Affectivité, résistance et unification de l’existence. Une lecture de Jan Patočka
p. 149-176
Texte intégral
Le plus petit de ces éclats de verre a la force tranchante pour se défendre contre la main qui cherche à le briser ; il est vivant symbole de cette étincelle de courage nécessaire à qui veut se libérer de cette oppression qui l’écrase1.
Aung San Suu Kyi
1D’emblée signalons que nous ne procèderons pas à une lecture biographique de la résistance menée à Prague par celui auquel Paul Ricœur rendait hommage au lendemain de sa mort dans Le Monde sous le titre : « Jan Patočka, le philosophe-résistant ». C’était le 13 mars 19772. Certes, il ne s’agit pas de nier l’impact politique de l’action menée par Patočka, sa résistance face aux pouvoirs fasciste et communiste corrompus qui maintenaient leurs citoyens dans la peur, mais plutôt d’éviter l’écueil qui ferait de lui l’icône du « Socrate contemporain ». Cela aurait d’ailleurs heurté sa modestie. Toutefois, il faudra s’interroger sur la fascination qu’exerce sur ses lecteurs la cohérence entre la vie de Jan Patočka et son œuvre. N’est-ce pas là une résistance à la séparation moderne entre la personne et sa pensée, une résistance à la définition de la philosophie comme discipline universitaire loin de sa définition antique de sagesse ?
2Ce qui nous retiendra davantage ici, c’est la pensée de la résistance dans l’œuvre de Patočka. Etant donné sa complexité et la multiplicité de ses facettes, cette pensée sera seulement esquissée, sans que nous puissions prétendre dès à présent nous en distancier et la critiquer. Patočka développe en effet sa pensée de la résistance à travers des figures exemplaires : Antigone, Socrate, Coménius3, Jan Hus etc. Et c’est principalement à travers ces figures emblématiques que l’on peut comprendre comment le sens de l’affectivité, de l’imaginaire et de la création sociale sont remis en jeu de façon spécifique dans l’attitude résistante. Pourtant, c’est plus largement encore dans la compréhension de la définition de la philosophie, de la façon dont elle est « regard dans ce qui est » (regard sur la totalité), que la figure essentiellement morale du résistant-philosophe apparaît. Tout semble indiquer, en effet, que sur cette voie du cheminement philosophique où la dimension morale est essentielle, la posture de la résistance à l’égard du monde est pour ainsi dire inévitable. C’est ainsi que nous serons ramenés, comme malgré nous, à la vie de Patočka comme philosophe et comme résistant de la pensée, et finalement comme résistant praguois au régime communiste.
3Par figure morale du résistant, nous entendons celui qui se trouve seul face à une exigence personnelle et même ce qui lui apparaît comme une nécessité, une évidence de sa conscience morale, de manière à la distinguer de la résistance politique qui peut, quant à elle, s’organiser collectivement comme opposition politique. Autrement dit, la figure du résistant moral est foncièrement solitaire et peut être atteinte par deux voies : soit la voie politique, lorsqu’une cause devient si difficile à porter que les opposants à un régime tyrannique ou totalitaire ne trouvent plus le droit d’expression et de réunion, soit lorsque la vie personnelle d’un penseur ou d’un intellectuel le mène « tout naturellement » à s’opposer à un régime politique en raison de son parcours moral personnel. Dans ce deuxième cas, contrairement au premier, la politique d’opposition découle de la morale résistante. Ainsi, Patočka s’oppose à une deuxième option moderne : celle qui dissocie la morale et la politique.
4Si le terme de résistance est très rare dans l’œuvre de Patočka et, sauf erreur de notre part, le terme de dissidence totalement absent, il n’en reste pas moins que des synonymes émaillent les textes comme « l’homme spirituel », « le philosophe socratique », « le gardien de la cité », celui qui prend soin de son âme, celui qui connaît le chorismos (la séparation entre le monde des apparences et le monde de l’être), celui qui vit dans l’amplitude, celui qui vit dans l’idée, etc. Là non plus, nous ne prétendons pas pouvoir être exhaustive, puisque ses expressions sont errantes.
I. Trois figures héroïques
5Procédons par ordre en reprenant le premier moment : celui des figures héroïques du mythe et de la tragédie.
A. Antigone
6Patočka a consacré plusieurs articles à Antigone et à la tragédie des Labdacides, notamment dans L’Ecrivain, son « objet »4. Parmi les trois mythes les plus pertinents pour comprendre notre condition humaine, se trouve citée la tragédie en trois volets de Sophocle, avec une attention plus particulière à l’Œdipe roi et à Antigone. Au premier abord, Antigone serait le modèle antique de la résistante, elle qui ne craint pas de braver les lois de la cité édictées par Créon, lois qu’elle juge injustes et impies. Elle s’engage alors dans une lutte à mort avec son oncle et se sacrifie pour pouvoir sauver de l’errance éternelle son frère fratricide, Polynice. Créon, dès lors, apparaît comme le gouvernant injuste au regard des lois divines auxquelles se réfère Antigone : l’action du tyran est à cet égard légale mais illégitime.
7Comme tout gouvernant qui développe des tendances tyranniques, Créon assied son pouvoir sur la peur pour la vie, la peur panique, c’est-à-dire sur la peur de la mort que peuvent éprouver les citoyens de Thèbes. Pourtant, à y regarder de plus près, il n’obéit qu’aux lois du jour, aux lois de la raison et plus particulièrement de la raison d’État, et pêche dès lors par la partialité de ses vues qu’il tient pourtant pour totales. Il est en effet incapable de prendre en considération les lois divines et nocturnes, celles dont découlent les lois humaines ; par conséquent, il est incapable d’entendre le point de vue d’Antigone. S’ils ne s’entendent pas, au sens littéral du terme, c’est parce qu’Antigone ne peut ressentir la menace que brandit Créon, puisque cela supposerait ce dont elle est dépourvue : un intéressement minimal à soi comme vivante5.
B. Créon
8Toutefois, Créon semble agir lui aussi au nom d’une cause supérieure à ses intérêts. N’est-ce pas en dépit des risques et des conséquences pour sa famille qu’il choisit de condamner l’impertinence d’Antigone en l’emmurant vivante ? N’est-ce pas la fiancée de son propre fils qu’il condamne ainsi, se condamnant, pour sa part, à endurer son deuil, lorsque Hémon décidera de la suivre dans la mort ? A cet égard, Créon pourrait incarner, comme l’Agamemnon de Kierkegaard, la figure du héros éthique au sens moderne du terme : celle du souverain capable d’abnégation et désintéressé, qui préfère les intérêts de l’État à son propre bien-être. Mais la cause légale qu’il défend est déracinée, détachée de son ancrage dans la sphère proche de l’attachement, puisqu’elle l’oblige à être injuste envers les siens. Selon la lecture de Patočka, sa décision de sanctionner Antigone ne peut dès lors être qu’injuste dans la mesure où elle repose sur une dissociation entre le premier et le deuxième mouvement de l’existence : elle opte pour ce dernier, celui des institutions étatiques, contre le premier celui de la sphère intime et de la famille6.
9Reprenant Aristote au livre II de la Rhétorique, Patočka distingue deux types de peur : la peur paralysante, frayeur pour soi-même, et la peur mobilisatrice7. Manifestement, Créon n’est pas en proie à la peur pour soi, pour ses propres biens et son propre confort, il est libre de cette peur qui fait des comptes avec la mort, qui nous tenaille dans la mesure où elle nous enchaîne. Cette forme de phobie égocentrique caractérise en revanche Euthyphron qui craint pour sa personne jugée de la plus haute importance, ainsi que pour son quotidien et ses affaires. C’est pourquoi il redoute aussi de manière superstitieuse d’être taché, souillé8. C’est sur cette dernière peur que repose tout l’édifice des forces du jour, de la réussite dans le monde social, de la santé, de la propriété, de la prospérité et de la fécondité9. Mais prisonnier d’une seule logique qui se fait passer pour le tout, Créon est conduit à sa perte : sa colère ne peut que secouer les barreaux de sa propre prison, celle de l’enfermement dans un rationalisme qui préfigure, selon Patočka, le rationalisme moderne.
C. Œdipe à Colonne, père d’Antigone
10Patočka renvoie dos-à-dos les deux positions qui divisent la communauté et déchirent les liens d’attachement : l’attitude d’Antigone n’est ni plus ouverte, ni plus morale que celle de Créon. Antigone est même effrayante, par son intrépidité qui n’est que l’envers de l’intéressement égocentrique du Jour à partir de sa vue unilatérale de la Nuit. Le phobos étant un affect lié à la conservation de soi10, son absence totale est davantage un vice que la marque d’une excellence éthique. Pour Patočka, celui qui ne craint pas pour sa propre vie est tout aussi inhumain que celui qui ne serait pas capable de se laisser guider par d’autres motifs que ceux de sa propre sécurité et de son bien-être personnel, tel Euthyphron. C’est en ce sens qu’il peut affirmer d’Antigone qu’elle est fille de la Nuit11. Pour Patočka, aucun doute n’est possible quant à la nécessité de reconnaître et de respecter cet affect de la peur-frayeur, qui est lié à l’attachement caractéristique du premier mouvement de l’existence.
11Ainsi, déconseillait-il aux jeunes Praguois de signer la Charte 77 en raison des risques qu’ils auraient encourus en s’opposant publiquement au régime. Etant jeunes, ils devaient s’attacher à la vie plutôt que de jouer leur va-tout pour une action politique de résistance que des hommes mûrs, comme lui, Jan Patočka, pouvaient désormais mener. De même, Socrate déclarait-il, à ceux qui le pleuraient au terme de sa vie, que son exécution n’était pas un grand malheur, étant donné son âge et les accomplissements dont il pouvait se prévaloir.
12Toujours en suivant la lecture de Patočka, ce serait par conséquent un contresens de faire, comme Jean Anouilh, d’Antigone une résistante, une héroïne éthique, car elle ne dépasse guère l’aveuglement de la politique menée par Créon qu’en produisant un aveuglement similaire et équivalent. Comme lui, elle est incapable d’articuler les forces de la nuit aux forces du jour ; en l’occurrence son irrationalisme au rationalisme d’Etat. Par cette incapacité à soutenir ensemble les lois divines et les lois humaines, elle demeure enfermée, elle aussi, dans des vues unilatérales qui se présentent comme totales. La fille d’Œdipe, le parricide incestueux, ne peut dès lors qu’être une fille de la mort et de l’abomination. Assumant encore ainsi l’injustice et le caractère criminel de sa naissance, elle porte en elle l’inquiétant et l’énigmatique, ce qui échappe à la raison et aux vues de l’esprit, mais sans mesure.
13Antigone est en effet une figure tragique, qui ne représente que les forces d’éclatement de la Cité et aggrave encore les déchirures familiales et politiques antérieures. « Cette étrange dunamis qui provoque la non-unité, la lutte, la colère, s’appelle précisément l’adikia [injustice], le contraire de la dikaiosunè [justice morale et politique], et c’est ce qui fait que l’individu se soulève contre lui-même, qu’il ne s’accorde pas avec lui-même et est pris non seulement par la haine de soi – mais aussi par la haine du juste et de l’unifié »12. Par contraste avec Antigone et Créon, le véritable héros moral qu’incarne Œdipe à Colonne tente de tracer sa voie qui évite les déchirements et la fragmentation. Son discernement ne sert pas à trancher pour anéantir, mais parfois à rompre pour unifier. En ce sens, le héros moral est le vrai juge, celui qui règle le conflit intérieur de l’âme et, par ce fait, les conflits de la cité, contrairement au magistrat qui ne règle que les conflits des mauvaises constitutions et applique les lois positives. Reprenant sur ce point Platon, Patočka affirme donc que l’harmonie de l’âme et l’harmonie de la cité vont de pair, ou du moins que le désordre psychique et le désordre politique ne peuvent que se renforcer mutuellement.
14Vieillissant, Œdipe a accepté sa condition de sauveur coupable et se voit à la fois du point de vue des forces du Jour et de la Nuit. S’assumant à la fois comme coupable et comme élu, il consent à être à la fois maudit et sacré ; tandis qu’à ses côtés, Antigone incarne désormais les valeurs familiales en supportant la vieillesse de son père exilé13.
15Spontanée et très largement répandue, la première peur comporte une dimension strictement personnelle et est centrée sur soi-même. En effet, selon l’opinion courante, seules comptent la vie et ses jouissances que Patočka qualifiera de formes apparentes (la richesse, la propriété, la santé). Toute peur est alors, en dernière analyse, une peur de vivre (authentiquement), la peur face à la mort et la tentative de maintenir une vie illusoire que le chorismos pourra démasquer comme telle14. Dès lors, ne pas éprouver cette peur est un sentiment inhabituel et insolite et, en ce sens, peut apparaître comme une valeur voire une vertu aux yeux des masses qui y discernent l’intrépidité des héros. Dans le sens courant du terme, être sans peur, c’est être intrépide face au danger, viril (andreia) en affrontant les périls classiques de la guerre, de la mer, de la maladie, de la souffrance, de la pauvreté, des circonstances politiques adverses, alors que le plus grand nombre est pris de panique et terrorisé. C’est aussi être capable d’ascétisme et résister aux plaisirs et aux tentations de la chair. Le courage qui est corrélatif de cette intrépidité entraîne la maîtrise de soi et de ses tendances spontanées. En revanche, le phobos, cette peur panique pour soi-même, constitue une peine et un désordre de soi lorsqu’il s’agit de faire face au danger réel ou imaginaire de la mort. Cette frayeur est déclenchée par un danger imminent, réel ou potentiel, qui peut ou doit avoir le dessein de nous anéantir. Elle agit aussi longtemps que le coup n’a pas été porté, aussi longtemps que se maintient l’espoir (lui aussi un affect simple) de l’éviter. Déchirant l’être de ceux qui la cultivent, la peur imaginaire s’exprime de manières diverses par la timidité, la honte, la nostalgie, voire la mélancolie.
16D’un tout autre type que ce phobos égocentrique est la peur décentrée, la peur pour l’autre, qui lui n’a pas peur, faute de voir le danger qu’il encourt. A en croire Aristote, cette crainte altruiste ne se mobilise pas envers tous : elle concerne avant tout celui qui est, entre bonheur total et malheur irréparable, semblable à nous, celui dont le destin pourrait être le nôtre, ceux qui ne sont ni irrémédiablement perdus, ni dans l’attente d’un bonheur suprême. La compassion naît alors face au spectacle de la souffrance de celui qui, par aveuglement, se précipite dans le danger. Dans le drame, de puissants affects sont en effet mis en jeu par les processus de mimésis et de catharsis qui mobilisent le public dans la peur du désastre qu’il anticipe face aux héros tragiques aveuglés sur eux-mêmes.
17A y regarder de plus près, les deux peurs se rejoignent puisque, si phobos est enclos en soi, il n’est pas loin d’eleos, la pitié, la compassion. En effet, pour Patočka, avoir peur pour soi, c’est craindre immanquablement pour les autres : dans la mesure où ils sont en nous, ils constituent une part de nous-mêmes. Les autres font partie de nous, écrit Patočka, et la famille est « cette partie de nous-mêmes qui survit hors de nous15 ».
II. Le courage des gardiens
18Antigone ne semble donc pas être authentiquement courageuse, elle est seulement téméraire. Son héroïsme est factice dans la mesure où il repose sur son incapacité à éprouver un attachement à l’égard de sa concrétude corporelle. Or, ce n’est que si elle s’enracine dans un attachement à soi – auquel bien sûr elle ne se borne pas –, que la peur peut comporter une dimension mobilisatrice et heuristique16 : dans la mesure où elle éveille la conscience d’une menace qui pousse à éclairer une situation inédite et un danger singulier qui résonnera comme un appel au courage. Occupant ainsi une position médiane, la peur vertueuse se tient entre un attachement exclusif à soi (Euthyphron) et un détachement total de soi (Antigone). Naissant au cœur de la peur et lui faisant suite, le courage consiste, quant à lui, à se mettre à son écoute tout en ne s’y laissant pas enfermer, c’est-à-dire à refuser la clôture de toute motivation dans cette sphère qui nous maintient paniqués et sidérés. Dans un premier temps en effet, la peur enferme dans la seule sphère de l’insertion, là où l’existence est réduite d’abord à la recherche de l’utile pour la vie, du confort sécuritaire et intéressé. Peur pour ses enfants, pour ses biens, pour ses conditions de vie, elle restreint l’horizon du monde. Dans un second temps, lorsqu’elle se mue en crainte pour sa propre survie, elle cantonne l’existence à des préoccupations strictement vitales. Contrairement à la témérité d’Antigone, le courage consistera à refuser la peur panique tout en restant attaché à soi-même dans sa concrétude et sa situation.
19Un autre faux courage, plus arrogant que téméraire, repose sur une confiance excessive en soi, une intrépidité qui fait fi de la dimension fragile et problématique de l’existence. Il s’agit du courage spontané des forts parmi les forts, les gagnants du monde et de ses mécanismes. Il s’agit du courage de ceux qui se réduisent au deuxième mouvement de l’existence, le mouvement de la lutte dont ils sortent toujours vainqueurs.
20Se tenant en revanche éloignés de ces deux écueils, l’excès et le manque de peur, les gardiens développent une double disposition qui suppose un engagement intérieur : ils feront preuve de mansuétude envers les leurs et de violence envers leurs ennemis17. Autrement dit, leur courage consiste à soutenir un effort ininterrompu, afin de traverser la frayeur et la peur panique vers l’andreia ; une tension qui ouvre la peur close sur soi vers la peur pour l’autre, mais aussi une traversée des peurs imaginaires et des affabulations par la tentative de sortir de l’ignorance et de se rendre à la situation. Les gardiens craignent la peur passive, la peur comme affect paralysant, mais recherchent à travers elle la peur mobilisatrice de leur volonté et de leur discernement. Intrépides, ils sont sans pathos et « fuient l’émotion et la passion18 », car ils mobilisent leurs affects et les contiennent. En effet, ces hommes sont des sages formés à la vue intellectuelle et éveillés au courage.
21Et pourtant, au-delà de leur traversée de la peur de la mort et de la crainte pour ce qui est nôtre, ces intrépides découvrent une peur d’un autre niveau, celle qui ne quitte jamais l’homme véritablement courageux : la peur du péril ultime et essentiel qu’est l’homme pour lui-même. L’homme ébranlé dans son attachement familial et affectif premier et dans son insertion sociale initiale fait désormais face au péril de la nullité, au risque du ratage de l’existence vraie et unifiée19. Le héros connaît donc la crainte pour l’existence, la sienne propre et celle des autres. Ainsi, même s’il faut fuir la panique et de la stupeur de la peur pour soi, celle-ci apparaît heuristique dans deux cas : d’abord, lorsqu’elle s’ouvre à la crainte pour l’autre et pour les autres (en tant qu’autres et non plus en fonction de ce qu’ils sont pour moi ou comme miens) ; ensuite, lorsqu’elle débouche sur la peur pour l’existence, au-delà de la survivance nue. En revanche, elle est peur panique, lorsqu’elle se clôt sur le seul domaine du propre et du privé, terrorisée par la mort et la détérioration des conditions de vie. Le paradoxe est pourtant que la peur pour soi demeure nécessaire à la crainte de rater son existence, à condition qu’elle ne garde pas la forme de la clôture phobique qui paralyse celui qui imagine ou pressent un danger. Comprise comme un moment de la crainte, la peur pour soi et pour sa vie demeure indispensable alors même qu’elle est dépassée dans la peur pour les autres et pour l’existence. Seule une compréhension naïve et liée à la peur de la mort peut amener à penser que le bonheur réside dans les plaisirs immédiats et le calcul subtil des jouissances apparentes. Pour les héros sages et courageux que sont les gardiens de la cité et de la vérité, le bonheur consistera en revanche en un processus de transformation intérieure par lequel l’âme s’unifie et se concentre en elle-même, afin d’atteindre son excellence.
22Le vrai bonheur apparaît alors comme le processus moral du soin de l’âme. Les gardiens de la cité sont des « sages courageux20 », qui sont avant tout les gardiens de leur propre âme, non pas parce qu’ils mèneraient une quête de soi subjective, – ce que Patočka nomme avec beaucoup de dédain « sa propre et minuscule aventure personnelle21 », qui fait preuve d’un « égocentrisme superbe22 ». Dans sa triple dimension, le souci de l’âme suppose en effet un soin qui soit à la fois celui de l’être, celui de la communauté et celui de soi-même ; c’est-à-dire une recherche tout à la fois ontologique, politique et spirituelle. « Que signifie le soin de l’âme ? Vouloir être en unité avec soi-même. L’homme n’est pas initialement en unité avec lui-même, il n’y parvient que par le travail de la vie entière23 ». Or, il semble que si les gardiens sont les défenseurs effectifs de la cité, s’ils se situent dans une perspective politique juste, c’est parce qu’ils sont capables de ce soin de l’âme, de cette poiésis de soi comme être concret, corporel et spirituel.
23La cohérence ainsi recherchée suppose que soit maintenue la tension exigeante entre la distance intellectuelle et l’engagement courageux. En réalité, « le courage engage le corps autant que l’âme24 » d’où la formation des guerriers aux arts de la gymnastique et à la philosophie. Leur désir (thumos)25 n’est pas un affect simple, il est lié d’une part au courage (comme capacité de se maîtriser et de ne pas avoir peur, andreia) et d’autre part à la tempérance (sophrosunè, la sagesse qui apporte la mesure et tient à l’esprit). N’étant pas déterminé par un objet extérieur, et en ce sens, n’étant ni perceptif ni réactif, contrairement à l’epithumia et au noûs, le thumos ne tend vers rien d’extérieur à lui. Patočka a cette belle formule : « L’esprit est le devenir de l’esprit26 ». Il se caractérise par son propre mouvement vertical soit orienté vers le plus haut, lorsqu’il recherche l’unité, soit vers le bas, lorsqu’il se disperse dans un mouvement de déclin. C’est l’âme tout entière qui trouve dans le thumos sa cohérence. Elle se concentre en effet en elle-même et refuse la fragmentation et les variations aléatoires au gré des circonstances contingentes27. Avec les héros prenant soin de leur âme, c’est aussi la cité qui tend vers son unité. Ainsi les gardiens assurent-ils dans la polis un rôle intermédiaire analogue à celui du thumos au sein de l’âme tripartite, en occupant une position médiatrice entre ceux qui pourvoient aux besoins et ceux qui pensent. Se tenant entre la concupiscence qui réduit le sens de l’existence au confort de la vie nue, aux besoins de la survie et de la reproduction, d’une part, et l’intellectualisme détaché et abstrait, d’autre part, les gardiens portent le regard dans ce qui est, afin de poser un jugement, de discerner le bien et le mal. C’est aussi ce que se distinguent les philosophes authentiquement spirituels des philosophes idéologues et intellectuels. Mais les gardiens sont en outre des dirigeants.
24Parmi les trois classes de la polis qui reflètent l’âme et ses tensions, ils sont donc les intermédiaires appelés à gouverner, les soldats de corps et d’esprit, ceux qui reçoivent l’éducation (paideia) la plus haute et la plus complète, car ils doivent être capables de porter le regard sur la totalité, tout en se tenant sur le champ de bataille, toujours prêts à agir. « On exige des gardiens une réunion des contraires, une tension interne entre la mansuétude, fruit du regard dans ce qui est (soit en dernière analyse de la raison et de la philosophie), et le courage impétueux qui se jette en avant et s’attaque d’emblée à tout ce qui paraît menacer la personne et ses intérêts ; la douceur et l’hostilité, l’ouverture aux autres et le rejet sont ici à réunir dans une synthèse28. »
25Ainsi Patočka déplace-t-il le profil des gouvernants de purs philosophes platoniciens retirés dans la recherche des idées, vers celui des hommes en mouvement, dans un mouvement sans grande avancée qui est toujours insoutenable par l’effort qu’il requiert. Et dans la mesure où tout mouvement est toujours physique, ces hommes seront des valeureux, des sages capables de soutenir physiquement la tension par laquelle ils recherchent et accomplissent le sens. Garants de la morale de la communauté politique par l’abnégation dont est capable leur âme, les philosophes-gardiens sont des êtres passionnés qui doivent être prêts à établir la différence entre ce qui mérite ou non le sacrifice de son confort, de ses avantages et même de sa propre vie. Entre témérité et couardise, ils feront face aux « assauts du "monde"29 ». C’est pourquoi ils sont aussi les modèles de la communauté. « L’homme spirituellement responsable, qui ne cesse de se former soi-même, doit se sentir en permanence sur le champ de bataille où à chaque instant, on peut exiger qu’il mette sa vie en jeu sans jamais qu’il lui soit loisible de préserver ses aises dans la routine bureaucratique et l’obéissance mécanique30 ».
26L’élite de la cité se trouve ainsi être à la fois pratique et théorique, politique et philosophique, à la fois totalement dévouée à l’action et totalement dédiée à l’examen de la totalité. Le rôle premier du politique sera dès lors d’assurer une double paideia. D’une part, l’éducation des veilleurs de la communauté qui maintiennent la cohésion de la polis : « L’éducation de l’existence que l’on oriente vers l’engagement ultime, vers la maîtrise parfaite et l’absolu dessaisissement de soi, ou plutôt vers la véritable acquisition de soi par le dessaisissement des évidences apparentes31 ». Et d’autre part, l’éducation à la compréhension de ces nouvelles voies ouvertes vers des possibles de l’humanité. Il s’agit de comprendre qu’une vérité essentielle de l’humanité se jouait dans un exemple héroïque qui ouvre un chemin ascendant et le rend ainsi plus facile à emprunter pour les autres. Face à l’exemplarité politique du gardien, la posture morale du résistant ne peut ainsi être que secondaire et indirecte, par l’imaginaire qu’elle mobilise.
III. Entre éblouissement et aveuglement, la clairvoyance
27Le cœur (thumos) est bien ce siège du courage et, le cas échéant, de la colère, que Patočka considère comme des forces diurnes qui acceptent le contact avec des forces nocturnes. Ce courage de la distance critique et de la colère face à l’injustice et à l’erreur est celui de la justesse qui est toujours à la fois recherche du vrai et du juste. Ce courage qui permet de détruire les fausses évidences et des préjugés, mais aussi celui de sortir de la caverne, le courage de quitter le sol mondain des apparences en les transcendant vers l’être. Toutefois, à y regarder de plus près, c’est aussi celui qui permet de rester dans la caverne, de s’y tenir tout en n’y étant plus ni réduit, ni dupé. C’est pourquoi Patočka développe selon sa propre expression, un « platonisme négatif32 ». En effet, la sortie de la caverne, que connaissent nécessairement ceux qui ne se bercent pas d’illusions, dans la mesure où ils ont décidé d’assumer l’épreuve de la vérité et de sortir de l’ignorance, n’est jamais une sortie définitive qui permettrait d’atteindre un état au-delà, calme et serein. Aucun au-delà ne se présente, aucune issue à ce monde alors même que « ces hommes eux aussi cherchent un paradis – le paradis non pas des aveugles, mais des clairvoyants33 ». Un paradis qu’ils ne peuvent rejoindre, mais en vue duquel ils cheminent et pour lequel ils acceptent de se tenir toujours sur le champ de bataille de l’intranquillité et de la souffrance, de la problématicité du sens et de l’incertitude du jugement.
28La caverne peut être comprise comme cette sphère du quotidien, de la vie spontanée et diurne, berceau d’illusions trop humaines, de paradis simplistes et naïfs qui se paient d’un aveuglement en rêvant d’une paix facile et sécurisante (quant aux insertions dans le monde, emploi, travail, devoir, etc.), ce que Patočka nomme le train-train du jour le jour. Cette « harmonie quotidienne34 » et médiocre des âmes qu’ils nomment « harmoniques35 » – au sens de la musique qui adoucit les mœurs et berce l’esprit en le ramollissant – consiste en une quiétude acquise et maintenue loin des limites des forces de la Nuit, loin de « l’inquiétant, l’irréconcilié, l’énigmatique36 », loin aussi de toute fragilité. Cette sérénité repose sur une douce torpeur dont les tensions sont absentes ou sciemment écartées. En revanche, l’harmonie de l’âme dont les gardiens sont en quête consiste à assumer, entre mollesse et sauvagerie, la tension inhérente à leur propre existence, sa part d’énigme et sa clarté, sa rationalité et son irrationalité dans une tentative toujours incomplète d’unification37. Le courage des gardiens suppose une certaine dureté vis-à-vis de soi-même et des menaces extérieures, car « Le courage au sens propre n’est pas celui qui ne se manifeste qu’à l’extérieur, mais plutôt cette volonté de se mettre soi-même à l’épreuve, cette vigilance vis-à-vis de soi-même38 ». Étant donné que ces courageux apportent de la mesure au sein des processus illimités, Patočka voit en eux des hommes politiques quasi-divins.
IV. Socrate, l’anti-Œdipe d’Athènes
29Le gardien le plus éminent de la cité athénienne (et ainsi de la cité tout court) est certainement Socrate, figure emblématique du résistant prêt à aller jusqu’au sacrifice de sa vie pour faire valoir la vérité et le discernement moral contre l’opinion errante de ses contemporains. Il occupe une position de vigile à l’égard de son temps, une position de garant de la vérité, de la justice et de la liberté. Par son existence contestataire, il dénonce la fausse démocratie qui règne autour de lui après la chute des Trente et l’esprit tyrannique qui s’y cache. C’est pourquoi il sera dénoncé comme subversif auprès de la jeunesse athénienne et condamné pour son impiété. Refusant l’exil prévu par la loi qui constituerait en réalité pour lui une fuite, il préfère assumer sa peine de mort et payer de sa vie son existence39. Sans doute est-ce encore la peur pour soi qui marque la ligne de fracture entre la résistance passive qui consisterait à refuser de collaborer en choisissant ultimement la conservation de soi et le cas échéant la fuite, et la résistance active, qui suppose, quant à elle, une défense agressive, mais aussi créatrice d’une nouvelle disposition morale.
30En effet, sans se désintéresser de sa propre vie – puisque comme nous l’avons vu il la tient pour accomplie, Socrate n’est pas fasciné par elle comme le serait Lachès (général courageux lors de la retraite de Délos et qui meurt plus tard lors de la bataille de Mantinée). Il connaît en réalité une menace plus grande que celle qui porte sur la vie : le péril qui pèse sur celui pour qui la vie est seulement un moyen, parce qu’il accepte de se tenir près de la fin ultime, c’est-à-dire au plus près de son être unifié et ferme, réel et authentique. C’est là une menace qui ne pèse pas sur la pure vie, mais sur l’existence. Et ce n’est que parce que l’existence et la vie peuvent entrer en conflit, que Socrate se demande s’il n’est pas préférable de mourir que de vivre. En effet, la vie réduite à elle-même dans sa nudité peut menacer l’être dans le sens fort du terme, en tant qu’existence qui s’assume et se ressaisit tout en se dessaisissant.
A. Résistant par l’unification de soi
31Contrairement à Antigone, Socrate est un maître de l’harmonie et parvient à éviter la rupture et la catastrophe. Loin de l’excès, il enseigne l’impassibilité, la sobriété, la mesure et la sagesse. C’est pour cette raison qu’il est bien un héros moral et un philosophe-gardien plus qu’un intellectuel ou une figure tragique. Lui aussi avance à contre-courant, mais pas dans la mesure où, comme Antigone, il refuserait qu’un courant partiel s’impose comme total, au nom d’un autre courant partiel de l’existence. S’il va à contre-courant, c’est plutôt parce qu’il s’oppose au flux naturel de la vie qu’il assume en en inversant le sens. « Faire l’expérience de l’âme, c’est découvrir qu’il y a une profondeur de l’être que l’on ne met à découvert qu’en allant à contre-courant de la réalité, en prenant le contre-pied de la tendance générale du monde des choses40 ». Il faut alors souligner que ce troisième mouvement, la percée, instaure une fracture à l’égard des deux premiers, que sont l’enracinement affectivo-biologique et la lutte sociale, tout en les reprenant.
32Mais plus encore qu’à Antigone, c’est à Œdipe roi que Socrate semble répliquer. En effet, alors même que le souverain de Thèbes passe à ses propres yeux et aux yeux de son peuple pour le plus juste parmi les justes, pour le véritable héros ayant réussi à épargner la population de la plus grande menace, le Sphinx, Œdipe se révèle être un fauteur de troubles au sein de sa propre cité et de sa famille, un facteur de désordre et de souffrance ; tout comme sa fille sera, à son tour, un facteur de discorde et de désunion dans la cité après la mort de ses frères. Au-delà d’un premier moment illusoire de l’histoire, la situation s’éclaire pourtant d’une lumière obscure. Le prétendu sauveur de Thèbes est en réalité un homme totalement irréconcilié et déchiré qui, faute de savoir qui il est, sape les bases de l’humanité : « Celui qui se tient pour sage et souverain est ainsi, en réalité et dans son tréfonds, celui qui sape les assises de la société, un réprouvé qu’il faut fuir avec dégoût, chasser loin des seuils et des foyers41. »
33Mais vers quoi faudrait-il aller ? « Vu sa tendance au dépassement, il [le thumos] présuppose quelque chose de non-immédiat, quelque chose qui vaille que pour lui on se dépasse, c’est-à-dire qu’on s’expose au péril42 ». Or, ce dépassement s’opère vers l’unité, vers l’un dans l’unification de soi. Par contraste avec ceux qui mettent la cité à feu et à sang pour une cause absolutisée, les héros sont ceux qui parviennent à préserver leur « intégrité intérieure43 » et ainsi leur supériorité morale. C’est en raison de ce détachement (chorismos – épochè) que le héros ne se contente pas de ce qui apparaît et fait illusion. Or, cette attitude critique le mène nécessairement, et de manière non réactive, à refuser soudain une situation qui lui apparaît intolérable. Il entre alors nécessairement en résistance. Pour Patocka, ce qui distingue le résistant du fanatique ou de l’idéologue, c’est l’unification de lui-même qui précède son acte politico-moral et la réconciliation, à terme, de la cité qui en résultera.
34En effet, même si la résistance consiste à interpeller les choses de la cité au nom de la morale, ses enjeux politiques sont loin d’être évidents et immédiats. Si le juste Socrate passe pour le plus injuste, il ne peut prétendre à un changement politique. Il ne pourra avoir des conséquences politiques que de manière indirecte et en apparaissant comme un exemple pour la communauté. Car pour l’heure, ce n’est pas Socrate qui triomphe : ironie du sort, ses ennemis sont vainqueurs et ce n’est que par la mémoire de ses héritiers qu’il pourra servir d’exemple. Il faut y insister : la vérité problématique n’est pas une force parmi les forces qui peut infléchir le cours du monde. Elle n’a pas d’efficacité politique directe, mais fait émerger un modèle spirituel qui unifie la communauté et se tient au-delà de la ligne de front et des limites qui fracturent la cité.
B. Le refus de la justice trompeuse
35Socrate résiste aux savoirs finis, à tous les savoirs utiles pour mener une vie de succès et de plaisirs accumulés, tous les savoirs instrumentaux : son savoir à lui est un non-savoir, un savoir problématique. Dans la mesure où il ne s’en tient pas au monde des apparences et des affaires quotidiennes qui sont naturellement absorbantes, il leur résiste, non pas en s’opposant au sein d’un rapport de force, mais en poursuivant une voie propre. Les tyrannisés s’opposent en effet moins aux tyrans que ceux qui refusent la tyrannie. Et la dissidence sera alors cette capacité à revendiquer une quête de l’être en dépit des apparences, de l’injustice, de l’ignorance et de la fragmentation de soi. Autrement dit, Socrate fait l’épreuve du chorismos – cette séparation qui impose le choix d’un mouvement vertical : ou de monter ou de descendre, ou de s’élever ou de décliner, ou d’opter pour la vie spirituelle ou pour la vie matérielle – et il opte résolument pour le souci spirituel.
36La réinterprétant dans un cadre phénoménologique comme épochè, Patočka reprend à son propre compte cette notion platonicienne de chorismos, de séparation qu’il présente comme la ligne de fracture qui sépare les deux orientations générales de l’humanité et s’impose impitoyablement. Dans ce sens, il est à contre-courant des savoirs et des concepts classiques de la vérité qui contribuent à la recherche d’un intérêt propre, mais aussi à contre-courant de la vie spontanée et naïve qui craint la mort.
37L’aretè (la vertu, l’excellence de l’âme en mouvement) n’est autre que la concentration (phronèsis) de la vie en une tâche essentielle qui donne fin et sens en un point, à savoir l’âme, et ce à tout moment et face à tout changement de situation ou d’état intérieur. La sagesse consiste ainsi à éliminer continuellement le manque de réflexion et la réflexion déficiente et erronée. Existence dans le sens authentique du terme, l’aretè est à la fois le produit et ce qui supporte l’unité de l’âme, elle est ce qui la réalise. Le contraire de l’aretè sera donc la non-unité, la division et la lutte intestine, tant au cœur de l’individu lui-même qu’au sein des communautés politiques, petites ou grandes. Aussi l’énergie négative de la colère destructrice (ira), cette dynamis qui crée la dissension et le désordre, contraste-t-elle avec la colère des héros, qui se caractérise par le refus de se résigner, par la constance et la lucidité face à l’injustice, c’est-à-dire la « rage au cœur44 » des guerriers qui défendent l’unité de la cité.
38Parallèlement à ces deux types de colère, Patočka distingue deux types de courage. Le courage fougueux est celui que l’on tourne vers soi, vers sa propre mollesse naturelle et son assoupissement : il constitue une vigilance vis-à-vis de soi-même, une mise à l’épreuve de soi en même temps que le soin constant de son âme. Alors le courage que l’on dirige au-dehors contre les vecteurs de médiocrité et de déchéance n’est-il qu’une forme dérivée et secondaire de vaillance : « Si le souci de l’âme rend possible une vie nouvelle, dans le discernement moral qu’il met en œuvre, une communauté nouvelle sera elle aussi possible45 ».
C. La résistance comme création d’un homme nouveau et d’une communauté nouvelle
39Patočka n’hésite pas en effet à parler de la conversion qui s’opère avec le chorismos, du renouvellement de l’existence et de la nouvelle vie qui s’ouvre. De cette manière, on peut dire que la résistance comporte trois niveaux de soin de l’âme, tant dans la recherche ontologique – ne pas s’en tenir aux apparences, mais opter pour l’être et le regard dans ce qui est, le regard sur la totalité46 –, mais aussi une résistance face à la communauté qui se fourvoie et face à une prétendue justice qui n’est qu’illusoire, et enfin une résistance à son être propre vital, naïf et spontané. En somme, il s’agit d’une résistance dans le maintien ferme et constant de la tension insoutenable qu’est à la fois la vie dans la caverne et l’impossibilité de s’y réduire.
40L’ébranlement – autre nom du chorismos assumé – qui est à la base du troisième mouvement de l’existence est lié à des affects dont l’homme se dégage nécessairement. Et c’est pour cette raison que Patočka décrit de manière très peu affective le caractère insoutenable de la résistance. En effet, le chorismos, tout comme la lutte, met à distance et arrache au monde de la vie nue. Par le face-à-face engagé avec le monde du travail et bien plus encore à la suite de l’ébranlement, il ne sera plus possible de faire un avec le monde et de se laisser submerger par les affects chaleureux caractéristiques du premier mouvement qu’est l’amour biologique. En effet, le premier mouvement de l’existence est essentiellement instinctif et affectif, celui de la vie qui s’ouvre au monde dans la passivité et la consonance avec le monde. Au sein de ce mouvement global, l’homme est immergé au sein de « la chaleur et le froid vital47 », il est pour ainsi dire porté par la vie dont il épouse le rythme. Même si le premier mouvement est plus radicalement marqué par l’affectivité que les autres au point que Patočka le nomme le « mouvement affectif48 », ceux-ci ne sont pas dépourvus de tout affect, ne serait-ce que dans la mesure où tout mouvement est corporel, mais ils ne sont pas régis par l’affectivité.
41Au sein du séisme de l’existence, par un saut périlleux, il s’agit de se laisser affecter par le négatif49. Les forces nocturnes négatives refluent sur la vie, lorsque nous nous heurtons ou bien à nos limites externes (la faiblesse corporelle, l’abîme de la volonté, la douleur physique et la souffrance liée à la maladie, à l’oppression, à la culpabilité et à la honte), ou bien à notre limite interne (à savoir à la conscience qui nous permet de dépasser l’instant et d’adopter un horizon universel, qui, tout en nous faisant embrasser la vie du regard, nous impose un surcroît de souffrance). Dès lors que ce choc existentiel a eu lieu, ce qui est le lot de chacun, celui qui le soutient se situe sur la voie de la liberté et de la résistance morale. C’est pourquoi des actions de résistance découleront tout naturellement de cette position lorsque la situation le réclamera. Aussi faut-il souligner le contraste entre le point de vue des membres de la communauté, pour qui le geste du résistant demeure excessif, disproportionné et imprévisible, et le point de vue du résistant à qui l’acte posé semble nécessaire, tant il découle d’une position personnelle unifiée. La résistance repose donc sur une unification constante de son être et non d’un choix ponctuel réactif50 ; elle vise une unification ultérieure et peut souvent apparaître comme la seule manière de ne pas s’engager dans la voie du déchirement personnel et de la fragmentation de la communauté, dans un ajustement entre morale et politique.
42La paradoxe demeure toujours, que, du point de vue des forces du jour, c’est-à-dire du point de vue des forces de la vie qui recherchent la quiétude et la sérénité, la vie dans l’amplitude, la vie de l’homme spirituel ou du philosophe socratique semble être une maladie, une ascèse délétère, un état contre nature et même une convulsion malsaine, un excès incompréhensible. Ainsi, la vie dans l’idée subit-elle une véritable inversion au yeux de la communauté. Seule la paix intérieure de Socrate permet de répliquer à cette accusation. L’harmonie intérieure et la sérénité ne se gagnent alors que de haute lutte, dans une réflexion perpétuelle et une dialectique tendue, qui, de l’extérieur et selon les lois du jour, semblent incompréhensibles et même d’une froideur inhumaine.
43Aussi, faut-il prendre au sérieux ce vocabulaire du choc, du séisme, de l’ébranlement, du tremblement de terre. Cette expérience douloureuse du sol qui se dérobe sous nos pieds doit être entendue au sens fort du terme, puisque Patočka fait de cette douleur subie le révélateur de la dimension négative de l’existence, contrariant la vie spontanée qui va son train. En effet, la douleur saisie et soutenue spirituellement permet de découvrir le monde et nous révèle que nous sommes libres quant à l’interprétation de son sens, qui est toujours un sens spirituel, un sens accompli et jamais seulement représenté. Elle permet de se laisser affecter par les contradictions de l’existence et d’en prendre la mesure. D’être affecté par l’étrangeté du monde et de l’existence : « La structure unie du monde vécu est autre chose qu’un ensemble de réalités physiques et psychiques. C’est elle qui nous fait espérer davantage, elle aussi qui nous impose un surcroît de souffrance en nous permettant d’embrasser la vie du regard. [...] La vie dans l’amplitude a le sens à la fois d’une épreuve et d’une protestation51. »
44Aussi longtemps que l’homme n’a pas entrepris ce cheminement vers son propre centre, aussi longtemps qu’il ne l’a pas atteint, il « demeure étranger à lui-même, ce qui se traduit nécessairement par l’inquiétude, la souffrance, l’agitation, le déchirement. Là en revanche où le centre a été atteint, l’homme n’est plus ébranlé par des malheurs extérieurs, par la misère et l’horreur toujours possibles, mais repose sur un foyer qui pourrait être qualifié de centrum securitatis si ces mots n’évoquaient l’idée d’une embellie mondaine52. » Alors, cette douleur sera acceptée et désormais les ébranlés y adhèreront. Le paradoxe étant alors que l’on peut même aimer cette souffrance qui nous a permis de nous dégriser d’un bonheur – prétendument – facile et qui nous permet de sortir de la tyrannie du jour. « L’on peut aimer la douleur pour cette découverte d’une lumière autre, intérieure – la lumière qui est en tout état de cause plus profonde et plus grande que l’ivresse de la puissance et la griserie du succès53. »
V. La philosophie comme résistance
45Homme spirituel, Socrate est la « figure devenue à juste titre un emblème de la philosophie en général54 », car c’est l’ensemble de la philosophie que Patočka pense comme tâche spirituelle de résistance à l’errance morale et politique, mais aussi à l’ignorance et à l’erreur.
46Dans Liberté et sacrifice notamment, Patočka distingue trois types de rapports du philosophe à la cité et trois types seulement55 : celui des Sophistes, tout d’abord, qui socialisent la vérité à peine découverte et ainsi renoncent au chorismos, c’est-à-dire comblent l’écart entre le monde empirique et le monde transcendantal. C’est au nom du bien compris comme ce qui produit de bons effets dans le monde sociohistorique qu’ils décident de ramener la vérité et la justice à ce qui s’impose et triomphe comme juste et comme vrai, de réduire ainsi la liberté aux libertés particulières. Mais, selon Patočka, ils peuvent dès lors à peine être considérés comme des philosophes. Autrement dit, en mettant en balance la vie et les conditions de vie, ils renoncent d’emblée au chorismos entr’aperçu.
47Platon présente la deuxième posture possible du philosophe qui, ayant compris l’incommensurabilité entre la communauté et son épochè, préfère éviter l’affrontement et choisit l’exil intérieur, c’est-à-dire le retrait hors des affaires de la communauté et du monde. Parce que le bien (sous les traits de la vérité et de la justice) ne se mesure pas à ses effets, mais est bien en soi, Platon n’accepte aucune compromission. Afin de préserver la pureté de l’événement du chorismos, il se retire sur son quant à soi.
48Enfin, la troisième manière de vivre en tant que philosophe au sein de la cité est celle adoptée par Socrate, qui assume le caractère ironique de son propos, c’est-à-dire le fait que le dialogue questionnant qu’il mène avec ses concitoyens le place à distance d’eux et génère du ressentiment et de la rancœur. Il assume et endure autrement dit l’opposition entre la philosophie et la cité et va au conflit de manière frontale – un conflit qu’il choisit même s’il le conduit à la mort. Il refuse en effet l’exil, tant intérieur comme Platon, qu’extérieur comme le prévoit la loi athénienne, puisqu’il fait apparaître que certaines choses méritent que l’on se sacrifie pour elles, ce que ne peut comprendre la cité qui place la vie plus haut que tout. Autrement dit, Socrate marque par ce choix l’incommensurabilité entre la vérité et des vérités particulières, entre la liberté et des libertés particulières56. Ainsi, souligne Patočka, même s’il ne va pas jusque là, le philosophe est forcément amené à se poser la question de sa propre mise à mort, car la communauté réagit au défi qu’il lui lance par la haine et le rejet. Elle le pousse dès lors à se sacrifier au nom de ce qui transcende la fonctionnalité de la vie nue.
49Patočka prend ainsi clairement position en faveur de la philosophie socratique qui ne se réfugie pas dans la posture de la belle âme, pas plus qu’il ne renonce à la vérité qu’il est pour la cité57. Il est en effet la figure du philosophe capable d’assumer le chorismos et de se tenir avec constance et fermeté au cœur de cette tension insoutenable de l’ébranlement. « Au bout du compte, la philosophie se révèle ainsi un appel à l’homme héroïque. [...] Peut-être pourrions-nous [...] formuler l’idéal d’une philosophie souveraine sous les doubles espèces d’une philosophie de l’héroïsme et d’un héroïsme de la philosophie58. »
50En reconnaissant et en assumant le gouffre qui sépare la communauté du philosophe, Patočka s’éloigne de Platon et de son ambition métaphysique d’ériger « la communauté vraie, la cité des philosophes59 », de réaliser la communauté idéale, c’est-à-dire la communauté rationnelle fondée sur des idées divines. C’est dans une perspective négative que Patočka reprend Platon sur la question de la tâche des héritiers et des témoins de la mort de Socrate60. La communauté ne devra pas se calquer sur le monde idéal, mais maintenir une morale au sein de laquelle la vérité et la praxis ne se contredisent pas. Le critère est bien en l’occurrence négatif. La polis cherchera à concilier la recherche du juste en soi et des conséquences justes, autrement dit, elle tentera de sortir de l’impasse de cette dichotomie entre d’une part le plus juste, méconnu comme tel, qui passe pour injuste – ce qui lui vaut d’être menacé par la communauté – ; et, d’autre part l’injuste qui est le plus estimé socialement. Elle tente autrement dit de concilier la justice en soi et les conditions justes de vie, mais ce faisant elle ne peut procéder que négativement, puisqu’il est de l’essence de la justice comme de celle de la philosophie de ne pas triompher dans la sphère sociohistorique. Il s’agit autrement dit de se tenir dans ce lieu impossible d’une conciliation, toujours à recréer, entre le politique et la politique. En effet, en suivant sa tendance propre, la communauté semble se laisser ravaler immanquablement au deuxième mouvement de l’existence. Elle semble devoir sans cesse se laisser réduire aux exigences de la vie nue et de sa logique concurrentielle d’oppositions entre parties ; le mouvement auquel le philosophe précisément s’arrache en portant le regard sur la totalité et en visant ainsi l’universel.
51Ainsi le philosophe tente-t-il d’éviter que la vie de la cité soit incompatible avec la vie du juste, du philosophe libre dans sa recherche de vérité. C’est là l’effort qui consiste à vouloir sortir de la caverne, c’est-à-dire de la communauté sans jamais pouvoir s’en extraire. Et ainsi la philosophie que Patočka tente de formuler dans l’élan qui nous fait quitter la caverne relève-t-elle elle-même de la caverne : « Si bien que la philosophie dans son cheminement ascendant et dans sa voie descendante accomplit non pas deux mais un seul et même mouvement61 ». La communauté est bien cette caverne au sein de laquelle le philosophe marque un pas d’écart, mais à laquelle il ne peut ni ne doit échapper, car tout s’y déroule.
52Le paradoxe est que du point de vue de la vie, la philosophie semble décadente, puisqu’elle fait le choix de la mort : elle semble consister en un ralentissement de la vie naïvement et spontanément créatrice. Ainsi, Nietzsche peut-il comprendre Socrate comme le symptôme d’une maladie. A quoi Patočka répond : « Le monde peut biffer l’existence du philosophe, mais – paradoxe ! – c’est ainsi que la philosophie entre dans l’histoire62. »
53Même si la résistance se pose dans l’œuvre de Jan Patočka comme une question constante, à travers celles de la liberté et de la recherche de la vérité et ainsi celle de la question philosophique, elle n’en demeure pas moins aussi pour lui une action menée personnellement. Il accomplit ainsi ce degré supplémentaire et décisif dans la quête menée de l’harmonisation de l’âme et de l’unification de sa propre liberté. En tant que porte parole de la Charte 77 qui réagissait à l’interdiction de concert adressée au groupe de rock Plastic People, Patočka a lui-même tenu cette position jusqu’au dernier interrogatoire en clinique. Il n’a donc pu ni apprécier, ni accompagner les retombées de son engagement de philosophe-gardien au sein du politique. Il n’a donc pu, contrairement à certains des co-signataires de la Charte, devenir lui-même un gardien de la cité.
54Peu avant sa fin tragique, il écrivait « la charte n’est ni une association, ni une organisation, sa base est purement morale et personnelle, les obligations qu’on contracte par sa signature portent aussi ce caractère63 ». Tout individu a le devoir de se défendre contre les injustices envers lui-même. Les opposants de la Charte agissent selon le devoir pur : ils agissent selon un ordre supérieur aux obligations légales et aux droits politiques, mettant en évidence l’écart entre le légal et le légitime. Au-delà de l’unité prônée, il faut bien sûr saluer l’unité de l’œuvre et de la vie qu’a réussie Jan Patočka. Dès lors, la fascination pour cette figure socratique de notre temps semble bien justifiée, avec le pathos et l’affectivité qu’elle charrie ainsi auprès de ses lecteurs.
Notes de bas de page
1 Aung San (S. K.), Se libérer de la peur, Paris, Des femmes Antoinette Fouque, 1991, p. 118.
2 Article repris dans Ricœur (P.), « Jan Patočka, le philosophe-résistant », in Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 69-73. Pour le moment du déchirement entre la conscience morale et l’esprit du peuple, cf. Ricœur (P.), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 298.
3 Malheureusement, la plupart des textes que Patočka a consacré à Comenius ne sont pas à ce jour traduits du tchèque.
4 Voir Patočka (J.), L’écrivain, son « objet », trad. E. Abrams, Paris, POL, 1990 ; Patočka (J.), « Lecture d’Antigone », in Comédie française (« Les Cahiers »), no 6, 1992-1993, p. 70-77.
5 En ce sens, Antigone incarne la figure sans peur qu’Aristote décrit comme suit : « Ne croient pouvoir souffrir [...] ceux qui peuvent avoir déjà souffert tout ce que l’on peut craindre, et que l’avenir laisse froids [...] ; car il faut pour craindre garder en son for quelque espoir de salut touchant à l’objet de son anxiété » (Aristote, Rhétorique, texte et trad. M. Dufour, Paris, Gallimard, 1991, p. 126).
6 Sur la question des mouvements de l’existence nous nous permettons de renvoyer à notre étude, Frogneux (N.), « La fragilité problématique de l’humain. Une lecture du troisième mouvement de l’existence de Jan Patocka », in Barbaras (R.) dir., Jan Pato ka. Phénoménologie asubjective et existence, Paris/Milan, Mimesis, 2007, p. 165-181.
7 Le premier type, est la crainte pour soi, si valorisée par les modernes qu’ils en ont occulté le deuxième type : 1 ° « La crainte est une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine, car elle ne craint pas tous les maux mais seulement ceux qui peuvent amener ou peine grave ou destruction » ; 2 ° « La crainte porte à délibérer, or nul ne délibère sur des cas désespérés » (Aristote, Rhétorique, texte et trad. M. Dufour, Paris, Gallimard, 1991, p. 123-124 et 126). La question de savoir si la crainte mobilisatrice est heuristique reste en suspens.
8 Cf. Patočka (J.), Socrate. Lezioni di filosofia antica, Milano, Bompiani, 2003, p. 415. Nous traduisons de l’italien. Euthyphron rencontre Socrate devant chez l’archonte-roi auprès duquel il intente un procès à son vieux père, qui a tué un mercenaire. Il craint en effet la souillure résultant de la cohabitation avec un meurtrier. Nous renvoyons pour cela à Platon, Euthyphron ou la piété.
9 Aung San Suu Kyi distingue quatre types de corruption, dont trois (la vénalité, l’ignorance et la vengeance) sont issues d’une quatrième, pour ainsi dire supérieure, qui les orchestre : la peur. Cf. Aung San (S.K.) Se libérer de la peur, op. cit., p. 118.
10 Avant de désigner la crainte, le phobos désigne le fait d’être effrayé.
11 De même Dietrich Bonhoeffer écarte-t-il cette éventualité d’un déracinement : « Nous refusons surtout avec raison de trouver le sens de notre existence dans le danger ; nous ne sommes pas assez désespérés pour cela et nous connaissons trop la joie de vivre, comme aussi la peur de la mort et tous les autres effets destructeurs d’une mise en danger perpétuelle de la vie » (Bonhoeffer (D.), Résistance et soumission. Lettres de captivité, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 39).
12 Patočka (J.), Socrate, op. cit., p. 447. Nous traduisons de l’italien.
13 Sans pouvoir la traiter ici, nous touchons à la difficile question du statut du mythe dans la pensée de Patočka qui peut être à la fois un récit a-problématique et ainsi proto-philosophique dans la mesure où il esquisse les questions de manière intuitive, mais aussi un récit anthropologique qui permet de dépasser certaines limites de la problématisation philosophique. Cf. à ce sujet Frogneux (N.), « L’insoutenable exigence humaine. Une lecture de Jan Patočka », in Gomez-Muller (A.) dir., La question de l’humain entre l’éthique et l’anthropologie, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 75-100.
14 Patočka définit le chorismos de la manière suivante : « Le mystère du chorismos est identique à l’expérience de la liberté : expérience d’une distanciation à l’égard des choses réelles, l’expérience d’un sens indépendant de l’objectif et du sensible, que l’on obtient en inversant l’orientation primitive, "naturelle" de la vie, l’expérience d’une régénération, d’une "seconde naissance" propre à l’ensemble de la vie spirituelle, connue de l’homme religieux, de l’artiste et dans une mesure non des moindres, du philosophe. » (Patočka (J.), Liberté et sacrifice, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 87).
15 Patočka (J.), L’écrivain, son « objet », op. cit., p. 54. Plus généralement, on peut se référer ici à la subjectivité qui n’est jamais réductible au soi isolé, mais comprend déjà une part de l’autre en moi. Cf. Patočka (J.), « Phénoménologie de la vie après la mort », in Papiers phénoménologiques, Grenoble, Millon, 1990, p. 145-156.
16 Elle sera heuristique et antiutopique au sens positif où il permet de créer des possibles préfigurés. Ce qui contraste avec une dimension antiutopique négative qui enferme dans le réel.
17 Il semble bien que Patočka accepte l’hypothèse d’une réplique violente à la violence et d’une résistance qui ne soit pas seulement non violente. Sans doute est-ce d’une part dans la mesure où, pour lui, le mal constitue une force négative et d’autre part dans la mesure où l’exercice du pouvoir suppose certaines compromissions puisqu’il se joue dans la sphère de la lutte.
18 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, trad. E. Abrams, Paris, Verdier, 2007, p. 120.
19 Patočka oppose les mouvements de la lutte et de la percée, respectivement les deuxième et troisième mouvements, à celui de l’attachement, mouvement de l’enracinement corporel et affectif premier qui est la condition des deux autres. Le premier mouvement nous inscrit corporellement, affectivement et psychiquement sur l’axe du proche et du lointain, de la chaleur familiale et de la froide distance des fonctionnaires de police à l’égard du public. Dans leur visée universelle, les droits de l’homme pour lesquels se bat Patočka ainsi que les signataires de la Charte 77, ne peuvent faire l’économie de la singularité de leur ancrage. C’est à Athènes, Prague ou Rangoon qu’il faudra faire preuve de courage physique au quotidien. Dans tous les cas, il faut refuser l’exil.
20 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 126.
21 Patočka (J.), Socrate, op. cit., p. 417. Nous traduisons de l’italien.
22 Ibidem, p. 421. Nous traduisons.
23 Patočka (J.), Platon et l’Europe, op. cit., p. 201-202.
24 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 120.
25 Le thumos désigne à la fois le cœur, le désir, le principe de vie, le siège de l’intelligence et de la volonté, des sentiments et des passions.
26 Ibidem, p. 119.
27 Cf. Patočka (J.), Socrate, op. cit., p. 407. Nous traduisons de l’italien.
28 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 121.
29 Ibidem, p. 13.
30 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 118.
31 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 126.
32 Voir son célèbre article « Le platonisme négatif », in Patočka (J.), Liberté et sacrifice, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 53-98.
33 Ibidem, p. 36.
34 Patočka (J.), Liberté et sacrifice, op. cit., p. 36.
35 Ibidem, p. 36.
36 Ibid., p. 36.
37 Ainsi, Gandhi écrit-il : « Ma vie forme un tout indissociable : un même lien unit toutes mes actions » (Gandhi, La voie de la non-violence, trad. G. Vogelweith, Paris, Folio, p. 19). Vaclav Havel parle quant à lui « d’autoconsolidation » (Havel (V.), Lettres à Olga, trad. J. Rubes, La Tour d’Aigues, Les éditions de l’aube, 1990, p. 43).
38 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 119.
39 « Il peut se présenter certaines situations auxquelles on ne peut faire face qu’en renonçant à la vie. » (Gandhi, La voie de la non-violence, op. cit., p. 94).
40 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 130.
41 Patočka (J.), L’écrivain, son « objet », op. cit., p. 38.
42 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 124.
43 Patočka (J.), Socrate, op. cit., p. 427. Nous traduisons de l’italien.
44 La rage au cœur est d’ailleurs l’expression qu’a choisie une résistante contemporaine comme titre de son autobiographie politique (Betancourt (I.), La rage au cœur, Paris, Pocket, 2002).
45 Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 117.
46 Si la réalité apparaît toujours en totalité, c’est parce que nous n’avons pas l’initiative constituante des phénomènes. Nous devons malheureusement nous contenter d’évoquer la phénoménologie asubjective de Patočka sans pouvoir nous y consacrer dans le cadre de cet article. Contentons-nous de souligner que Patočka défend la double thèse selon laquelle la manifesteté s’opère toujours en totalité (acquis qu’il attribue à Anaximandre et à Héraclite) et que nous sommes imbriqués dans un tout. Cf. notamment Patočka (J.), Platon et l’Europe, op. cit., p. 28-31.
47 Patočka (J.), Papiers phénoménologiques, op. cit., p. 109.
48 Ibidem, p. 108.
49 Le chorismos, l’épochè et l’ébranlement semblent être des termes synonymes issus de traditions philosophiques différentes (platonicienne, phénoménologique et existentielle), dont Patocka se réclame également, qui désignent le passage au troisième mouvement de l’existence. Tandis que chez Kierkegaard, le saut insiste sur la dimension active, l’ébranlement est subi et sera ensuite assumé.
50 « Ce ne seront pas les circonstances extérieures, mais nous-mêmes qui ferons de notre mort une mort dans un libre assentiment. » (Bonhoeffer (D.), Résistance et soumission, op. cit., p. 39).
51 Patočka (J.), Liberté et sacrifice, op. cit., p. 35.
52 Ibidem, p. 162.
53 Ibid., p. 38.
54 Ibid., p. 60.
55 Patočka (J.), Liberté et sacrifice, op. cit., p. 251.
56 Cf. Patočka (J.), L’Europe après l’Europe, op. cit., p. 207.
57 « Il ne me semble pas que je stagne spirituellement, mais je sens qu’un seul événement vécu, qu’un seul entretien me permettrait des actes spirituels incomparablement plus significatifs qu’une semaine de réflexion concentrée. Bref, l’âme humaine a besoin du Monde – sans lui, elle "tourne à vide". » (Havel (V.), Lettres à Olga, op. cit., p. 63).
58 Patočka (J.), Liberté et sacrifice, op. cit., p. 25.
59 Patočka (J.), Essais hérétiques, trad. E. Abrams, Paris, Verdier, 1990, p. 57.
60 Hannah Arendt développe notamment pas son analyse de l’attitude de Socrate dans le Gorgias que ce qui fait la différence entre le juste et l’injuste, c’est la compagnie que nous choisissons et ce en fonction d’exemples fictifs ou réels, contemporains ou passés. Prenant en considération la difficulté dont témoignait Euthyphron, elle justifie la nécessité de châtier l’injustice par le fait que nul ne voudrait cohabiter avec un criminel, fût-il soi-même. Cf. Arendt (H.), « Questions de philosophie morale », in Responsabilité et jugement, trad. J.-L. Fidel, Paris, Payot, 2005, p. 79-171.
61 Patočka (J.), Platon et l’Europe, op. cit., p. 51.
62 Patočka (J.), Liberté et sacrifice, op. cit., p. 19.
63 Patočka (J.), « Two Charta 77 Texts », in Kohak (E.), Jan Pato ka. Philosophy and selected writings, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 342. Nous traduisons de l’anglais.
Auteur
Université catholique de Louvain
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