Leur République et la nôtre. Défense et illustration d’un mariage encore à venir1
p. 75-85
Texte intégral
1Le PACS est né au carrefour de deux problèmes politiques différents, et c’est peut-être là la raison de son succès, aussi bien dans l’opinion publique que dans l’opinion éclairée. D’un côté, il constitue une nouvelle étape dans la revendication des droits civils par les homosexuels ; de l’autre, il prétend prendre acte de la transformation des formes de conjugalité et y répondre. De ce point de vue, l’adhésion importante des couples hétérosexuels témoigne d’un malaise dans la forme conjugale que propose le mariage contemporain. Ce double pari est apparu dès l’origine du PACS, et a bien semblé attester de son inspiration véritablement républicaine. Ayant été exclus des formes juridiques traditionnelles de la conjugalité, nommément du mariage et du concubinage – rappelons que la Cour de Cassation avait refusé aux couples homosexuels le statut de concubins, pour la raison que ceux-ci devaient être dits vivre maritalement –, les homosexuels se sont engagés en faveur de la création d’une nouvelle forme juridique, à laquelle désormais tous les couples, et non pas seulement les homosexuels, pourraient accéder. Le PACS serait donc républicain, non seulement parce qu’il avancerait dans le sens de l’égalité des orientations sexuelles en créant une institution à cette fin, mais parce que, de surcroît, cette institution serait ouverte à tous.
2Mais alors, ce qui peut paraître problématique dans ce contexte, c’est la coexistence du PACS et du mariage. Car, en dehors du fait que les homosexuels ne peuvent toujours pas se marier, nous croyons pouvoir montrer que la création du PACS a eu comme conséquence de produire, non pas seulement un nouveau contrat pseudo-conjugal, mais une institution biface de l’alliance, et que c’est dans son rapport de complémentarité avec le mariage que le PACS doit être compris, si l’on veut faire une analyse critique des institutions juridiques2. Nous proposons donc de relire le dispositif juridique issu du PACS en s’interrogeant sur le sens politique d’un tel dédoublement des formes de l’alliance légitime. Et nous tenterons ici de montrer que la coexistence de ces institutions va en réalité à l’encontre des valeurs même que le PACS a voulu consacrer, valeurs d’égalité, de pluralisme et d’inventivité institutionnelle. Nous tenterons ensuite de mesurer les mérites de la création d’une véritable institution républicaine de l’alliance, unique, universellement ouverte, et comportant des larges marges de contractualisation, sorte de mariage ou de PACS entre le PACS et le mariage que la République attend encore.
Le dédoublement de l’alliance
3Les demandes d’égalité des homosexuels dans le domaine du couple s’inscrivent dans une mouvance historique qui a transformé le couple conjugal, et que, de notoriété publique, on considère comme un vaste processus de privatisation, d’individualisation, et de démocratisation de la vie privée. Le couple serait devenu une association d’individus gouvernés par des lois qu’ils se donnent pour la constituer, la faire vivre, et éventuellement la dissoudre3. Ce processus n’est cependant pas homogène, et le mariage continue de défendre une conception holiste et anti-contractualiste de l’alliance : l’hétérosexualité y est obligatoire, le mariage étant conçu comme une sorte de sacre républicain de la différence des sexes ; la sexualité des époux, tout autant entre eux qu’avec des tiers, y est prescrite, le non-accomplissement du devoir conjugal ou l’infidélité pouvant constituer des « fautes » en droit sanctionnables par un juge (la jurisprudence est cependant plus raisonnable que la loi) ; le lien ne peut être cassé de manière unilatérale, sauf à exhiber les fautes de l’autre, etc.
4Il faudrait comprendre de quelle façon le PACS vient s’inscrire dans cette remise en question conflictuelle de la conjugalité.
5Or l’analyse de la facture juridique du PACS permet de dire, d’une part qu’il n’y a pas eu création d’une nouvelle forme de conjugalité, mais simple dédoublement de l’alliance ; et, d’autre part, que ce dédoublement a permis par là même de faire l’économie de la réforme du mariage. Ni création donc, ni réforme.
6En ce qui concerne le premier point, arrêtons-nous un moment sur la décision du Conseil constitutionnel qui vient préciser l’interprétation que l’on doit faire de la loi. On y voit d’un côté, que l’objet du PACS est ramené aux limites du couple ; « la notion de vie commune ne couvre pas seulement une communauté d’intérêts et ne se limite pas à l’exigence d’une simple cohabitation entre deux personnes ; la vie commune mentionnée par la loi déférée suppose, outre une résidence commune, une vie de couple ». Entendez par là ; une activité sexuelle, qui devient donc dans le PACS ce qu’elle n’est pas dans le mariage, une condition de validité du contrat lui-même. Ce qui est symptomatique, c’est que le Conseil constitutionnel tire cette conclusion de ce que les empêchements du PACS (on ne peut se PACSer avec des parents, ou lorsque l’on est marié, etc.) reprennent ceux du mariage ; c’est donc le mariage qui permet de déterminer l’« objet » du PACS, ses « composantes essentielles », comme dit le Conseil constitutionnel Mieux, ce que le Conseil constitutionnel retient du mariage pour déterminer le contenu du contrat, ce n’est rien d’autre que l’obligation de fidélité et la prohibition de l’inceste, comme si les obligations et empêchements à caractère sexuel étaient le point par lequel le PACS s’inscrivait malgré lui dans le jeu de l’alliance et de la parenté. Et pourtant, d’un autre côté, le Conseil constitutionnel répète à l’envi que le PACS n’est qu’un contrat parmi d’autres, et n’a donc rien à voir avec une forme de parenté. C’est pourquoi il n’a aucun effet ni sur l’état civil, ni sur la filiation. C’est aussi pourquoi la rupture unilatérale ne saurait être considérée comme une « répudiation ». Citons à nouveau : « le pacte civil de solidarité est un contrat étranger au mariage », et fait partie simplement des contrats à durée indéterminée. De cette relecture de l’arrêt du 9 novembre 1999, on peut donc conclure deux choses : premièrement que le PACS n’a pas introduit dans le droit un nouvel objet juridique, mais s’est contenté de récupérer, parmi les couples s’engageant à vivre ensemble et à s’apporter une aide mutuelle et matérielle, ceux dont le mariage ne veut pas ; deuxièmement qu’il n’a pas permis à ces couples d’obtenir un véritable statut matrimonial. Il a exactement les contenus de l’alliance, mais on lui en refuse le titre.
7Point de création, donc, mais point de réforme non plus. L’opération institutionnelle a consisté à transformer le cadre juridique de la conjugalité sans le dire afin de ne pas remettre en question le mariage lui-même. C’est l’alliance elle-même qui s’est scindée, comme si on avait fini par accepter la réforme du mariage, mais en dehors du mariage. Plutôt que de modifier le mariage afin qu’il intègre la plus grande partie possible des unions qui veulent devenir des unions de droit, on a donc créé une forme juridique nouvelle qui permet de récupérer spécialement toutes ces unions dont le mariage ne veut pas, soit parce qu’elles sont de même sexe, soit (et ce peut d’ailleurs être les mêmes) parce qu’elles voudraient pouvoir négocier le contenu du contrat ou les conditions de la rupture. Refusant d’achever le processus de transformation du mariage qui devait en faire une institution égalitaire, individualiste, et pluraliste, on a vu toutes ces exigences historiques se précipiter, comme par une sorte de retour du refoulé institutionnel, dans une forme juridique nouvelle, qui n’est en fin de compte que le reste de la réforme du mariage quand on en soustrait, précisément, le mariage. Et nous savons tous que l’attrait du PACS peut s’expliquer par cette recherche de nouvelles formes institutionnelles de l’alliance que le mariage n’a pas intégrées L’absence de prescription sur le comportement sexuel des partenaires (à condition qu’ils pratiquent !), la non-ingérence de l’Etat d’une manière générale dans le déroulement de la « vie commune », la facilité de rupture du lien qui en est d’ailleurs corrélative, ce sont bien là les traits qu’on aurait été en droit d’attendre d’une réforme du mariage qui aurait enfin pris acte de l’évolution des mœurs.
Les faux-semblants du pluralisme et esprit républicain
8Cependant, ne devrions-nous pas nous inquiéter de cette étrange logique qui multiplie avec d’autant plus d’entrain les institutions, au nom du pluralisme et de l’inventivité institutionnels, qu’elle refuse avec plus de désinvolture d’intégrer, dans l’institution matrimoniale elle-même, cette pluralité des formes d’alliance ? Si, par exemple, les couples hétérosexuels qui choisissent le PACS le font, pour une très large part, pour les facilités de la rupture, n’aurait-il pas été préférable d’introduire ce type de rupture dans le mariage lui-même au lieu de dédoubler l’institution ? Car ou bien ceci porte atteinte au droit des personnes mariées de rompre unilatéralement une union, ou bien, si l’on pense que la rupture unilatérale est attentatoire à ce que l’Etat d’une manière minimale doit garantir à chacun dans un couple légal, cela crée une forme d’union conjugale injuste à l’égard des PACSés. Et l’on voit bien là la contradiction de la position du Conseil constitutionnel qui donne la même définition de couple aux PACSés qu’aux mariés, mais leur refuse les mêmes obligations. Il eût été possible en 1975 de créer une institution spéciale pour ceux qui voulaient pouvoir divorcer par consentement mutuel. La République fit alors un autre choix, plus conforme en effet, à ses valeurs fondamentales. Car, la multiplicité des formules juridiques de l’alliance ne saurait être à elle seule un témoignage de pluralisme : on sait par exemple que la Louisiane avait voté en 1997 un mariage renforcé pour ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans ce mariage adultéré par les valeurs d’égalité et de liberté. La multiplication de l’alliance n’est pas un gage républicain.
9On peut bien, en effet, entendre par République ce que l’on veut, et il y a toujours quelque ridicule à prétendre légiférer sur les mots. Une petite définition nous paraît cependant toujours préférable à un grand mot. Qu’on nous pardonne donc une petite parenthèse de philosophie politique. Il nous semble qu’on peut raisonnablement entendre par République avant tout une certaine conception de l’Etat, et du rôle de l’Etat relativement à ce qu’on pourrait appeler la « vie sociale », en entendant par-là très généreusement toutes les formes de vie, toutes les pratiques, les manières de faire, les idées et les choses, que les êtres humains inventent individuellement ou collectivement. Ce qui est républicain, en matière de « mœurs » comme l’on dit de manière un peu policière, c’est de vouloir créer un cadre institutionnel commun, non pas certes pour imposer un « sens commun » à nos manières de vivre4, mais pour permettre au contraire aux individus de pouvoir vivre et faire des choses ensemble dans des conditions que la force publique estime devoir garantir à tous. Il nous semble que ces conditions communes ont pour finalité, non pas de transformer manu militari les mœurs dans un sens déterminé d’avance (vers plus de « liberté » disent les « libéraux », vers plus d’égalité disent les « socialistes »), mais d’éviter que ces aventures collectives, de quelque nature qu’elles soient, se fassent au détriment systématique d’un groupe ou d’un autre parmi les contractants, autrement dit que les institutions servent elles-mêmes à produire de l’inégalité. Loin qu’être républicain signifie d’attribuer à l’Etat le rôle de diriger les manières de vivre, et encore moins le sens que nous leur donnons, cela suggère au contraire que les institutions de l’Etat permettent aux individus de développer leur existence, en lui donnant le sens qu’ils voudront ou qu’ils pourront lui donner, à l’intérieur d’un cadre commun dans lequel ils sont assurés de leur égalité réciproque dans l’institution. Ce qui ne veut pas dire que l’Etat accorde des droits en restant aveugle à leur mise en œuvre et à leurs effets, mais cela veut dire que la seule chose qui intéresse l’Etat concernant l’effet de l’usage des institutions est de savoir si les individus restent égaux devant les institutions elles-mêmes. Etre républicain, c’est donc attendre de l’Etat qu’il fournisse des cadres institutionnels dont les individus puissent se servir – s’ils le souhaitent5 – dans la construction souvent conflictuelle, toujours risquée, de leur existence, afin de se garantir de la violence que recèlent immanquablement les rapports sociaux. Le droit ne sera donc en mesure de « civiliser » la violence sociale – et c’est là, certes, son sens politique le plus élevé, bien que cet effet ne puisse jamais être qu’indirect, car dépendant pour une très large part de la volonté des individus de s’en servir, que si le droit se soucie avant tout de maîtriser la violence du droit, la violence de ce que l’on peut faire avec le droit6. Le droit doit, non pas construire un monde parfait, mais donner aux individus des moyens pour se rendre égaux, éventuellement par le conflit de droits (devant un juge), « des armes pour se battre », comme aurait dit Deleuze7. Si donc une institution républicaine de l’alliance doit exister, elle doit être un moyen pour que les individus puissent constituer librement un projet commun de vie dans un cadre légal qui protège les partenaires de la violence ou de l’inégalité qui résulterait de l’alliance même8.
Du véritable esprit et des conséquences normatives du dédoublement de l’alliance
10La question que nous voudrions poser n’est pas de savoir si le PACS est bien, de ce point de vue, si républicain qu’on le dit, mais si cette institution bi-face de l’alliance qui nous est livrée avec le PACS et le mariage témoigne d’une inspiration républicaine au sens où nous l’avons sinon défini, du moins indiqué. Or si l’on analyse les formes de fonctionnement de ces deux institutions dédoublées, l’on s’aperçoit que, loin de garantir deux unions distinctes et équivalentes, chacun pouvant choisir selon ses convictions, leur coexistence instaure une hiérarchie, devenant ainsi, non pas pluraliste mais inégalitaire et normative. Et par ce biais, ce dispositif se révèle, dans son esprit même, comme un puissant moyen que l’Etat se donne de gérer de manière normative les manières de vivre des citoyens, leurs mœurs, en leur attribuant des valeurs d’utilité différenciées. Il n’est pas bien difficile de montrer que le PACS étant, comme nous l’avons dit, un contrat qui a le même objet que le mariage, a en fait une valeur moindre au regard de l’Etat. Symptôme le plus clair de cela : le Conseil constitutionnel a rappelé, au nom de la « liberté matrimoniale », que le PACS ne peut empêcher un mariage. Or, on sait que non seulement la seule conclusion d’un PACS ne peut, de son côté, annuler un mariage, mais que l’état de mariage vaut empêchement à la conclusion d’un PACS. De plus, le mariage accorde plus de droits, non pas tant aux contractants l’un sur l’autre, ni face au tiers, mais, ce qui est beaucoup plus significatif, face à l’Etat : pensons ici aux droits à la carte de séjour, à la nationalité, à la fiscalité, à l’adoption, à la pension de réversion, etc. En tout ce qui concerne donc le rapport à l’Etat, on voit celui-ci « préférer » le mariage. Or, comme le PACS et le mariage s’adressent tous les deux à des couples, tout en partageant ces couples en fonction de leur sexualité (de même sexe, indifférente au sexe) ou de leur manière de vivre l’union (avec plus ou moins d’ingérence de l’Etat, plus ou moins de fidélité), cette hiérarchie institutionnelle se présente en réalité inévitablement comme une hiérarchisation des comportements en fonction de la valeur que leur attribue l’Etat. On voit que l’Etat, en préférant le mariage, sélectionne certaines formes d’union comme « plus utiles » socialement que d’autres. Par le fait même d’instaurer une telle hiérarchie, le dispositif institutionnel qui résulte de la création du PACS ne rompt donc pas du tout avec un usage normatif des institutions, mais se contente de passer pour ainsi dire d’une logique du tout ou rien, où certaines formes d’unions sont purement et simplement méconnues par le droit, à une logique du plus et du moins, où les unions sont classées sur une sorte d’échelle homogène en plus ou moins utiles socialement. En analysant l’échelle institutionnelle qui va du PACS au mariage, on voit se dégager ces mesures d’utilité sociale retenues par l’Etat. Particulièrement significative est la place de la sexualité : d’être quelque chose comme un sacrement, un devoir que les époux se devaient les uns aux autres pour ne pas brûler dans les flammes du péché, le sexe apparaît désormais, dans une étrange version de l’esprit républicain, comme une source de solidarité, comme un facteur de lien social (comme si l’Etat républicain avait finalement découvert qu’entretenir des rapports sexuels pouvait servir à compenser les effets de la précarité économique et, pourquoi pas, de la solitude des grandes villes. Au moins, ça fait de la compagnie). Faisant cela, il faut bien se rendre compte que l’Etat ne se contente pas de reconnaître enfin la sexualité, et toute la sexualité, c’est-à-dire de ne plus la condamner en elle-même, mais qu’il promeut et encourage du même geste une certaine manière de vivre sa sexualité : et les institutions ont alors une fonction de gestion normative des pratiques. Seulement, l’Etat ne distribue plus les sexualités en légitimes et illégitimes, autour de la frontière du mariage, mais en plus ou moins utiles : pour autant qu’il constitue un couple à caractère sexuel, monogame, non incestueux, et où la sexualité a un caractère affectif ou symbolique, et non pas commercial, le couple, homosexuel se voit accorder une certaine valeur. Loin donc de devenir neutre relativement aux mœurs sexuelles, ou de rechercher des manières de contractualiser la sexualité de telle sorte que la violence et l’inégalité qu’elle produit puissent être rectifiées par les individus, l’Etat sélectionne une certaine pratique de la sexualité, une sexualité qui est vécue d’une manière déterminée, c’est-à-dire comme fondement d’une relation interpersonnelle. Et l’on pourrait faire des remarques semblables pour les autres échelles d’utilité instaurées par cette alliance bi-face que forment ensemble le PACS et le mariage. Dans l’ensemble, du fait de ce dédoublement, on peut dire que le principe même de la création institutionnelle ici est de sélectionner certaines formes d’union de manière préférentielle, bref de poser un idéal conjugal. Cet idéal conjugal a des traits assez aisés à préciser : il se présente comme monogame, non incestueux, fondé sur une sexualité ayant une valeur interpersonnelle, mais aussi hétérosexuel, et le couple préféré est celui qui acceptera de ne pas pouvoir rompre le lien unilatéralement, de voir la sexualité éventuellement contrôlée par un juge, et d’une manière générale la moralité conjugale sanctionnée au moment de la séparation par l’attribution des « fautes », qui se présentera ainsi dans l’horizon de la création d’une famille, etc. On voit combien c’est une pratique de la conjugalité socialement déterminée qui est ici sélectionnée comme « plus utile » par l’Etat à travers l’institution du mariage.
11Mais le signe le plus clair de l’esprit, selon nous parfaitement antirépublicain et anti-démocratique, qui anime plus ou moins explicitement ce dédoublement des formes juridiques de l’alliance, c’est peut-être le caractère hétérosexuel du mariage. Car le maintien d’une différence entre une union éventuellement homosexuelle ou indifférente, tout au moins à la sexualité des partenaires, et une union exclusivement hétérosexuelle ne s’explique pas seulement par la volonté de hiérarchiser entre les sexualités, mais plus profondément par la volonté de continuer à attribuer une identité sexuée aux individus. Cette contrainte matrimoniale à l’hétérosexualité ne peut se comprendre par le rôle qu’est censée avoir la différence des sexes dans la reproduction ; en effet, le fait que l’on demande un homme et une femme pour accéder à la PMA, ou, un couple marié et donc hétérosexuel, pour adopter, est lui aussi le fruit d’une volonté consciente d’utiliser l’institution de la filiation pour marquer la différence des sexes, en réalité d’utiliser la division juridique des sexes pour produire des subjectivités et des comportements sexués différenciés9. Comme si, donc, dans les deux cas, l’institution devait servir à marquer les identités, à marquer les « places », comme l’on dit parfois en citant Pierre Legendre. C’est peut-être dans l’attribution de cette finalité au mariage, qu’il acquiert de manière évidente dans sa relation complémentaire avec le PACS, que l’on voit le mieux la manière dont on entend justifier les institutions du point de vue de leurs effets normatifs, de leurs effets sur la subjectivité ou de ce que les juristes de l’Ancien Régime appelaient joliment le « for interne ».
Pour une institution véritablement républicaine de l’alliance
12Un an donc après le vote du PACS, il n’est pas trop tard pour prendre notre respiration plus calmement et réfléchir sur l’esprit des lois qui anime, ou plutôt devrait animer, les transformations des institutions légales pour lesquelles nous nous battons. Il faut prendre les choses d’un peu haut, mais ce n’est là que chercher à être à la hauteur des enjeux auxquels le PACS lui-même nous confronte. Que demandons-nous à l’Etat, et qu’est-on en droit de demander à un Etat républicain ? Qu’est-ce qui peut justifier l’intervention de l’Etat comme principe de régulation des conflits privés ? Quelle sorte d’outil politique le droit peut-il être ? C’est avec ce souci que nous devons aborder la question que nous pose le PACS, et que nous devons relever si nous voulons être à la hauteur des enjeux du PACS, celle qui porte sur la nature d’une grande institution républicaine de l’alliance, ouverte et plurielle, permettant aux individus d’organiser leur vie comme ils l’entendent dans un cadre commun qui préserve pour tous et pour chacun la possibilité de se rendre égaux. On peut suggérer quelques traits minimaux qui caractériseraient une telle institution10, dans laquelle seraient préservées à la fois l’indifférenciation du sujet de droit, et la possibilité pour tous de se rendre égaux malgré les déséquilibres que le jeu même du lien pourrait créer ; elle serait indifférente aux sexes des partenaires ; elle laisserait de larges espaces à la contractualisation, sur le modèle de ce qui existe déjà en matière de circulation des biens ; notamment elle n’imposerait aucun contenu prédéterminé à ce qui est mis en commerce entre les partenaires, qu’il s’agisse de la sexualité, de la cohabitation, de la volonté de fonder une famille ou de faire des enfants ; en particulier, elle ne s’opposerait pas à une contractualisation des services sexuels à l’intérieur de l’institution, de sorte qu’elle contribuerait à dénormativiser la sexualité, puisque celle-ci ne serait plus considérée comme fondement d’une union socialement plus « utile » ; son seul contenu serait la volonté de s’unir, ou de s’allier, quel que soit le sens que les partenaires donnent à cette union ; elle se contenterait donc de créer de nouveaux statuts pour les individus les uns relativement aux autres, bref de créer un lien statutaire, laissant le soin à chacun de le définir de manière contractuelle ; elle pourrait être rompue par une démarche administrative qui constaterait l’accord des parties, ou par la voie judiciaire si la rupture est unilatérale, permettant ainsi à la justice de tempérer les inégalités devant la rupture et du fait de la rupture, mêlant ainsi certains traits à la fois du PACS et du mariage actuels. On voit qu’une telle institution dépasse de loin le simple « mariage gay », qui ne saura avoir un sens émancipateur que s’il s’inscrit lui-même dans ce mouvement d’élargissement et d’abstraction de l’institution. Et c’est ce que nous qui revendiquons aujourd’hui le mariage gay devrions retenir de l’histoire du PACS, dont les militants eux aussi ont cru faire œuvre d’émancipation, qu’il ne suffit pas de bonne volonté pour faire de la politique, mais qu’il faut analyser l’économie des institutions, au risque de nous retrouver à combattre pour tout autre chose que ce que nous croyions.
13Une telle institution ne dédouanerait donc pas le législateur de rendre possible d’autres formes de « contrats de solidarité », qui réguleraient les rapports entre les partenaires sur un aspect très précis de leur engagement, et seraient opposables aux tiers : par exemple des contrats de cohabitation, qui permettraient notamment de régler la question du concubinage, tout en respectant leur volonté de ne pas s’engager de manière statutaire, et sans créer de paradoxales « unions de fait » qui ne reposeraient que sur la simple constatation de la cohabitation ; ou des contrats inter-générationnels qui permettraient par exemple d’échanger des services d’aides à la personne contre une habitation, etc. Si inventivité institutionnelle il doit y avoir, elle trouvera là de quoi s’investir largement. La question de l’articulation de cette institution universelle de l’alliance à une réforme des droits de succession et de donation, toujours nécessaire, reste entière. Mais la plus significative de ces réformes parallèles qui pourraient accompagner la création d’une telle alliance concerne peut-être la sexualité elle-même : dans le mariage même, la sexualité en effet serait mise en commerce et contractualisable au même titre que d’autres biens et services stipulables par la commune volonté des conjoints ; la normalisation du statut juridique de la prostitution permettrait d’achever cette neutralisation de l’Etat relativement aux formes de rapports sexuels, la sexualité familiale n’étant plus considérée comme « plus utile » socialement que la sexualité marchande.
14Telles sont quelques réflexions que nous proposons et qui ne prétendent qu’à une chose : à nous donner le courage, à nous, en France et ailleurs, de faire encore un effort pour devenir républicains11...
Notes de bas de page
1 Ce texte a été écrit en 2001. Il exigerait aujourd’hui une mise à jour complète, qu’il nous est impossible de faire.
2 Pour une présentation plus développée de cette démarche, voyez M. IACUB. Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, E.P.E.L., Paris, 2002.
3 Pour une critique de cette idée reçue, voyez M. IACUB, « Contractualiser la filiation », in Le crime..., op. cit.
4 Tel est, on le sait, le sens de la théorie dite de l’« ordre symbolique », qui demande à l’Etat de se préoccuper de notre capacité à donner du sens... Pour une critique de cette notion, voir les articles de P. MANIGLIER et M. IACUB, Les temps modernes, no 609, Juin-Août 2000.
5 Les opposants au projet de loi du PACS avaient bien raison de dénoncer la mesure corrélative qui dans la loi donnait une définition du concubinage.
6 Tous ceux qui ont eu à faire à la loi, au cours d’un conflit privé ou même d’une accusation pénale, savent que cette violence est, dans notre société relativement pacifiée, une des plus terribles violences qui puissent être faites à un individu. D’où, précisément, l’importance de s’occuper du droit. La posture « anti-juridique » de beaucoup d’intellectuels de gauche et de beaucoup de militants qui considèrent le droit comme un pur instrument, est une marque des plus désastreuses de l’anti-intellectualisme qui mène tous les mouvements politiques vers les plus sombres décompositions.
7 Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 242. « Si les oppressions sont si terribles, c’est parce qu’elles empêchent des mouvements, et non parce qu’elles offensent l’éternel. » (id., p. 166).
8 Cette conception de la fonction de l’intervention de la violence d’Etat, donc du droit, à égale distance du « libéralisme », qui ne jure que par l’égalité de droit, et du socialisme, qui tend à promouvoir l’égalité de fait, est développée dans Grandeur de la loi, in M. IACUB, op. cit. Pour une tentative particulièrement équilibrée de définir ce que serait un Etat neutre, voir R. DWORKIN, Prendre les droits au sérieux, Léviathan, PUF, 1990.
9 Pour une démonstration étayée de cette thèse voyez M. IACUB, « La loi du ventre », in Le crime..., op. cit.
10 Pour une critique du mariage par une Juge aux Affaires Familiales qui va dans ce sens, voyez D. GANANCIA, « Pour un divorce du XXI°s », Gazette du Palais, 1997, 1er semestre.
11 Pour ceux qui ne s’en souviendraient pas, tel est le titre que Sade a donné à l’exposé le plus complet de sa philosophie politique, qui porte précisément sur les rapports des lois et des mœurs et comporte une discussion des récentes lois de la toute nouvelle République française au regard du concept de République. Cf. D.A.F. de Sade, La philosophie dans le boudoir, Folio, pp. 187-253.
Auteurs
Centre de recherches historiques, EHESS-CNRS
ATER à l’Université de Paris X Nanterre
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