La conclusion d’un juriste
p. 127-133
Texte intégral
1Certaines interventions entendues au cours des débats semblent indiquer que le droit n’est pas la discipline qui s’attire le plus de sympathies. Sans doute la psychanalyse, elle aussi, a-t-elle été cavalièrement traitée. Mais cette promiscuité dans la détresse n’est qu’une maigre consolation pour le juriste : il se devra donc d’être bref et modeste. Il se bornera à quatre réflexions.
Les origines irrationnelles de la raison juridique
2Le droit prend conscience aujourd’hui, lentement, laborieusement, de ce qu’il a fondé les catégories séparatrices de la raison juridique sur des exclusions irrationnelles. Les syllogismes sur lesquels il a bâti ses constructions normatives empruntent leurs prémisses – Castoriadis nous l’a rappelé – à l’imaginaire, l’obsession de la rationalité n’étant qu’« un imaginaire au second degré ».
3Qu’il s’agisse de la nationalité, du statut de la femme ou de celui de la sexualité, la construction est chaque fois la même : il s’agit de légitimer une discrimination en la fondant sur une donnée prétendument naturelle. Paradoxalement, à l’époque même où le droit affichait un discours universaliste et égalitaire, il bâtissait des codes où s’élevaient des cloisons entre des catégories d’hommes, arbitrairement désignées, inspirées de préoccupations pré-juridiques que le droit était sommé de servir.
4On s’aperçoit seulement, aujourd’hui, que la nationalité est un concept artificiel, lié à la naissance des Etats-Nations, et qui, loin d’être un élément objectif justifiant des différences de traitement, ne fait que perpétuer des exclusions qui résultent du hasard, des conquêtes et des dominations.
5Au sujet du statut de la femme, il suffit de rappeler quelques discours, qui ne sont pas tellement anciens, qui la traitaient d’être « anti-juridique » pour lui dénier le droit d’exercer les « offices virils » du barreau et de la magistrature, dont le célèbre arrêt Popelin, rendu par la Cour de cassation en 1889, qui se fondait sur son devoir d’obéissance et sa mission rédemptrice et familiale pour presser la femme de rester « un être tout de douceur, de soumission, notre premier animal domestique », selon un commentaire de l’époque.
6Quant à la distribution entre les choix légitimes et illégitimes de l’orientation sexuelle, elle s’appuyait, elle aussi, sur cette merveilleuse invention, empruntée à la religion, de l’acte contre nature, que son énoncé même appelait à une fructueuse carrière dans le droit naturel. Or on s’aperçoit aujourd’hui que rien n’est plus culturel que le droit naturel. C’est une des grandes idées du récent livre de François Rigaux : Plaisir, interdits, pouvoir1 de nous inviter à faire une réflexion commune, structurale – si ce mot de ma jeunesse a encore un sens non péjoratif aujourd’hui – sur l’ensemble des discriminations, qu’elles soient fondées sur la race, l’ethnie, la nationalité, le sexe biologique, le choix sexuel.
Les résistances à l’intelligence juridique de la liberté
7Ma deuxième réflexion consistera à traquer les résistances à l’avènement de la liberté.
8Les premières sont d’ordre symbolique. Le droit les a endurées et il ne cesse de les subir parce qu’il n’a jamais vraiment intégré le désenchantement du monde : il reste imprégné de dimensions mythologiques, sacrales ou surnaturelles, spécialement dans le domaine de la famille qui est le plus rétif à la laïcisation du droit.
9Ce qui est nouveau, dans le domaine qui nous occupe, c’est l’apparition de nouveaux magistères qui prétendent dicter autoritairement au droit ce que la religion ne lui suggère désormais que discrètement. C’est dans l’anthropologie, dans la psychanalyse même, qu’on croyait pourtant plus libératrice que normative, qu’on va puiser les « invariants » de la grammaire humaine qui ne pourraient être transgressés sous peine de renoncer à l’humanité même. C’est dans une sorte de religion scientifique ou de scientisme clérical qu’on va chercher les dogmes que, le terme étant devenu suspect, on appelle désormais « repères ». On en déduit des vérités emblématiques contre lesquelles les arguments de la raison ne l’emporteront pas sans combat. C’est là que resurgit le discours réactionnaire qui nous met en garde contre la perte des repères et contre les périls de l’« ubris démocratique » qui menacerait la civilisation même, si elle acceptait de soumettre les structures de la famille à la tyrannie des choix individuels.
10Les deuxièmes résistances sont de type sécuritaire. La sécurité juridique est la pseudo-norme derrière laquelle les juristes abritent leur goût immodéré du statu quo. Roland Barthes demandait : « Peut-on aimer une structure ? ». Eh bien, les juristes aiment les structures qu’ils ont eux-mêmes construites. Ils ont souvent le sentiment qu’en détruisant celles qui existent – fussent-elles périmées et discriminatoires – on entraîne la population dans l’inconnu et le désordre et ils professent une forme de sagesse bourgeoise qui leur fait préférer l’ordre à la justice.
11Le troisième type de résistances est d’ordre fantasmatique. Dans le monde juridique, plus spécialement dans le monde judiciaire, le discours dominant est un discours hétérosexuel conforme – et, plus on s’élève dans les niveaux hiérarchiques plus ce conformisme est prégnant. Il faudrait faire un jour l’inventaire des phobies normatives. On sait aujourd’hui qu’on trouve sage de retirer des droits aux étrangers pour ne pas faire de la peine aux xénophobes. Il serait intéressant de mettre au jour le rôle joué par les autres formes d’intolérance à l’altérité, parmi lesquelles l’homophobie n’est pas la moins puissante.
12Il y a aussi un discours, apparemment égalitaire, qui se demande pourquoi l’homosexuel veut se marier au moment où l’hétérosexuel y tient de moins en moins : pourquoi le premier voudrait-il s’embarrasser de chaînes que le second cherche à briser ?
13Il y a, plus vulgairement – mais c’est une vulgarité tenace – la conviction que la monogamie durable est un attribut exclusif de l’hétérosexualité, l’homosexuel étant présumé volage, prédisposé à la débauche, voire à la pédophilie.
14Il y a peut-être – on est à la limite du vaudeville mais sans sortir tout à fait de la sociologie – le souci de laisser l’homosexualité dans le domaine de la transgression parce que les hétérosexuels qui ont un imaginaire homosexuel craignent de le voir s’appauvrir s’il perdait sa dimension transgressive.
15Il y a une quatrième résistance – on ne l’a pas évoquée aujourd’hui mais elle n’en est pas moins réelle – c’est la résistance budgétaire et, dans l’idéologie économiste dominante aujourd’hui, c’est elle qui se cache derrière beaucoup d’arguments. La normalisation du ménage homosexuel ne va-t-elle pas entraîner des bénéfices fiscaux préjudiciables au Trésor public, ne va-t-elle pas ouvrir aux couples homosexuels les bienfaits de la sécurité sociale au détriment des finances de la collectivité ? Cette autre forme de phobie pourrait toutefois s’effacer s’il apparaissait que la consécration des familles homoparentales peut mettre à la charge des parents des dépenses dont la sécurité sociale pourrait faire l’économie. Ainsi le cynisme budgétaire pourrait-il rejoindre la préoccupation égalitaire.
Mais que peut-on attendre des juges ?
16Comment les juges, auxquels reviendra la tâche finale d’ordonner ces normativités discordantes, vont-ils s’acquitter de leur tâche ? Ils pourraient s’abriter derrière cette autre perversion du droit (la première étant le droit naturel) qu’on appelle le droit positif. C’est par cet éteignoir de l’intelligence qu’on les a persuadés de servir tout pouvoir, quel qu’il soit, pourvu qu’il s’exprime par le médium de la loi écrite. C’est en son nom que des juges ont obéi aux lois totalitaires du IIIème Reich et aux lois antisémites de Vichy. Séparant le droit des croyances – ce qui est un bien – il a également séparé le droit de la vie, le persuadant d’ignorer ce que les sciences humaines peuvent lui apprendre. Grâce à lui, le droit positif s’est affirmé comme la vulgate de la pensée juridique, s’arrogeant la vanité de tenir pour triviales la palpitation de la vie traitée par les disciplines subalternes de la psychologie et des sciences sociales.
17Devant cet impérialisme du positivisme, les juges se rangent en trois catégories plus ou moins étanches.
18Il y a tout d’abord les juges théocratiques. J’emploie le préfixe « théo » au sens large, visant par là tous ceux qui mettent une utopie transcendante en surplomb de l’acte de juger. Ce peut être Dieu, dieu, les dieux, la nature, ou même la République. Ceux-là, qui sont en voie de disparition, je les aime bien parce qu’ils sont lisibles, ils ne sont pas sournois, ils ne dissimulent pas leur transcendance sous des oripeaux rationnels.
19Vous vous souvenez, il y a quelques années, à Bruxelles, un professeur d’université avait été condamné pour avoir participé à la tenue d’une maison de rencontre homosexuelle que la Cour d’appel de Bruxelles avait assimilée à une maison de débauche. Après une interprétation juridique de ce dernier terme, la Cour avait observé que l’homosexualité se réclamait d’un projet qui, s’il était réalisé, aboutirait à l’extinction de la race humaine. C’était un ajout inutile, mais il était si naïvement loyal, il fit finalement tant rire que, non seulement ce professeur, après cassation, fut acquitté, mais le parquet n’osa plus hasarder de poursuites du même genre, tant il redouta de se ranger derrière la bannière du réarmement moral. Ainsi les excès réactionnaires de la justice bien-pensante sont parfois plus profitables au progrès que les discours libertaires.
20Il y a ensuite les juges sociocritiques, ceux qui croient que les valeurs supérieures sont celles de la majorité non-pensante, celles des sondages d’opinion et des courriers des lecteurs.
21Leur sociologisme est beaucoup plus dangereux que le charme désuet de la théocratie car il se prévaut des vertus de la statistique. C’est lui qui continue de décerner une puissance normative à l’homophobie puisqu’il s’avère qu’au moins 51 % de la population y adhère encore.
22Il y a une troisième catégorie : celle des juges thémistocratiques, c’est-à-dire qui croient au pouvoir créateur de la justice. Ils sont rares chez nous où les juges n’ont qu’un faible crédit de légitimité démocratique. Mais, dans les pays qui ont bâti leur justice, et spécialement leur justice constitutionnelle, sur les ruines du totalitarisme, la suspicion portée sur l’administration et le parlement a incité leurs juges à montrer la voie du progrès.
23Ainsi, la Cour constitutionnelle de Hongrie a-t-elle osé dire que refuser aux couples homosexuels les avantages reconnus aux couples hétérosexuels « au sein d’un partenariat domestique » était arbitraire et portait atteinte à la dignité humaine (décision du 13.3.1995). C’est également en se fondant sur le droit égal à la dignité humaine que la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud a condamné la loi punissant le crime de sodomie, parce que « le but d’une déclaration des droits de groupes historiquement défavorisés, comme les homosexuels masculins et féminins, est de libérer ces groupes du poids des injustices et de la discrimination passée » (décision du 9.10.1998).
24Il est peu probable que les juges belges, et encore moins les juges français que la Constitution n’investit que d’une légitimité subalterne, puissent jouer ce rôle créateur. Mais il ne faut pas pour autant désespérer d’eux, à condition de les aider à dépasser l’horizon culturellement borné auquel les confine une tradition de respect exégétique des textes. Et ce sera ma quatrième et dernière réflexion.
La restructuration de l’imaginaire juridique
25Il y a toujours eu un imaginaire métaphysique recouvert d’un vernis scientifique sous le discours apparemment autonome du droit. Le droit racial fondait sur la biologie le discours inspiré par la peur de l’autre. Le principe de nationalité fonde sur l’histoire et la géographie son souci de ne pas partager les richesses. Le droit familial actuel est un mélange de religion et de sociologie même s’il utilise le discours à la mode de l’égalité. C’est aux savants des sciences humaines qu’il appartient de fournir aux juristes un imaginaire nouveau débarrassé de ses sédiments archaïques.
26Qu’il me soit permis de reprendre une idée majeure du livre de François Rigaux : tous les méfaits discriminatoires dont nous avons pâti et dont nous souffrons encore, qu’il s’agisse de la colonisation, de l’esclavage, de l’apartheid ou du sexisme provenaient de l’exercice de pouvoirs issus de la violence. Libérer les choix sexuels, ce n’est nullement éliminer tout ce qui les limite. C’est considérer que la sexualité n’est dangereuse que lorsqu’elle déguise un pouvoir. Cette idée simple pourrait aider les juristes à resituer la limite de l’interdit. Elle pourrait aider à dépouiller le droit de tout ce qu’il conserve de servilité envers les pouvoirs arbitrairement établis et, pour reprendre une expression déjà entendue, à intervertir les préoccupations.
27Tant qu’on raisonnera sur les couples homosexuels au départ des institutions existantes, - tant que le combat homosexuel consistera à conquérir des institutions conçues en des temps où le droit s’inspirait davantage de transcendance que de démocratie - ne mènera-t-on pas un combat rétrograde, voire aporétique ? Aussi longtemps qu’on essaiera de dire qu’un homo c’est comme un hétéro, on ne fera que s’évertuer à conquérir un espace de pouvoir alors qu’il faudrait plutôt en abattre le fondement. Pourquoi ne pas considérer que le droit à l’orientation sexuelle est droit du sujet, un droit fondamental, un droit à inscrire dans la Constitution ? Loin de resacraliser les institutions en obligeant leur structure vétuste à accueillir de nouvelles figures du pouvoir, on exigerait au contraire qu’elles se mettent en compatibilité avec la norme égalitaire fondamentale. Toute norme, fût-elle de valeur législative, devrait être écartée si elle contredit une liberté devenue constitutionnelle. Ce nouvel ordonnancement du droit permettrait de sortir de la tendance actuelle qui, agissant par mimétisme, voudrait élargir les institutions pour y faire entrer des libertés nouvelles qu’elles avaient pour fonction originaire de condamner : cessons de sélectionner les désirs légitimes en utilisant la grille de lecture d’institutions mises en place pour les exclure.
28Voilà pourquoi il est si important que des juristes se mêlent aux débats pré-normatifs que les sciences humaines permettent d’organiser, afin qu’avant d’armer le bras séculier qui sépare le licite de l’interdit, ils soient plus amplement informés sur les enjeux de leur pratique. Il faut leur apprendre, selon la belle formule de François Delor, à procéder à « l’approfondissement fructueux de nos incertitudes ».
29Heureux scientifiques qui avez des incertitudes pour instruments de travail : apprenez aux juristes à déconstruire les certitudes qui, fussent-elles périmées, continuent d’inspirer les lois. Mais sachez que, dans le domaine qui nous occupe aujourd’hui, it's a long way to Tipperary.
Notes de bas de page
1 KLUWER, Gandaius, 2000.
Auteur
Juge à la Cour d'Arbitrage, Chargé de cours à l’Ulg et à l’ULB
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