Le mesmérisme dans Bouvard et Pécuchet
p. 241-249
Texte intégral
1Je vais tenter de montrer pourquoi Flaubert a fait figurer dans Bouvard et Pécuchet vingt à vingt-cinq pages sur le magnétisme (sujet auquel il ne devait rien connaître au départ), comment il a travaillé, et devant quelle image de cette science il nous laisse. Mais, faute de compétence dans le domaine qui nous occupe, je ne me risquerai pas à juger de la valeur et de l'originalité de sa pensée.
2Le rapport de Flaubert au mesmérisme ne peut se comprendre qu'en partant de l'idée de base de Bouvard et Pécuchet. En 1841 paraît dans la Gazette des Tribunaux une nouvelle de Barthélemy Maurice intitulée Les Deux Greffiers, qui fournira vingt ans plus tard le cadre narratif de Bouvard.
3Deux greffiers, arrivés à l'âge de la retraite, décident de vivre ensemble à la campagne, l'un rêvant de pêche et l'autre de chasse. Mais ils n'y trouvent pas le bonheur qu'ils croyaient. Pour s'occuper, ils se mettent à l'agriculture, et c'est un désastre. Ils s'ennuient, songent à rentrer à Paris. Un beau jour, l'un des deux, par hasard, commence à lire tout haut le Journal des Huissiers. L'autre, tout aussi machinalement, prend une plume et se met à écrire sous la dictée de son compagnon. Miracle ! Ils ont désormais retrouvé le bonheur, et consacreront leur retraite à ces copies qui avaient été le labeur de toute leur vie, et dont ils ne peuvent plus se passer.
4Bouvard et Pécuchet ne sera mis en train qu'en 1872. Mais dès 1863, l'auteur couche par écrit le scénario initial de son roman (dans le carnet de travail no 19). C'est d'abord, pratiquement, un schéma de la nouvelle de Maurice. Mais un ajout nous permet de comprendre pourquoi Flaubert a choisi comme base ce texte anodin. Il a eu l'idée de génie de ne pas confiner ses deux copistes à des occupations uniquement agrestes (comme Maurice l'avait fait pour les deux greffiers) ; Bouvard et Pécuchet aborderont systématiquement les connaissances et les techniques de l'époque : le jardinage et l'agriculture, mais aussi la politique, l'histoire, la métaphysique, la religion et « les sciences ». Flaubert va écrire ainsi, comme il le confiera à George Sand en 1872, « un roman moderne faisant la contrepartie de Saint Antoine, et qui aura la prétention d'être comique ». La Tentation de saint Antoine est une encyclopédie des religions anciennes, qui défilent et disparaissent une à une dans les hallucinations de l'ermite ; dans Bouvard, l'encyclopédie se constitue d'une série d'expériences menées par les bonshommes selon un ordre qui va du plus matériel au plus spirituel, de l'agriculture à la philosophie et la religion.
5Si Flaubert en avait eu le temps, le roman se serait achevé sur les deux amis se mettant à « copier une espèce d'encyclopédie critique en farce », constituée d'extraits de leurs lectures. Cette « copie » existe, mais elle est restée en chantier. On l'appelle communément « le sottisier » (le Dictionnaire des Idées reçues y aurait été intégré). Ainsi, la dernière œuvre de Flaubert (restée inachevée) est doublement une encyclopédie : les expériences successives des deux héros devaient être suivies d'un volume composé par eux pour se venger, tous azimuts, de la bêtise humaine.
6Le magnétisme fera partie des sciences abordées dans Bouvard. Ce n'est pas que Flaubert lui porte un intérêt personnel. A l'origine, il n'est même pas mentionné : c'est à l'intérieur du chapitre de la philosophie (chapitre VIII) que la question du magnétisme va apparaître et se développer. Voyons comment, à l'aide de la Correspondance de l'écrivain, du dossier de ses lectures, et des scénarios du roman.
7Après avoir mis sur papier les premiers scénarios d'ensemble de Bouvard et Pécuchet, Flaubert a travaillé chapitre par chapitre, menant d'abord de front lectures et scénarios, puis rédigeant son texte. En décembre 1878, il achève le chapitre VII et annonce qu'il « prépare [ses] trois derniers chapitres : philosophie, religion et morale ». Le 20 août 1879, « après trois mois de lecture sur la philosophie et le magnétisme » et trois mois et demi de rédaction, il termine le chapitre VIII.
8Faute de temps, je dois me borner ici à commenter la façon dont se présente ce chapitre dans le premier scénario d'ensemble1. Je passerai ensuite au dossier de lectures. « Hypnotisme, magnétisme. Tables tournantes. Deviennent à moitié fous. Mysticisme. Swedenborg. Portent des amulettes. Ont envie de se faire protestants. Mormons. Musulmans. Passent dans le pays pour des esprits forts et sont conspués. Reviennent au rationalisme. Philosophie [remplacé par Métaphysique]. D'abord d'Holbach. Puis la philosophie allemande. Spinoza. Kant. Ne croient plus au bien ni au mal. Atrocement démoralisés. Vide affreux. Ont envie de se casser la gueule. Tentative de suicide. »
9L'étude de la métaphysique qui était prévue dans le scénario de 1863 se développe donc ici en un exposé sur la philosophie, exposé dont l'ordre consiste à progresser vers les systèmes les plus intellectuels et les plus rigoureux. Spinoza était le seul philosophe mentionné en 1863 ; dans le scénario que nous venons de lire, il est tout à la fin, avec Kant ; et dans le roman, sa lecture sera la plus austère et la plus difficile : « C'était trop fort. Ils y renoncèrent ». Placé dans notre scénario au début du chapitre, donc en opposition avec la fin, le magnétisme apparaît comme la pensée irrationnelle, la pensée la moins intellectuelle, la moins sérieuse qui soit. Dans le scénario suivant (fo 35), l'opposition des deux pôles est plus nettement exprimée encore : Pécuchet, dans son exaltation, entraîne Bouvard au mysticisme (je vais revenir sur ce mot), tandis que Bouvard, à la fin, trouvant que son ami y va trop fort, le ramène au rationalisme.
10Cette bipolarisation est très visible également dans les passages des lettres et des scénarios où Flaubert désigne par deux mots associés la matière du chapitre VIII (deux mots auxquels s'en ajoute parfois un troisième désignant l'épisode du suicide qui termine le chapitre) : « la philosophie et le magnétisme », « mysticisme, rationalisme, nihilisme », « mysticisme, philosophie, suicide », « mysticisme, philosophie ».
11Le mot mysticisme peut étonner. Dans son sens courant, il désigne « toute croyance religieuse ou philosophique qui admet des communications secrètes entre l'homme et la divinité » (Bescherelle, repris par Littré). S'il est facile de l'opposer à rationalisme, il paraît difficile de l'employer en concurrence avec magnétisme : l'entrée en rapport avec les puissances de l'au-delà est loin de couvrir toutes les pratiques issues du mesmérisme.
12Et pourtant, le dossier de notes de lectures pour le début du chapitre porte le titre Mysticisme, accompagné du sous-titre magnétisme (le premier mot est peut-être de la plume de Laporte, le second sans doute de l'écriture de Flaubert). A la première page du volume, au-dessus de la liste des ouvrages consultés, Flaubert a écrit les deux mêmes mots côte à côte et dans l'ordre inverse : magnétisme mysticisme. Ce qui ne résout rien.
13Mais le Bescherelle et le Robert viennent à mon secours en signalant que le mysticisme fait la part belle - trop belle - au sentiment et à l'irrationnel. Le Robert cite cette phrase de Goblot : le mysticisme « consiste à franchir [...] les bornes où la raison spéculative est contrainte de s'arrêter ». Donc, en fait, c'est bien le mysticisme, en tant qu'il est la pensée irrationnelle, que Flaubert peut logiquement opposer au rationalisme ; ce n'est pas le magnétisme. Mais celui-ci est une science - disons une pensée et une pratique - qui s'inscrit dans le courant mystique et peut donc le représenter, avec l'avantage qu'il se prête merveilleusement au récit anecdotique et comique.
14J'en viens maintenant à l'analyse des notes de lecture qui portent sur vingt-sept ouvrages dont Flaubert donne d'abord la liste (avec une ou deux additions). Parmi ceux dont il nous fournit les dates, les plus anciens sont des années 20 ; les plus nombreux des années 60 ; un seul est signalé comme publié après 1870, un article du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. Beaucoup des ouvrages consultés ont pour sujet le magnétisme, un bon nombre le spiritisme et la magie.
15Six ouvrages sur les vingt-sept figurent dans la bibliographie de B. Méheust2, qui a été ma grande source de renseignements. Je les énumère car ils permettront peut-être aux spécialistes de se faire une idée touchant la qualité des choix de Flaubert. Outre la somme imposante de Figuier, Histoire du merveilleux (dont Flaubert s'est beaucoup servi), ils comportent : Alexandre Bertrand, Le magnétisme animal en France ; Alphonse Teste, Le magnétisme animal expliqué ; Aubin Gauthier, Traité pratique du magnétisme et du somnambulisme ; Marquis de Mirville, Pneumatologie. Ces cinq ouvrages sont cités par B. Méheust parmi les livres importants consacrés au magnétisme animal avant 1850 ; dans sa bibliographie sur « L'hypnotisme et sa mouvance », il signale Le sommeil et les rêves d'Alfred Maury, que Flaubert a lu également. De plus, beaucoup d'ouvrages qui figurent sur la liste du romancier sont également cités par B. Méheust, sans figurer dans sa bibliographie : Cahagnet, Collin de Plancy, Alcide Morin, etc.
16Mais je ne peux pas passer sous silence le fait que Flaubert, acculé à s'initier à beaucoup de sciences dont il ignore tout, utilise abondamment ouvrages de synthèses et articles d'encyclopédies. Plutôt que Swedenborg, il lit un ouvrage de Matter sur Swedenborg, et si le Livre des Esprits d'Allan-Kardec est sur sa liste, on ne trouve rien de Mesmer ou de Puységur. Il n'en ira pas de même pour Spinoza et Kant, qu'il relira pour la seconde partie du chapitre VIII.
17Tous ces ouvrages, Flaubert les examine d'une façon analytique, pointilliste : au fil de sa lecture il note une phrase, une anecdote, énormément de détails concrets concernant la pratique du magnétisme. Il choisit de préférence les faits, les affirmations, les systèmes les plus extravagants (le livre doit être comique). Parfois, ses remarques sont goguenardes ou sarcastiques (il mentionne l'« épidémie de baquets » qui suit les premières expériences de Mesmer, il note que les esprits-frappeurs « font les fautes de grammaire et d'orthographe habituelles à celui qui les interroge »). Mais le plus souvent, il se montre pince-sans-rire et transcrit sur un ton neutre les histoires les plus invraisemblables.
18Pas de synthèse dans ces notes de lecture, pas de résumé d'un chapitre ou d'une question. Pas de commentaire en fin de texte : les pages sur Bertrand, Magnétisme animal, s'arrêtent court sur les définitions de la friction et de la passe à grands courants.
19Flaubert va cependant opérer une mise en ordre de ses notes. Il écrit d'abord en marge des mots-repères désignant le domaine auquel rattacher telle ou telle remarque. Ensuite, sur cinq grandes feuilles, il constitue des rubriques, parfois très générales : « magnétisme », parfois plus ciblées : « les choses qu'on peut magnétiser ». Il y fait figurer, par exemple, les positions différentes adoptées par les auteurs qu'il a lus : sur la lucidité, il écrit que Morin « ne se prononce pas », que pour Rostan, « la vision peut s'opérer par toute la surface du corps », etc.
20Flaubert reste là au niveau de l'énumération et ne va toujours pas, on le voit, jusqu'à la synthèse. C'est un travail qu'il décrit lui-même avec justesse par l'idée de coordination. En même temps, dans les scénarios, il regroupe, pour les points qu'il envisage de traiter, les noms des auteurs auxquels il faudra recourir : « La magie, sa définition (Deleuze, Figuier et Lagrange) » ; « Ils essaient d'avoir des extases. Vainement (Ségouin, Cardan) ».
21Ainsi Flaubert n'élabore-t-il jamais une théorie scientifique : par une série d'étapes qui s'enchaînent, il transforme peu à peu de la matière scientifique en texte romanesque.
22Je dois signaler encore - mais je n'ai pas le temps de m'y attarder - que le dossier a servi également à la constitution du sottisier qu'entreprennent à la fin les deux bonshommes. En effet, il porte en marge à maintes reprises la mention « copie » à côté d'anecdotes ou de citations dont on a retrouvé un certain nombre déjà dans les matériaux destinés au dit sottisier (Lea Caminiti, son édition de Bouvard e Pécuchet dans les Classici Rizzoli).
23Il me reste à montrer comment la riche documentation du dossier se retrouve dans les quelque vingt pages de Bouvard consacrées au magnétisme.
24En ce qui concerne la structure romanesque, d'abord, comme dans beaucoup de chapitres, Flaubert adopte un système simple : les deux amis sont à la fois les expérimentateurs et les défenseurs du magnétisme, et l'antimagnétisme est représenté par le docteur Vaucorbeil, qui devient le personnage secondaire le plus important du chapitre.
25Ensuite, pour présenter la pratique du magnétisme de façon vivante à son lecteur, Flaubert se sert abondamment de la scène développée. Quelques exemples : les tables tournantes, où l'on trouve notamment une dispute entre les participants (fréquent d'après Figuier3, deux méthodes pour déchiffrer les messages des esprits, etc. Cette scène est traitée dans un contexte romanesque mondain. Au contraire, la scène de la vache enflée, qui se rattache, sans que ce soit dit, à la question de savoir s'il est possible de magnétiser les animaux, est d'une rusticité « hénaurme », comme aurait dit l'auteur.
26La scène qui nous renseigne le plus richement sur la pratique du magnétisme est celle qui reprend le cérémonial célèbre de Puységur : l'arbre d'où pendent des cordes que les malades doivent prendre en main pour en recevoir le fluide guérisseur. Suivons-en les étapes, toutes inspirées par le dossier. Les sujets ainsi magnétisés commencent par rester les yeux grands ouverts ; alors Pécuchet, que rien n'arrête, utilise un autre moyen ; il aspire par la bouche le souffle nasal des malades pour tirer d'eux l'électricité (pratique recommandée par Pététin4, comme l'a noté Flaubert à plusieurs reprises). Et lorsqu'ils paraissent en état de somnambulisme, on tente l'épreuve fondamentale de l'insensibilité, qui rate : quand on les pique, ils tressaillent. On a ensuite une épreuve de prescription de médicament, puis une autre de lecture à travers un corps opaque, qui ne convainquent pas Vaucorbeil. Alors, Pécuchet propose à son meilleur sujet de tenter de voir à distance, et elle y réussit parfaitement ; elle se révèle capable de dire au médecin à quoi sa femme, au même moment, s'occupe chez elle : à coudre des rubans à un chapeau de paille. C'est là-dessus que s'achève cette scène fort adroitement conçue et fort riche.
27Un autre moyen de nourrir la description du magnétisme consiste à mentionner en courtes séries les exploits de magnétiseurs relevés tout au long du dossier : apprendre aux serins à prophétiser, correspondre au moyen d'escargots, faire mûrir les fruits, ranimer les fleurs flétries, écarter les nuages... etc.
28Pour créer un effet de scientificité comique, Flaubert utilise les mots et expressions de la science magnétiste : passes « à grands courants » (c'est noté plusieurs fois dans le dossier), passes « bidiges, tridiges » (à deux doigts, à trois doigts - mais notre auteur, comme souvent, maltraite le mot, écrivant : « biditige », « triditige ») ; et pour le traitement qui consiste à toucher le nez du malade avec le doigt, il emploie l'expression savante : « l'addigitation nasale ». Il use cependant du vocabulaire scientifique avec modération, et fait de même avec les références. Une vingtaine de magnétiseurs, spirites, historiens du magnétisme sont nommés à propos des pratiques évoquées, mais beaucoup d'autres sont passés sous silence. Ainsi, l'homme qui écartait les nuages est mentionné dans le dossier comme « Ricard, de Toulouse » et dans le livre comme « un plus fort, à Toulouse... ». Il ne faut pas que l'encyclopédie l'emporte sur le roman.
29J'ai avoué au début de ma communication que j'étais incapable d'apprécier la valeur des idées de Flaubert sur le magnétisme. Mais puis-je au moins dire quelles sont ces idées ? Ce n'est pas si simple.
30D'abord, le propos général du roman est de stigmatiser la bêtise humaine, quels que soient les domaines où se fera la démonstration. Donc, toute science étudiée par les deux bonshommes sera, par décision préalable, défaillante - le magnétisme comme les autres.
31Au-delà de cela, que Flaubert considère le magnétisme comme de la plaisanterie, c'est évident. Tout au début du chapitre VIII, évoquant les serins prophètes et la communication au moyen d'escargots, il écrit : « La Presse, offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité » : on ne peut être plus clair. Son résumé des divagations de Swedenborg ne laisse non plus aucun doute : Pécuchet, à sa fenêtre, contemplait « ces espaces lumineux, qui sont peuplés d'esprits. /Swedenborg y a fait de grands voyages. Car en moins d'un an il a exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu Moïse, et en 1736, il a même vu le Jugement dernier », etc. Le spiritisme, comme le magnétisme, est montré de la façon la plus caricaturale.
32Et cela alors que, d'autre part, Flaubert ne s'occupe nullement des questions sérieuses que posent les phénomènes dits paranormaux. B. Méheust a exposé de façon fort intéressante que Puységur, par exemple, estime qu'il faut examiner comme tout autre objet les phénomènes mesmériens dont la réalité est démontrée, et se demander ce qu'ils impliquent pour notre connaissance de l'homme. Rien de cela chez Flaubert, le mesmérisme est pris, je le répète, au ras de l'anecdote, et sur le mode comique.
33Ce serait pourtant une lecture appauvrissante que de ne voir dans la première partie du chapitre VIII qu'un épisode bouffon destiné à ridiculiser Mesmer, ses découvertes et sa descendance. En y regardant de près, on s'aperçoit que le texte va plus profond que la négation obstinée du sérieux du magnétisme.
34Dès 1850, Flaubert avait écrit à Louis Bouilhet qu'il fallait rédiger le Dictionnaire des idées reçues de telle sorte que le public « ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non » - si ce qu'on lui raconte est de la blague, ou le fond de la pensée de l'auteur. Il a proclamé aussi qu'un de ses principes était qu'« il ne faut pas conclure » : il faut montrer les faits en réservant son opinion personnelle, et laisser le lecteur se débrouiller avec cela. Je signale ici un ou deux procédés qu'il utilise dans ce but dans l'épisode du magnétisme.
35Je commencerai par la question de la réussite ou de l'échec des expériences ; question fondamentale, car la valeur de la théorie se mesure aux résultats de la pratique. Germaine, magnétisée, se met à dormir à poings fermés et n'atteint pas à la lucidité ; cependant, ce résultat est considéré comme un succès. L'expérience des tables tournantes convainc tout à fait Pécuchet, alors qu'elle a été abandonnée en plein milieu parce qu'on n'arrivait pas à déchiffrer les messages des esprits. La grande scène à la Puységur rate presque à chaque expérience - mais tout d'un coup la Barbée remporte un succès éclatant, et non contesté... Bref, impossible de tirer une conclusion sur la valeur de la pratique magnétiste, impossible même de dire avec certitude si telle expérience a réussi ou non.
36Autre procédé pour troubler le sens : il semble être arrivé au moins deux fois dans les pages sur le magnétisme que l'auteur induise sciemment son public en erreur. Dans une énumération de personnages illustres avec l'esprit desquels on est entré en communication (Louis XII, Jean-Jacques Rousseau), figure Clémence Isaure, personnage légendaire, ce que Flaubert ne pouvait ignorer. Et après la séance de tables tournantes, Pécuchet se met à lire le Guide du magnétiseur d'un certain Montacabère ; le nom paraît ignoré des bibliographies du mesmérisme, mais il figure dans un carnet de travail de l'écrivain, et c'est, en réalité, le nom d'un pharmacien de Bazas. Voilà deux passages du texte où le faux s'infiltre dans le vrai.
37Deux des rubriques du Dictionnaire des idées reçues auraient aussi troublé le sens. La rubrique Magnétisme, d'abord. Elle adopte un point de vue qui n'a rien à voir avec notre chapitre VIII : « Magnétisme : joli sujet de conversation avec les dames - et qui sert à faire des femmes ». Ceci convient parfaitement à la conversation de Rodolphe et d'Emma aux Comices, mais c'est en porte-à-faux avec le magnétisme de Bouvard. Quant à la rubrique Magie, elle tient en ceci : « s'en moquer » ; c'est-à-dire : l'idée reçue est qu'il faut s'en moquer. Cf : « baccalauréat : tonner contre » ; « chats : les appeler ; tigres de salon (chic) ». Mais dans le chapitre VIII de Bouvard, l'auteur se moque ouvertement des deux bonshommes se livrant à la magie. D'une partie à l'autre du roman, ce qui se dit du magnétisme ne se recoupe donc pas toujours.
38Je signalerai enfin que Flaubert, dans tout Bouvard, s'abstient souvent de conclure grâce à un merveilleux moyen stylistique, qui est de rendre incertaine l'origine de l'énoncé. Exemple : Bouvard et Pécuchet viennent de passer quinze jours à essayer de faire tourner tables, chapeaux, assiettes, mais « tous ces objets restèrent immobiles. Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le vulgaire l'attribue à des Esprits, Faraday au prolongement de l'action nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une impulsion, un courant magnétique ? »
39Qui fait cet état de la question ? Pas le narrateur impersonnel de Flaubert. Pas Pécuchet : le style n'est pas celui de la conversation familière, le paragraphe n'est pas présenté entre guillemets. Ce n'est pas non plus un texte extrait d'un des livres consultés : on ne s'y exprimerait pas sous forme de question dubitative. C'est une sorte de résumé des lectures de Pécuchet, qui n'est assumé par personne. Or rien ne rend le sens incertain comme de ne pas savoir qui parle. Selon qu'on l'attribue au narrateur-auteur (qui par principe dit le vrai), à tel personnage (qui peut se tromper), à un livre scientifique, la valeur d'une assertion peut varier du tout au tout.
40Finalement, ce n'est pas tant au mépris du magnétisme (et des autres sciences) que nous mène Bouvard et Pécuchet, c'est au doute fondamental. Dans une page de son dossier, Flaubert argumente contre Figuier sur la question des suggestions dans le sommeil nerveux. Et il me semble que je ne peux mieux terminer qu'en relayant ses questions pathétiques, qui mettent en doute la spécificité de la magnétisation dans le domaine des suggestions, puis, sur la lancée, toutes les connaissances humaines : « Mais qui dit que tout n'est pas, dans la vie humaine, suggéré ? Par quelqu'un, ou par quelque chose ? Comment être sûr du contraire ? qu'y a-t-il de vrai ? y a-t-il du vrai ? »
Notes de bas de page
1 ms gg 10 de la Bibliothèque municipale de Rouen, fo 4. Transcription de l'édition du Club de l'Honnête Homme, t. 6, p. 605-606.
2 Somnambulisme et médiumnité (deux tomes). Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999.
3 Histoire du merveilleux dans les temps modernes (4 volumes), Paris, Hachette, 1860-1861. Ce livre fut une des sources de Flaubert.
4 Pététin n'est pas sur la liste des ouvrages lus par Flaubert, mais Flaubert a rencontré son nom dans ses lectures, notamment Figuier.
Auteur
Romaniste. Facultés universitaires Saint-Louis – Embourg
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