Présentation
p. 7-19
Texte intégral
1Depuis les travaux de Robert Darnton1 et de Maria M. Tatar2, les recherches sur l’impact des théories de Mesmer et de ses disciples sur la littérature ont pris un essor considérable, tout particulièrement pendant la dernière décennie. Citons les travaux d’Adam Crabtree3, Ingrid Kollak4, Bertrand Méheust5, Saïd Hammoud6, Alison Winter7, et celui de Jürgen Barkhoff8, particulièrement important pour la littérature allemande. Comme le montrent ces différentes recherches, l’influence des différents courants mesmériens sur les littératures européennes du 19e siècle fut importante, sinon décisive.
2Le « fluide universel » et le « magnétisme animal » de Mesmer, et plus encore l’hypnose étudiée par Puységur et ses successeurs, furent des sujets vivement débattus. En abordant ces thèmes, il est essentiel de se rappeler la mise en garde faite par Bertrand Méheust dans sa contribution : « Il m’apparaît en effet que le magnétisme dont parlent mes écrivains est en grande partie un magnétisme imaginaire, une reconstruction synthétique opérée à partir de certains traits fascinants véhiculés par la rumeur publique, avec toutes les déformations que cela comporte ». Certes, on trouve aussi des auteurs dont le savoir sur le magnétisme n’a que peu de choses à envier aux spécialistes (c’est le cas de Jean Paul en Allemagne) ; d’autres semblent particulièrement peu informés, à l’instar de Nerval. Des recherches ultérieures auront à établir exactement la compétence de chaque auteur en matière de magnétisme animal et à identifier les sources. L’étude de l’impact qu’a eu le mesmérisme sur la littérature européenne reste un travail à accomplir, même si le livre d’Ingrid Kollak, paru en 1997, constitue un début très prometteur pour ces recherches. Le colloque international « Traces du mesmérisme dans les littératures européennes du 19e siècle » organisé les 9 et 10 novembre 1999 aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles et dont le présent volume contient les actes, poursuit l’objectif de progresser dans la même voie. L’accent principal y est mis sur la comparaison entre les littératures française et allemande. Les limites du programme n’ont pas permis d’accorder aux autres littératures européennes la place qu’elles auraient méritée. Ce qui, d’emblée, frappe au vu des résultats, c’est l’immensité de la tâche à accomplir : il faudra également parler de l’Italie, de la Pologne et de la Russie, et certainement de l’Angleterre et des Etats-Unis. Les différentes études et contributions de ce volume sont autant de points de repère sur une terra incognita dont la carte reste à établir.
3Un premier ensemble de questions à élucider touche aux antécédents de la théorie et de tout le mouvement mesmérien. Déjà l’œuvre de Mesmer elle-même est marquée par l’influence des traditions ésotériques et des théories néoplatoniciennes qui s’étaient surtout développées durant les 16e et 17e siècles. Aux apports de la « philosophia naturalis » et d’autres traditions hermétistes, astrologiques et théosophiques dans l’œuvre du maître s’ajoutent les fruits de l’érudition dans les écrits de ses adeptes. Paracelse est abondamment cité par les mesmériens allemands ; dans la littérature secondaire consacrée au sujet, le nom du jésuite Athanasius Kircher est fréquemment mentionné. Le médecin Jean-Baptiste Van Helmont occupe quant à lui une place particulièrement importante parmi les précurseurs du mesmérisme9. Dans le présent volume, Hans-Jürgen Schrader attire l’attention sur une filiation spirituelle qui va en ligne directe du théosophe Oetinger au philosophe Schelling, qui fut à son tour le maître de Gotthilf Heinrich Schubert. Avec ses Ansichten von der Nachtseite der Naturwissenschaft, ce dernier exerça une influence déterminante sur bon nombre de romantiques allemands. Dans sa contribution sur « Nerval et le mesmérisme », Michel Brix écrit quant à lui qu’en France, toute la première moitié du19e siècle a baigné dans le néoplatonisme et montre comment Nerval assimile la doctrine de Mesmer aux différents courants de la pensée occultiste. Si, comme nous pouvons le lire dans l’étude de Tanguy Logé, Ballanche, en s’inspirant de Fabre d’Olivet expose l’idée que Dieu a plongé Adam, l’androgyne primitif, dans un sommeil magnétique pour qu’il s’y divise, nous assistons à la fusion des deux systèmes de pensée en une seule image.
4Dans sa contribution, Hans-Jürgen Schrader relève l’influence importante que le mouvement piétiste exerça sur de nombreux mesméristes allemands.
5Les quelques analyses que contient ce volume permettent donc de constater que des liens évidents unissent les textes français et allemands influencés par les théories mesmériennes ; elles semblent prouver l’existence d’un « mesmérisme littéraire » au niveau européen, faisant appel à un fond commun de traditions. Cependant, il va de soi que les quelques exemples cités ici devraient être complétés par une étude beaucoup plus approfondie, englobant l’œuvre de nombreux auteurs. Il existe en fait dans toutes les littératures européennes quelques thèmes d’origine « mesmérienne », généralement liés aux phénomènes de « somnambulisme magnétique » découvert par Puységur. L’intérêt des auteurs fut surtout porté sur les états de conscience modifiée permettant l’accès à des facultés appelées aujourd’hui « parapsychologiques » : ainsi par exemple la précognition et les dons divinatoires, la seconde vue, la télépathie, ou encore la vue par l’épigastre (sans doute est-il plus exact de dire comme Flaubert citant Rostan que « la vision peut s’opérer par toute la surface du corps »). Le plus fascinant parmi ces thèmes concerne le rapport entre magnétiseur et somnambule ; c’est – en termes balzaciens – « l’empire sans bornes qu’un homme peut acquérir sur un autre ». Il est question ici du pouvoir de l’hypnotiseur (l’époque préfère le terme de « magnétiseur ») de subjuguer l’hypnotisé qui se soumet aveuglement à sa volonté pendant la durée de l’hypnose et dans certains cas, au-delà de celle-ci (par exemple au moyen de suggestions posthypnotiques). De nouveau, il s’agit d’un héritage de Puységur.
6Un autre thème majeur au sein de la mouvance mesmériste est la communication avec l’au-delà par le biais de l’extase magnétique. Chez Jung-Stilling et Justinus Kerner, l’apparition d’esprits de défunts à des médiums – magnétisés ou non par ailleurs – semble se situer dans le prolongement des vieilles croyances et superstitions populaires. En France, le courant spiritualiste et psychofluidiste de Lyon suit avec une attention particulière les contacts qu’établissent les somnambules ravies avec des entités angéliques et des êtres bienheureux. En Allemagne, les spectres proviennent – sauf rares exceptions – de l’Hadès, c.-à-d. du purgatoire. Cette différence explique sans doute la présence, dans la littérature française, de nombreux esprits protecteurs. Dans ces cas les âmes des défunts assument le rôle d’anges gardiens. Dans Ursule Mirouët de Balzac, Minoret apparaît après sa mort à sa protégée. Dans Les Misérables de Victor Hugo, Fantine devenue ange ne quitte pas les traces de Cosette10. Mais il est vrai que de tels génies protecteurs existent également dans la tradition allemande, notamment chez Justinus Kerner.
7Quand la baronne d’Oberkirch (citée par Roland Mortier) déclare : « Je suis convaincue qu’elle [la croyance dans le magnétisme : E.L.] rendrait les hommes meilleurs en leur donnant foi dans l’autre vie », elle exprime la raison principale qui a poussé Jung-Stilling à rédiger sa Theorie der Geisterkunde. Cependant, on semble s’accorder sur la véracité des récits relatant l’apparition des mourants à des proches (géographiquement éloignés) au moment de leur décès. Dans son étude consacrée à Frederik van Eeden Sonja Vanderlinden fait mention d’une publication de la Society for Psychical Research recensant plus de 700 cas avérés de ce phénomène.
8D’autres points communs aux traditions française et allemande laissent supposer soit l’existence de sources communes, soit des échanges intenses. C’est le cas du mythe de la Chute et de l’hypothèse que les facultés « paranormales » liées aux états de conscience modifiée dans le « somnambulisme magnétique » étaient celles de l’homme originel avant la chute et seront peut-être celles de l’homme à la fin des temps, quand les conséquences de la Chute seront effacées. Albert Béguin considère d’ailleurs que ce mythe est caractéristique du romantisme allemand. Dans le présent volume, il en sera question à propos de Schelling et de Gotthilf Heinrich Schubert. Mais Tanguy Logé en relève aussi sa présence chez Ballanche. Une des sources de ce mythe est facilement détectable : c’est la doctrine augustinienne du péché originel qui aurait eu comme conséquence d’obnubiler et de diminuer les facultés de discernement chez Adam et sa descendance. Quand Ballanche s’exclame : « N’avons-nous pas déjà les organes qui font de la chenille rampante un brillant papillon ? Les phénomènes magnétiques ne présagent-ils pas un nouveau mode de perceptions possibles ? », il transpose dans un contexte moderne et mesmérien une très ancienne image de la psyche. Jung-Stilling, Gotthilf Heinrich Schubert et Justinus Kerner l’avaient fait avant lui ; l’image était déjà devenue un topos mesmérien. Conformément à la signification de l’ancien lieu commun, l’image du papillon renvoie surtout aux métaphores de l’âme après la mort. Dans une lettre à Lavater datant de 1797, Jung-Stilling écrit : « Tout comme l’organisation du papillon est contenue d’une façon cachée dans la chenille, l’organisation du corps transfiguré et de ses sensations repose de façon non encore développée et tout à fait cachée dans notre existence actuelle. » Montlosier – cité par Tanguy Logé – parle de l’homme ressemblant à « un germe qui attend la crise de la mort pour se développer ». Dans le dialogue Clara de Schelling, l’existence des défunts purifiés de leurs péchés ressemble à un état permanent de somnambulisme magnétique dans lequel les facultés « paranormales » sont écloses pour toujours.
9Des contributions réunies dans ce volume ressort au moins une différence importante entre mesmériens allemands et français. Tous les auteurs français traités ici – y compris Flaubert – accordent une importance capitale au rôle joué par Swedenborg, et, dans une moindre mesure, par Lavater. Pour les mesmériens allemands du début du 19e siècle, ni l’un ni l’autre ne faisaient encore figure d’autorités citables11. Comme l’indique entre autres Jean Dierkens, l’influence des mesmériens lyonnais pourrait avoir été à cet égard déterminante. Ceci explique peut-être l’affirmation tout à fait étonnante de Joseph de Maistre (reprise par Balzac) selon laquelle la théorie du magnétisme aurait déjà entièrement été formulée par Swedenborg. Tanguy Logé, rapportant ces propos, parle de « conjonction du Mesmérisme et de l’Illuminisme ». Les études sur Nerval, Balzac et même Flaubert confirment largement cette thèse. Claudine Gothot-Mersch montre que Flaubert associe « magnétisme » à « mysticisme » en l’opposant à « rationalisme ». Toutes aussi désarçonnantes sont les généalogies scientifiques établies par Balzac. Dans sa contribution, Georges Jacques cite l’auteur parlant de Mesmer comme de « cet homme prodigieux à deux pas de Lavater, le précurseur de Gall ». Un monde sépare Mesmer de Lavater. Il est vrai que Lavater et Gall croyaient pouvoir recueillir des informations sur les caractères individuels en examinant les formes des crânes. Mais il est difficile d’imaginer des contrastes plus violents que la « méthode » intuitionniste et « géniale » (dans le sens que le Sturm und Drang accordait à ce terme) de Lavater et la façon de procéder de Gall. Celui-ci rêvait en effet d’une science de l’homme basée sur des données quantifiables, se servant d’instruments précis de mesure, et aspirant à expliquer sur une base matérialiste des données censées relever du domaine spirituel. Il n’existe d’ailleurs aucun rapport entre Mesmer et Gall. Force est par conséquent de constater des lacunes chez l’auteur de la Comédie humaine et de rappeler la mise en garde de Bertrand Méheust citée en début de ce texte.
10Ces quelques exemples illustrent l’ampleur européenne du courant mesmérien dans la littérature du 19e siècle, mais aussi et surtout le travail qui reste à accomplir pour cerner plus clairement les points communs et les spécificités des différentes traditions.
11Les deux premières études du volume présentent une synthèse sur les rapports entre mesmérisme et littérature dans la première moitié du 19e siècle, l’un pour la France, l’autre pour l’Allemagne. Une partie de contributions est consacrée aux influences mesmériennes dans la littérature française du 19e siècle, depuis la baronne d’Oberkirch et la première génération romantique française jusqu’à Bouvard et Pécuchet, en passant par Nerval, Balzac et Alexandre Dumas père. Aux auteurs français considérés sous l’angle de leur rapport avec le mesmérisme sont confrontées des œuvres d’auteurs allemands : Goethe, E.Th.A. Hoffmann, Kleist et Immermann. Une étude sera consacrée à l’apparition d’esprits des défunts – toujours dans leur rapport avec le magnétisme – et au débat mené autour de ce phénomène dans des textes de Jung-Stilling, Justinus Kerner, Schelling et Schopenhauer, une autre encore se centrera sur les maladies liées au somnambulisme qui sont recensées dans le Archiv für den Thierischen Magnetismus, un des principaux organes scientifiques du mesmérisme en Allemagne. Il était également tentant de tenir compte du domaine musical : Cosi fan’ tutte de Mozart et La Sonnambula de Bellini ont été choisis comme exemples d’opéras qui mettent en scène des phénomènes du somnambulisme. Il nous a enfin semblé utile de prolonger le thème du colloque au-delà des limites du 19e siècle. Les deux dernières études du volume s’attèlent à cette tâche. La première est consacrée à l’hypnotisme et au spiritisme chez l’auteur néerlandais Frederik van Eeden. Il entrait aussi dans l’intention des éditeurs d’élargir la perspective – ne fût-ce qu’à titre d’exemple – à une autre littérature européenne. Enfin, la dernière étude répond à la question : que reste-t-il à l’heure actuelle de l’héritage de Mesmer, de la notion de « magnétisme animal », de l’usage de l’hypnose et de l’astrologie (vue sous l’angle strictement matérialiste) ?
12Passons à une brève présentation du contenu des différentes contributions.
13Bertrand Méheust distingue à partir de Puységur trois tendances principales au sein du mesmérisme français : les mesmériens qui tendent vers le matérialisme, les psychofluidistes pour qui la volonté de l’opérateur est le véritable agent de l’action magnétique et qui croient dans les puissances latentes de l’âme dévoilées par le somnambulisme, et enfin les spiritualistes. Parmi ces derniers, les Lyonnais croient aux contacts des somnambules avec des entités angéliques. Pour illustrer sa thèse du retraitement imposé au magnétisme par l’imagination romanesque, Méheust examine les passages d’Ursule Mirouët de Balzac qui se rapportent à cette matière. Il arrive à la conclusion que Balzac présente un magnétisme surhumain à cause de la prestation sans défaillance aucune des médiums. De plus, l’auteur comprime les courants psychofluidiste et ésotérique en un seul.
14Après avoir analysé l’échec que durent subir Mesmer et ses théories dans les milieux scientifiques du siècle des lumières, Jürgen Barkhoff se penche sur la « revalorisation radicale » du mesmérisme au sein du mouvement romantique allemand, ce qui explique à son tour l’importance des thèmes mesmériens dans la littérature allemande de l’époque. Jürgen Barkhoff attribue entre autres ce succès à « l’appétit de synthèse » des romantiques qui aiment associer les disciplines les plus différentes (scientifiques, philosophiques, esthétiques...) dans une même démarche intellectuelle, à l’intérêt romantique pour l’exploration de l’inconscient, à la mise en parallèle de l’imagination esthétique avec celle des somnambules... La carrière littéraire du mesmérisme se termine dans les années 30. Après avoir passé en revue les auteurs les plus importants de l’époque dont l’œuvre porte des traces d’influence mesmériennes (dont Jean Paul, Arnim, E.Th.A. Hoffmann, Kleist, Goethe, Tieck, Immermann...), l’auteur analyse le rôle joué par le mesmérisme dans deux romans de littérature populaire.
15Dans Le marquis de Puységur et le « somnambulisme magnétique », Roland Mortier se consacre au témoignage de la baronne d’Oberkirch. Dans ses Mémoires, elle rapporte une séance de magnétisme chez la duchesse de Bourbon, dirigée par les frères de Puységur ; ceux-ci obtiennent de leurs sujets « non seulement la connaissance du présent dans des lieux éloignés, mais encore la prescience de l’avenir ». La baronne illustre ses propos par les révélations que fait une des somnambules de Puységur à un jeune secrétaire de l’ambassade d’Espagne ; ce « gentilhomme des vieux castillans » est trompé dans son amour pour une juive qu’il croyait convertie au christianisme. Devant l’imposture manifeste contenue dans cet épisode, Roland Mortier se demande qui a trompé qui dans cette mystérieuse affaire. Un second témoignage se rapporte à une séance qui se déroula le 18 janvier 1789 à Strasbourg, au cours de laquelle une jeune paysanne de la Forêt Noire confirme en tous points au maréchal de Stainville la fameuse prophétie de Cazotte et lui annonce sa mort prochaine. En guise de conclusion, Robert Mortier attire l’attention sur l’irruption de l’irrationnel dans la conscience des élites sociales à la fin du18e siècle.
16Tanguy Logé étudie la manière dont la génération d’écrivains née aux alentours de 1770 réagit à Mesmer, en prenant comme fil conducteur la figure de Chateaubriand. Il constate que l’influence de Swedenborg prédomine sur celle de Mesmer. Tout en réfutant swedenborgisme et mesmérisme, Chateaubriand reste confronté à l’énigme que lui posent les dons mystérieux de sa sœur Lucile. Parmi les adeptes du mesmérisme, Tanguy Logé évoque le comte de Montlosier, Pierre-Simon Ballanche, émule des Lyonnais dont l’œuvre présente de frappantes analogies avec certaines idées des romantiques allemands mesmériens (le mythe de la Chute par exemple), Antoine Fabre d’Olivet, Xavier de Maistre et Maine de Biran.
17Laurent Van Eynde constate que Goethe n’évoque que très rarement le mesmérisme et le magnétisme animal et formule l’hypothèse que c’est l’exaltation et la naïveté plus ou moins mystique de Lavater, fervent adepte et propagateur du mesmérisme, qui auraient transmis l’enseignement de Mesmer à Goethe à la manière d’un prisme déformant et l’en auraient détourné. En revanche, les travaux consacrés par le jeune physicien Ritter au galvanisme retiennent toute l’attention de Goethe, principalement à cause de leur base empirique rigoureuse. Le maître de Weimar croit y trouver des arguments en faveur de sa thèse favorite de l’unité de plan de composition de la nature. Pour E.Th.A. Hoffmann, la question décisive soulevée par le magnétisme animal est celle du rapport entre le magnétiseur et la patiente, notamment l’absence totale de volonté de la part de la somnambule. La science magnétique a ouvert le champ de cette sphère d’existence sur laquelle notre subjectivité consciente n’a pas de prise. En découvrant ainsi la dualité dans chaque homme, elle brise l’unité rassurante de la subjectivité des Lumières.
18Hans-Jürgen Schrader analyse l’influence des théories mesmériennes chez Kleist, notamment dans le Käthchen von Heilbronn et la « légende » Sainte-Cécile. Pour les romantiques, l’intérêt majeur du mesmérisme réside dans l’idée d’« harmonie du particulier avec le tout » (Schelling) que les états pathologiques mettent mieux en évidence que les états normaux. Les romantiques s’intéressent également aux vieilles théories néoplatoniciennes (Paracelse, Van Helmont...) que le magnétisme semble confirmer par voie expérimentale. D’autre part, le mesmérisme des romantiques allemands est marqué de l’héritage de l’aile radicale du piétisme. Hans-Jürgen Schrader termine son exposé en montrant de quelle façon l’idée ésotérique du « corps astral » (respectivement « corps éthéré » ou « corps sidérique ») devient dans la relecture mesmérienne la substance psychique reliant l’homme à l’univers et marque de son empreinte tant le Käthchen von Heilbronn que la Sainte-Cécile.
19La contribution d’Ernst Leonardy est consacrée au thème de la communication avec l’au-delà et des apparitions d’esprits de défunts dans des textes de Jung-Stilling, Justinus Kerner, Schelling et Schopenhauer. Les témoignages sur lesquels se basent les deux premiers portent l’empreinte d’une culture pré-rationaliste et de vieilles croyances et superstitions populaires. Les théories mesmériennes – spécialement celles concernant les transes et états extatiques des degrés supérieurs du somnambulisme magnétique – sont censées prouver la véracité de ces apparitions. La Clara de Schelling illustre l’amalgame typiquement romantique entre théorèmes mesmériens et mythes romantiques. L’exemple le plus caractéristique est le mythe de la Chute dont les effets seraient suspendus pendant la transe magnétique et définitivement surmontés dans l’existence post-mortelle. Quand le système nerveux végétatif devient l’« organe » des visions magnétiques, comme c’est le cas chez Schopenhauer, le problème est réduit à des dimensions physiologiques.
20Au centre de la contribution de Bettina Gruber se trouve un des magazines les plus réputés consacrés à l’étude des phénomènes du magnétisme animal, l’Archiv für Thierischen Magnetismus. Ces organes qui – à côté des médecins mesmériens – comptaient de nombreux profanes parmi leurs abonnés, contenaient des comptes rendus critiques et surtout des dossiers présentant les origines, les caractéristiques et l’évolution de cas de maladies. D’autres textes se présentaient comme de brefs rapports, fréquemment consacrés à des événements, des pratiques ou des questions liés à l’occultisme. L’analyse de ces documents donne des résultats surprenants : là où, dans la littérature, le magnétiseur apparaît sous les traits d’un manipulateur virtuellement ou réellement dangereux, la pratique montre qu’il est assujetti au pouvoir de la patiente. Ce renversement de rôle devient patent dans les cas d’autodiagnose et d’autothérapie, quand la malade se supplante au médecin. Cependant, la soumission du médecin ne manque pas d’aspects typiquement romantiques : en agissant ainsi, le thérapeute se subordonne à la Nature elle-même (qui se révèle surtout dans l’élément féminin) et répond au désir d’osmose avec la totalité. Ainsi se constitue une équation entre nature, féminité et irrationalité.
21L’attitude de l’auteur allemand Karl Leberecht Immermann auquel est consacré l’étude de Hubert Roland, est teintée de scepticisme et d’ironie et s’exprime sous forme de satire contre le magnétisme, cette folie mise à la mode par les romantiques et qui défie tout bon sens. Le personnage principal du récit Der Karnaval und die Somnambüle est déchiré entre la fascination que lui inspire le pouvoir manipulateur du magnétiseur et son aversion contre l’attitude passive de ses victimes, qui s’abandonnent sans résistance à sa volonté. Le personnage principal lui-même pèche par excès de crédulité. En revanche, le magnétiseur reconnaît lui-même les faiblesses de sa discipline. Inversement, le médecin dans le roman Die Epigonen fustige le magnétisme en le qualifiant de charlatanerie, mais avoue en même temps l’impuissance de sa science devant les maladies causées par les troubles de l’imagination. Pour soigner ces dernières, il lui arrive d’avoir recours à l’homéopathie et au traitement magnétique.
22L’étude de Marie-France Renard, consacrée au thème du somnambulisme dans l’opéra figure comme intermède entre auteurs allemands et français du XIXe siècle. Vu la fascination qu’exerçait la transe somnambulique, il ne faut pas s’étonner de la voir représentée sur la scène lyrique. Cependant, ni dans Cosi fan’ tutte de Mozart, ni dans La Somnambule de Bellini, le spectateur n’assistera à la représentation d’états induits par l’hypnose et le « somnambulisme artificiel ». Mozart/ Da Ponte parodient une cure magnétique sur le mode burlesque et l’héroïne de Bellini souffre d’une forme « naturelle » de somnambulisme. Dans l’opéra de Bellini, le somnambulisme sert de ressort dramatique et semble doté de vertus cathartiques. De plus, le sommeil qui provoque chez Amina le somnambulisme pourrait être une image de celui où était longtemps plongée la Sicile, terre natale de Bellini.
23Les trois études qui suivent sont consacrées à la littérature française et traitent du mesmérisme dans l’œuvre de Nerval, de Balzac et d’Alexandre Dumas père et dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Comme le signale Michel Brix, Nerval ne fera avant l’Aurélia que des allusions peu significatives à la doctrine mesmérienne – hormis un livret d’opéra-comique sur le magnétisme dont l’original a disparu. Michel Brix explique ceci par la crainte que le rapprochement possible de l’auteur avec Mesmer, le comte de Saint-Simon, Cagliostro et d’autres illuminés ne puisse renforcer la suspicion de folie qui pèse sur lui. Les Illuminés et Les Faux Saulniers comptent Mesmer au nom des occultistes dont l’influence, au dire de Nerval, prépara la Révolution et dont les doctrines témoignent de la permanence de la pensée mystique néoplatonicienne en Europe. A partir des Illuminés, les jugements que Nerval porte sur le mesmérisme (assimilé par lui à l’ésotérisme et au mysticisme) proposent un incessant jeu de balancier qui se déroule sur l’arrière-fond du thème de la folie. D’une part, le mysticisme a son poids de vérité et dévoile ainsi l’instabilité des certitudes de la raison. D’autre part, la relativité des valeurs sur lesquelles reposent les normes d’une société devrait inciter celle-ci à réhabiliter les prétendus « fous ». Le narrateur – et non l’auteur – de l’Aurélia lutte sur le même front dans son ambition de rétablir le monde dans son harmonie et son unité première, notamment grâce au magnétisme. D’autre part, le mesmérisme, à l’instar des doctrines ésotériques, paraît comporter aux yeux de Nerval des éléments pathogènes qui peuvent causer la folie. Il en résulte une distance de plus en plus nette vis-à-vis des doctrines ésotériques qui cèdent la place à la quête du bonheur terrestre. Dans son étude consacrée à Balzac et à Alexandre Dumas père, Georges Jacques relève que les phénomènes que l’on pourrait qualifier de parapsychologiques apparaissent dans les romans de Balzac dont l’action se déroule pendant la Révolution et les années qui lui succédèrent, c.-à-d. à des époques marquées par le rationalisme, comme dans Le Réquisitionnaire et L’Auberge rouge. Exception faite de Séraphîta, le nom de Mesmer est uniquement cité dans les œuvres dont l’action se situe sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, le cas d’Ursule Mirouët étant connu. Le nom de Mesmer s’y trouve accompagnés de ceux de Gall, Lavater, Swedenborg. Parmi les phénomènes qui sont associés à cette pléiade de noms, on peut mentionner la seconde vue, la chiromancie, la cartomancie, l’horoscope et la catalepsie. Cependant, Balzac est un des rares auteurs à distinguer le magnétisme de Mesmer du somnambulisme de Puységur et de Deleuze qu’il compte parmi les « sciences de la volonté ». Dans la Correspondance générale et les lettres à Marie Hanska, le nom de Mesmer n’est pas cité une seule fois. Les noms de Lavater et Gall apparaissent par contre beaucoup plus fréquemment chez Balzac. Les allusions au magnétisme animal sont cependant fréquentes dans l’œuvre de jeunesse, notamment dans Le Centenaire ou les deux Beringheld. Dans la Comédie humaine, Mesmer tient sa place dans un miroir de concentration où se croisent toutes les conceptions du monde.
24Chez Alexandre Dumas père, hypnose et sommeil magnétique sont également des signes du temps. A côté du magnétiseur dans Urbain Grandier, il faut citer Le Comte du Monte-Cristo dont un des personnages porte le nom de l’Abbé Faria. Cagliostro, alias Joseph Balsamo, doit notamment sa toute-puissance à l’hypnose. Dans le Collier de la Reine, Mesmer apparaît lui-même comme personnage. Pour Dumas père, il ne fait que révéler, parmi d’autres, le basculement des mentalités.
25Claudine Gothot-Mersch traite de la place que revêt le magnétisme dans Bouvard et Pécuchet, où une bonne vingtaine de pages lui sont consacrées. En abordant systématiquement les connaissances et les techniques de l’époque, les deux copistes classent le magnétisme parmi les sciences ; il est vrai que pour eux, il s’agit de la moins intellectuelle, de la moins sérieuse des sciences. Dans le dossier des notes de lecture, le mot magnétisme est accompagné de mysticisme. Flaubert se sert de sa vaste documentation pour y puiser de nombreux détails concrets concernant la pratique du magnétisme. Ce dossier servira également à la constitution du sottisier. Flaubert utilise les mots et expressions de la science magnétique pour créer un effet de scientificité comique. S’il est évident que Flaubert considère le magnétisme comme de la plaisanterie, il restera cependant fidèle à un de ses principes fondamentaux : « il ne faut pas conclure ». Ce doute fondamental s’applique aussi au magnétisme.
26Si les contributions recensées jusqu’à présent offrent une image relativement cohérente du magnétisme, l’étude de Sonja Vanderlinden, consacrée aux Studies (1890-1918) du médecin, psychothérapeute et écrivain néerlandais Frederik van Eeden, met en évidence des développements ultérieurs et ne s’intègre plus que partiellement dans le cadre des travaux précédents. Dès juillet 1887, Van Eeden prend contact avec Van Renterghem qui traite ses patients par suggestion hypnotique suivant la thérapie d’A. Liébeault, le fondateur de l’école de Nancy. Il s’agit d’une forme douce de l’hypnose. Avec Van Rentherghem, Van Eeden ouvre à Amsterdam une clinique d’hypnotisme thérapeutique ; ce fut le premier institut psychothérapique aux Pays-Bas. La suggestion hypnotique se fonde sur les liens étroits qui existent entre fonctions corporelles et fonctions psychiques. Van Eeden pense que la conscience normale à l’état de veille n’est qu’une infime partie de notre vie psychique dont la plus grande partie se passe dans l’inconscient (Van Eeden préfère le terme de double moi). Par l’hypnose, il est possible d’étudier l’inconscient. A partir de 1890, Van Eeden entretiendra d’étroites relations avec la Society for Psychical Research, et en 1893, il arrêtera son travail à la clinique Liébeault. Désormais, il s’intéressera plutôt au spiritisme, très populaire aux Pays-Bas. Van Eeden croit à l’existence d’un « sujet transcendantal », dégagé de l’espace et du temps. Il s’intéresse au phénomène des tables tournantes et au procédé de l’écriture automatique. La mort de son fils Paul en 1913 va raviver son intérêt pour le spiritisme. A cette date, Van Eeden note dans son journal qu’il reçoit des messages de son fils défunt.
27Dans la contribution qui clôt ce livre, Jean Dierkens tente de répondre à la question : que reste-t-il à l’heure actuelle de l’héritage de Mesmer ? L’auteur distingue trois champs :
Le « magnétisme animal » correspond au concept actuel d’« énergie subtile » qui anime l’homme et les créatures vivantes et peut être transférée volontairement d’une personne à l’autre. Les étapes de la recherche qui mènent à l’actualité peuvent être illustrées par les noms de Reichenbach, de Kilner, des Kirlians, de Wilhelm Reich et son « orgone » pour aboutir aux travaux du docteur Bernard Grad et de la thérapie « bioénergétique » de Lowen. Les acupuncteurs travaillent sur une même base d’une « énergie subtile », sans cependant se référer explicitement à Mesmer ou à l’« orgone ». La nouvelle technique japonaise du Riecki quant à elle utilise fréquemment les mêmes trajets d’imposition des mains que Mesmer. L’énergie subtile peut être réfléchie par les miroirs, propagée par le son, conservée dans l’eau et transférée par le magnétiseur.
Dans diverses maladies dites « psychosomatiques », la mise douce en état hypnotique peut amener des améliorations spectaculaires et des guérisons. Les états de conscience modifiée permettent l’accès à des possibilités « parapsychologiques » amplifiées et efficientes. Là où le 19e siècle y voyait une spiritualité sans support matériel, on semble actuellement se diriger de plus en plus vers un état « subtil » de la matière.
La correspondance de la biologie avec les astres est de plus en plus étudiée sous l’angle strictement matérialiste et utilisée en médecine.
28Et Jean Dierkens de conclure : les théories et applications médicales proposées par Mesmer restent d’actualité, si l’on veut bien retirer l’emballage du 18e siècle et intégrer les actuelles thérapeutiques non-académiques.
29Le colloque et la publication de ces actes ont été soutenus financièrement par
le Fonds National de la Recherche Scientifique
le Ministère de l’Education, de la Recherche et de la Formation de la Communauté française de Belgique
les Facultés Universitaires Saint-Louis de Bruxelles
l’Université Catholique de Louvain
l’Ambassade de la République Fédérale d’Allemagne à Bruxelles
l’Ambassade Autrichienne à Bruxelles
30Nous tenons à leur exprimer toute notre gratitude.
Notes de bas de page
1 R. DARNTON, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Librairie Académique, 1984. L’édition originale en langue anglaise date de 1968.
2 Μ. M. TATAR, Spellbound. Studies on Mesmerism and Literature, New Jersey, Princeton University Press, 1978.
3 A. CRABTREE, Animal Magnetism, Early Hypnotism, Psychical Research. 1766-1925, an Annotated Bibliography, New York, Kraus International Publications, 1988.
4 I. KOLLAK, Literatur und Hypnose. Der Mesmerismus und sein Einfluß auf die Literatur des 19. Jahrhunderts, New York, Frankfurt/M., Campus, 1997.
5 B. MEHEUST, Somnambulisme et médiumnité (1784-1930). Tome 1 : Le défi du magnétisme. Tome 2 : Le choc des sciences psychiques, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999.
6 S. HAMMOUD, Mesmérisme et Romantisme allemand (1766-1829), Paris, éd. L’Harmattan, 1994.
7 A. WINTER, Mesmerized Powers of Mind in Victorian Britain. Chicago, University of Chicago Press. 1998.
8 J. BARKHOFF, Magnetische Fiktionen. Literarisierung des Mesmerismus in der Romantik, Stuttgart, Weimar, J.B. Metzler, 1995.
9 Jürgen Barkhoff a consacré dans son étude un long paragraphe aux « racines du système mesmérien » (op. cit., p. 31-54).
10 Le poème « Aux anges qui nous voient » contenu dans Les contemplations constitue un témoignage étonnant.
11 Ernst Benz fait remarquer que malgré l’influence incontestable de Swedenborg sur des auteurs romantiques comme Franz von Baader et Schelling ainsi que sur Jung-Stilling, ceux-ci évitent en général de le citer nommément. Benz y voit la conséquence de la critique radicale de Kant à l’égard du Suédois (cf. E. BENZ, Immanuel Swedenborg als geistiger Wegbahner des deutschen Idealismus und der deutschen Romantik, Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1941, t. XIX, p. 1-32).
Auteur
Germaniste. Université catholique de Louvain – Louvain-la-Neuve
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