Liberté et autonomie. Castoriadis critique de Platon
p. 151-172
Texte intégral
1C’est toujours avec une certaine appréhension que l’interprète de Platon aborde la discussion de sa philosophie politique. En effet, Platon a tellement été considéré comme l’origine de toutes les tendances les plus néfastes de l’histoire, notamment dans le domaine politique, que toute tentative d’interpréter sa philosophie d’une manière un peu moins caricaturale risque d’être prise comme participant elle-même à la défense ou à la réhabilitation des tendances en question. C’est pourtant à cette tâche périlleuse que je vais m’atteler dans les pages qui suivent, en examinant l’interprétation du Politique par Castoriadis, et en particulier son analyse de la critique platonicienne de la loi et de l’affirmation de son insuffisance relativement à la science politique. Castoriadis considère en effet – à tort selon moi, mais peu importe ici – que contrairement à ce qu’affirme l’Étranger d’Élée, le véritable objet de ce dialogue est bien la question politique et non la dialectique1. Or s’il est vrai que Castoriadis a le mérite de considérer qu’il est « anachronique et ridicule » de faire comme Popper de Platon le père du totalitarisme2, son interprétation du Politique n’échappe pas à mon sens à un certain nombre d’erreurs et de caricatures exégétiques, parfois appuyées sur des argumentations purement « rhétoriques et sophistiques », pour reprendre les termes par lesquels lui-même caractérise les procédés de Platon dans ce dialogue. Je n’ignore évidemment pas que l’ambition de Castoriadis est beaucoup moins de réaliser un commentaire du Politique que d’entrer dans une véritable confrontation philosophique avec Platon, et que son entreprise ne peut dès lors être jugée à l’aune de critères purement exégétiques. Mais il me semble que l’interprétation qu’il adopte l’empêche précisément de porter son débat avec Platon sur un plan où il aurait peut-être été plus fécond, à savoir non pas l’opposition entre liberté et autorité, ni entre autonomie et hétéronomie, mais plutôt entre deux conceptions de la liberté, dont il n’est pas si sûr que celle de Castoriadis soit la plus radicale. C’est du moins ce que je voudrais tenter de montrer dans les pages qui suivent3.
2Pour Castoriadis, « Platon et sa philosophie politique – et sa philosophie en général [...] – sont le résultat de la défaite de la démocratie athénienne4 ». La grandeur de la démocratie athénienne était, non pas simplement d’avoir réalisé l’auto-institution de la société, car toute société est par nature auto-instituante, mais d’avoir rendu cette auto-institution explicite, de ne pas l’avoir recouverte au moyen d’une interprétation qui chercherait à la rapporter à un fondement extérieur à elle-même, ce qui l’aurait fait sombrer, comme toutes les sociétés antérieures et la majorité des sociétés apparues depuis lors, dans l’hétéronomie. C’est parce qu’elle se reconnaît elle-même comme fondement de sa propre institution que seule la démocratie est véritablement autonome. Mais cette autonomie signifie également que cette institution reste toujours ouverte et peut dès lors toujours être remise en cause, voire se retourner en son contraire. C’est en ce sens que la démocratie ainsi comprise est un régime constamment en risque – c’est même le seul régime qui risque, selon Castoriadis : « La tyrannie ou le totalitarisme ne « risquent » rien, car ils ont déjà réalisé tout ce qui peut exister comme risque dans la vie historique5 ». Ne reconnaissant aucune limite extérieure, la démocratie doit nécessairement s’autolimiter, sous peine de sombrer dans l’hybris et d’aboutir ainsi à sa propre destruction. C’est ce que n’a pas réussi à faire la démocratie athénienne à la fin du cinquième siècle, succombant à la guerre du Péloponnèse qu’elle avait elle-même suscité en refusant d’étendre l’égalité et la liberté hors des limites étroites de la cité6. Constatant cette incapacité de la démocratie à trouver en elle-même sa mesure et sa limite, Platon cherche au contraire à refonder la société sur un principe externe, à savoir la connaissance détenue par les philosophes. Ce faisant, il recrée un modèle de société hétéronome, qui méconnaît l’activité auto-instituante de la polis et qui a au contraire pour but de figer l’histoire, d’empêcher toute évolution et toute transformation radicale de la société7.
3Il y a toutefois un texte de Platon qui semble de prime abord aller à l’encontre de cette interprétation, à savoir la critique des lois et des constitutions non idéales dans Le Politique (291 a – 303 c). Dans ce passage, en effet, l’Étranger reproche précisément aux lois leur immobilisme, qu’il juge incompatible avec le flux du devenir que le véritable politique se doit au contraire d’accompagner. La manière dont Castoriadis interprète ce texte nous intéresse donc au premier plan, d’autant plus que celui-ci déclare que la critique platonicienne de l’idée même de lois écrites « est centralement tout à fait juste » – tout en ajoutant : « Autre chose est évidemment l’usage vers lequel [Platon] fait dériver cette idée8 ».
4Commençons par rappeler brièvement le contexte dans lequel intervient le passage en question. L’Étranger et le jeune Socrate se sont donné comme but de définir le politique. Castoriadis considère que leur recherche aboutira en réalité au moins à deux définitions différentes : l’une qui fait du politique un pasteur divin et l’autre qui en fait un tisserand royal. Mais selon Castoriadis, le corps du texte est bien plutôt constitué par ce qu’il appelle « trois digressions » (auxquelles s’ajoutent « huit incidentes », d’importance ou de longueur moindre) : le mythe du règne de Cronos, qui rejette dans un passé mythique la première définition du politique, la discussion sur les différentes formes de régimes politiques et l’argumentation en faveur de la suprématie de la science comme seule base valable du politique. Ce sont ces deux dernières « digressions » – qui, de l’aveu même de Castoriadis, sont en réalité étroitement liées – qui nous intéressent ici.
5La discussion sur les différentes formes de constitutions intervient alors que l’Étranger est en train d’essayer de séparer le politique véritable de ses rivaux au sein de la cité, jusqu’au moment où il se trouve confronté à « une troupe nouvelle, si nombreuse », de « gens biens étranges », « race aux tribus nombreuses » : « Des hommes dont plusieurs ressemblent aux lions, aux centaures, à d’autres monstres de ce genre, un plus grand nombre encore aux satyres ou bien aux bêtes qui ont peu de force et beaucoup de ruse ; et, rien qu’en un clin d’œil, ils changent entre eux d’apparences extérieures et de propriétés » (291 a-b)9. On aura reconnu « le chœur qui s’agite autour des affaires publiques », « le plus magicien de tous les sophistes, le plus consommé dans cet art » (291 c) – bref, l’ensemble des dirigeants de nos cités actuelles.
6Afin de mettre un peu d’ordre dans cette foule si nombreuse, l’Étranger commence par utiliser les critères traditionnels : le nombre de gouvernants, d’abord (un seul, un petit nombre ou le plus grand nombre), et les dichotomies entre gouvernement exercé par contrainte ou avec le consentement des sujets, par les pauvres ou par les riches, dans le respect des lois ou dans l’illégalité (291 d – 292 a). Mais il balaie ensuite toutes ces distinctions d’un revers de la main en rappelant que nous avons défini le politique depuis le début comme le détenteur d’une science (epistèmè), et que cela seul doit tenir lieu de critère pour nous. Or une telle science, « la plus difficile et la plus grande qu’il soit possible d’acquérir » (292 d), est évidemment très rare, de sorte que « la droite forme du commandement » (hè orthè arkhè) ne pourra se trouver que chez un, deux ou en tout cas très peu d’hommes ; mais « ceux-là, qu’ils commandent avec ou contre le gré de leurs sujets, qu’ils s’inspirent ou non de lois écrites, qu’ils soient riches ou pauvres, il faut, d’après ce que nous pensons maintenant, les tenir pour des chefs, du moment qu’ils commandent avec compétence (kata tekhnèn) par quelque forme d’autorité (arkhèn) que ce soit » (293 a).
7Castoriadis considère ce passage comme un exemple particulièrement clair de la « malhonnêteté rhétorique » de Platon, dans la mesure où il « répète cette espèce de pétition de principe qui a été introduite négligemment au début du dialogue sans qu’on puisse vraiment y faire attention à ce moment-là10 ». En effet, c’est dès le tout début du dialogue (258 b) que le politique a été classé parmi les détenteurs d’une science (tôn epistèmonôn), et cela sans le moindre argument. Pour Castoriadis, cela représente l’erreur inaugurale de la philosophie politique de Platon, et le fait qu’elle soit ainsi présentée comme une évidence manifeste que les bases de cette philosophie sont purement et simplement sophistiques. Il me semble toutefois que ces critiques ne sont pas justifiées. En effet, s’il est vrai que cette assimilation de la politique à une science n’est nulle part justifiée dans le dialogue, on ne peut certainement pas considérer qu’elle tombe simplement du ciel, dans la mesure où Platon a consacré plusieurs dialogues à la défendre en détail. Castoriadis reproche souvent à Platon son « oubli » du mythe démocratique qu’il a mis dans la bouche de Protagoras dans le dialogue qui porte son nom, mais on peut reprocher à Castoriadis d’avoir tendance à oublier pour sa part toute la suite de ce dialogue, dans laquelle Socrate s’attache à réfuter le grand sophiste, ainsi que tous les autres dialogues dans lesquels Platon cherche à démontrer que la vertu – et donc, selon lui, la politique – est une science. Que de telles démonstrations atteignent leur but ou non est une autre question, mais il est quelque peu injuste de reprocher à Platon de ne pas reprendre tous les problèmes à zéro chaque fois qu’il écrit un nouveau dialogue. En l’occurrence, il me semble que Le Politique présuppose, au moins, La République, et qu’on ne doit donc pas s’attendre à voir les protagonistes y revenir sur des points que Platon considère – à tort ou à raison – comme acquis. Par ailleurs, je pense que la majorité des critiques opposées par Castoriadis – ainsi d’ailleurs que par de nombreux interprètes – à l’assimilation platonicienne de la politique à une science reposent sur une conception erronée de ce qu’est la science pour Platon, point sur lequel je reviendrai plus bas.
8Il convient également d’insister sur le fait que le passage cité plus haut, que Castoriadis juge « parfaitement atroce11 », ne signifie pas du tout que le véritable politique ne se préoccupera pas d’obtenir le consentement de ses sujets et gouvernera sans lois – quant à la richesse et à la pauvreté, elles sont, effectivement, considérées par Platon comme sans pertinence relativement à l’exercice du pouvoir, ce qui me paraît être tout à son honneur. Concernant le premier point, le fait que la science royale doive selon l’Étranger se subordonner la rhétorique « qui, de concert avec elle, prêtant à la justice sa force persuasive, gouverne toutes les actions dans les cités » (304 a, cf. 304 c-d) suffit déjà à montrer qu’elle ne tiendra nullement l’obtention du consentement de ses sujets pour un détail sans importance. D’ailleurs, faut-il rappeler que c’est Platon qui, dans les Lois, considérera que la force des lois doit reposer, non seulement sur la contrainte (bia) comme c’est actuellement le cas, mais également sur la persuasion (peithos), raison pour laquelle il préconise de faire précéder chaque loi d’un préambule qui en expose les motifs et les raisons d’être ? Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que dans ce dernier dialogue, l’Athénien justifie cette innovation en invoquant la différence entre les médecins ou aides médecins esclaves soignant des esclaves, qui se contentent d’ordonner sans explication le traitement qu’ils jugent adéquat, « avec la suffisance d’un tyran », et les médecins libres soignant des hommes libres, qui quant à eux instruisent le malade lui-même et ne prescrivent rien sans l’avoir préalablement persuadé du bien-fondé de leur diagnostic et du traitement qu’ils préconisent – cette seconde méthode étant bien entendu préférable à la première (IV, 720 a-e). L’intérêt de ce passage est qu’il pourrait sembler contraster singulièrement avec celui du Politique qui suit immédiatement le texte cité plus haut, dans lequel l’Étranger fait également une comparaison entre le politique et le médecin (comparaison « parfaitement sophistique » selon Castoriadis12), mais dans un sens apparemment contraire : « Ainsi nous n’en tenons pas moins les médecins pour tels, qu’ils nous guérissent de gré ou de force, qu’ils nous taillent ou nous brûlent ou nous infligent quelque autre traitement douloureux, qu’ils suivent des règles écrites ou s’en dispensent, qu’ils soient pauvres ou qu’ils soient riches ; nous n’hésitons pas le moins du monde à les appeler médecins, tant que leurs prescriptions sont dictées par l’art, et tant que, nous purgeant ou diminuant notre embonpoint par tout autre moyen ou bien au contraire l’augmentant, peu importe, ils le font pour le bien du corps, améliorent en fait son état et, tous autant qu’ils sont, assurent le salut des êtres qui leur sont confiés. » (293 b-c) Il n’y a en réalité aucune incompatibilité entre ces passages, pour autant que l’on voie que, dans Le Politique, la question n’est pas de savoir si le bon politique gouvernera ou non avec le consentement de ses sujets, mais seulement si cela peut valoir comme critère permettant de démarquer le véritable politique de celui qui n’en est qu’un pâle imitateur. Et la réponse de Platon est négative : la légitimité de l’exercice du pouvoir ne peut être fondée dans le simple consentement des sujets, sans quoi tout démagogue suffisamment habile serait un dirigeant parfaitement légitime. Doit-on dire que l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933 était « juste », sous prétexte qu’elle s’est faite avec le consentement de ses sujets ? D’après Platon, certainement pas : il ne faudrait l’admettre que si Hitler avait été détenteur de la science politique, bref s’il avait été philosophe au sens platonicien du terme – et j’espère qu’il est inutile de préciser qu’il était évidemment tout le contraire, et représentait bien plutôt la figure même du tyran, dont je rappelle tout de même qu’elle constitue l’abomination suprême pour Platon, celle contre laquelle toute sa philosophie politique est dirigée.
9Il en va de même pour le second point : l’Étranger ne dit pas du tout que le véritable politique gouvernera sans lois, comme semble le suggérer Castoriadis, mais seulement que l’usage de lois n’est pas un critère suffisant pour distinguer le bon politique de ses contrefaçons. Il est vrai que le jeune Socrate mécomprend déjà l’Étranger sur ce point (cf. 293 e), ce qui donne à ce dernier l’occasion non seulement de préciser son idée, mais aussi et surtout d’approfondir la question de l’insuffisance essentielle de toute loi en tant que telle. L’Étranger corrige tout de suite le jeune Socrate en déclarant qu’« il est bien clair que, d’une certaine façon, la législation (nomothetikè) est fonction royale ; et pourtant ce qui vaut le mieux, ce n’est pas de donner force aux lois, mais à l’homme royal doué de pensée (meta phronèseôs) » (294 a). En effet, « la loi ne sera jamais capable de saisir avec exactitude à la fois ce qu’il y a de meilleur et de plus juste pour tous, de façon à édicter les prescriptions les plus utiles ; car la diversité qu’il y entre les hommes et entre les actions, et le fait qu’aucune chose humaine n’est, pour ainsi dire, jamais en repos, ne laissent place, dans aucun art et dans aucune matière, à un absolu (haploun) qui vaille pour tous les cas et pour tous les temps... Or, c’est, en somme, tout juste à cet absolu que nous voyons la loi s’efforcer, comme un homme sûr de lui, ignare, qui ne permettrait à personne de rien faire contre la consigne qu’il a édictée et ne souffrirait aucune question, même en présence d’une situation nouvelle, meilleure, pour tel ou tel cas, que ne l’avaient prévu ses propres prescriptions » (294 a-c). C’est ce passage que Castoriadis juge « très beau et très vrai » et dans lequel il voit le fondement tant de l’analyse aristotélicienne du concept d’équité que de la critique hegelienne de l’« universel abstrait13 ». Il est effectivement remarquable, non seulement en raison de son insistance sur l’écart entre l’universalité de la loi et la singularité des cas concrets, mais plus encore, me semble-t-il, par l’opposition qu’il établit entre la fixité de la loi et le flux incessant du monde en devenir, et plus précisément du monde des affaires humaines. C’est précisément parce que le monde humain change sans cesse que toute loi s’avère insuffisante pour en régler le cours. Comment Castoriadis peut-il dès lors affirmer que le projet politique de Platon est de « figer l’histoire » et d’« arrêter le cours du temps » ? Pour le comprendre, poursuivons la lecture du texte de Platon.
10L’Étranger enchaîne immédiatement en expliquant qu’il est néanmoins nécessaire de faire des lois, car le législateur « ne serait jamais capable, en édictant des ordres pour tout le groupe, d’appliquer à chaque individu la règle précise qui lui convient [...]. Il posera plutôt, je pense, celle qui convient à la majorité des cas et à la majorité des individus [...]. Car, Socrate, comment serait-on jamais capable de venir s’asseoir, à tout instant de la vie, auprès de chaque particulier pour lui prescrire exactement ce qu’il doit faire ? Il est trop clair, à mon avis, que, du jour où l’un ou l’autre en serait capable, parmi ceux qui possèdent vraiment la science royale, il ne serait plus guère en peine de s’entraver de ses propres mains en écrivant ces prétendues lois » (295 a-b). C’est dans l’interprétation de ces lignes que Castoriadis me semble commettre une série d’erreurs exégétiques qui confinent parfois au sophisme.
11Tout d’abord, Castoriadis caricature grossièrement l’idéal platonicien lorsqu’il déclare, en réponse à une question : « Ce qu’il [sc. Platon] présente dans Le Politique, ce serait un sur-despote éclairé. Un despote éclairé ou un technocrate n’a jamais prétendu dire à chacun ce qu’il a à faire. Or c’est l’expression littérale de Platon : parakathèmenos, au chevet de chacun. A 1 heure, en sortant de cette salle, c’est l’homme royal qui va nous dire si l’on doit aller déjeuner ou pas. Donc c’est au-delà du despotisme éclairé14. » Il est évident que Platon n’a jamais soutenu une pareille absurdité : l’Étranger dit au contraire explicitement que les prescriptions de l’homme royal concernent « les obligations de justice et de contrats mutuels » (tou dikaiou peri kai tôn pros allèlous sumbolaiôn, 294 e – 295 a) de ses sujets. L’image du politique au chevet de ses citoyens est certes très forte, mais elle n’implique aucune intrusion de celui-ci dans tous les aspects de leur vie : elle signifie simplement que dans tous les domaines actuellement régis par des lois, il serait préférable de pouvoir se référer immédiatement au législateur véritablement savant15.
12Il y a plus grave. Car Castoriadis considère que puisque l’homme royal ne peut être au chevet de chaque citoyen, et qu’il faut donc recourir à des lois, malgré toute leur insuffisance, le gouvernement de l’homme royal est impossible. Autrement dit, il n’y aurait pas pour Platon de bon usage des lois possible : le simple usage des lois nous ferait déjà déchoir de l’idéal et serait le signe que ce n’est plus l’homme royal qui gouverne16. Cette conséquence résulterait d’une interprétation trop radicale par Platon de l’opposition pourtant correcte dans le fond qu’il a établie entre la loi et les cas singuliers : « Tout le problème c’est la distance que l’on met entre tout ce flux, ce multiple, et la règle universelle. Et le sophisme de Platon, ici, c’est l’absolutisation des termes [...] l’opposition entre l’universel abstrait et la réalité concrète, le flux héraclitéen disons, est présentée comme absolue, totalement incompatible. Vu que jamais une règle universelle abstraite ne peut être parfaitement congrue à une réalité parce que les choses toujours changent, Platon veut en conclure qu’elle ne peut même pas l’être pendant quinze ans, ni quinze semaines, ni même quinze jours. Elle ne peut l’être radicalement, et il n’y a aucun recours17. » Or cette interprétation me paraît être une exagération qui ne correspond pas du tout à ce que soutient ici Platon : au contraire, tout ce passage vise à montrer pourquoi le véritable politique lui-même devra nécessairement faire usage de lois, tout comme le maître de gymnastique prescrit des exercices en considérant « la majorité des cas et la majorité des sujets en édictant les préceptes qui seront utiles au corps en général » (294 e) ; mais simplement, s’il possède véritablement la science politique, il ne doit pas lui-même se soumettre à ces prescriptions comme si elles étaient fixées une fois pour toutes, mais doit toujours pouvoir les modifier lorsque les changements survenus dans les affaires humaines l’exigent – tout comme le maître de gymnastique ou le médecin, de retour de voyage, n’hésiteront pas à modifier leurs prescriptions antérieures (295 b – 296 a). Autrement dit, le ressort de tout ce passage n’est pas de savoir si le véritable politique fera ou non usage de lois – il en fera nécessairement usage –, mais bien plutôt de montrer, d’une part, que l’usage ou non de lois n’est pas un critère permettant de distinguer le véritable politique de ses contrefaçons, et, d’autre part, que la science politique ne doit pas se soumettre à des lois préétablies, fût-ce par elle-même.
13Mais à mon sens, le nœud du problème réside dans la manière dont Castoriadis comprend la science politique au sens platonicien du terme. S’interrogeant sur la nature de cette science (epistèmè), il déclare : « Étant donné le caractère des choses publiques, il est à peu près clair que cette epistèmè est, au moins potentiellement, une epistèmè de la totalité18. » Or une telle conception de la science entre en contradiction avec l’idée « qui est le reste grec de Platon » selon laquelle il y a une part irréductible d’indétermination dans le devenir, dont la reconnaissance était précisément le principe de la critique de l’insuffisance de la loi19. Mais en disant, toujours selon Castoriadis, que « le vrai politique, c’est le philosophe, celui qui sait dire le juste et l’injuste dans leur définition20 », Platon ne rétablit-il pas à un niveau supérieur la contradiction entre le flux du devenir et la fixité d’un savoir censément capable de le maîtriser ? En quoi la connaissance des Idées, si elle consiste en la possession de définitions qui se veulent universellement valides, échapperait-elle aux objections qui ont été faites à l’encontre des lois ? « Et nous retrouvons là, encore une fois, le même paradoxe : ces Idées, ces essences, rien ne dit que comme telles elles rendent capable le philosophe de La République de gérer, comme on dit aujourd’hui, de gouverner dans les situations singulières, concrètes21. » Aporie dont Platon serait progressivement devenu conscient, mais qui ne l’aurait pas empêché de continuer à défendre l’exigence du savoir envers et contre tout.
14On peut regretter que Castoriadis ait préféré attribuer ce paradoxe à une nouvelle malhonnêteté intellectuelle de Platon plutôt qu’à une compréhension insuffisante de la nature de la science platonicienne. Car malgré une doxa interprétative persistante, la science ne consiste en aucun cas pour Platon en la possession de définitions : elle consiste bien plutôt en leur recherche. Cette recherche est la dialectique, qui est bien une méthode, mais non pas au sens où elle serait un simple organon menant à la science : elle est la science elle-même. Quant aux définitions qui peuvent être atteintes au terme de ce processus, elles n’ont de valeur qu’en tant qu’elles récapitulent tout le cheminement qui y a mené ; séparées de ce cheminement, elles ne sont que des doxai, des opinions, peut-être vraies, mais qui n’en restent pas moins des opinions avec tous leurs défauts, incapables de rendre raison d’elles-mêmes, de faire autre chose que se répéter ne varietur. Cela implique qu’on ne connaît jamais une Idée « une fois pour toutes » : on ne connaît une Idée qu’au moment où on l’examine. Car la science réside dans le mouvement même de la pensée lorsqu’il est réglé par les Idées. C’est pourquoi il y a en définitive identité pour Platon entre science (epistèmè), intelligence (noûs) et pensée (phronèsis), ces trois termes étant utilisés pour désigner l’art politique dans le Politique22.
15Mais en quoi la science ainsi définie serait-elle d’une quelconque utilité au politique ? Pour le comprendre, il faut à mon sens voir que l’Idée du bien consiste pour Platon en la déterminité, exprimée dans le Politique par le concept de juste mesure (to metrion)23. En nous confrontant à des objets de plus en plus déterminés, les mathématiques d’abord, la dialectique ensuite, ouvrent notre âme à la lumière de la déterminité en tant que telle, qui est la cause, non seulement de l’être de tout ce qui est (au sens où être, c’est toujours être déterminé24), mais aussi de la bonté de tout ce qui est bon. C’est donc cela que le véritable politique doit introduire dans le flux incessant du devenir, non pas afin de le figer dans une immobilité impossible, mais afin de le déterminer, c’est-à-dire de l’organiser, de le rendre cohérent. Pour ce faire, la connaissance de l’intelligible est nécessaire, non pas parce qu’elle lui fournirait des « recettes » qu’il lui suffirait d’appliquer, mais parce qu’elle familiarise son âme avec la simple forme (vide de tout contenu) qu’il va devoir réaliser dans le sensible. Cette réalisation suppose toutefois deux conditions supplémentaires : d’une part, une grande familiarité avec le monde infiniment variable du devenir – et à ce sujet, on a un peu trop tendance à oublier que les futurs gardiens de La République, après leur préparation intellectuelle de dix ans de mathématiques et de cinq ans de dialectique, doivent encore « redescendre dans la caverne » pendant pas moins de quinze ans pour se familiariser progressivement avec les charges de direction et « afin qu’en matière d’expérience (empeiria) non plus ils n’aient pas de retard sur les autres », et que c’est seulement après cette double préparation que les meilleurs d’entre eux pourront s’élever jusqu’à la connaissance de l’Idée du bien et, en se référant à celle-ci comme modèle, prendre la direction de la cité (VII, 539 e – 540 b) – ; et d’autre part, une grande inventivité, qui permettra au politique de s’adapter à toutes les situations et de réaliser la justice dans les cas les plus inattendus – et ce n’est certainement pas un hasard si Le Politique fait précisément de l’inventivité la qualité par excellence du bon dialecticien (cf. 286 e – 287 a). Exiger du véritable politique qu’il soit savant est tout le contraire d’en faire le détenteur d’un système prédéterminé de vérités qu’il lui suffirait d’appliquer dans chaque cas ; c’est bien plutôt le caractériser par une intelligence et une inventivité qui soient à la hauteur de toute situation nouvelle et imprévisible qui se présente, ce qui suppose qu’il ne se soumette jamais à des règles préétablies.
16On voit qu’il n’y a donc, à ce niveau, aucune volonté d’« arrêter l’histoire », de fixer le flux du devenir une fois pour toutes, mais au contraire celle de l’accompagner en lui donnant forme et cohérence. Il faut toutefois nuancer cette affirmation. D’abord, il est clair que cette ouverture au devenir n’inclut pas, pour Platon, la possibilité d’une remise en cause du régime politique idéal lui-même, car celui-ci étant le meilleur possible, tout changement à ce niveau ne pourrait être que dégradation. En particulier, Platon prend énormément de précautions dans La République pour s’assurer que les rois-philosophes ne puissent devenir des tyrans, en faisant passer ceux qui sont pressentis pour cette tâche par des tests répétés tout au long de leur éducation et de leur préparation, qui se poursuit, rappelons-le, jusqu’à l’âge de cinquante ans. Ensuite, cette ouverture au devenir n’est possible pour Platon que dans le cadre de la cité idéale gouvernée par le politique véritable. En revanche, lorsque celui-ci fait défaut, c’est-à-dire dans le cadre des cités actuellement existantes, il prône au contraire un conservatisme quasi absolu, à savoir l’obéissance stricte des gouvernants (et, cela va sans dire, de leurs sujets) aux lois instituées et l’interdiction de les modifier. Dans Le Politique, l’Étranger appuie cette prescription en disant que les lois « résultent de multiples tâtonnements » et que « chaque article n’a été posé par le peuple que sur le conseil et l’exhortation de conseillers bien intentionnés » (300 b), mais on sent bien que ce qui compte avant tout pour Platon, c’est d’éviter le règne de l’arbitraire, qui surviendrait au contraire si des dirigeants prétendaient imiter la souveraine liberté avec laquelle gouverne le véritable politique en se plaçant au-dessus des lois sans pour autant posséder le savoir politique, n’en produisant alors qu’une caricature atroce. Remarquons toutefois que ce conservatisme doit en revanche laisser ouverte la possibilité de se transformer radicalement si un politique réellement savant en vient à surgir dans la cité.
17Ces réserves étant faites, je voudrais en revenir au régime idéal pour préciser quelque peu son rapport à la liberté, qui me paraît plus complexe qu’on ne le croit d’habitude en faisant de Platon l’ennemi juré de la liberté et le partisan d’un autoritarisme absolu. Au contraire, il faut bien voir que le gouvernement de l’intelligence non soumise à des lois quelles qu’elles soient est précisément pour Platon la définition même de la liberté. Il faut à ce sujet rappeler ce texte des Lois, sur lequel Robert Muller a à juste titre attiré l’attention dans son important ouvrage sur La doctrine platonicienne de la liberté25 : « Il n’y a, en effet, ni loi (nomos), ni règlement (taxis) quelconque qui ait une puissance supérieure à celle du savoir (epistèmès), et il n’est pas permis non plus de soumettre l’intelligence (noûn) à quoi que ce soit, encore moins d’en faire une esclave, elle à qui appartient au contraire une légitime autorité sur toutes choses : à cette condition précise toutefois qu’elle soit une intelligence authentique (alèthinos), une intelligence réellement libre (eleutheros... ontôs), en conformité avec sa nature (kata phusin) » (IX, 875 c-d ; trad. L. Robin). L’intelligence « pure », qui s’identifie avec la science au véritable sens du mot, est réellement libre, elle n’est soumise à rien d’autre qu’elle-même ; et c’est pourquoi, comme y a insisté Monique Dixsaut26, la dialectique est décrite dans le Sophiste comme « la science des hommes libres » (tèn tôn eleutherôn... epistèmèn, 253 c), parce qu’elle procure l’intelligence à celui qui la pratique. Le concept de liberté ici en jeu est bien, si l’on veut, celui d’autonomie, mais non pas au sens où l’intelligence poserait ses propres lois, mais bien plutôt au sens où elle est sa propre loi ; car pour Platon, suivre des lois que l’on a soi-même posées (« écrites »), ce n’est rien d’autre que « s’entraver de ses propres mains » (cf. Le Politique, 295 b).
18C’est là, on le voit, une conception de la liberté particulièrement forte, et même absolue ; mais c’est également la raison pour laquelle Platon considère qu’elle est quasiment inaccessible à l’homme, et en tout cas à la grande majorité des hommes. D’où le fait que, loin de déboucher sur une promotion de la démocratie, elle le conduit au contraire à confier le pouvoir aux philosophes véritables, seuls capables de prétendre approcher cet idéal. Mais il faut bien voir que cette conséquence ne résulte nullement d’un autoritarisme forcené ni d’une quelconque haine de la liberté, mais au contraire d’une conception particulièrement exigeante de la liberté. C’est là, certainement, un paradoxe de la philosophie politique de Platon, que l’on pourrait d’ailleurs retrouver chez d’autres auteurs, qu’une philosophie qui fait de la liberté un absolu débouche sur des conceptions politiques que l’on peut difficilement qualifier de « libérales27 ». C’est que pour Platon, le lieu de la liberté véritable n’est pas la société, mais la pensée : le but de la politique est seulement pour lui de fournir un cadre dans lequel la véritable liberté – celle de la philosophie, de la dialectique – pourra s’épanouir à son degré le plus haut ; mais elle n’est pas elle-même l’incarnation de cette liberté. La politique n’est pas la valeur suprême pour Platon, elle est subordonnée à cet absolu qu’est la philosophie. C’est sur ce point, me semble-t-il, que se joue la divergence la plus radicale entre Castoriadis et Platon. Car le projet de Castoriadis consiste au contraire à penser la possibilité de la liberté dans la société elle-même ; bien plus, à montrer que c’est seulement en celle-ci qu’elle peut se réaliser. Il écrit par exemple dans L’institution imaginaire de la société : « l’on ne peut vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous, et [...] sa réalisation ne peut se concevoir pleinement que comme entreprise collective28. » Par « autonomie », Castoriadis entend « l’état où « quelqu’un » – sujet singulier ou collectivité – est auteur de sa propre loi explicitement et, tant que faire se peut, lucidement (non pas « aveuglément »). Cela implique [...] qu’il instaure un rapport nouveau avec « sa loi », signifiant, entre autres, qu’il peut la modifier sachant qu’il le fait29. » On voit que le terme « autonomie » tel qu’il est employé ici n’a plus le sens d’« être à soi-même sa propre loi », tel que je l’ai utilisé relativement à Platon, mais bien de « poser sa propre loi ». Cela implique qu’il est possible de poser de manière autonome des lois qui vont en réalité entraver l’autonomie du sujet qui les pose. Ce paradoxe est tout à fait assumé par Castoriadis, qui voit là précisément l’élément de « risque » inhérent à la démocratie, le seul régime véritablement autonome selon lui.
19Comment Castoriadis parvient-il à concilier cette conception de l’autonomie avec la critique platonicienne de l’immobilisme de la loi, dont nous avons vu qu’il la considérait comme « tout à fait juste » ? C’est là, me semble-t-il, l’un des éléments les plus intéressants de son commentaire du Politique. Tout à la fin de son séminaire, il déclare en effet qu’en se basant sur les analyses de Platon, on peut tirer des conclusions tout à fait opposées aux siennes, à savoir :
« que chaque citoyen est interprète de la loi pour ce qui concerne sa propre vie. Chaque citoyen a devant lui cet ensemble de règles abstraites, mais il vit dans une réalité changeante, diverse, une réalité héraclitéenne, et il n’y a que lui qui puisse faire le pont entre l’un et l’autre. [...] Chaque citoyen doit être lui-même, en un sens, juge ex ante – comme on dit en latin –, d’avance, de ce qui va se passer30 » ;
et que « étant donné l’écart d’essence entre les grammata, les lettres mortes, et la réalité toujours changeante, les circonstances toujours différentes, et donc la nécessité de modifier les lois pour tenir compte de ces changements dans la réalité et de la variation des circonstances, il en résulte que la législation ne peut pas être quelque chose qui est fait une fois pour toutes, que c’est une activité permanente. Toute législation doit en permanence être capable de se reprendre – c’est ce que j’appelle l’auto-institution permanente. Et les sujets de cette auto-institution permanente, les sujets actifs, agissants [...], ça doit être l’ensemble des citoyens, ça doit être le dèmos lui-même31. »
20Autrement dit, dans une véritable démocratie, chaque citoyen doit combiner les qualités du bon juge et du bon législateur : « Donc il faut que chacun, autant que possible, puisse agir presque comme homme royal dans les affaires qui le regardent32. » Cela implique que « la tâche [...] du fameux législateur, quel qu’il soit, c’est l’éducation des citoyens, la paideia, de telle sorte et dans une telle orientation qu’ils puissent eux-mêmes constamment suppléer la loi, c’est-à-dire combler l’écart entre l’abstraction de l’universel légal et la réalité. [...] il faut éduquer les gens de telle sorte qu’ils puissent eux-mêmes constamment combler cet écart entre les grammata, les lettres mortes de la loi, et la réalité, qu’ils puissent eux-mêmes s’asseoir chacun à leur propre chevet – puisque personne d’autre ne peut le faire pour eux33. »
21Je laisse ouverte la question de savoir si cette conception de la démocratie n’est pas en un sens plus « utopique » que la cité idéale de Platon. Castoriadis est d’ailleurs le premier à reconnaître qu’elle est très loin d’être réalisée dans nos états prétendument démocratiques, qui sont bien plutôt des « oligarchies libérales34 ». Il me semble en tout cas clair que, si Platon ne présente pas cet idéal comme objectif à atteindre, ce n’est pas en raison d’une quelconque prévention contre la liberté, mais parce qu’il le croit irréalisable. En effet, d’après ses propres principes, une telle conception de la démocratie présupposerait que tous les hommes soient philosophes ; or, si tel était le cas, nous n’aurions tout simplement plus besoin de cités ni de politique. Mais ce qui m’intéresse surtout ici, c’est l’insistance de Castoriadis sur l’importance de l’éducation, car, par là, il rejoint l’une des préoccupations majeures de la philosophie politique de Platon. Certes, l’éducation qu’a en vue Castoriadis est très différente de celle prônée par Platon : comme le révèle la lecture de son séminaire sur La cité et les lois35, il s’agit essentiellement de l’expérience acquise par chaque citoyen contraint à exercer alternativement les différentes fonctions du pouvoir dans le cadre d’une démocratie directe, alors que Platon, on le sait, élabore un programme éducatif constitué essentiellement de mathématiques et de philosophie. Il n’en reste pas moins qu’il est tout à fait faux de dire que « dans un système théocratique, platonicien, la paideia consiste simplement à inculquer aux gens la peur du dieu, la soumission aux lois, point à la ligne36 » – du moins si le système « théocratique, platonicien » en question est censé représenter celui de Platon lui-même, ce qui, je le crains, est bien le cas. Au contraire, non seulement Platon s’oppose expressément à toute conception de la paideia qui y verrait l’introduction dans l’âme d’un « savoir » qui ne s’y trouverait pas encore, mais il lui assigne explicitement comme but de libérer l’homme de sa soumission aux apparences – c’est-à-dire aux doxai non interrogées – en réveillant la « puissance d’apprendre » qui est présente en son âme et en l’orientant vers les objets qui lui permettront de penser par lui-même (cf. La République, VII, 518 b-c). En ce sens, l’éducation platonicienne est beaucoup moins éloignée de la « pédagogie démocratique » qui a pour but « d’aider les gens à devenir autonomes37 » que ne le croit Castoriadis : leur différence ne réside pas dans leur objectif, mais dans la conception de l’autonomie ou de la liberté sur laquelle elles reposent. Pour Platon, la liberté ne peut être atteinte que par le développement de l’intelligence, et c’est pourquoi l’éducation trouve son point d’accomplissement dans la philosophie comme « science des hommes libres ». Or il vaut la peine d’insister sur le fait que Platon est certainement le premier à avoir soutenu qu’une telle éducation devait non seulement être gratuite, mais s’adresser en droit à toutes les couches sociales. Car s’il est vrai que dans La République, l’éducation supérieure (mathématiques et philosophie) semble essentiellement réservée aux futurs gardiens, il importe de remarquer que le choix de ceux-ci n’est pas prédéfini par leur appartenance à une classe sociale, mais résulte des aptitudes dont ils font preuve lors de leur cursus. Bien plus, Platon envisage expressément la possibilité d’une circulation entre les « classes » de citoyens d’une génération à une autre (cf. La République, III, 415 a-c ; IV, 423 c-d). Il rompt ainsi avec les clivages sociaux d’une manière beaucoup plus radicale que ne l’avaient fait non seulement la démocratie athénienne du cinquième siècle, mais aussi les sophistes, dont il convient tout de même de rappeler, après la vague de réhabilitation (parfaitement légitime) qu’ils ont connue ces dernières décennies, qu’ils se faisaient payer et que leur enseignement profitait dès lors avant tout aux couches les plus aisées de la population. En ce sens, il est particulièrement injuste de dire que « c’est dans Platon qu’on aura pour la première fois une tentative de fonder en droit et en raison la hiérarchie dans la cité. Dans la cité grecque, l’existence des libres et des esclaves ou des riches et des pauvres, c’est un fait. Avec Platon, cela devient soi-disant un droit38. » Platon n’est pas Aristote, il n’a jamais prétendu « fonder en droit » la différence entre esclaves et hommes libres. Au contraire, l’absence presque totale de mentions des esclaves dans La République peut faire douter de leur présence dans la cité idéale39, et suggère en tout cas que l’institution de l’esclavage n’y joue aucun rôle essentiel. Rappelons également que c’est Platon qui le premier a cherché à fonder cette innovation « ridicule » aux yeux de n’importe quel Grec qu’est l’ouverture aux femmes de l’accès au pouvoir. Ce sont là des « potentialités du texte de Platon » qui auraient également mérité, me semble-t-il, d’être prises en considération dans le cadre d’une réflexion sur la conception d’une démocratie radicale telle que Castoriadis a cherché à l’élaborer.
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Notes de bas de page
1 Castoriadis (C.), Sur Le Politique de Platon, Seuil, Paris, 1999, p. 39-40, 46 et 112. Pour la défense de ma propre interprétation du dialogue, qui sous-tend les remarques qui suivent, je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’inventivité dialectique dans Le Politique de Platon, Ousia, Bruxelles, 2000.
2 Castoriadis (C.), op. cit., p. 25 et 162-163.
3 D’autres problèmes liés à l’interprétation castoriadienne de Platon ont été étudiés par Klimis (S.), « La pensée en travail. Réinventer l’autonomie à partir de Platon », dans Bachofen (B.), Elbaz (S.) et Poirier (N.) dir., Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Sandre, Paris, 2008, p. 235-253 et « Platon, penseur de l’autonomie ? Castoriadis sur le Politique de Platon », Cahiers critiques de philosophie, no 6, Cornélius Castoriadis, une pensée neuve, université de Paris VIII, p. 115-132.
4 Castoriadis (C.), Ce qui fait la Grèce, 1, D’Homère à Héraclite, Séminaires 1982-1983, Seuil, Paris, 2004, p. 286.
5 Castoriadis (C.), « La logique des magmas et la question de l’autonomie », in Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, II, coll. « Points essais », Seuil, Paris, 1999, p. 522.
6 Castoriadis (C.), Ce qui fait la Grèce, 1, op. cit., p. 286.
7 Ibidem, p. 286-288 et 305 ; Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 25 et 163.
8 Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 154.
9 Toutes les traductions du Politique sont issues de A. Diès, Platon : Le Politique, Notice, texte et traduction, « Collection des universités de France », Les Belles Lettres, Paris, 1935, parfois légèrement modifiées.
10 Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 141.
11 Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 143.
12 Sur Le Politique de Platon, op. cit. Remarquons que dans L’institution imaginaire de la société, Castoriadis fait pour son propre compte une comparaison entre la théorie révolutionnaire et la médecine : « La situation est la même en dehors de la politique. Est-ce que, sous prétexte qu’il n’y a pas de théorie satisfaisante de l’organisme comme totalité, ni même de concept bien défini de la santé, on penserait interdire aux médecins la pratique de la médecine ? Est-ce que, pendant cette pratique, un médecin digne de ce nom peut s’abstenir de prendre en considération, autant que faire se peut, cette totalité ? Et qu’on ne dise pas : la société n’est pas malade. Outre que ce n’est pas sûr, il ne s’agit pas de cela. Il s’agit du pratique, qui peut avoir pour domaine la maladie ou la santé d’un individu, le fonctionnement d’un groupe ou d’une société, mais qui rencontre constamment la totalité à la fois comme certitude et comme problème – car son "objet" ne se donne que comme totalité, et c’est comme totalité qu’il se dérobe. » (L’institution imaginaire de la société, coll. « Points essais », Seuil, Paris, 1999, p. 131-132. Voir aussi p. 140.)
13 Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 145-147.
14 Ibidem, p. 176 ; voir aussi p. 184.
15 De même, lorsque Castoriadis s’indigne des pages 298 b–300 a, « où Platon caricature grotesquement la démocratie athénienne, en l’assimilant à un régime qui déciderait en tout domaine scientifico-technique particulier selon les procédures réservées au débat politique », à quoi il objecte que les Athéniens n’ont bien entendu jamais « rêvé de décider majoritairement pour ce qui concerne les diagnostics médicaux, le gouvernement des bateaux, la façon de mener une bataille ou la verticalité des colonnes du Parthénon » (Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 164), il me paraît manquer le problème essentiel : bien sûr, la situation décrite par l’Étranger est ridicule et ne serait jamais acceptée par un démocrate quel qu’il soit ; mais c’est précisément pour cette raison qu’il introduit cette comparaison (évidemment fictive), parce que selon Platon, elle procède de manière similaire relativement à la science politique. Évidemment, tout le problème réside dans l’assimilation par Platon de la politique à une science ou un art ; mais encore une fois, il me semble un peu court de renvoyer à l’exposé de Protagoras dans le dialogue qui porte son nom et de passer sous silence non seulement la suite de ce dialogue, mais également toutes les autres œuvres dans lesquelles Platon argumente en ce sens. Que l’on soit ou non convaincu par ces argumentations, on peut au moins supposer que Platon, quant à lui, l’était, de sorte que l’introduction de ces comparaisons n’est pas pur sophisme et malhonnêteté de sa part.
16 Voir par exemple Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 149 et 184-185.
17 Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 167.
18 Ibidem, p. 170.
19 Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 171.
20 Ibidem, p. 183-184.
21 Ibid., p. 182.
22 Le terme noûs, beaucoup moins utilisé que les deux autres dans ce passage, apparaît toutefois en 197 b. Castoriadis juge la juxtaposition par Platon de phronèsis et d’epistèmè « tout à fait incongru[e] » : « S’il a l’epistèmè, [l’homme royal] n’a pas besoin de phronèsis. Chez Aristote et chez les Grecs en général, il y a phronèsis là où, précisément, il n’y a pas epistèmè » (Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 174). Comme on le fait souvent, Castoriadis projette ici sur l’ensemble de la tradition grecque une distinction qu’Aristote institue dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, et à laquelle il ne se tient d’ailleurs pas toujours lui-même. Sur le sens du terme phronèsis chez Platon, voir M. Dixsaut, « De quoi les philosophes sont-ils amoureux ? Sur la phronèsis dans les Dialogues de Platon » [1997], in Platon et la question de la pensée, Vrin, Paris, 2000, p. 93-119.
23 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « La juste mesure. Étude sur les rapports entre le Politique et le Philèbe », Les études philosophiques, n ° 3, 2005, p. 347-366, qui lui-même repose sur l’interprétation générale du Philèbe que j’ai proposée dans Le Philèbe de Platon. Introduction à l’agathologie platonicienne, Brill, Leyde, 2006.
24 C’est à mes yeux l’un des points forts de la lecture des Grecs par Castoriadis d’avoir reconnu et insisté sur cette compréhension de l’être en termes de déterminité, même s’il le fait de manière critique. Voir notamment Ce qui fait la Grèce, op. cit., p. 250 et 262.
25 R. Muller, La doctrine platonicienne de la liberté, Vrin, Paris, 1997, en particulier p. 186-196.
26 Notamment dans son ouvrage fondamental Le naturel philosophe. Essai sur les Dialogues de Platon, Vrin-Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 299-335.
27 Voir toutefois l’analyse nuancée de R. Muller, op. cit., p. 199-254. Certes, des passages comme Politique 293 d-e (« Et qu’il leur faille [aux politiques véritables] tuer ou exiler celui-ci ou celui-là pour purger et assainir la cité, exporter des colonies comme on essaime des abeilles pour la faire plus petite ou bien importer des gens de l’étranger et créer des citoyens nouveaux pour la faire plus grande, tant qu’ils s’aident de la science et de la justice pour la conserver et, de mauvaise, la rendre la meilleure possible, c’est alors et c’est définie par de pareils termes qu’une constitution doit être pour nous la seule constitution droite ») font froid dans le dos. Mais il faut remarquer que l’Étranger n’y cite aucune activité qui ne soit exercée par n’importe quelle cité grecque, aussi « démocratique » soit-elle. Tout ce que fait Platon, c’est réserver de telles prérogatives au politique véritablement savant, c’est-à-dire juste et vertueux (cf. 301 d). L’indignation que de tels passages ne peuvent manquer de susciter en nous devrait dès lors peut-être plutôt viser le mode de fonctionnement des cités grecques en général que la philosophie politique de Platon en particulier.
28 Castoriadis (C.), L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 159.
29 Castoriadis (C.), « La logique des magmas et la question de l’autonomie », op. cit., p. 510.
30 Castoriadis (C.), Sur Le Politique de Platon, op. cit., p. 185.
31 Ibidem, p. 187.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 185-187.
34 Voir par exemple Castoriadis (C.), « Quelle démocratie ? », in Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, VI, Seuil, Paris, 1999, p. 145-180.
35 Castoriadis (C.), La cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2, Seuil, Paris, 2008.
36 Ibidem, p. 214.
37 Castoriadis (C.), La cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2, Seuil, Paris, 2008.
38 Castoriadis (C.), Sur le Politique de Platon, op. cit., p. 22.
39 Sur cette question, voir Despotopoulos (C.), La philosophie politique de Platon, Ousia, Bruxelles, 1997, p. 135-146.
Auteur
Université libre de Bruxelles, Belgique
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