Magnétisme et sicilitude dans La Sonnambula de Bellini
p. 205-212
Texte intégral
1Il était tentant pour une italianisante d'aborder, dans le cadre du mesmérisme, l'œuvre de Vincenzo Bellini puisqu'un de ses plus célèbres opéras s'appelle La Sonnambula (La Somnambule).
2Vincenzo Bellini est né à Catane en 1801, dans une famille de musiciens. Il est mort, prématurément, à Puteaux, près de Paris, en 1835. Sans être un compositeur méconnu, « il est plutôt mal connu »1, comme le précise Pierre Brunel, dans sa très belle biographie du Sicilien : si certaines œuvres comme Norma ou La Sonnambula sont très célèbres, d'autres comme La Straniera (L'Étrangère) ou surtout Beatrice Di Tenda (Béatrice de Tende) n'ont pas obtenu l'audience qui leur revient.
En toute harmonie
3N'était cette mort survenue trop tôt - il avait à peine trente-quatre ans - on peut dire que l'existence s'est montrée particulièrement généreuse envers Bellini qui vivait en cette époque bénie de l'âge d'or du « bel canto » : le maestro a presque toujours enchanté son public, la critique s'est vite extasiée de son génie mélodique (« une mélodie qui coule de source ») ou de la richesse de son lyrisme... et, qui plus est, il s'avérait joli garçon !
4L'image romantique que l'on garde volontiers de lui, est celle d'un être charmant à l'éternelle jeunesse, ainsi qu'en témoignent les tableaux de Natale Schiavoni, de Carlo Arienti ou bien encore le portrait anonyme conservé au Musée de La Scala. « C'était un être svelte et élancé ayant des mouvements gracieux et presque coquets ; toujours tiré à quatre épingles ; figure régulière, allongée, rosâtre ; cheveux blond clair presque dorés, frisés, à boucles légères ; front noble, élevé, très élevé ; nez droit, yeux pâles et bleus, bouche bien proportionnée, menton rond [...]. Sa démarche était si éthérée. Toute sa personne avait l'air d'un soupir en escarpins »2, affirmait Henri Heine.
5Si j'ai cru bon de citer cette description du poète allemand, c'est parce qu'elle suggère la qualité profonde qui émane de la personnalité de Bellini, à savoir l'harmonie.
6De fait, ce « jeune homme pauvre, ambitieux et patient, qui rêvait de conquérir le monde », (pour reprendre la formule de Pierre Brunel), n'a jamais vécu son désir de conquête dans la violence ou la rupture mais bien plutôt dans la conciliation et le souci de s'harmoniser à son époque. Il a toujours cherché les accommodements et la continuité sans rompre avec l'esprit du temps. Ce dont parfois on lui a d'ailleurs fait grief.
Les composantes du succès selon Bellini
7C'est à Naples, en 1826, au théâtre San Carlo, que le compositeur obtient son premier succès avec Bianca e Fernando. Il a vingt-cinq ans. Il a quitté son île sept ans plus tôt et son talent, déjà, s'impose sur le continent : n'a-t-il pas réussi à se dégager de l'influence de Rossini et de l'opéra bouffe napolitain que l'on dénonçait dans ses essais antérieurs et notamment dans Adelson e Salvini ?
8On trouve dans cet opéra deux des composantes qui marqueront la plupart des réussites de Bellini. Un sujet bien dans l'air du temps, tout d'abord, puisque le livret est tiré d'un drame à la mode de Carlo Roti, intitulé Bianca e Fernando alla tomba di Carlo IV duca di Agrigento. Un sujet sicilien, en outre ; comme si la référence à la terre natale s'avérait une affinité secrète et nécessaire au bonheur du jeune exilé. (C'est ce que j'appellerai, à la suite de Leonardo Sciascia, - et en tout anachronisme ! - sa « sicilitude »).
9L'action de Bianca e Fernando se passe donc en Sicile, au 13e siècle. Il y est moins question d'amour que de réflexion sur le pouvoir ; Bianca et Fernando sont frère et sœur et ils luttent pour reconquérir le trône paternel usurpé par un imposteur. Le sujet de cet opéra, c'est la spoliation, la violence, l'oppression injuste envers la mère patrie. L'héroïne, Bianca, par sa force et son autorité dément volontiers l'affirmation de Catherine Clément selon laquelle « l'opéra est la défaite des femmes »3. Le triomphe auquel on assiste ici, c'est celui de la femme en tant que mère et sicilienne.
10Il Pirata (Le Pirate), opéra en deux actes sur un livret de Felice Romani, sera monté en 1827, à La Scala de Milan. Cette œuvre plonge à nouveau dans l'ambiance sicilienne. C'est le destin tragique d'une femme - Imogène - partagée entre un mari qu'elle n'aime pas, mais dont elle a eu un fils, et un ancien amant (le pirate) qui essaie de la reconquérir. L'intrigue se passe à Messine au 18e siècle et, sans entrer dans les dédales du récit historique, retenons pour notre propos cet extraordinaire rôle de femme déchirée entre deux maîtres et qui s'éprouve ainsi « muette, oppressée, épouvantée ». Le délire existentiel d'Imogène offre une expression tout à fait remarquable du thème de la folie qui sera si fréquent dans la littérature romantique. On pourrait voir là, à la suite de Dominique Fernandez, une métaphore de la Sicile, sans cesse tiraillée, piétinée - voire anéantie - par le joug des dominations successives qui a martyrisé son sol4.
11Suivront ensuite deux autres opéras, sur des livrets du même Felice Romani : La Straniera (L'Étrangère), créé en 1829, à la Scala, un incroyable délire amoureux se déroulant en Bretagne, et, l'année suivante, I Capuleti e i Montecchi (Les Capulet et les Montaigu), une œuvre qui reprend le thème shakespearien de Roméo et Juliette à Vérone au 13e siècle, tout en soulignant l'écartèlement d'une femme entre deux familles.
12En 1830, Bellini se prend à rêver à son chef-d'œuvre. Il cherche un nouveau sujet porteur. Il pense d'abord à Hernani, le drame passionnel écrit par Victor Hugo, qui, lors de la première représentation, le 21 février de cette même année, a été l'occasion d'une « bataille » signant l'acte de naissance officielle du Romantisme au théâtre. Mais, dès janvier 1831, par peur de la censure, il renonce à ce projet : comment le maître du moment, à Milan, l'Empereur d'Autriche, pourrait-il accepter les cris de haine du héros envers le roi Don Carlos, en passe de devenir empereur, lui aussi ?
13Et c'est alors qu'il découvre La Sonnambula, un thème à la fois plaisant et mystérieux, et qui convenait merveilleusement à sa cantatrice fétiche, Giuditta Pasta. L'image d'une jeune femme en robe claire et légère, qui marchait et parlait en dormant, sur le pont d'une rivière, dans un état de grande agitation, impressionnait beaucoup le public de l'époque. Il faut dire que la belle parlait d'amour malheureux et que ses dires semblaient dévoiler le plus secret de ses désirs... Cet argument venait d'une comédie-vaudeville de 1819, du Français Eugène Scribe, qui l'avait lui-même repris par la suite dans un ballet-pantomime en trois actes, La Somnambule ou l'arrivée d'un nouveau seigneur, en 1827, à Paris. Le succès, brillant, avait été jusqu'à susciter cent vingt représentations. C'est vraisemblablement ce qui avait amené Flaubert à écrire dans son Dictionnaire des idées reçues : « Somnambule : se promène (la nuit) sur la crête des toits »5.
14Bien sûr, à l'époque, le somnambulisme, plus ou moins assimilé au magnétisme, constituait un champ d'études privilégié, fascinant l'opinion publique. L'Autrichien Franz Anton Mesmer (que Mozart avait connu à Vienne) avait amené à Paris, en 1778, une théorie magnétique qui avait fait fureur. Dans une mise en scène élaborée, il provoquait chez ses patients des crises ou des accès de somnambulisme destinés à les guérir de maux très variés, allant de l'hystérie à la cécité en passant par les troubles respiratoires ou hépatiques. Tout Paris s'était donc ainsi enflammé pour Mesmer, ses baquets et ses chambres capitonnées où rôdait un fluide magnétique. Et même si une commission scientifique s'était employée à décréter que le fluide mesmérien n'existait pas6, de nombreux successeurs avaient surgi, reprenant, adoptant ou prolongeant les idées du médecin autrichien. Citons ainsi le marquis de Puységur, qui avançait l'hypothèse suivante : les maladies mentales graves ne seraient qu'une forme de distorsion somnambulique ; il croyait, en conséquence, qu'un jour le magnétisme serait utilisé dans les hôpitaux pour guérir les malades mentaux. Citons également, parmi ces successeurs, l'abbé Faria, un prêtre portugais qui se présentait comme brahmane venu de l'Inde et qui avait donné, à Paris, un cours sur le sommeil lucide où il affirmait que le sommeil magnétique dépendait essentiellement du sujet et non du magnétiseur (ce personnage sera immortalisé par A. Dumas, dans Le Comte de Monte Cristo). De nombreux médecins et théoriciens – comme Deleuze, Bertrand et Noizet – travailleront également dans le secteur...
15Ainsi, quand Bellini choisit d'écrire La Sonnambula (un opéra en deux actes, créé à Milan en 1831, sur un livret de Felice Romani), il rencontre l'air du temps qui galvanise les élites intellectuelles européennes : dans les salons, on magnétise ceux qui acceptent d'être mis en état de somnambulisme et on exhibe, non sans cabotinage, des femmes somnambules qui seraient douées de pouvoirs surnaturels.
Cosὶ fan tutte, et sa cure magnétique
16D'autres traces du mesmérisme se trouvaient déjà dans Cosὶ fan tutte, l'opéra de Mozart créé à Vienne le 26 janvier 1790. Da Ponte a écrit le livret – qui ne repose sur aucun texte littéraire connu – ; c'est la cantatrice La Ferrarese qui crée le rôle de Fiordiligi. L'argument en est simple et fait penser à Songe d'une nuit d'été de Shakespeare : deux couples se défont, s'échangent et reviennent ensuite à la situation initiale. Les moteurs de changement sont : un vieux philosophe un peu amer (Don Alfonso) et la soubrette avisée (Despina). Cet opéra charmant et malicieux cherche à démontrer que ni les hommes ni les femmes ne sont capables de fidélité. Ainsi le così fan tutte (les femmes, toutes les mêmes !, ou plus littéralement « ainsi font-elles toutes »), répond-il, bien évidemment, au così fan tutti ! Le sous-titre, l'école des amants, suggère une morale de salon très dix-huitièmiste et des plus légères.
17La surprenante scène de magnétisme humoristique se situe au beau milieu de l'opéra, lorsque les jeunes gens, déguisés en Albanais viennent tenter de séduire leurs belles. Et pour y parvenir, ils ont feint d'avoir ingurgité du poison, ce qui les amène soi-disant presque morts aux pieds des jeunes filles qui s'attendrissent et s'épouvantent. Survient alors un docteur s'exprimant dans un redoutable latin de cuisine, c'est la belle Despina, presque méconnaissable. Elle prend la direction des opérations, s'informe du mal, ausculte les malheureux et tente un diagnostic. Elle sort enfin de sa sacoche de médecin un aimant : « c'est un morceau de calamite », dit le texte, « la magnétite mesméfirique, qui apparut en Allemagne et fit fortune en France ensuite ». Tout en donnant ses explications, le pseudo-médecin « touche la tête des faux malades avec un morceau d'aimant dont il frôle, ensuite, doucement tout le corps », explique aimablement une didascalie du livret. Les jeunes gens entrent en transe, se tordent, tremblent, risquent de se fracasser le crâne contre le sol... ce qui amène les gentilles demoiselles à leur porter secours « tenete forte », scande le texte. Et les deux sœurs d'éprouver toute l'électricité - pardon le magnétisme ! - qu'il y a dans l'air. « Or liberi siete da morte », annonce Despina.
18Mozart s'est donc amusé à parodier la cure magnétique du docteur Mesmer. Traitée sur le mode burlesque, la crise magnétique évoque surtout métaphoriquement l'attirance réciproque des jeunes gens. Comme l'analyse fort justement Annie Paradis : « En mettant en mouvement la matière mesméfirique, qui délie les fluides, Despina rétablit, conformément à la théorie du docteur Mesmer, l'harmonie de l'individu avec la Nature [...] elle réinstaure la primauté de l'instinct sur la loi. Elle traite également le mal par le mal. L'amour est à la fois le poison qui fait mourir et le remède qui rend la vie »7.
19Ajoutons également que la cure opérée par Despina « libère de la mort », c'est-à-dire qu'elle libère symboliquement les deux couples des liens conventionnels qui les unissaient jusqu'à présent, pour leur permettre d'essayer d'autres possibles...
La Sonnambula ou l'inconscient en action
20Cette histoire mêlant tous les ingrédients du drame romantique (un amour torturé, une nuit peuplée de rêves étranges, une folie qui menace l'héroïne), présente par ailleurs une intrigue plutôt simpliste qui ne comprend ni rebondissements ni développements secondaires. Tout se passe en Suisse, dans un petit village. Une jeune paysanne, Amina, vêtue de voiles blancs, entre par la fenêtre, la nuit, dans la chambre d'un étranger ; celui-ci n'est autre que le comte du village qui vient de rentrer après une longue absence.
21Une histoire à dormir debout, pourrait-on dire, ou tout simplement fantastique puisqu'on prend la jeune femme pour un fantôme, alors qu'elle n'est que somnambule.
22Evidemment son fiancé Elvino se sent offensé : il reprend son anneau et annule les noces... enfin celles avec Amina puisqu'il se précipite aussitôt dans d'autres bras, ceux de la jolie aubergiste, Lisa, qui l'aime depuis toujours. Désespoir d'Amina. Fin de l'acte I.
23Le plan de l'opéra est sans complications : après cette exposition suivie d'une catastrophe, nous allons avoir, dans l'acte II, une nouvelle péripétie suivie du dénouement : une autre crise de somnambulisme d'Amina va cette fois provoquer le revirement du fiancé qui décide illico de se précipiter à l'autel pour célébrer ses noces - avec elle, bien sûr ! -. Fin de l'opéra.
24Qu'en est-il véritablement de ces scènes étranges ? Comment Bellini traitet-il le sujet ? Ce que met en scène le compositeur, c'est une réalité, en somme plutôt banale, qui, en toute vraisemblance, remonte à la nuit des temps : elle désigne les personnes qui marchent dans leur sommeil (somnus + ambulare), en tenant des propos étranges. (L'apparition du mot « somnambule » remonterait toutefois à 1690, en cette fin du XVIIe siècle où l'on cherchait à comprendre le phénomène non plus en le faisant dépendre de Dieu ou du diable, mais en l'étudiant de plus en plus scientifiquement).
25Dans l'opéra de Bellini, le somnambulisme d'Amina n'a donc pas été induit par un magnétiseur et il ne ressemble nullement au sommeil hypnotique : il ne présente, de fait, aucun des caractères repris par Bertrand Méheust dans sa phénoménologie magnétique Somnambulisme et médiumnité8. Nous ne décelons, en effet, pas ici « d'hyperesthésie », ni de « prévision des accès » (futures crises) ; nous ne remarquons aucun don d'« endoscopie » ou d'« exoscopie », nulle « sympathie des douleurs spontanées » ou « provoquées », pas de « transposition des sens » (perception épigastrique), pas de « don de vision », ni de « suggestion mentale » ou de « faculté de prévision ».
26On peut, par contre, trouver deux finalités internes à l'histoire, au somnambulisme tel qu'il est présent chez Bellini : il sert de ressort dramatique et semble doté de vertus cathartiques.
Ressort dramatique
27Le comportement étrange d'Amina constitue la seule animation de l'opéra ; il crée le malheur de l'héroïne puis répare et élabore son bonheur. Sans lui, rien ne se serait passé. C'est l'anecdote spectaculaire, le deus ex machina qui permet l'heureux dénouement.
28Il faut aussi souligner le côté extraordinaire du somnambulisme et l'effroi dans lequel il plonge les villageois (horrifiés par le fantôme) et les spectateurs (l'épisode de la passerelle au-dessus de la rivière est un des plus symptomatiques de l'opéra). Il est évident que les paroles dites durant la crise, dans de telles conditions de précarité, de danger, de quitte ou double ou de flirt avec la mort, en acquièrent une autre force dramatique ainsi que des accents de vérité et d'authenticité que le seul état de veille et de conscience n'aurait pu garantir. On ne peut suspecter de ruse ou de calcul sordide un être qui risque sa vie entre ciel et eau !
Vertus cathartiques
29Mais au-delà de cette lecture « consciente », on peut en risquer une autre que je qualifierais volontiers « d'inconsciente » : le somnambulisme permet également, dans cet opéra, d'exprimer l'ambivalence d'Amina. En allant voir Rodolfo, le Comte, Amina affirme certes combien elle aime son fiancé mais elle affirme aussi son léger penchant – refoulé, il va sans dire ! – mais penchant, malgré tout, pour le comte. Et en lui racontant son histoire dans son étrange appareil, elle fait de ce rival potentiel un allié... Dans ce cas, la technique du somnambulisme permet à la fois de dire et de ne pas dire, d'y aller et d'exorciser la chose. Il est ce lieu où l'on peut, sinon « vivre l'interdit », du moins l'approcher et l'exorciser, le dépasser.
30Cela ressemble à l'expérience de dédoublement où l'inconscient trouve sa voie royale. Le somnambulisme se pare donc chez Bellini d'effets cathartiques, ce qui rejoint les visées thérapeutiques du « somnambulisme provoqué ». Comment ne pas également penser ici aux réflexions où Freud soutient que la littérature a découvert, bien avant la science psychanalytique, les lois de l'inconscient ?
31Si la crise de somnambulisme revêt ainsi deux fonctions dans l'histoire des fiancés, on peut peut-être lui supposer un sens supplémentaire, qui n'est plus, cette fois, dans l'histoire, mais bien dans l'inconscient du compositeur sicilien. De même, en effet, que le délire d'Imogène semblait symboliser la Sicile, ne pourrait-on voir dans le sommeil paradoxal d'Amina une image de celui où s'est longtemps plongée la terre natale de Bellini ? Pour souligner l'importance, dans l'imaginaire insulaire, de cette image de « Belle au Bois dormant », comment ne pas rappeler la phrase désormais célèbre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dans Le Guépard : « Qui sait combien d'imans musulmans, combien de chevaliers du roi Roger, combien de scribes des Souabes, combien de barons d'Anjou, combien de légistes du Roi catholique ont conçu la même admirable folie ? Et combien de vice-rois espagnols, combien de fonctionnaires réformateurs de Charles III ? Qui se rappelle encore leur nom ? La Sicile a choisi de dormir, malgré leurs invocations ; pourquoi donc les aurait-elle écoutés, si elle est riche, si elle est sage, si elle est civilisée, si elle est honnête, si elle est admirée et enviée de tous, si, en un mot, elle est parfaite ? »9
32Peut-être est-ce d'avoir depuis trop longtemps rêvé l'harmonie – on pense à Empédocle – que l'île des dieux, consciente de sa « perfection accomplie »10, a voulu dormir dans son éblouissant contraste baroque « de lumière et de deuil », pour reprendre l'expression de Gesualdo Bufalino11 ? Ou, comme le prétend Vincenzo Consolo, puisque « l'harmonie originaire perdue a cédé la place à un monde disséminé de ruines historiques et existentielles »12, comment ne pas s'abîmer dans la contemplation de cet autre monde où nous entrons quand nous abandonnons celui-ci ?
33Le somnambulisme n'est-il pas, dès lors, une réponse séduisante puisque cet étrange état concilie mystérieusement les deux faces du sommeil et de la veille. De toutes façons, Pascal n'affirmait-il pas, « qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ? »
Notes de bas de page
1 P. BRUNEL, Vincenzo Bellini, Paris, Fayard, 1981, p. 11.
2 Cité par P. BRUNEL, ID., p. 356.
3 C. CLÉMENT, L'opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset & Fasquelle, 1979.
4 D. FERNANDEZ, Le radeau de la Gorgone, Paris, Grasset, 1988, p. 157-173.
5 G. FLAUBERT, Dictionnaire des idées reçues, Bordeaux, Le Castor Astral, 1987, p. 86.
6 Consulter, à ce propos, H. ELLENBERGER, A la découverte de l'inconscient : histoire de la psychiatrie dynamique, (traduction de J. Feisthauer), Villeurbanne, CIMEP, XI, 1974, 759 p. ; voir également R. DARNTON, La fin des Lumières, Paris, Librairie académique Perrin, 1984, p. 137-171 et P. ENCKELL, Petite promenade somnambulique, L'Avant-Scène Opéra, juillet-août 1997, 178, p. 62-65.
7 A. PARADIS, Mozart, l'opéra réenchanté, Paris, Fayard, 1999, p. 307.
8 B. MÉHEUST, Somnambulisme et médiumnité, Tome 1, Le défi magnétique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999, p. 156-216.
9 G. TOMASI DI LAMPEDUSA, Le Guépard, Paris, Seuil, 1959, p. 169-170.
10 C’est l'image qu'emploie le prince Salina, le Guépard, pour signifier sa terre natale aux yeux du représentant du gouvernement turinois, Aymon Chevalley (ID., p. 169).
11 G. BUFALINO, La lumière et le deuil, Paris, Julliard, 1991, p. 16-19.
12 V. CONSOLO, Ruine immortelle, Paris, Seuil, 1996, p. 167.
Auteur
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