Ad augusta per angusta
p. 453-456
Note de l’auteur
Cet article n'engage que son auteur. Il a été rédigé en juillet 1998.
Texte intégral
1Le décret missions prioritaires de l'enseignement obligatoire est historique parce qu'il établit un contrat, jusqu'ici jamais légalement ni clairement déclaré, entre l’École et la Société.
2Comme d'autres décrets récents, il est prophétique : il annonce une nouvelle culture scolaire, une autre façon d'enseigner et d'être enseigné, une autre façon de vivre l'école : ensemble, comme des acteurs associés.
3Pas plus que d'autres, il n'est magique : il reste à construire au sein des établissements. Il demandera pour ce faire du courage (entre autres, de se remettre en question) et du temps (parce que rien de profond et de durable ne s'élabore à la hâte).
4Du cœur du décret s’exprime une vision démocratique de l'École (cf. les objectifs généraux, le Conseil de participation et le projet d'établissement, le recours contre les décisions du conseil de classe, les politiques d'inscription et d'exclusion des élèves). À cet égard, il est complété par le décret relatif à l'émancipation des jeunes par l'École et aux politiques de discrimination positive.
5Sera-t-il vraiment fondateur de cette nouvelle culture scolaire à venir ou, comme c'est la crainte qui prévaut encore dans de nombreux sites scolaires, restera-t-il à l'état de vœu pieux, de slogan vide de substance (comme cela risque d'être le cas pour d'autres slogans qui en sont des avatars, par exemple l'École de la réussite, l'École du fondement, l’École citoyenne) ?
6Mon sentiment, au vu de ce qui se passe aujourd'hui dans les écoles, est partagé.
71°) Toutes les écoles ont une histoire, une culture et des ressources internes différentes : elles ne parcourront pas toutes le même chemin ni tout le chemin, et certainement pas au même rythme. Certaines n'iront pas loin et d'autres ne se mettront pas en route, sinon formellement. Dès lors, le danger d'une disparité identitaire entre établissements, inégalement appréciée par les parents, est réel, avec ses conséquences sur leur choix d'une école pour leurs enfants.
82°) Entre les aspirations à la démocratie et les convictions démocratiques, il y a plus qu'un pas ; il en est un autre, au moins aussi important, entre les convictions démocratiques (quand elles existent) et leur mise en œuvre. Là où il n'y a pas de volonté de travailler ensemble, le décret restera lettre morte, sauf lorsque les contraintes du décret obligeront à un simulacre de changement pour s'y conformer.
93°) Beaucoup d’écoles et d'enseignants ont été agressés et affaiblis par une politique d'austérité qui dure depuis plus de dix ans : le malade se sent tellement mal qu'il n'a paradoxalement plus envie d'aucun remède, surtout s'il le trouve suspect, d'autant plus qu'il devra se l'administrer lui-même au prix d'efforts qu'il ne veut pas ou qu'il ne peut pas consentir.
10Pourtant, des chances réelles existent déjà dans un certain nombre d'établissements pour rencontrer progressivement les ambitions du décret parce qu'ils réunissent les trois conditions pour y parvenir :
- Une culture participative, où les gens aiment travailler et vivre ensemble.
- Des structures de participation, qui assurent la pertinence, la transparence, la permanence et la performance démocratiques, irriguées par une culture locale que le décret consolide.
- La capacité collective de débattre, d'arrêter et d'évaluer un projet communautaire où seraient harmonisés les intérêts de chacun, ce qui suppose la capacité de faire des choix ressentis comme pertinents et « justes » par les différents partenaires.
11Comment aider les acteurs de l'École à réussir ce pari démocratique ?
- Par la formation des différents acteurs, eux aussi tributaires de statuts différents dans l'établissement et inégalement expérimentés dans le jeu des rapports de forces habituels qui s'y déroule.
- Par une meilleure gestion des personnes, des ressources et de l'horaire de l'école, surtout en ces temps de pénurie où rien ne peut être négligé ni gaspillé.
- Par l'amélioration des conditions de travail et d'étude de ses acteurs quotidiens que sont les personnels de l'enseignement et les élèves.
- Par un refinancement sélectif des parties les plus faibles du système scolaire et, d'ici là, par subsidiarité, en renforçant la coopération et la solidarité entre les établissements d'une même entité scolaire (ce qui suppose que la démocratie locale ne peut se replier sur elle-même, comme dans un ghetto, sous peine de renforcer à terme l'égoïsme de groupe et de relancer la concurrence malsaine entre établissements). Démocratie ouverte ou démocratie fermée ?
12Les grands moyens que nous réclamons pour sauver l'École du marché libre qui la guette ne serviraient pas à grand chose si nous n'utilisions pas aussi ces moyens plus modestes, mais pas nécessairement simples à appliquer, que je viens d'évoquer. Comme le disait l'adage ancien : Ad augusta per angusta. Nous n’atteindrons les sommets que par des sentiers étroits. Sur ce chemin difficile, il faudra de l'expérience, de la force et du courage. Aucun décret ne pourra nous les délivrer. Par contre, les responsables de l'enseignement, tous réseaux confondus, seraient bien avisés de s'interdire toute mesure vexatoire qui paralyse et anéantit ces vertus.
13Quant aux responsables politiques, qu'ils se montrent cohérents avec eux-mêmes : s'il faut du temps pour construire l'École nouvelle, qu'ils ne la privent pas des matériaux et des hommes nécessaires, pressés qu'ils sont par l'aiguillon budgétaire. Deux logiques s'affrontent : d'une part, la logique pédagogique, qui a besoin d'un minimum de moyens et de durée pour réussir ; d'autre part, la logique budgétaire, qui se justifie par l'urgence qu'il y a de résoudre la crise de l'argent public. La réconciliation (« citoyenne » ?) entre elles s'annonce difficile.
14Une question finale pour « dégourdir » l'esprit : quelle est l'espérance de voir cette École nouvelle, si elle voit significativement et massivement le jour, influencer heureusement les pratiques dans l'enseignement supérieur et, au-delà de lui, dans la société elle-même ? À défaut d'une réponse satisfaisante, les adolescents concluraient très vite qu'ils ont été dupés puisque, une fois sortis du « pré carré » où ils auraient été instruits et éduqués, les valeurs et les pratiques de référence qui furent les leurs s’effaceraient devant les exigences abusives d'une société productiviste à laquelle les études supérieures « prépareraient » trop complaisamment.
Auteur
Président de la Centrale Chrétienne du Personnel de l'Enseignement Moyen et Normal Libre (CEMNL)
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