impensable à partir de la simplicité d’un présent dont la vie serait intérieure à soi. Le soi du présent vivant est originairement une trace. La trace n’est pas un attribut dont on pourrait dire que le soi du présent vivant l’"est originairement". Il faut penser l’être-originaire depuis la trace et non l’inverse67. »
20Bien entendu, ce « premier » accord entre Henry et Derrida, ne doit pas occulter tout ce qui les sépare. Pour Derrida, l’impossibilité husserlienne de penser une présence originaire – en dépit de ses ambitions – n’est pas due à un vice de forme de la phénoménologie, mais elle renvoie à une impossibilité de principe. L’ambition de Derrida est dès lors de montrer que les Leçons aboutissent nécessairement à une conception du temps qui doit être comprise sur fond d’une différence ou d’un retard originaire. En ce sens, on pourrait se risquer à éclairer – certes dans un raccourci rapide – la conception de l’héritage telle qu’elle est mobilisée dans Spectres de Marx, par la lecture que faisait très tôt Derrida des Leçons husserliennes sur le temps. En effet, dès son mémoire de maîtrise de 1953-1954, Derrida affirme que la rétention ne renvoie à rien d’autre qu’à l’héritage et à la possibilité de la création : « Il est nécessaire que la temporalité du vécu immanent soit le commencement absolu de l’apparition du temps, mais elle s’apparaît précisément comme commencement absolu grâce à une "rétention" ; elle n’inaugure que dans la tradition ; elle ne crée que parce qu’elle a un héritage historique68. » En d’autres termes, c’est bien le rapport à la rétention comme non présence, comme présence absence, comme spectre, pourrait-on dire, comme héritage encore, qui conditionne la possibilité de l’irruption du nouveau.
21Par contre, pour Henry, « quelque chose » comme une présence originaire, qui reste illusoire pour Derrida, n’en conserve pas moins ses droits si l’on passe sur une autre « scène ». Michel Henry déconstruit la présence illusoire69 visée par Husserl pour atteindre une présence qui ne peut par principe être déconstruite. Mais qu’en est-il alors plus spécifiquement de cette présence originaire ? Renvoie-t-elle à un type spécifique de temporalité ? La question est importante. En effet, si, dans un geste à rebours70, nous revenons vers le Marx, nous pouvons constater la place centrale qu’y occupe la question de la temporalité – notamment dans l’analyse de la distinction entre travail réel et travail abstrait71. Henry, nous l’avons vu, fait par ailleurs allusion à plusieurs reprises, dans des passages stratégiquement importants, au flux, au flux monadique, au flux temporel immanent de la vie phénoménologique individuelle72. Dans un tel contexte, la référence à la problématique husserlienne des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ne semble pas faire de doute. Henry s’y réfère d’ailleurs explicitement73, ou évoque encore l’idée – dans une autre allusion très claire – que « Marx fait, de façon géniale pour son temps, la distinction de la temporalité subjective immanente et du temps objectif74 » – distinction qui recouvre d’ailleurs une autre distinction, essentielle dans le Marx, entre réalité et représentation. Dans le même sens, et pour conforter cette référence à la problématique husserlienne, Henry fait plusieurs fois allusion à la question des « synthèses passives75 ».
22Pourtant, si nous tentons de donner quelque intelligibilité à ces problématiques du Marx à partir du texte « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », cette référence à la perspective husserlienne apparaît extrêmement équivoque. Il semble en effet difficile d’identifier ce que Henry appelle la temporalité subjective de la praxis ou encore le flux monadique au flux phénoménologique qu’a en vue Husserl dans ses Leçons. Ce serait tout simplement faire s’écrouler l’interprétation tardive qu’il propose de ce texte. Ce serait aussi déstabiliser les distinctions essentielles qui traversent le Marx. Le flux temporel tel que le pense Husserl épouse encore et toujours la forme de l’intentionnalité et reste donc homogène à la représentation – pour le dire dans le contexte du Marx. Un tel flux ne concerne donc en rien ce qu’à en vue Henry avec un concept comme celui de praxis vivante. Dès lors, si l’on veut, dans un geste certes rétrospectif, tenir ensemble la lecture que propose Henry des Leçons et les analyses concernant la temporalité dans le Marx, il faut en convenir : le flux monadique, la temporalité subjective de la praxis réelle n’a rien à voir avec la perspective husserlienne.
23Que peut-on dire, dès lors, de cette temporalité ou de ce flux subjectif immanent pour éclairer ce que nous avons appelé plus haut l’« intériorisation » de la causalité réciproque, pour éclairer, in fine, le rapport de l’héritage à la création ? Quels sont les éléments dont nous disposons pour penser ce que Michel Henry appelle parfois aussi une « temporalité originelle immanente76 » ? Dans le texte « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », Henry présente la temporalité propre à la vie comme une auto-temporalisation ou une auto-différenciation. Il s’agit de la temporalité de cette éternelle venue en soi de ce qui s’éprouve soi-même sans jamais se séparer de soi. Il s’agit du présent vivant, de l’éternel présent de la vie, qui est cependant un mouvement ou un procès : « Ce qui demeure n’est donc pas comme une substance inchangée au milieu de l’universel écoulement, comme une pierre au fond de la rivière – c’est l’historial de l’absolu, l’éternelle venue en soi de la vie. [...] Ce qui demeure est l’accroissement. L’accroissement est le mouvement de la vie qui s’accomplit en elle en raison de ce qu’elle est, de sa subjectivité77. »
24La vie est une pulsion, une force, « à savoir la force sise en cette étreinte primordiale de soi où s’enracine à son tour [...] tout pouvoir et celui du corps notamment78. » L’essence de la manifestation parlait de « dialectique immanente79 », d’un mouvement s’accomplissant dans l’immanence, pour désigner ce passage absolu, cette « histoire originelle80 ». C’est dès lors et en définitive à partir d’une telle dialectique immanente et d’elle seule, à partir d’une telle histoire originelle, que doit être appréhendé chez Henry la tension que nous avons suivie entre héritage et création81, qui n’est autre que celle entre deux concepts de l’auto-affection.
25En ce sens, et pour terminer ce bref parcours, on peut souligner que nous avons affaire avec Henry et Derrida à deux façons différentes de mettre au cœur même de la constitution du social une altérité radicale constitutive du présent vivant de la subjectivité : c’est précisément cette altérité radicale qui fait que chez les deux phénoménologues l’héritage et le pouvoir d’inventivité de la vie ne forment pas un couple de complémentaires, mais sont véritablement intérieurs l’un à l’autre dans une co-appartenance réciproque. Henry et Derrida décrivent en effet chacun à leur façon à l’épreuve affective d’un retard originaire de la conscience par rapport à elle-même. Ils inscrivent tout deux une énigme originaire au cœur même du présent vivant. Cette énigme originaire consiste chez Henry dans le rapport entre l’auto-affection au sens faible et l’auto-affection au sens fort, de sorte que ce qui fait le pouvoir de créativité de la vie subjective, son pouvoir d’inventer tout autant que celui de proliférer, est identiquement ce qui la rend radicalement passive d’un pouvoir immémorial, celui de la force de la vie en son originarité absolue. L’héritage empirique des détermination sociales et de l’histoire passée renvoie à l’héritage originaire d’un pouvoir de s’éprouver toujours plus ancien, inappropriable, ce qui fait précisément que l’immanence henrienne est travaillée par un souffrir originaire qui ne cesse de se convertir et d’avoir à se convertir en une adhésion à soi. De son côté, en partant d’un autre plan d’interrogation, Derrida se refuse également de faire du présent vivant ce qui ne serait pas constitutivement hanté par une altérité radicale, altérité si radicale qu’elle conduit Derrida, comme nous l’avons vu, à déconstruire la distinction husserlienne entre rétention et souvenir secondaire. L’introduction derridienne d’une faille affective abyssale dans l’épreuve affective de soi du présent vivant dépasse à sa façon aussi une certaine forme d’opposition entre le passé, le présent et l’avenir. Ce retard originaire de la conscience sur elle-même, cette façon pour elle d’être travaillée du dedans même de son épreuve de soi par de la spectralité fait que son pouvoir d’ouvrir de l’avenir implique l’épreuve d’un passé qui, parce qu’il n’a jamais tout à fait été un présent coïncidant avec soi, continue de hanter le présent comme ce qui est toutefois là et échappe radicalement, comme un spectre.
26On trouve ainsi chez les deux phénoménologues, de façon à la fois profondément différenciée et en même temps énigmatiquement convergente, l’idée d’un retard radical sur soi, plus ancien que le retard de la rétention. Tout deux affirment qu’un tel concept ne suffit pas à la tâche pour penser la co-appartenance réciproque de l’héritage et de la création. La problématique husserlienne des Leçons sur le temps et tout particulièrement ce concept de rétention doivent être renvoyés à une altérité plus radicale. Une telle altérité qui prend chez Henry la figure d’un retard de la subjectivité par rapport à la « transcendance82 » de l’auto-affection absolue de la vie en elle. Une altérité qui prend chez Derrida la forme d’un retard de la subjectivité par rapport à un passé spectral. C’est précisément ce qui est au cœur de la présence à soi de la subjectivité, mais qui est en même temps en elle comme une altérité absolue qui fait le pouvoir d’inventivité radicale de cette subjectivité.
27Bien entendu, ces deux plans d’interrogation impliquent chez Derrida et Henry des traitements différents de la place de l’imaginaire. La théorie de la spectralité à l’œuvre chez Derrida tente en définitive d’accueillir la question de l’imaginaire au cœur même de ce présent vivant, et peut-être – nous nous risquerons à le dire sans autres précautions – comme un autre nom de cette altérité radicale, comme un autre nom de la trace originaire constitutive même du présent vivant. C’est notamment, à notre sens, ce qu’un détour plus long par la problématique des Leçons husserliennes sur la conscience intime du temps pourrait permettre de montrer83. Par contre, pour la théorie de l’affectivité henrienne, la question de l’imaginaire en générale ne peut être ressaisie au cœur même du présent vivant pour le « disloquer » à la façon de la spectralité derridienne. Les produits de l’imaginaire sont nécessairement de l’ordre de l’irréalité. L’image est dès lors une des modalités de la représentation en générale. Elle « se déploie tout entière sur le plan de l’imaginaire et ne contient en elle aucune des déterminations effectives qui appartiennent à la réalité dont elle est l’image84 ». Les productions de l’imaginaire sont nécessairement toujours secondes et dérivées par rapport à la dialectique immanente de l’affectivité originaire de la vie que nous avons évoquée, par rapport au présent vivant. Néanmoins, et nous terminerons par là, comme le montre la théorie de l’idéologie dans le Marx, il faut reconnaître le pouvoir vivant qui constitue ces images. Il y a selon Henry une conception idéologique de l’idéologie qui repose sur un oubli de sa propre généalogie, un oubli de sa motivation vitale85. Il s’agit dès lors d’une idéologie hypostasiée. Au sein d’une telle conception, l’idéologie est présentée comme déterminant ce que pensent et vivent les individus. Henry cherche donc à développer une conception généalogique de l’idéologie non oublieuse de son pouvoir vivant de production, de son fondement dans l’épreuve affective que la subjectivité fait de son retard originaire. Là où l’imaginaire spectral est au fondement chez Derrida de l’épreuve affective que la subjectivité fait tout à la fois de son retard originaire et de sa créativité, l’affectivité radicale de la vie est chez Henry au fondement de la puissance créatrice de l’imaginaire.
Notes de bas de page
1 Derrida (J.), Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 177. Nous soulignons.
2 Ibidem, p. 177, note 1. Henry est à nouveau évoqué p. 194.
3 Ibid., p. 178, note 1. Nous soulignons.
4 Sur cette notion derridienne d’hantologie, notamment dans son rapport à l’ontologie phénoménologique sartrienne, cf. Giovannangeli (D.), Le retard de la conscience, Bruxelles, Ousia, 2001, p. 106 et suivantes.
5 Cf. Derrida (J.), Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (1953-1954), Paris, PUF, 1990.
6 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, 1976, p. 370. Nous soulignons.
7 Henry (M.), L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 2003 (1963), § 52, p. 578.
8 En contraste, et en attente, il n’est pas inintéressant de rappeler que selon Derrida, dans Spectres de Marx, c’est dans et par la temporalité qui disloque la présence à soi du présent vivant qu’est aussi possible et s’instaure le rapport à l’autre – le socius ou encore la « forme sociale » (Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit., p. 246). Comme il l’écrit encore ailleurs : « Pas d’être-avec l’autre, pas de socius sans cet avec-là [avec les fantômes] qui nous rend l’être-avec en général plus énigmatique que jamais » (ibid., p. 15).
9 Ces années – en particulier dans L’idéologie allemande – correspondent à ce moment où, selon Henry, la pensée propre de Marx qui n’était encore présente que secrètement dans le manuscrit de 1842 (La critique de la philosophie du droit de Hegel) et qui demeurait implicite dans les textes de 1844, affleure enfin au plan de la pensée. Henry cherche à montrer comment Marx, progressivement, parfois dans des intuitions décisives, parfois en s’appuyant encore sur Feuerbach ou Stirner – qu’il finira par congédier complètement – développe une ontologie de l’individualité et de la praxis. A cet égard, concernant plus précisément le thème du social, Henry s’attache à montrer comment un certain nombre de textes, en particulier dans les Manuscrits de 44, sont encore pris dans une conception de la socialité issue de Feuerbach, et qui sera définitivement dépassée dans L’idéologie allemande. C’est ainsi que Henry peut écrire : « Le thème de la société a joué un rôle décisif dans les pensées issues de Marx, mais c’est de façon absurde que le thème du "social" subsiste dans le marxisme pour autant que celui-ci se propose comme un matérialisme, pour autant que ce qui est pensé sous le terme de "social", ou plutôt ce qui pense le social, c’est une métaphysique de l’universel [qui est celle de Feuerbach reprenant le schéma hégélien]. » (Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 120).
10 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 188-189.
11 Ibidem, p. 184. A cet égard, il cite d’ailleurs un passage de Misère de la philosophie (1847) dirigé contre Proudhon : « L’être grammatical nommé société a été revêtu d’attributions qui n’ont d’existence réelle que dans l’imagination de ceux qui avec un mot font une chose réelle » (ibid., p. 185. Marx fait référence à un texte de 1826 de l’économiste américain Th. Cooper).
12 Cf. ibid., p. 186.
13 C’est dans ce contexte qu’est désigné comme « métaphysique » toute théorie qui ferait de la « société » autre chose qu’un simple mot : « "Métaphysique" désigne ce qui est au-delà de la réalité, le site où elle ne peut être située, où rien d’effectif ne peut se produire. Tel est le cas de la société, pour autant qu’on voit en elle autre chose qu’un mot, autre chose aussi que les individus qui la composent et qui définissent justement le lieu de la réalité, pour autant qu’on lui prête des lois qui ne seraient pas les lois de ces individus eux-mêmes, lois qui les expriment et sont fondées en eux et en eux seuls, pour autant qu’on traite au contraire cette société comme une réalité originale ayant ses structures et ses déterminations propres, structures et déterminations lui appartenant, exposant sa nature spécifique, sa réalité précisément comme réalité autonome et une, comme pouvoir unitaire de structuration et de détermination. » (ibid., p. 186).
14 Ibid., p. 187.
15 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 188-189.
16 Ibidem, p. 190.
17 Cf. ibid., p. 223-253. Ce paragraphe se situe dans le chapitre iii : « La réduction des totalités ».
18 Ibid., p. 228.
19 Ibid.
20 Cf. ibid., p. 229.
21 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 229.
22 Ibidem.
23 Ibid. Sur ce passage, cf. Gély (R.), Rôles, action sociale et vie subjective, Recherches à partir de la phénoménologie de Michel Henry, Bruxelles, Peter Lang, 2007, p. 48 et suivantes.
24 « Dans la représentation les conditions sociales originellement et par essence subjectives, originellement et par essence monadiques, mais " communes", au sens qui a été dit, à un grand nombre d’individus, de multiples déterminations subjectives plus ou moins semblables par conséquent deviennent autant de caractères objectifs et composent, comme cette somme de caractères maintenant irréels et idéaux, maintenant identifiés, le concept de classe, ou plus exactement sa compréhension. » (Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 230).
25 Pour le marxisme althussérien, par exemple, il n’y a précisément « science » que par le passage à une telle typologie, que par la constitution de tels objets idéaux (cf. ibid., p. 231). Notons en outre, que Henry insiste sur l’importance de ne pas confondre la genèse du concept de la classe (ou des classes) – qui renvoie à la fondation des classes dans l’ordre ontologique – et la genèse empirique, historique des classes réelles – bien que cette dernière ne fasse que refléter en réalité la théorie de la généalogie, et donc leur fondation dans l’ordre ontologique (cf. ibid., p. 232). De la même façon, Henry montre par ailleurs comment il faut distinguer la « science historique » de sa condition de possibilité (cf. ibid., p. 192 et suivantes, en particulier p. 196 : « Il n’y a pas d’histoire, il n’y a que des individus historiques »).
26 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 234. Pour Henry, il convient donc de réaffirmer sans équivoque que la classe trouve sa réalité dans les individus déterminés et isolés. Il s’appuie notamment sur la notion de « paysans parcellaires » mise en avant par Marx dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte pour rendre compte de la spécificité de la classe paysanne française dans la première moitié du xixe siècle : « Dans le cadre d’une analyse générale de la situation politique en France à cette époque, il s’agit de comprendre les causes qui ont rendu possible le coup d’État du 2 décembre [1851] et il apparaît que la classe paysanne a constitué justement la force principale sur laquelle Napoléon III s’est appuyé. En quoi consistait une telle force ? En une poussière d’individus sans lien entre eux précisément : les paysans parcellaires. Sans autre lien du moins que des conditions de vie individuelles semblables, à savoir le fait que chaque famille exploite une parcelle par ses propres moyens, sans division du travail sinon celle qui intervient spontanément entre les membres de la famille […]. Il en résulte qu’il n’y a entre ces familles aucune relation qui ne soit strictement locale et bornée, aucune relation sur le plan national ou politique » (ibid., p. 233-234).
27 Par exemple, cf. Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 240.
28 « L’idée que l’indépendance des déterminations sociales à l’égard de l’individu puisse signifier leur objectivité au sens philosophique du mot, au sens propre, au sens d’une réalité transcendante au flux immanent de la vie phénoménologique, appartenant par suite au monde extérieur et trouvant en lui sa puissance et son caractère contraignant, est une absurdité. » (ibid., p. 242).
29 Ibid. p. 243. C’est Henry qui souligne.
30 Cf. ibid., p. 242 et suivantes.
31 Henry (M.), C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 135. Sur cette distinction entre deux concepts de l’auto-affection, cf. déjà le texte de 1992 intitulé « Parole et religion : La parole de Dieu », in Henry (M.), Phénoménologie de la vie, t. IV. Sur l’éthique et la religion, Paris, PUF, 2004, p. 184-185.
32 « Ce concept fort de l’auto-affection est celui de la vie phénoménologique absolue et ne convient qu’à elle, c’est-à-dire à Dieu » (Henry (M.), C’est moi la vérité, op. cit., p. 135).
33 Ibidem, p. 136. Nous soulignons. Dans le prolongement de ce dédoublement du concept de l’auto-affection, c’est également le concept de passivité qui se voit modifié. Le soi n’est pas seulement passif vis-à-vis de lui-même, dans ce qui fait à chaque fois le sentiment éprouvé, passif « le Soi l’est d’abord à l’égard du procès éternel de l’auto-affection de la Vie qui l’engendre et ne cesse de l’engendrer » (ibid., p. 137).
34 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 242. Le terme de « métaphysique » tel qu’il apparaît ici possède visiblement un autre sens que celui qu’il avait plus haut où il désignait « ce qui est au-delà de la réalité » (cf. supra, note 13). Sur cette question de la métaphysique (et parfois de son équivocité au sein de la pensée henrienne), nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Laoureux (S.), L’immanence à la limite, Paris, Cerf, 2005, § 24, p. 183-187.
35 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 242. « La détermination de l’individu par les conditions sociales signifie que de telles conditions sont les conditions de sa vie, non pas des conditions objectives définissant une situation objective, mais des conditions qui forment le tissu même, la substance de cette vie, la suite de ses expériences vécues, ses Empfindungen et ses Erlebnisse. » (ibid., p. 242-243).
36 Ibidem, p. 249.
37 Cf. ibid., p. 243.
38 Ibid., p. 246.
39 Ibid., p. 247.
40 Marx (K.), L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 70, cité dans Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 250.
41 Ibidem, p. 252.
42 Ibid., souligné par Henry. Sur cette citation cf. Gély (R.), Rôles, action sociale et vie subjective, op. cit., p. 42, et plus largement sur la question de la « création », p. 129, 167, 201 et suivantes.
43 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 252. Henry s’appuie notamment sur cette formule extraite de L’idéologie allemande : « Ce fût précisément le comportement personnel, individuel, des individus, leur comportement réciproque d’individus qui créa les rapports existants et les crée encore chaque jour. » (Marx (K.), L’idéologie allemande, op. cit., p. 481).
44 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 251.
45 Cette question de la causalité « réciproque » ou « circulaire » est notamment un des aspects qui fut au centre du débat avec Ricœur (cf. en particulier Ricœur (P.), « Le Marx de Michel Henry », in Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil (« Points-Essais »), 1992, p. 265-293). Dans ce texte, Ricœur rappelle d’abord que selon Henry la seule réalité est la praxis, la réalité pratique, qu’il interprète tout aussi bien comme une réalité pathique, un pathos. La praxis renvoie au transcendantal. Elle est ainsi, par exemple, la condition de possibilité anhistorique de l’histoire. La praxis est définie en elle-même sans l’intervention d’un quelconque espace symbolique où elle pourrait s’articuler. Il y a donc une dissociation radicale (qui fonctionne comme le rapport du non-intentionnel à l’intentionnel) entre la condition de possibilité de toute histoire, la praxis, qui est complètement hétérogène à cette histoire, et l’histoire elle-même, c’est-à-dire les circonstances, les évènements. On voit la difficulté, relevée par Ricœur, d’articuler le fait que l’individu est toujours entré dans l’histoire « sous des conditions et dans des circonstances qu’il n’a pas produites » (ibid., p. 283), et d’autre part l’idée que c’est l’individu en tant que vivant, en tant que praxis, qui est la condition de cette histoire. Pour régler ce problème il faut plutôt parler, selon Ricœur, d’une dialectique entre l’histoire telle qu’elle s’impose à moi et l’histoire en tant que je la produis : « L’entrée de l’individu en histoire, sous la double modalité d’être en même temps déterminant et déterminé, est constitutive de l’essence la plus originelle de l’individualité agissante. » (ibid., p. 282). Bref, ce que pose Ricœur en définitive, c’est l’impossibilité « de définir la praxis elle-même avant ou sans un espace symbolique où elle puisse s’articuler » (ibid., p. 293). Ou encore : « Je n’arrive pas à concevoir une modalité de l’action qui ne serait pas originairement articulée par des règles, des normes, des modèles, des symboles » ; « Si l’ordre symbolique n’est pas consubstantiel à l’agir humain, comment s’y ajoutera-t-il ? » ; « La vie ne peut-être radicalement immanente à elle-même et être humaine » (ibid., p. 291). Cette articulation serait le seul moyen de penser le rapport de la praxis en tant que condition transcendantale et anhistorique de l’histoire à l’histoire empirique, mais aussi pour penser le passage de la praxis à la théorie de cette praxis. Plutôt que de penser une dialectique immanente à la vie, comme le suggère Henry, Ricœur propose une dialectique entre praxis et pathos où n’est pas exclu un moment d’extériorité, c’est-à-dire une visée où l’agir doit composer avec des circonstances qu’il n’a pas faites. Sur cette question de la double causalité, cf. aussi, éclairante à plus d’un titre, la discussion reprise dans Henry (M.), Phénoménologie de la vie, t. III. De l’art et du politique, Paris, PUF, 2005, en particulier p. 101-104. La pensée de Derrida va nous permettre de redéployer ces mêmes questions d’une autre façon et de susciter un débat qui lui n’a pas eu lieu.
46 Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit., p. 94.
47 Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit. C’est cette question de l’être compliquée de l’héritage qui débouche sur l’hantologie telle que l’esquisse Derrida.
48 Sur le concept de « révolution » et son rapport complexe à la question de la temporalité (à partir d’une exégèse de la pensée arendtienne), cf. ici même la contribution limpide de Mazzu (A.), « Temps et Révolution chez Hannah Arendt ».
49 Marx (K.), Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Paris, Éditions sociales, 1984, p. 69-70, cité in Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit., p. 176. Voici l’entièreté du passage commenté par Derrida et tel qu’il le donne à lire, avec ses propres incises : « Les hommes font leur propre histoire (ihr eigenen Geschichte) mais ils ne la font pas de leur propre mouvement (aus freien Stücken), ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu'ils trouvent, celles qui leur sont données et transmises (überlieferten Umständen). La tradition de toutes les générations mortes (aller toten Geschlechter) pèse (lastet) d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants [Marx dit "lastet wie ein Alp", c'est-à-dire "pèse à la manière d'un fantôme", un de ces êtres spectraux qui donnent des cauchemars ; comme cela arrive si souvent dans les traductions, le fantôme tombe aux oubliettes ou, dans le meilleur des cas, il se dissout dans des figures approximatives, par exemple la fantasmagorie, mot qu'en outre on déleste généralement du sens littéral qui le lie à la parole et à la parole publique]. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau (noch nicht Dagewesenes zu schaffen), c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent [conjurent, précisément, beschwören] craintivement les esprits du passé (beschwören sie ängstlich die Geister der Vergangenheit zu ihrem Dienste herauf), qu'ils leur empruntent (entlehnen) leurs noms, leurs mots d'ordre (Schlachtparole), leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté (mit dieser erborgten Sprache) » (ibid., p. 176).
50 Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit., p. 176-177.
51 Ibidem, p. 177-179. C’est nous qui soulignons, sauf « Répondre du mort, répondre au mort ».
52 Cette expression – The time is out of joint – que Derrida reprend à Shakespeare est l’un des autres fils conducteurs de l’ouvrage. Cf. en particulier le premier chapitre (ibid., p. 19-85), mais aussi p. 101, 122, 129-130, 137, 178, 182, 184, 188, 238, 243, 246, 255, 276. Sur les enjeux de la traduction d’une telle expression, cf. p. 43 et suivantes.
53 Sur les liens de cette « irruption du nouveau » avec les questions de l’héritage et des générations, cf. aussi les passages où Derrida aborde les Thèses sur la philosophie de l’histoire de Benjamin. Derrida y évoque là aussi « un certain dénuement messianique, dans une logique spectrale de l'héritage et des générations, […] une logique tournée, dans un temps hétérogène et disjoint, vers l'avenir non moins que vers le passé » (ibid., p. 96, note).
54 Ibid., p. 178.
55 Cf. par exemple ibid., p. 185.
56 Cf. ibid., p. 180. Suivant Marx, toujours dans Le dix-huit Brumaire, Derrida rapproche cette appropriation vivante de l’esprit à l’assimilation d’une nouvelle langue. L’assimilation d’une nouvelle langue pourrait en ce sens « figurer » la révolution : « Cet héritage révolutionnaire suppose, certes, qu’on en finisse par oublier le spectre, celui de la langue primitive ou maternelle. Non pour oublier ce qu’on hérite mais le pré-héritage à partir duquel on hérite. Cet oubli n’est qu’un oubli. Car ce qu’on doit oublier aura été indispensable. Il faut passer par le pré-héritage, fût-ce en le parodiant, pour s’approprier la vie d’une nouvelle langue ou faire la révolution. » (ibid., p. 181).
57 « La révolution sociale du xixe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l'avenir. Elle ne peut pas commencer sa propre tâche avant de s'être débarrassée de toute superstition à l'égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du xixe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. » (Marx (K.), Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 72, cité in Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit., p. 186).
58 Derrida insiste sur la distinction entre esprit (Geist) et spectre (Gespenst). Cf. notamment Derrida (J.), Spectres de Marx, op. cit., p. 175 et suivantes. Marx a voulu en finir avec la contamination de l’esprit (Geist) par le spectre (Gespenst), là où Derrida cherche à continuer à l’affirmer.
59 Ibidem, p. 187-188.
60 Cf. ibid., p. 188.
61 Ibid., p. 270.
62 Concernant la question de la temporalité chez Henry et son rapport aux Leçons husserliennes, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage L’immanence à la limite, op. cit., en particulier les § 3 et 4. Sur le rapport à Derrida, notamment sur cette thématique, cf. en particulier le § 9.
63 Cf. Henry (H.), « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », in Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990, p. 13-59.
64 La lecture derridienne des Leçons insiste également sur cette « ambivalence ». Cf. par exemple Derrida (J.), Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 127 : « Tantôt l’impression originaire est le "non-modifié absolu" […]. Tantôt au contraire, chaque nouveau Présent est le contenu d’une impression originaire possible. Mais il semble bien que cette possibilité a priori soit vide et formelle. »
65 Cf. Henry (M.), Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 40.
66 Derrida (J.), La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF (« Quadrige »), 1967, p. 73. Nous soulignons. D’autres auteurs cherchent par contre à mettre en évidence toute la spécificité et l’originalité de cette trouvaille husserlienne qu’est la rétention. C’est là, par exemple, le geste de Paul Ricœur. Ricœur indique qu’il s’agit avec la rétention de penser une altérité ou mieux, une « altération absolument spécifique » (Ricœur (P.), Temps et récit, t. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil (« Points-Essais »), 1991, p. 53). C’est d’ailleurs pour préserver cette originalité que Ricœur adresse le reproche à Derrida – mais qu’il pourrait également adresser à Henry – d’amoindrir la différence entre rétention et souvenir secondaire. Pour préserver la découverte de Husserl, « il ne faut pas mettre du même côté, sous le signe commun de l’altérité, la non-perception caractéristique du ressouvenir et la non-perception assignée à la rétention, sous peine d’annuler la différence phénoménologique essentielle entre la rétention qui se constitue en continuité avec la perception et le ressouvenir qui seul est, au sens fort du mot, une non-perception » (ibid., p. 55, note 1). Une telle interprétation, au contraire de la lecture proposée par Derrida ou Henry, va dès lors chercher à pointer tous les traits spécifiques de la rétention qui en font une véritable découverte.
67 Derrida (J.), La voix et le phénomène, op. cit., p. 95. Nous soulignons. Par cette opération – c’est là en fin de compte l’un des points auquel cherche à aboutir l’argumentation de Derrida –, il s’agit de remettre en question la conception intuitionniste de la sixième des Recherches Logiques (cf. ibid., p. 71). L’argumentation derridienne consiste donc à relier la théorie husserlienne de l’intuition à la présence pure à soi-même dans le présent ponctuel telle qu’elle est mise en jeu dans les Leçons. Mieux, c’est l’impossibilité d’une présence à soi complètement immanente dans un présent ponctuel qui « vicie » les prétentions de l’intuition de pouvoir nous donner une présence originaire.
68 Derrida (J.), Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 123. Nous soulignons. Sur cette question derridienne de l’héritage dans son rapport aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, cf. le texte éclairant et stimulant de Stiegler (B.), La technique et le temps, t. 2. La désorientation, Paris, Galilée, 1996, ch. 4, en particulier p. 247-250. Notons que cette question de l’héritage historique apparaît déjà dans le texte husserlien : « Chaque rétention est en elle-même modification continue, qui porte en elle pour ainsi dire, dans la forme d’une suite de dégradés, l’héritage du passé. » (Husserl (E.), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, § 10, Hua. X, tr. H. Dussort, Paris, PUF, 1995 (1964), p. 44). A ce sujet, cf. les remarques de Ricœur (P.), Temps et récit, t. 3. Le temps raconté, op. cit., p. 59.
69 On peut en effet se demander s’il n’y a pas à l’œuvre chez Henry une véritable déconstruction derridienne. Une déconstruction, mais que Henry cherche à pousser plus loin ou qui fonctionne différemment. Henry déconstruit la « présence », pour néanmoins atteindre une autre forme de présence, « impensée » dans la tradition phénoménologique. Sur cette hypothèse de lecture, cf. notre ouvrage L’immanence à la limite, op. cit., § 9.
70 Rappelons que le texte « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle » fut publié pour la première fois en 1987 dans la revue Philosophie avant d’être repris en 1990 dans Phénoménologie matérielle. Le Marx fut publié, quant à lui, en 1976.
71 Sur la distinction entre travail réel et travail abstrait, cf. Henry (M.), Marx, t. II. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, 1976, p. 138-175. Plus spécifiquement à propos de ces deux types de temporalité, cf. ibid., p. 161 et suivantes.
72 Cf. notamment Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 218, 229, 231, 238, 242, 243, 247, 411, 460.
73 Ibidem, p. 460
74 Henry (M.), Marx, t. II. Une philosophie de l’économie, op. cit., p. 163.
75 Cf. par exemple Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 251, 267, 273. Cette notion est notamment évoquée à propos de la causalité réciproque. La détermination sociale des individus est une synthèse s’accomplissant à l’intérieur de la vie individuelle, « une synthèse passive, analogue à celle que l’on peut reconnaître en toute perception par exemple » (ibid., p. 251). Si l’on veut parler de synthèse passive, il faut bien prendre le soin alors de la dissocier radicalement de ce que Husserl entend par là.
76 Henry (M.), C’est moi la vérité, op. cit., p. 202.
77 Henry (M.), Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 54-55.
78 Ibidem, p. 55. Le texte intitulé « Phénoménologie de la naissance » apporte d’autres éléments précisant ce qu’il faut entendre par un tel type de temporalité, notamment qu’il s’agit d’une temporalité qui ne connaît pas l’irréversibilité du temps objectif : « la temporalité de la vie absolue est réversible pour autant que cette temporalité se temporalise comme souffrir et comme jouir et que, entre ces tonalités phénoménologiques fondamentales, le passage se fait dans les deux sens, de telle façon qu’en ce passage, chacune de ces deux tonalités demeure en l’autre comme sa condition phénoménologique et ainsi comme sa substance même » (Henry (M.), « Phénoménologie de la naissance », in Phénoménologie de la vie, t. 1. De la phénoménologie, Paris, PUF, 2003, p. 141). On y trouve également l’idée que « dans cette autotemporalisation pathétique de la vie absolue, rien d’irréel n’advient jamais », « dans la vie tout est réel, de même que toute réalité se tient dans la vie » (ibid.).
79 Henry (M.), L’essence de la manifestation, op. cit., § 70, p. 843.
80 Henry (M.), L’essence de la manifestation, op. cit., p. 842.
81 Sur les difficultés que posent néanmoins cette « dialectique immanente » et la forme de double-bind dans laquelle elle serait prise, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage L’immanence à la limite, op. cit., en particulier le § 12.
82 « En un sens radical et le seul acceptable s’il s’agit en effet de l’absolu, Transcendance désigne l’immanence de la Vie en chaque vivant » (Henry (M.), Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 176).
83 Dans ce cadre, il conviendrait notamment de reprendre la position brentanienne – critiquée par Husserl dans ses Leçons – qui renvoie la constitution du passé, comme du futur, à un exercice de l’imagination.
84 Henry (M.), Marx, t. 1. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 372.
85 Cf. ibidem, p. 421.
Auteur
Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur
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