Introduction. De la plainte sociale...
p. 7-12
Texte intégral
1« N'oubliez pas » rappelle la banderole qui surplombe l’autoroute A 42 à hauteur de l'aéroport de Bierset, non loin de l’endroit où les petites Julie et Mélissa avaient été aperçues pour la dernière fois. Et de fait, si les événements dramatiques qui ont marqué l’année 1996 ont suscité de fortes émotions et d'importantes mobilisations collectives, on peut aujourd’hui considérer que tout cela est déjà bien loin. Alors pourquoi y revenir ? Tout simplement, au nom de notre responsabilité d’intellectuels. Maintenant que le mouvement de masse s'est essoufflé, notre responsabilité première consiste à relancer le débat en fournissant des éléments d’intelligibilité de la réalité sociale, et ensuite, en assumant la part de subjectivité qui est inhérente à toute posture d’intellectuel inéluctablement engagé et la modestie que requiert une lecture toujours partielle et partiale des événements, à relayer les aspirations légitimes qui se sont exprimées. Cet ouvrage s’inscrit dans cette perspective.
2Sur le plan politique, les mobilisations collectives de 1996 ont rapidement été interprétées comme autant d'appels à une réforme de la justice et de ses appareils ; des processus de réformes en cours depuis un certain nombre d’années ont ainsi reçu une nouvelle impulsion. Il semble cependant que cette interprétation était réductrice et que les motifs qui avaient poussé une partie de la population à se mobiliser sont multiples et posent le problème du juste et de l'injuste dans une perspective dépassant le cadre d'un « rendre la justice ». Telle est en tout cas l’hypothèse sur laquelle se fonde la recherche « De la plainte sociale à la demande de justice » réalisée entre novembre 1997 et octobre 1998 au Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL) avec la collaboration du Séminaire Interdisciplinaire d'études juridiques des FUSL et de l'Unité d’anthropologie et de sociologie de l’UCL et commanditée par les SSTC dans le cadre du Programme de recherche scientifique en appui à la politique judiciaire, recherche qui est à l’origine de cet ouvrage.
3L'étude de la plainte sociale que nous présentons et discutons ici est le fruit du travail de l’équipe de recherche — Yves Cartuyvels, Jacques Marquet, Christophe Mincke, François Ost, Thomas Périlleux et Luc Van Campenhoudt — enrichi par des contributions externes. Outre les échanges internes à l’équipe de recherche, les analyses ont en effet été présentées et discutées lors de deux ateliers auxquels ont participé des personnes ayant des expériences diverses mais connues pour la richesse de leurs analyses et l’indépendance de leurs propos. Il s’agit des personnes suivantes : Laurent Arnauts (avocat), Bruno Dayez (avocat, FUSL), Jean De Munck (philosophe, UCL), Christophe Derenne (économiste), Abraham Franssen (sociologue, UCL), Jean-Louis Genard (philosophe et sociologue, ULB), Théo Hachez (communication sociale, Revue Nouvelle), Anne Krywin (avocate), Xavier Mabille (politologue, CRISP), François Martou (économiste, UCL), Benoît Rihoux (politologue, UCL), Christine Schaut (sociologue, FUSL), Guy Rommel (Juge de paix à Saint-Gilles) et Liliane Versluys (avocate). Ces personnes ont suggéré de nombreuses pistes de réflexion et ont permis aux chercheurs de garder un regard critique sur leur propre travail, ce pourquoi ils les remercient vivement. Un certain nombre de remarques formulées lors de ces ateliers ont été intégrées en tout ou en partie dans l’analyse des chercheurs ; d’autres réactions, tout aussi pertinentes, n’ont pu l’être dans la mesure où elles auraient impliqué de modifier radicalement l’optique de recherche. Parmi ces intervenants extérieurs, quelques-uns ont aussi accepté de prendre la plume et de participer ainsi doublement à notre effort de réflexion collective. Il s’agit d’Abraham Franssen, Jean-Louis Genard, Théo Hachez et Guy Rommel.
4L’ouvrage est structuré en quatre partie. Le texte intitulé Les formes de la plainte sociale : entre émotions et revendications de Jacques Marquet, Thomas Périlleux et Luc Van Campenhoudt, qui compose la première partie, renvoie aux préoccupations centrales de la recherche : enregistrer la plainte sociale dans sa complexité et étudier la façon dont les demandes sociales se sont structurées. L’analyse des mobilisations qui ont eu lieu depuis l’été 1996 ici proposée se base sur les interviews approfondies d’un certain nombre de personnes, de simples acteurs, qui, à un titre ou un autre, y ont participé. Cette analyse qui se focalise sur la réalité subjectivement vécue par les acteurs met en évidence la diversité et la complexité des motivations qui se sont coagulées comme par alchimie pendant cette période de grande effervescence. S’interrogeant sur les enjeux sociaux mis en exergue par les diverses mobilisations, l’analyse se termine par la mise en évidence d’éléments du contexte historique et socio-politique dans lequel ils se sont inscrits.
5Cette rapide analyse contextuelle est utilement prolongée dans la seconde partie par des textes de Thomas Périlleux, Jean-Louis Genard et Théo Hachez. Dans Entre le fait divers et la crise de société : horizons d’interprétation des mobilisations blanches, Thomas Périlleux propose une synthèse stimulante des commentaires et analyses suscités par les mobilisations consécutives aux événements de l’été et de l’automne 1996. Il tente ainsi de reconstituer l’espace des débats qui ont secoué cette période. Dans un premier temps, l’auteur montre que les qualifications des événements, elles-mêmes, furent très contrastées. Dans un second temps, il distingue les raisons qui, selon les analystes, se sont trouvées au principe des mobilisations : la question de la pédophilie ; les défaillances institutionnelles ; la crise du politique. Dans un troisième temps, T. Périlleux traite des modalités des mobilisations. Jean-Louis Genard interroge, quant à lui, la plainte sociale sous l’angle de la culture politique. Son analyse permet ainsi de revenir à un élément contextuel relevé par J. Marquet, T. Périlleux et L. Van Campenhoudt : la mise en cause du fonctionnement des services de l'État. L’auteur met en évidence la disjonction entre les formes de citoyenneté qui se sont manifestées au sein du mouvement blanc et les formes prises par la culture politique propre à l’exercice du pouvoir, dans des structures marquées à la fois par le néo-corporatisme et la pilarisation, des formes caractérisées par l’estompement de l’horizon de l’intérêt général dans la gestion des affaires publiques et par un exercice affaibli de la discussion publique. Entre autres éléments de contexte abordés par J. Marquet, T. Périlleux et L. Van Campenhoudt dans le texte consacré aux formes diverses de la plainte, figure encore la question de la médiation des plaintes, c’est-à-dire la question de leur structuration et de leur accès à l’espace public. A cet égard, il est indéniable que le rôle des médias fut déterminant et c’est sur celui-ci que revient Théo Hachez dans Le temps du soupçon. Pour l’auteur, les médias dérangent... par l’inquiétude qu’ils suscitent avec leurs histoires terribles, parce qu’ils confondent vitesse et vérité et mettent sous la pression d’un temps public qu’ils construisent les rouages et les procédures des autres institutions. Existe alors le risque de confondre crise blanche et crise médiatique. Théo Hachez s’interroge, dans une perspective identitaire, sur la promotion récente du fait divers dans le discours de l’information ; il y voit le signe d’un changement du rapport au temps. De même, qu’il perçoit le recours au direct télévisé comme une modalité privilégiée pour notre société de s’éprouver et de se retrouver.
6La troisième partie traite des prolongements juridiques de l’analyse. Le texte d’Yves Cartuyvels fait partie intégrante de la recherche De la plainte sociale à la demande de justice. L’auteur y étudie en quoi les demandes émergentes soulignent la mise en question d’un modèle de justice et de régulation juridique propre à l'État de droit moderne. C’est que, souligne l’auteur, s’il s’agit de cerner les implications de la plainte sociale pour l’institution judiciaire, on ne peut pour autant faire l’impasse sur la dimension politique d’une mise en cause qui souligne l’écart entre « le juste » comme valeur et la justice comme institution. Aussi, au-delà des enjeux policiers et judiciaires de la plainte, c’est aussi l’évolution des modèles de justice et la place assignée à la justice comme réceptacle des attentes sociales et des frustrations individuelles qu’il s’agit d’interroger. Partant d’une critique des hypothèses interprétatives du texte précédent, Guy Rommel s’interroge sur les enjeux de la « marche blanche » et de la réforme « octopus » : s’agit-il d’une réponse au fait social où d’une revanche du droit ? Sceptique sur l’efficacité des réformes annoncées, l’auteur s’interroge encore sur les différents modes de « responsivité » du droit secoué par les crises, pour en appeler à un retour de l’éthique dans la pratique du droit. Christophe Mincke, enfin, étudie la demande de responsabilité qui s’est exprimée au cours de ces années de crise de la justice. Après avoir posé les balises d’une typologie de la responsabilité, l’auteur analyse les différentes manières dont cette question de la responsabilité a été abordée par les « marcheurs blancs », avant de revenir sur les enjeux d’un nouvel équilibre à trouver entre les divers pôles de la responsabilité dans le cadre d’une société démocratique.
7En guise de postface, Abraham Franssen, prenant un peu de recul, rappelle en quoi le phénomène blanc fut, selon la formule de Marcel Mauss, un phénomène social total. Il montre comment celui-ci s’est incrusté au point de confluence des lignes de tensions qui traversent la société belge en profondeur, soulignant par là même les nécessités et les difficultés du processus de recomposition sociale.
8Cet ouvrage s’organise autour des enseignements de la recherche De la plainte sociale à la demande de justice réalisée à la demande des Services Fédéraux des affaires scientifiques, techniques et culturelles dans le cadre du « Programme de recherche scientifique en appui à la politique judiciaire ». Deux des textes présentés ici (J. MARQUET, TH. PÉRILLEUX, L. VAN CAMPENHOUDT, « Les formes de la plainte sociale : entre émotions et revendications » et Y. CARTUYVELS, « Plaintes sociales et crise de la justice : quels enjeux pour la justice ? ») ont déjà fait l'objet d'une publication synthétique dans B. VAN DONINCK, L. VAN DAELE et A. NAJI (dir.), Le droit sur le droit chemin ?, Antwerpen-Apeldoorn, Maklu, Louvain-la-Neuve, Académia-Bruylant., 1999.
Auteurs
Sociologue, Université catholique de Louvain (UCL - Louvain-la-Neuve) et Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL - Bruxelles).
Juriste, Séminaire Interdisciplinaire d'Études Juridiques (SIEJ) et Centre d'études sociologiques (CES) – Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
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